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Musique, narrativité, signification de Márta Grabócz
Paris, L’Harmattan, Collection « Arts & Sciences de l’art », 2009

Jean Paul Olive
juin 2013

Index   

1L’ouvrage de Márta Grabócz, Musique, narrativité, signification, préfacé par Charles Rosen, rassemble seize articles consacrés, selon des angles d’attaques divers et complémentaires, à la question du sens musical et à une méthodologie adaptée à cette problématique. Comme l’indique l’auteure dans l’introduction, la « dialectique de la forme et du contenu » est sans doute le fil rouge qui conduit une réflexion qui, si elle est découpée en moments diversifiés sur des musiques différentes, présente une grande unité d’approche et de questionnement.

2Les textes, excepté ceux, plus anciens, sur la Sonate en si mineur de Liszt, s’échelonnent entre 1996 et 2009, une décennie fructueuse pour la recherche sur la narrativité musicale qui abandonne les dogmes d’une sémiologie trop rigide pour une réflexion souple dont les outils s’adaptent aux œuvres et dont les questionnements interrogent tout autant les œuvres musicales du passé que la création contemporaine. Ces textes, bien choisis par Márta Grabócz, sont aussi disposés de manière rigoureuse, formant à la fois une sorte d’état des lieux des recherches et un ensemble articulé dont les parties sont complémentaires.
Le premier ensemble de textes est le plus théorique ; il est constitué des quatre premiers articles et s’attache à présenter les définitions de base et les catégories fondamentales de la narrativité générale et, surtout, montre en théorie et en pratique comment ces catégories peuvent être transférées dans le domaine de l’analyse musicale. La question essentielle qui traverse cette première partie est celle de savoir comment la musique, par son mode d’organisation et par le fait que son médium est temporel, absorbe des composantes qui ne sont pas seulement formelles et se constitue ainsi en récit, c’est-à-dire en une suite de tensions et de dénouements successifs plus ou moins complexes que l’auditeur perçoit, même si parfois c’est sans en prendre conscience. Les apports des travaux de narrativité générale sont ici mis à profit par M. Grabócz qui montre comment ils peuvent légitimement être adaptés au domaine musical. Les catégories développées par Greimas et Ricœur, dans ce contexte, sont particulièrement intéressantes et utiles pour fonder une méthodologie apte à saisir des moments formels vivants et dynamiques, pleins de contenus, qui ne soient pas de pures coquilles vides, afin d’éviter que l’analyse ne tourne au découpage stérile de sections. On comprend dès cette première partie, grâce à un certain nombre d’exemples, que les outils mis en place ne visent pas ici à supprimer et remplacer ceux de l’analyse musicologique traditionnelle, mais plutôt à s’ajouter à ceux-ci, voire, et c’est le cas le meilleur, à entrer en dialogue avec eux.

3Les chapitres 5 à 9 forment une constellation particulière, assez provocante dans la mesure où ce sont des œuvres du « Style classique » (essentiellement Mozart et Beethoven) qui se voient passées au crible de la narrativité musicale. Dans un sens, on comprend bien pourquoi Charles Rosen a écrit l’introduction de l’ouvrage de Márta Grabócz, lui qui, dans le livre qu’il avait consacré au style classique, arrivait si bien à tresser les caractères du drame avec les éléments purement musicaux (au sens technique) pour montrer comment ce style était arrivé à un équilibre dynamique. Ainsi, la manière par laquelle Márta Grabócz met en place l’analyse de la Symphonie K 338 de Mozart ou de la Sonate op. 2 no 3 de Beethoven à l’aide des outils de la sémantique structurale de Greimas permet de voir réellement à l’œuvre, en tant que catégories opératoires, les éléments de la narratologie générale adaptée à la musicologie. À ceux qui traitent d’un peu trop haut ces questions de sémantique musicale, on ne peut que conseiller de lire soigneusement ces pages qui n’ont rien de dogmatique ni de schématique ; elles sont au contraire caractérisées par le fait qu’elles ne quittent jamais le terrain du musical. On n’y trouve aucune volonté d’hégémonie du linguistique, mais au contraire une constante recherche d’interaction entre les catégories proprement musicales au sens technique (champs harmoniques, découpe des phrases et motifs, etc.) et celle émanant de l’approche narrative, dans un échange constant lors duquel un versant enrichit l’autre.

4La troisième partie (chapitres 10, 11, 12) est entièrement consacrée à l’analyse du cas Franz Liszt, auquel Márta Grabócz a consacré de nombreux travaux dès le début de ses recherches. C’est à la fois la partie la plus ancienne de son travail et, en quelque sorte, le domaine dans lequel s’enracine toute la suite. Parmi les nombreuses pièces de Liszt abordées – une diversité qui a permis à Márta Grabócz d’établir toute une typologie des genres dans cette littérature – deux monuments s’élèvent à travers lesquels l’œuvre entier de Liszt se découvre, La vallée d’Oberman et la Sonate en si mineur, qui ont fourni beaucoup des caractères développés et fourni matière à une réflexion profonde sur le Romantisme musical. L’un des multiples apports de ce groupe de trois articles est de montrer, ce qu’on ne dit pas assez, à quel point Liszt ne fut pas seulement un grand pianiste, mais aussi un grand compositeur dont les idées et l’inventivité ne finit pas de nous étonner, non seulement par la richesse des couleurs et des textures pianistiques, mais aussi par la réflexion formelle et la pensée compositionnelle. L’ensemble du chapitre offre non seulement un regard sur Liszt, mais, au-delà, une recherche sur les topiques liés au Romantisme, sur la constitution et les complexités de la musique dite à programme et sur les relations entre littérature et musique au xixe siècle. À ce stade, la démonstration est déjà faite que, sans renoncer à aucune des compétences d’une musicologie strictement analytique, le questionnement musicologique s’enrichit considérablement de la réflexion élargie sur la culture par le biais de l’interdisciplinarité. La question de la narrativité est à l’évidence l’un des vecteurs convaincants par lequel cette ouverture peut être conduite.

5La dernière partie, peut-être plus exploratoire, concerne la musique du xxe siècle. Elle est formée de deux articles sur Bartók pour lesquels la méthodologie employée est comparable à ce qui a été développé pour Liszt. Cependant, le langage s’est transformé, de même qu’un certain nombre de topiques, ce qui donne lieu à de nouvelles analyses dans lesquelles les deux composantes – matériaus et topiques – nouent des relations nouvelles. C’est l’un des intérêts du regroupement d’articles opéré par Márta Grabócz que de permettre d’observer combien, loin d’être une approche systématique qui viserait à dominer les œuvres en les forçant à entrer dans un moule, il est ici question d’interroger la configuration singulière de chaque œuvre. Les deux derniers articles, l’un sur la pièce Medeamaterial de Dusapin, l’autre sur le statisme de certaines écritures contemporaines en relation avec les archétypes donnent des directions intéressantes sur la manière d’investir les outils et questions de la narrativité dans la recherche sur le répertoire le plus actuel. Ceci demande, du fait des bouleversements importants dans la composition musicale, un certain nombre de changements de position méthodologique ; ces deux derniers articles montrent qu’une telle évolution, loin d’être impossible, est en train de se faire. Le danger de conserver des valeurs par trop liées à la tonalité et à sa rhétorique, danger qu’on pourrait craindre irréductible pour une méthodologie qui s’est formée dans la relation avec ce répertoire, n’est donc pas impossible à dépasser. Un tel dépassement nécessite sans doute que les outils soient dialectiquement modifiés pour à la fois en conserver l’intelligence déployée dans la compréhension des articulations traditionnelles, et ouverts sur ce qui, dans la nouvelle musique qui a maintenant plus d’un siècle, échappe à cette même sémantique traditionnelle. Les deux derniers articles de l’ouvrage de Márta Grabócz démontrent que cette ouverture est possible et en cours, ouvrant ainsi des pistes importantes dans ce champ.

Citation   

Jean Paul Olive, «Musique, narrativité, signification de Márta Grabócz», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Comptes-rendus de lecture, Numéros de la revue, Musique et Arts plastiques, mis à  jour le : 28/06/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=589.

Auteur   

Jean Paul OliveMárta Grabócz