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Éléments d’esthétique musicale : notions, formes et styles en musique
Sous la direction de Christian Accaoui, Coédition Actes Sud/Cité de la musique, 2011, 791 pages

François Gildas Tual
mai 2014

Index   

1Trois siècles ont passé depuis la parution du Dictionnaire de la musique de Sébastien de Brossard, et l’engouement pour de tels ouvrages n’a cessé de croître si l’on en croit le régulier enrichissement des catalogues d’éditeurs avec toujours plus de nouveaux dictionnaires, encyclopédies, dictionnaires encyclopédiques sur les compositeurs, les interprètes, les instruments, les genres ou les grandes époques de l’histoire de la musique. Chercherions-nous quelque notice sur Parsifal que nous aurions l’embarras du choix, partagés entre tel « abécédaire » des œuvres vocales ou opéras, et tel guide consacré à Wagner ou, plus spécialisé encore, à ses seuls opéras. Pourtant, nous regrettons toujours l’inexistence, dans la langue de Rousseau, d’une somme musicologique capable de rivaliser avec les impressionnants New Grove et Musik in Geschichte und Gegenwart. Plus l’offre se fait pléthorique, plus elle projette ses feux sur des chemins déjà éclairés, persuadée que ses aspects très pratiques suffiront à la justifier. Et nous sommes souvent déçus par la qualité d’ouvrages dits de référence, destinés à s’installer sur les rayonnages des usuels en compagnie des Lavignac, Lesure, Vignal et autres Honegger.

2À défaut de se prêter à de nouvelles réflexions, la forme de l’entrée satisfait-elle au moins au désir de clarté et de synthèse. Les propos neufs y sont rares, bien que Pierre Boulez ait autrefois signé des lignes très personnelles dans l’encyclopédie Fasquelle. Et peu d’ouvrages récents ont finalement participé au renouvellement du genre autant que l’encyclopédie « pour le xxie siècle » dirigée par Jean-Jacques Nattiez. Voulant provoquer « la rencontre d’"idées" » et parler « de la musique "autrement" » (Musiques, Actes sud/Cité de la musique, vol. 1, 2003, p. 26 sq.), celle-ci a abandonné l’ordre alphabétique au profit d’un classement thématique, a fait appel à de nombreux contributeurs puis, à chacun d’eux, a offert une place suffisante pour qu’ils puissent s’exprimer librement. Aujourd’hui, la même collection accueille un volume aussi original que passionnant. Loin de prétendre être un dictionnaire mais du dictionnaire empruntant les usages, les Éléments d’esthétique musicale nous livrent de A à Z une impressionnante série d’essais. La rédaction en ayant été confiée à de jeunes auteurs tous issus du Conservatoire de Paris – et plus précisément de la classe d’esthétique de Christian Accaoui –, on ne doute pas de leurs intentions pédagogiques. Et parce que le terme d’Éléments renvoie à la fois à l’idée de fragments et à celle de « premiers principes », ceux-là-mêmes qu’on se doit de connaître avant de pénétrer les mystères d’une discipline, nous nous souvenons de quelques vers du Mariage forcé de Molière et nous demandons s’il nous sera permis de nous mêler d’« esthétiser » après avoir ainsi appris les éléments de l’esthétique…

3Dans l’avant-propos, Christian Accaoui précise qu’il a voulu « un ouvrage maniable et offrant une vue synoptique, quitte parfois à schématiser afin de faire ressortir les lignes de force » (p. 12). Dans la première entrée sur l’Abstraction esthétique, son projet prend d’autres dimensions : « Vaincre le démon de l’abstraction esthétique sans pour autant perdre de vue son centre de gravité, l’interprétation des œuvres, est donc une tache pour la musicologie. Dans sa visée herméneutique, elle doit alors se rapprocher d’autres disciplines… » (p. 17) Les Éléments ne sont pas un dictionnaire de plus. L’index nominum regorgeant de noms plus ou moins connus de musicographes, de musicologues et de philosophes, ils font preuve de telles motivations historiographiques que, déjà, nous savons qu’ils ne se contenteront pas de raconter, ni même de penser une fois de plus la musique. Aspirant plutôt à penser la façon dont elle a été pensée, ils veulent s’approcher au plus près de l’essence de l’art, écouter les œuvres telles qu’elles nous sont parvenues, à la fois débarrassées de leurs contextes présents et passés, et habitées de toutes les idées qui les ont fait naître et survivre. De même les Éléments écoutent-ils les mots de la musique. Là où, sur la question abondamment discutée du Leitmotiv, n’importe quel dictionnaire de cette dimension se précipiterait sur les opéras de Wagner pour en montrer le fonctionnement, eux prennent le temps de se souvenir d’écrits de Wilhelm Ambros et de Hans von Wolzogen, signalent l’utilisation wagnériennes des expressions de Grundmotiv, Thematisches Motiv ou Hauptmotiv, puis se plongent dans le célèbre Opéra et Drame du maître de Bayreuth afin de s’interroger sur l’emploi de tels termes. Privilégiant les regards pluridisciplinaires, les Éléments mettent la musique en relation avec d’autres arts et d’autres champs des sciences humaines, sans négliger les « notions techniques essentielles ». Au côté de pages sur les rapports entretenus par la musique avec la Sociologie ou la Politique, avec l’histoire bien sûr quand sont relevées les « grandes catégories stylistiques » (Moyen Âge, Baroque, Classique…), avec l’Esthétique quand sont considérés les principaux mouvements artistiques (Symbolisme, Expressionisme…), nous trouvons quelques entrées sur l’Harmonie et le Contrepoint, sur la Mélodie, le Rythme et le Timbre, ainsi que d’autres sur la Forme-sonate ou sur la Fugue. Pourquoi telle forme plutôt que telle autre ? L’index rerum trahit le caractère sélectif de la démarche. Sept renvois à la forme-sonate, mais aucun au menuet, au scherzo ou au rondo. Sur les mouvements esthétiques, aucune mention à l’ultramodernisme américain ; absent de l’index nominum, Ives est cité une fois (p. 490), mais ni lui, ni Cowell ou Nancarrow n’ont vraiment retenu l’attention des auteurs. Et nous nous étonnons du silence sur l’humanisme dont l’esprit, sans avoir été spécifiquement musical, n’en a pas moins marqué la musique. Nous nous demandons alors si certains sujets n’auraient pas mérité d’être abordés à partir de catégories plus générales et de leurs corollaires. Pour les formes par exemple : à la notion d’imitation dans la fugue auraient répondu les notions de répétition et de différence dans le rondo (ici à peine évoqué), et au rationalisme de la forme-sonate aurait fait face la fantaisie des formes libres. Mais chacune de ces notions apparaît dans le précieux index, envisagée au fil des articles, sinon la fantaisie globalement oubliée tout comme la notion de fantastique (la fantaisie n’étant guère traitée que dans les pages sur le Fragment). Autant dire que l’ampleur de cet ouvrage dépasse l’idée que nous pouvons nous en faire à la seule lecture de son sommaire, et quelques articles nous font réaliser combien certaines notions, à l’origine de profondes mutations du langage musical, mériteraient d’être explorées de façon plus systématique. Ainsi le développement d’Anne Roubet sur l’Ironie : « La négation, la puissance négatrice de l’ironie n’est donc pas pur nihilisme, elle est aussi une force motrice et novatrice. » (p. 285)

4Du fait de leur brièveté, les notices s’exposent à la critique quand, parfois, leur quête d’exhaustivité ou de précision tend paradoxalement vers l’approximation. Sur les rapports Musique et texte, quand est résumée la façon dont le compositeur s’est confronté à la littérature « grosso modo, du xviie siècle à 1945 », puis « de la Renaissance au début du xxe siècle ». Ou quand est expliquée la faible proportion de poèmes de Verlaine mis en musique ; « Mais les paroles, où en trouver ? », s’écriait déjà Chausson en 1895. « Verlaine, tout le monde s’est jeté dessus. ». Et bien que Christian Accaoui affirme la nécessité de « mettre au centre de nos préoccupations les œuvres elles-mêmes » (p. 9), il ne nous dit rien du mouvement initial de la « Jupiter » qui ne le distingue de n’importe quel Allegro de forme-sonate. Comme si, épisodes successifs d’un véritable drame, les premiers accords dignes des trois coups d’ouverture du rideau, le duo du second thème, la tension harmonique et son dénouement devaient s’effacer sous l’habituelle répartition des fonctions thématiques…

5Envisager un ouvrage par le seul prisme de ce qui n’aurait pas été dit équivaudrait néanmoins à nier la pertinence des points de vue. L’intérêt de l’article sur la Forme-sonate réside moins dans la description schématique de la forme que dans sa perception de son infinie richesse (sont abordées les notions de Contraste, de Dramaturgie, de Conciliation et de Synthèse). Et non négligeable est l’apport de citations bien choisies (sur le plaisir aristotélicien de la reconnaissance, repris en 1765 par François-Jean de Chastellux dans son Essai sur l’union de la poésie et de la musique). Plus satisfaisante encore nous semble être l’entrée plus générale sur les Formes musicales : après une formidable introduction sur le concept même de forme, l’auteur en raconte l’histoire, rapproche l’émergence de la musique instrumentale et la rhétorique musicale. Convoquant Charles Batteux, Grétry ou Momigny, il nous livre de précieuses clés avant d’ouvrir des portes plus théoriques en compagnie de Mattheson, de Kant et de Koch, puis de Riemann et de Souris. Distinguant plusieurs phases dans l’évolution de la théorie, il glisse de son attachement à la rhétorique à une conception empreinte de dialectique hégélienne, passe du caractère organique du développement à une vision plus structuraliste. Mis en appétit, nous ne résistons pas à l’envie de profiter des renvois suggérés en fin d’article. Nous voici au plein cœur du Formalisme. De nouveau, Kant s’invite pour confronter quelque « jeu agréable de sensations » à quelque « beau jeu de sensations », puis cède sa place à Hanslick et à Boulez, qui plaident, chacun à sa façon, pour une approche plus objective de l’objet musical. Peu à peu, la définition initiale – « Tendance privilégiant les aspects formels au détriment du contenu » – se débarrasse de ses nuances péjoratives : le formalisme « aura permis de modifier de fond en comble les procédés et l’approche de la composition, et de faire accéder ainsi quelques compositeurs "à la limite du pays fertile" ; il aura été pour d’autres le prétexte à masquer l’absence de fond et d’inventivité. » (p.149) Puis nous optons pour l’Herméneutique, non sans avoir hésité avec l’Abstraction esthétique et la Modernité. Hanslick est encore là, bientôt rejoint par Hans-Georg Gadamer et Bourdieu. Partis de la forme-sonate, nous ne sommes pas au bout de notre voyage : les Éléments sont une œuvre ouverte, lisible dans tous les sens, bâtie sur des fragments et une superposition de continuités multiples.

6Parmi les articles essentiels, notons évidemment ceux sur les grands mouvements stylistiques, dont l’un des mérites évidents est qu’ils traitent de transdisciplinarité en tenant compte des moyens propres à la musique. Sur l’Impressionnisme, Dania Tchalick repère les similitudes des démarches musicales et picturales, l’abandon des lignes de contour, des perspectives centrales et des effets de clair-obscur à travers une remise en cause de la primauté de l’harmonie fonctionnelle et de la caractérisation thématique, omettant peut-être une part de la dimension temporelle contenue dans l’émergence ou le recouvrement progressif de certains motifs (La Cathédrale engloutie de Debussy…). Ayant dégagé de ces observations des « finalités différentes », elle rappelle judicieusement que de telles comparaisons renferment ambiguïtés et contradictions. Outre une excellente présentation du futurisme par Cédric Segond-Genovesi, on apprécie aussi l’introduction au surréalisme de Haydée Chabargi – « Peut-être est-ce cette conscience aiguë de ce qu’est l’art au monde, cet appel véhément à la vigilance qui constituent aujourd’hui pour nous l’héritage le plus précieux du surréalisme. » Celle de Christian Accaoui sur le symbolisme, même si, « issu en droite ligne du wagnérisme », Pelléas et Mélisande de Schönberg est une combinaison de formes autrement plus complexe qu’une suite linéaire et « traditionnelle » de quatre mouvements ; intimement liés entre eux, ses motifs tendent vers une fusion et une dislocation résonnant étrangement avec le théâtre d’ombres de Maeterlinck, et avec la volonté du dramaturge de pénétrer les mystères qui se cachent derrière les êtres et les choses ostensibles… La seule réserve que nous pourrions exprimer à l’encontre de ces Éléments concernerait donc leur caractère élémentaire, mais cela reviendrait évidemment à se méprendre sur la nature même du volume. Sur la série par exemple : « succession de douze notes du total chromatique dans un ordre déterminé […] » ou « méthode de composition avec douze sons […] » pour reprendre les termes de Schoenberg. Tantôt « ultra-thème », tantôt « suite de sons qui organise l’ensemble du dispositif des hauteurs d’une pièce », elle ne saurait être réduite à une formule aussi erronée qu’expéditive, prête à se généraliser à l’ensemble des paramètres. Mais où sont passées la « forma mentis » de Bruno Maderna, l’« opération sur un nombre d’objets limité » de Célestin Deliège, la « conception de l’univers musical » ou la « nouvelle esthétique » d’André Boucourechliev, selon lequel la série n’est plus une méthode de composition ? Que sont devenus les constats de Jean-Paul Sartre "Sur la musique moderne" : « Quelquefois, la critique aura du mal à l’y retrouver, mais [le sériel] y est. » Nous aurions envie de suivre l’évolution de la série dans les écrits de Pierre Boulez, depuis une lettre de 1951 à John Cage – « suite de n sons […] formant une série de n-1 intervalles… » – jusqu’à Penser la musique aujourd’hui – « germe d’une hiérarchisation fondée sur certaines propriétés psychophysiologiques acoustiques […]. » Ou balayer le problème d’un revers de main ou d’une boutade de l’auteur des Structures : « Qu’est-ce que la dodécaphonie ? Qu’est-ce que la série ? On vous l’explique à l’envi ; on donne des exemples ; on fait des rapprochements avec les définitions classiques du contrepoint. Et après ? Muni de cette fiche de police, on peut ajouter : signe particulier : néant… » ("Recherches maintenant", 1954). Prévenu, Christian Accaoui n’est pas rattrapé par cette fièvre de définitions. Il saisit la série par ce qu’elle implique plutôt que par ce qu’elle est d’un point de vue technique, repart sur les notions d’Abstraction formelle et de Cryptage afin de mettre à jour un peu des problèmes qu’elle soulève.

7Finalement, il n’est guère qu’un champ d’étude que les Éléments évitent. Discutable nous semble l’assertion selon laquelle, « quand elle est fonctionnelle, la musique joue un rôle » (p. 136). Comme si la fonction ne pouvait être en la musique elle-même. Ou la musique en la fonction. Si le Religieux et le Politique, de même que l’idée de Fonction ont leurs entrées, cinéma et scène en sont dépourvus. Malgré une référence à l’Abbé Dubos incitant à examiner la façon dont la musique peut émouvoir et, de fait, agir sur l’âme (Passions), nulle notice ne se risque dans les voies thérapeutiques ou psychanalytiques. Pour autant, Christian Accaoui ne craint pas de poser les questions essentielles qui, depuis l’Antiquité, animent invariablement la philosophie de l’art. Ses Éléments sont trop riches pour que nous puissions en regretter l’inévitable incomplétude. Si riches que nous attendons avec impatience que l’expérience se renouvelle. Lui-même semble l’espérer (p. 791). Avec une pensée émue pour Haydée Chabargi, trop tôt disparue et à laquelle l’ouvrage est dédié : le lecteur trouvera dans les Éléments d’esthétique musicale quelques-unes de ses dernières contributions, aussi belles que toutes les autres, si rares malheureusement…

Citation   

François Gildas Tual, «Éléments d’esthétique musicale : notions, formes et styles en musique», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Comptes-rendus de lecture, Numéros de la revue, Musique et Arts plastiques, mis à  jour le : 01/05/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=587.

Auteur   

François Gildas TualChristian Accaoui