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De la musicalité percussive et gestuelle à la définition stylistique dans l’univers du Flamenco

Alexandra Arnaud-Bestieu
décembre 2016

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.798

Index   

Texte intégral   

1Le Flamenco est à la fois un genre musical et un genre chorégraphique. Art issu de rencontres et de métissages au long des siècles, il cristallise et remodèle les influences des différentes cultures dont l'Andalousie a été imprégnée. Musique et danse y sont indissociables, consubstantielles. Et si la danse flamenca possède des caractéristiques fortes qui la rendent reconnaissable, nous verrons dans cette communication que différents styles techniques et esthétiques la constituent.

Quelques repères à propos de la musique flamenca

La notion de palo ou style musico-chorégraphique

2Le Flamenco en tant qu'art musical et chorégraphique détermine sa forme au cours des XIXème et XXème siècles : un certain nombre d'éléments cristallisent des structures formelles identifiables. Chaque style musico-chorégraphique ou palo, désigné par un nom précis (soleá, alegría, bulería, etc.) possède des caractéristiques rythmiques, harmoniques et mélodiques propres qui constituent une structure basique. On peut réunir en familles des palos qui entretiennent une similarité de rythme (ternaires/binaires/mixtes selon leur accentuation) ou selon leur caractère : palos solennels, festifs ou légers.

Le rythme ou compás

3Les structures fondamentales de la musique flamenca sont clairement définies. Le compás est la structure rythmique de la partition musicale, et en constitue la composante primordiale.
Ces rythmes peuvent être :
– ternaires, issus de la culture andalouse et plus largement espagnole ;
– binaires, issus de la culture coloniale et des bailes de negros (danses de Noirs) ;
– mixtes, combinaisons de 2/4 et 3/4 (mesure de 12 temps) avec des accentuations distinctes qui en changent totalement la structure.
La ligne rythmique – en 3, 4 ou 12 temps – est construite en cercle et définit une tourne ou compás. Différents accents dits « forts » ou « faibles » donnent au rythme son architecture. Les placements différenciés des types d'accentuation sont les éléments majeurs de distinction entre les divers palos.

Le chant

4Il existe deux types de chants en Flamenco : le chant long et le chant mesuré. Le chant long est défini par Leblon (2010) selon les sept caractéristiques suivantes :
- chant non mesuré, libre rythmiquement ;
- ornementation très riche avec recours aux mélismes ;
- chant non segmenté, régi par l'unité de souffle et non par l'unité syllabique ;
- foison des formules mélodiques descendantes ;
- voix utilisant souvent une technique nasale ;
- utilisation du silence comme une pratique fréquente ;
- enharmonie : modulations vocales dont les intervalles sont inférieurs aux 1/2 tons, le chanteur module en 1/4 de ton et même en deçà (caractère oriental démonstratif).
Cette analyse du chant long identifie clairement les palos libres. Les autres palos du Flamenco vont être mesurés, c'est-à-dire inscrits dans la structure rythmique, tout en gardant une proximité forte avec un chant immergé dans une pratique mélismatique.

Éléments génériques de la danse flamenca

5La danse flamenca se construit en lien étroit avec la musique. Le danseur va interpréter en mouvement le palo joué, en mêmes temps et lieux, par les musiciens. Abordons les caractéristiques génériques de cette interprétation.

La notion de compás

6Le Flamenco entretient un lien intime et premier au rythme, au compás, cette structure rythmique qui lie et dirige les différents acteurs, qu'ils soient chanteurs, musiciens ou danseurs. La primauté du compás est telle une règle sacro-sainte : le plus beau mouvement ou la plus belle mélodie sont irrecevables s'ils ne sont pas justes rythmiquement. Être en dehors du rythme – fuera del compás – est une erreur jugée sévèrement par les connaisseurs. Cette justesse rythmique décide réellement en Flamenco de la qualité d'une prestation.

Une danse percussive

7Qu'il soit homme ou femme, l'interprète est à la fois corps-forme (dimension gestuelle et visuelle) et corps-son (dimension percussive). La percussion peut être corporelle (frappes de mains, claquements de doigts) ou, principalement, mettre en jeu la technique de frappes de pieds lors d’accentuations ponctuelles ou de moments consacrés. Soulignons que ce travail percussif provoque de nombreux transferts de poids sans que ceux-ci ne se répercutent dans le haut du corps. En effet, une caractéristique générique du corps flamenco réside dans la séparation entre haut et bas du corps : une ligne virtuelle coupe le corps du danseur au niveau du nombril sur un plan horizontal.

Braceo ou travail de ports de bras

8Le braceo est une combinaison des neuf positions emblématiques de la danza estilizada (danse classique espagnole), dont les cinq premières sont similaires à la danse classique (française)1. La mobilisation des poignets et des doigts est récurrente, en particulier dans la danse féminine. La mobilisation des poignets selon des mouvements de rotation – en dedans, en dehors, doigts détachés ou serrés – est alors totalement indépendante de celle du bras.

Structure d'un baile (intervention dansée)

9La danse flamenca a construit la formule idoine pour conjuguer liberté créative et code formel. Les règles structurelles de ce code permettent une communication aisée entre le danseur et les autres musiciens tout en étant suffisamment flexibles pour constituer, pour les artistes, un espace d'improvisation. Ce code n'a pas trait à des pas ou des enchaînements mais à la structure du baile qui se compose de différentes parties devenues et considérées comme traditionnelles : la salida, les llamadas et les cierres, les letras, les falsetas et les zapateados/escobillas.
-
La salida est le commencement de la danse, l'entrée en scène : après une introduction de guitare ou de chant, le danseur exécute souvent un zapateado (moment percussif) assez court.
- Les letras sont des parties du baile au centre desquelles se trouve le chant. Le danseur l'interprète alors selon son caractère léger, festif ou solennel. La percussion de pieds ne sert alors qu'à introduire du contraste et des accentuations (remates), elle intervient sous la forme de simples touches, et peut intervenir en fin de séquence pour clôturer le chant (corte/cierre). La fonction de cette partie est de transmettre la singularité de chaque palo (style musico-chorégraphique) par une gestuelle adaptée. Autrement dit, la letra est un moment plus corporel que percussif – de par la primauté de la gestuelle – dans lequel le danseur se meut en marquant les temps du compás, et surtout en les habitant par la mise en jeu du corps : les accents rythmiques restent présents mais les espaces entre ces temps forts sont investis par les mouvements – du haut du corps en particulier.
- Les llamadas, remates et cierres. Il s'agit, entre les différentes sections d'une danse – ou parfois même à l'intérieur de celles-ci –, de clefs de communication entre les danseurs et les musiciens. La llamada est une courte séquence à dominante percussive qui appelle un changement – notamment l'appel du chant. Le remate est un moment d'accentuation rythmique, relativement court, et ce pendant le chant. Le cierre (la fermeture), se compose d'une courte séquence à dominante percussive et d'un arrêt net. Il marque la fin d'une section. On l'appelle aussi corte. Il est important d'insister sur le fait qu'il s'agit de codes musicaux et non de pas formels, codifiés, cristallisés.
- La falseta est un solo de guitare à forte composante mélodique, plus ou moins virtuose. La danse vient alors donner une forme visuelle à cette mélodie, avec recherche particulière d'une esthétique du geste : utilisation de tours et de mouvements subtils, surtout pour les falsetas « aériennes ». Les falsetas « a tierra » – littéralement « à terre » – plus marquées rythmiquement, permettent un jeu du corps qui se combine avec un travail percussif. Le solo de guitare est alors investi à la fois comme un espace de création de formes et comme un espace de création percussive.
- Les zapateados ou escobillas sont les moments dédiés à la technique de pieds, à la percussion. Au niveau musical, la guitare joue alors le plus souvent une tourne à forte dominante rythmique, les palmas (frappes de mains) se font plus présentes, en nombre et en intensité sonore. Le rythme se fait plus vif au fur et à mesure. Souvent s'effectue une accélération, la subida, à l'aide de contre temps, afin d'amener à un cierre (fermeture) ou une llamada (appel).
L'ordre et le nombre de ces éléments de composition préétablis varient à l'envi. Ils se retrouvent dans tous les bailes estructurados, les danses structurées. Les bailes spontanés de fêtes sont plus courts. Notons qu’il ne s’agit pas ici d’un code musical qui serait suivi par le danseur mais bien d’éléments structurels et libres du point de vue musical et chorégraphique et faisant partie de la culture commune des musiciens et des danseurs.

Objet de la recherche et méthodologie d'analyse

10Au-delà des traits génériques précédents, la simple observation non outillée laisse pressentir une diversité stylistique que nous avons tenté de décrire et d'analyser, analyse inédite y compris en langue espagnole. Afin de dégager et de définir les styles constitutifs de la danse flamenca dans toute leur diversité, nous avons analy la danse de 33 solistes (17 femmes et 16 hommes) d'origine ethnique, géographique et de générations différentes, ainsi que le ballet de Gades, le Ballet Nacional de España, les cuevas granadinas et des fêtes collectives. Pour chacun, nous avons recherché un maximum de vidéos relatives à divers palos puis nous avons choisi, pour analyse, deux soleares (palo solennel), deux cantiñas (palo léger), deux bulerías et un tango (palo festif). Ensuite, pour chaque vidéo retenue, deux mouvements d'analyse se complètent, mouvements relevant des observations dont la redondance permet une saturation des données pour une plus grande objectivi :
– D’une part, nous avons mené une analyse selon les quatre fondamentaux du mouvement (Laban, 2003 ; 2003 ; 2007) :
* Rapports au Temps : palos interprétés, structure musicale et composition, importance de la percussion et de l'interprétation du chant, rapports au rythme et à la mélodie, et autres éléments génériques ;
* Rapports à l'Espace : occupation de l'espace, trajectoires, orientations, lignes corporelles, amplitude du mouvement, composantes kinésphériques ;
* Rapports au Poids (en termes de lutte ou de jeux, qualités des appuis) ;
* Rapports au Flux (palette des nuances entre flux contrôlé et flux libre).
– D’autre part, l'analyse de la mobilisation de chaque partie du corps (tête, épaules, bras, mains, cage thoracique, bassin, jambes) en termes d'utilisation (ou non), de types de mouvements, ainsi que de rapport des mouvements de chaque partie du corps en lien avec le Temps, l'Espace, le Poids et le Flux a permis en particulier la définition des types d’efforts (Laban, 2003) présents dans chaque style. En résumé, Laban définit huit verbes d'action renvoyant à une combinaison particulière des rapports simultanés au Temps, à l'Espace et au Poids : frapper, fouetter, tapoter, épousseter, presser, tordre, glisser et flotter. Nous avons analysé comment ces efforts étaient convoqués dans la danse des différents artistes.

11Nos analyses ont permis de mettre en lumière la diversité des corporéités flamencas tout comme les homogénéités suffisantes à une proposition en termes de styles contrastés (au sens de Louppe, 2000) dont nous avons décrit et interrogé les esthétiques. En effet, après avoir mené ce double mouvement d'analyse pour les vidéos de chaque artiste, nous avons observé que l'on pouvait regrouper les artistes en fonction de leur manière d'aborder et d'interpréter la danse flamenca (rapports aux composantes labaniennes du mouvement identiques et utilisation similaire du corps). Ainsi, pour chaque groupe ainsi constitué, nous avons proposé l'analyse permettant de définir le style technique et esthétique auquel nous avons donné un nom.

La danse flamenca : des styles techniques et esthétiques contrastés

12Avant de présenter certaines de nos analyses, notons que cette étude montre que le genre n'est pas premier. En effet, nous pensions, avant analyse et à la suite de la littérature flamenca, qu'une démarcation première séparait danse féminine et danse masculine. Or, nos analyses montrent que cette démarcation n'est pas prégnante, un danseur de style andalou, par exemple, présentant une approche corporelle et chorégraphique plus proche des danseuses du même style que des danseurs (hommes) des autres styles. De la même façon, le niveau de virtuosité paraît secondaire, la différence entre styles étant bien plus significative que les variations des niveaux technique et artistique au sein du même style. Émergent ainsi, dans l'univers du Flamenco dit « traditionnel », trois approches distinctes du corps et de la composition, les styles gitan explosif, ballet flamenco, et andalou ainsi que deux styles hybrides anciens, les styles classico-gitan et gitano-andalou. Dans cet exposé, nous nous centrerons sur la danse professionnelle et soliste de style gitan explosif et de style andalou avant d'analyser comment peut être défini le style émergent que nous appelons flamenco contemporain.

Le style gitan explosif

13Le style gitan explosif est un flamenco à la palette restreinte de palos. Les danseurs et danseuses interprètent essentiellement des soleares et bulerías ; soulignons que, lorsque d'autres palos sont investis, l'engagement est identique à celui que nous décrivons maintenant.

(Vidéo : Antonio Farruco, por soleá, extrait de Flamenco de Carlos Saura, 1995).

14La letra (moment de chant) introductive est peu investie corporellement, l'ancienne génération et les danseurs matures semblent figés dans la puissance du chant, comme pris dans un moment d'intériorité profonde. Comme l'écrit Mariemma, les anciens parvenaient à transcender le chant par une économie des plus à propos, et c'est là qu'ils dansaient le plus, « suivant alors leur rythme intérieur »2. Une danse comme celle d'Antonio Farruco « tend à tisser avec le temps une relation de continuité lente, la circulation du poids étant retenue par l'intensification du tonus »3. La letra de soleá est pour les danseurs ancrés dans la force du chant une sorte de moment hypnotique fait de mouvements très simples, mais dont l'interprétation dégage ainsi une sensation d'épure et d'intériorité. Bien entendu, tous n'atteignent pas cet état : les jeunes, en particulier, se focalisent sur la dimension performative percussive au détriment de cette recherche. Par la suite, la performance de style gitan explosif se centre clairement sur les moments percussifs (zapateados) et la bulería, ne serait-ce qu'en terme de durée. Une cohabitation des Temps/Flux extrêmes oppose et unit tension statique initiale et explosion. Cette explosion – qui chez nombre de jeunes fonctionne seule, pour elle-même – peut tirer justement sa force expressive de l'intensité recueillie qui l'a précédée. La prédilection pour des zapateados (moments percussifs) jouant sur la vitesse et la force, autour des temps et des contre temps, prend ici tout son sens. Il ne s'agit pas de la simple recherche d'un exploit technique, mais bien de la phase qui fonctionne, après le recueillement, comme une accumulation d'énergie et qui amène à la résolution des tensions, donnant son sens à l'explosion du corte (arrêt rythmique) comme dans ce court extrait.

15https://www.youtube.com/embed/72RW9k2qiGQ

Manuela Carrasco por soleá, extrait d'une émission télévisée sur TVE

16Deux mots trop brefs sur l'Espace. L'occupation en est serrée et peu écrite. Ce fait est probablement en lien avec la scène peu spacieuse des tablaos (scènes), surtout du temps des cafés cantantes. Mais on peut aussi se demander pourquoi l'espace des scènes flamencas depuis cette première époque est si restreint et la réflexion s'inverse alors : la statique du Flamenco serait-elle première, l'espace scénique, loin de l'engendrer, s'y adaptant simplement ? C'est là la position d'auteurs comme Salazar (1997) qui y voit la marque de l'ascendance orientale des danses andalouses. Dans tous les cas, il est vrai que le flamenco de style gitan explosif s'inscrit dans un espace bidimensionnel, comme aplati, privilégiant les mouvements périphériques, directs et latéraux avec peu de changements d'orientation du centre.
Danse tellurique qui privilégie le Temps-Flux à la recherche spatiale et plastique, elle utilise des lignes simples qui ne mobilisent que les extrémités selon des actions d'effort fermes : les pieds frappent et écrasent (pressent) et le haut du corps (tronc et bras) s'étirent et se tordent. Seuls les pellizcos (mouvements courts et brefs) de tête et les explosions (bras) amènent l'action flexible fouetter, alors que les sursauts d’épaules peuvent rappeler l'action légère piquer. Une danse dominée par la fermeté et l'espace direct, et liant continuellement Temps et Flux (lenteur/tension, vitesse/flux libre). Une danse de type combatif.

Le style andalou

17La danse flamenca de style andalou se caractérise par l'interprétation d'une large palette de palos. Tout type de chant du registre flamenco est susceptible d'être chorégraphié par des artistes toujours soucieux de sa spécificité. Il s'agit donc d'une ouverture permanente sur les tonalités musicales multiples, dans une recherche de fusion, d'osmose sensible, qui amène le danseur à des mouvements inédits ou, pour le moins, à une gestion inédite de ses composantes fondamentales (Espace, Temps, Poids, Flux). Ainsi, nous avons une infinité de nuances entre trois engagements corporels emblématiques :
– Celui des palos solennels (soleares, seguiriyas...), rappelant les styles gitan explosif, selon une alternance de tensions (temps continu, résistance au poids, flux très contrôlé, espace resserré et majoritairement direct, prédominance de mouvements centrifuges) et d'explosions (temps soudain, flux libre, espace direct, mouvements centripètes).

(Mercedez Ruiz por soleá, extrait de Junca, 2007).

18– Celui des palos festifs, privilégiant, dans une inscription spatiale serrée et directe, les jeux de transferts de poids rythmiques (recherche de swing et non d'explosion) selon des flux libres, ou contrôlés dans une recherche d'élégance selon les artistes.

19https://www.youtube.com/watch?v=0sDhpkCDvFg

Manuel Liñan por tango, extrait de la vidéo promotionnelle du spectacle Tauro, 2011 

20– Celui qui émerge lors des palos légers : avec un flux et une gestion du poids intermédiaires, la musicalité - percussive et du mouvement - s'allie ici à un espace indirect, flexible. En résulte une sensation de fluidité, de danse liquide, en particulier dans la danse féminine.

21https://www.youtube.com/watch?v=O0-7DSMlO1k

Patricia Guerrero por alegría, extrait de Alegría/Tango, 2010 

(Mercedez Ruiz por zambra , extrait de Junca, 2007)

22Le style andalou convoque ainsi des qualités de mouvements variées. Cette plus grande variété de colorations du mouvement se retrouve dans les verbes d'action convoqués dans ce style. Le tronc se tord et s'étire. Les pieds frappent, écrasent (ou pressent) mais ils peuvent aussi fouetter, glisser ou tapoter, explorant alors un rapport à la légèreté ou à la flexibilité de l'espace, rompant ainsi avec l'association dominante dans la danse flamenca : espace direct/poids ferme. De même, les mouvements de bras puisent dans les actions pousser (ou frapper), presser (et serrer), étirer (ou tordre) ainsi que fouetter (ou lancer). Mais à côté de ces actions impliquant un rapport ferme au Poids, apparaissent deux actions d'explorations du mouvement léger pour des expressions contrastées : l'action épousseter peut souvent être considérée comme un trait d'humour (le danseur s'époussette littéralement l'épaule ou la cuisse), alors que la légèreté de caresser donne un précieux et unique contraste par sa fragilité. De même, si la tête connaît particulièrement l'action fouetter, quelques moments d'abandon l'amènent à flotter. Bien que ces actions ne concernent que des parties du corps isolées, cette ouverture à la légèreté et à la flexibilité de l'espace du mouvement donne à la danse flamenca de style andalou son caractère complexe, mêlant sophistication et subtilité des transformations plastiques de la forme. Alors que l'alternance tension statique/explosion des danses solennelles, les actions fermes et directes ainsi que la profusion de mouvement de l'ordre du pellizco (mouvement court et bref) lui donnent une dimension combative qui rappelle le style gitan explosif, cette ouverture à des mouvements légers et/ou flexibles permet l'interprétation unique d'une sensibilité plus fragile que certains chants flamencos véhiculent par ailleurs.

23Mais il est une autre dimension majeure de ce style : la musicalité. La danse flamenca de style andalou est musicale, dans le sens défini par Michel Bernard, c'est-à-dire comme « une relation d'engendrement et de production de la musique comme praxis »4. Il s'agit bien ici de « dynamique créatrice » musicale, tant dans la dimension percussive que gestuelle. La performance du zapateado (technique percussive) s'inscrit ici dans une recherche de lien entre la musique – celle des musiciens présents – et la création d'une mélodie percussive qui délaisse les seuls effets de vitesse et de force pour explorer un véritable phrasé.

24https://www.youtube.com/embed/-DQcMJqdD1c

Andres Peña et Pilar Ogalla por tango, extrait de A fuego lento, 2007

25Cette mélodie se défait de la logique rythmique temps/contre temps et entretient un fort lien avec la mélodie de guitare ; de plus, la recherche percussive s'accompagne d'une recherche plastique (dessin du pas, mobilisation du reste du corps). La technique de pieds utilisée est complexe de par l'utilisation de transferts de poids irréguliers et, plus encore, du matiz (nuances de sons). (Voir plus haut, Manuel Liñan por tango, extrait de la vidéo promotionnelle du spectacle Tauro, 2011)

26Le zapateado est lui-même musique, sans distorsion avec les autres mélodies. Et si cette musicalité percussive est de la première importance, l'est peut-être plus encore la musicalité du mouvement lui-même, l'orchésalité au sens de Bernard.

(Patricia Guerrero por guajira, extrait de Flamenco Hoy de Carlos Saura, 2011)

27À la rythmique percussive s'ajoute en effet le plus souvent un autre Temps, celui des mouvements du haut du corps et des bras en particulier. Cette musicalité intrinsèque du baile de style andalou, qui émerge justement à travers la variété et la variabilité des qualités de mouvements abordées précédemment, dépasse largement l'inscription rythmique du mouvement dans le compás (tourne rythmique). Il s'agit réellement pour le corps de se faire musique par l'accentuation du mouvement, son phrasé et le jeu qui tend à convoquer des dynamiques opposées (appui/élan, contraction/détente, expansion/concentration...).
L'inscription kinésphérique du mouvement se démarque ici des autres styles. Outre l'épuisement des possibles mouvements de bras autour des neuf positions de base de la danse espagnole, la mobilité de la cage thoracique s'allie à des mouvements de tête et d'épaules intimement élaborés et à des changements incessants d'orientation, pour une danse plus centrale et plus circulaire, un corps volumétrique qui renoue avec la tridimensionnalité. Le baile de style andalou donne à voir non seulement en terme de formes, mais aussi en termes d'émergence et de transformation de celles-ci.

Le style flamenco contemporain

28Aborder la contemporanéité en Flamenco, c'est poser la question de la rencontre entre un univers musico-chorégraphique aux contours bien définis et la notion d'avant-garde. Cette approche artistique, ainsi que le questionnement technico-esthétique qu'il sous-tend, n'est pas propre au Flamenco. Elle touche ou a touché diverses disciplines artistiques et maints univers chorégraphiques dont l'académisme – ou du moins la norme structurante – s'est alors trouvé en opposition avec des démarches créatives personnelles dites « modernes ». La modernité n'est nullement une technique mais bel et bien l'attitude consistant à explorer des chemins non balisés. Le corps devient complexion d'une esthétique sans concession, en devenir. Comme l'écrit Isabelle Launay5, il s'agit de mettre en tension le passé (histoire des corps faisant référence), le présent (de quoi est-on contemporain?) et le futur (relecture du passé et du présent). Il s'agit alors, pour des artistes dont la danse fait partie d'une identité, groupale ou nationale fortement investie, d'accueillir et même de rechercher « l'émergence d'une expression corporelle inédite et non plus tenue par les codes établis »6. Nous pouvons définir cinq grands axes du langage contemporain au cœur du Flamenco afin d'en entamer une déconstruction : la mise en scène (que nous n'aborderons pas ici) ; la mobilisation du tronc ; la variabilité gestuelle ; les musiques d'ailleurs et le silence ; l'épure.

29Pour aborder la mobilisation du tronc et la variabilité gestuelle, nous proposons d'observer un solo de Belén Maya, danseuse de flamenco formée par ailleurs en danse moderne.

(Vidéo : Belén Maya, extrait de Flamenco de Carlos Saura, 1995).

30Nous observons ici une mobilité du tronc atypique (translations de cage, flexibilité du dos), de même qu'une utilisation totalement intégrée, fondue, d'éléments exogènes comme les levers de jambes, les attitudes et arabesques, le fait de marteler le sol avec ses mains, etc. Cet engagement corporel s'associe ici à une interprétation musicale inédite où le compás flamenco est abordé comme le tic-tac d'un métronome. Soulignons que Belén Maya exécute ce solo en 1995 et reste la pionnière de la liberté chorégraphique dans l'univers flamenco.

31Nous allons nous concentrer maintenant sur la liberté musicale et l'épure en nous appuyant sur la démarche d'Israel Galván. Souvent, l'impression qui émane des flamencos, c'est que la danse domine la musique, se trouve encima (en avant). Le caractère visuel du baile (danse) et la communication de corps à corps qu'il engendre amènent le public à se perdre dans le mouvement, la musique reléguée à une place d'accompagnement. Pourtant, le danseur sait bien qu'il est subordonné au chant qui reste premier. La structure du cante définit les lignes chorégraphiques et l'énergie du mouvement est portée par la couleur musicale. Ainsi, l'artiste peut avoir le désir de s'affranchir de cette culture musicale forte. Israel Galván s'est engagé dans trois types de contournement :
- Commencer par utiliser une musique exogène (Ligeti) : la musique est une composante importante dans l'énergie du mouvement ; le Flamenco porte ses propres couleurs et nuances, et l'extension de la palette sonore est génératrice d'une autre extension, celle de la palette gestuelle – en particulier en modifiant le Flux du mouvement. Il est intéressant de souligner que même lorsque ce mouvement reste complètement flamenco, la musique, décalée, en modifie la perception.
- Prendre des libertés vis-à-vis de la structure dite traditionnelle (par exemple enchaîner une letra por soleá et un zapateado por seguiriya).
- Nous nous centrerons sur le danser en silence : le danseur n'interprète plus aucune musique, prééminence de la musicalité intérieure de l'artiste qui devient lui-même musique. Pour le danseur, il s'agit d'entrer plus profondément dans son propre phrasé, pour le spectateur d'accueillir des propositions qui dépassent l'habituel. Cette expérience peut transporter le spectateur, pour peu qu'il se laisse entraîner loin des codes attendus. Dans le silence, tout ramène au corps et au phrasé du danseur, aux qualités et aux nuances de Flux, de l'atonie à la plus grande tension ; le silence privilégie le partage kinesthésique et les sons, émancipés d'une structure musicale préétablie, fonctionnent comme des propos. Jeux de rythme, silences, répétition – bégaiement même – variations d’intensité sonore d’un zapateado libre de tout cadre extérieur à lui-même plongent le spectateur et l’artiste dans l’intimité et la complexité de la communication.

(Israel Galván, extrait du spectacle La Edad de Oro, film L'accent andalou de Reggiani, 2009)

32Israel Galván ne donne plus de limite à l'utilisation de son corps dans ses mouvements percussifs. Le corps du danseur devient le support et le siège d'une résonance intime en lien avec l'extérieur, et ce à travers des sons qui sont dans le même temps rythme. Une liberté rythmique qui tend vers l'exhaustivité des procédés et des supports utilisés. Les percussions corporelles sont multiples – emblématiques dents claquées avec les doigts – et tout devient support, chaque élément du décor est susceptible d'être frappé, cogné, effleuré. Dans le même temps, la gestuelle d'Israel Galván procède d'une épure totale de la danse flamenca masculine, mais aussi féminine. Il puise à une source qu'il domine totalement : le flamenco de style andalou. Tous ses mouvements en sont issus mais sortis de leur contexte habituel ou poussés à l'extrême : positions de bras traditionnelles, fentes, rotations du tronc, mouvements de bassin (ante- et rétroversion), rotations de poignet et mains ouvertes aux doigts serrés, tours, sauts de faible amplitude. Et bien sûr, nous avons un zapateado des plus virtuoses et des percussions corporelles. À bien y regarder, les mouvements du flamenco de style andalou sont ceux dans lesquels il a évolué dès son plus jeune âge. Et pourtant, sa danse ne ressemble à aucune autre. Les gestes et les percussions sont utilisés comme autant de signes, détachés les uns des autres avec emphase. Ce qui est donc contemporain dans sa gestuelle, ce ne sont pas les mouvements eux-mêmes, mais le traitement qu'il en fait, en particulier le fait de détacher et d'immobiliser en une position suspendue une forme qui n'existe traditionnellement que dans le passage et la vitesse. L'impression de distance avec le Flamenco est dans le même temps portée par les jeux de poids atypiques qu'il propose et la perpétuelle recherche de positions fixes emphatiques qui interrogent l’image même du danseur en exagérant et en sortant de leur contexte des desplantes (positions immobiles) censés représentatifs du Flamenco.

(Israel Galván, extrait du spectacle La Edad de Oro, film L'accent andalou de Reggiani, 2009)

33Nos analyses avaient pour objectif d’approcher les caractéristiques musico-chorégraphiques de la danse flamenca dans leur diversité. Elles ont permis de démontrer l'existence de plusieurs styles constitutifs du Flamenco en tant que danse et ce dès le début du XXe siècle7. Styles gitan explosif, et andalou (ainsi que les styles gitano-andalou, ballet flamenco ou le plus minoritaire classico-gitan que nous n’avons pas eu le temps de présenter ici) relèvent de logiques clairement distinctes, tant sur le plan de la corporéité que sur le plan chorégraphique. Et le mouvement contemporain au sein de la sphère flamenca donne encore naissance à des corporéités et rythmiques sans cesse renouvelées. Cette réalité de la danse flamenca n'a été accessible que par une étude aux fondements théoriques et méthodologiques précis permettant de dépasser les idées préconçues – flirtant avec les croyances – et les critères subjectifs, et d'accéder à une vision d'ensemble du monde dansé flamenco. C’est bien là que réside l’apport majeur de cette étude. Jusqu’à présent, la littérature à propos du Flamenco – que ce soit dans le cadre de la parfois douteuse « flamencologie » auto proclamée ou dans le cadre universitaire – s’est bornée à définir les caractéristiques de cette danse à partir d’un point de vue situé, étriqué. S'il peut être compréhensible que les acteurs (chanteurs, guitaristes ou danseurs) définissent le Flamenco selon leur flamenco – flirtant donc alors avec un purisme indélicat –, il devient problématique que certains auteurs de livres et d'articles, y compris universitaires, alimentent, parfois inconsciemment, cette généralisation de traits techniques et esthétiques comme les seuls existants. UN flamenco devient LE Flamenco. Ainsi, par exemple, des éléments intéressants sont apportés, mais à propos d'un flamenco de style gitan dans le cadre communautaire, et uniquement ; d'autres définissent la danse flamenca en se référant au seul style andalou. Nous voyons bien ici que ce positionnement subjectif crée un trouble, un malentendu, qui prennent source dans la faiblesse épistémologique et méthodologique. L'étude du flamenco d'une région ou d'une famille est extrêmement riche et intéressante du moment que l'auteur garde à l'esprit le caractère partiel et situé de ses analyses, et prend bien soin de ne pas les avancer comme définissant le Flamenco dans son ensemble, comme si le Flamenco était homogène alors que n'est considérée, de façon arbitraire, qu'une expression parmi d'autres ensuite érigée en norme. De plus, l’approche labanienne de la danse flamenca proposée ici – et qui peut être utilisée pour d’autres arts du corps – permet à la fois la production d’analyses précises et objectives tout en n’évacuant pas la dimension esthétique. La notion d’effort en particulier a permis de relier les dimensions techniques et les implications esthétiques de chaque style distinct.

Échange et discussion

34Échange et discussion à propos d'Israel Galván (rapport musique-danse ; pratique sociale/danse de scène ; contemporanéité du flamenco ; danser le silence et musicalité du geste) et du concept d'orchésalité de Michel Bernard.

35http://193.54.159.132/vod/media/COLLOQUES/MUSIDANSE/musidanse_arnaud_bestieu.mp4

Sources vidéo éditées

36Reggiani Maria, Israel Galván, L'accent andalou, Arte, 2009.
Saura Carlos,
Flamenco, Juan Lebron Producciones, 1995.
Saura Carlos,
Flamenco Hoy, Jack Fébus, 2011.
Mercedes Ruiz,
Juncá, Amalgama Flamenco, 2007.

Notes   

1 Sixième position : un bras en Première, l'autre en Seconde. Septième position : un bras en Première, l'autre passant derrière le thorax, main face au sacrum. Huitième position : les deux mains en face du sacrum. Neuvième position : bras arrondis le long du corps.

2 Mariemma, Tratado de Danza Española, Madrid, Juan García Morcillo, 1997, p. 67.

3 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 2000, p. 100. Notons que L. Louppe n’évoque pas le Flamenco, le rapprochement est de notre cru.

4 Michel Bernard, De la création chorégraphique, Pantin, CND, 2001, p. 168.

5 Launay Isabelle,  A la recherche d'une danse moderne, Rudolf Laban – Mary Wigman, Chiron, Paris, 1996.

6 Federica Fratagnoli, Les danses savantes de l'Inde à l'épreuve de l'Occident, Formes hybrides et contemporaines du religieux, Thèse de Doctorat non publiée, Université Paris 8, 2010, p.69.

7 Bien entendu les catégories de style que nous avons ainsi définies ne concernent fort probablement que la danse, le chant et la guitare présentant une histoire et des caractéristiques stylistiques propres.

Citation   

Alexandra Arnaud-Bestieu, «De la musicalité percussive et gestuelle à la définition stylistique dans l’univers du Flamenco», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Gestes et mouvements à l'œuvre : une question danse-musique, XXe-XXIe siècles, Musicalités, mis à  jour le : 08/06/2017, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=798.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Alexandra Arnaud-Bestieu

Alexandra Arnaud-Bestieu est Maîtresse de Conférence à l’Université Aix-Marseille Université, ADEF EA 4671.