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Ambiguïtés similaires : une étude parallèle des œuvres Atmosphères de György Ligeti et Black Painting no. 1 de Mark Rothko

Alexandre Siqueira De Freitas
septembre 2013

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.560

Résumés   

Résumé

Cet article présente une étude des œuvres Atmosphères (1961) de György Ligeti et Black Painting no. 1 (1964) de Mark Rothko. À partir de la perception des résonances communes entre la musique et le tableau, nous portons la réflexion sur les ressemblances possibles entre les pensées artistiques de ces deux créateurs. De l’instance réceptive nous allons vers la poïétique et, à partir d’une analyse concomitante des œuvres, nous souhaitons enrichir leurs compréhensions et leurs appréciations.

Abstract

This article presents a study of the works: Atmosphères (1961)by György Ligeti and Black Paintingno. 1 (1964) by Mark Rothko. From the conception of resonances applied to their music and painting, it discusses similarities concerning the artistic thoughts of these two creators. Starting from a perceptive instance this research pursues the poietic and, after a synchronic analysis of the works, we wish to enrich their understandings and fruition.

Index   

Texte intégral   

1. Art fractal

Les machinations de l’ambiguïté sont parmi les racines de la poésie. 1 

1Le scientifique Benoît Mandelbrot (1924-2010) était fasciné par la géométrie. Cependant, il était frustré par l’habitude de cette discipline de simplifier les formes des choses. Il désirait appréhender le monde avec ses imperfections, plutôt que de présenter des analogies grossières, comme par exemple, comprendre la lune comme une sphère ou encore, réduire une montagne à un cône. La géométrie devait saisir la réalité et sortir du monde platonique de formes parfaites et inexistantes. Mandelbrot a noté que les choses, dans ses finitudes apparentes, comportaient une infinitude. Motivé par une façon de mener la science qui n’est pas si éloignée de l’art, le scientifique a établi les bases de ce qu’il a appelé plus tard la « géométrie fractale ». Une fractale peut être décrite comme un graphique d’une fonction mathématique continue dans une zone finie. Benoît Mandelbrot, à travers une démonstration géométrique/mathématique, présentait des contours illimités à l’intérieur d’une surface de dimensions finies.

2Sans la cohérence ou la rigueur des mathématiques, mais avec la puissance d’une métaphore, ce principe fondamental de la géométrie fractale introduit cette recherche qui vise à tisser des liens entre une œuvre musicale et un tableau, soit Atmosphères (1961) de György Ligeti (1923-2003) et Black Painting no. 1 (1964) de Mark Rothko (1903-1970)2. Cette métaphore nous est venue grâce à notre ambigüe et paradoxale impression face à un continuum au sein de surfaces et de durées bien définies. L’infini et le fini semblent dialoguer sans cesse à l’intérieur de ces œuvres.3

3L’ambiguïté, nous le savons, est une force qui se retrouve dans une bonne partie des grandes œuvres d’art. Les œuvres étudiées dans cet article ne font pas l’exception. Cependant, ce qui nous intéresse n’est pas tout à fait l’ambiguïté explicite qui approche ces deux œuvres, mais plutôt les similitudes existantes dans les termes de cette ambiguïté. Face à la toile de Rothko et à la musique de Ligeti nous pouvons être surpris par une expérience à deux temps. Atmosphères et Black Painting no. 1 révèlent au premier abord un certain statisme : respectivement, une étrange masse sonore et un tissu monochromatique. Après quelques instants, dès que nous fixons notre attention, ce qui semblait statique se transforme et se met en mouvement, comme une matière gazeuse qui se dilate et se contracte.

4Appeler ces manifestations sonores et visuelles « matières gazeuses », même si cela peut sembler être une sorte de licence poétique, n’est sûrement pas gratuit ou purement spéculatif. Les artistes eux-mêmes ont révélé, dans leurs poïétiques, des stratégies qui nous incitent à percevoir les œuvres comme des gaz. Chez Ligeti, cela est déjà évident dans le titre, délibérément en langue française, qui comporte deux sens : une connotation plus directe, évoquant les couches atmosphériques, vagues et sans contour ; et une connotation plus abstraite, équivalente à « ambiance » ou « mood » en anglais. Selon les règles inscrites dans les premières pages de la partition, les musiciens ne doivent pas laisser le public percevoir les attaques des instruments. La musique s’initie avec un cluster de 59 notes en pianissimo dans un ambitus de cinq octaves et il n’est pas difficile de percevoir une matière sonore, dense et délicate à la fois, comme des vapeurs, des gaz ou des sortes de « nuages de sons »4. Un grand cluster peut être représenté comme un énorme bloc monolithique dense, lourd et, probablement, agressif. Cependant, si ce même bloc est joué avec légèreté, sans une métrique visible et sans une attaque directe, il finit par mettre l’accent sur son aspect « atmosphérique ».

5Concernant Rothko :

La palette noire de Rothko peut avoir exacerbé le sens de la difficulté à appréhender ses tableaux. Il a laissé ses spectateurs littéralement dans le noir, luttant pour voir les traits de son pinceau, son langage pictural faible, et pour faire la mise au point sur ses rectangles obscurs, flous. Pour quelques critiques, ce flou est associé à des qualités atmosphériques, et les rectangles sont souvent décrits comme des nuages vaporeux.5

6Le peintre, d’après Stéphanie Rosenthal6, avait l’intention de concevoir des toiles engageant le spectateur dans des gaz. La perception d’un effet « vaporeux » vient de la transparence (light-filled) que Rothko a utilisée depuis les années quarante jusqu’aux toiles sombres et monochromatiques de la fin de sa vie7. Comme Youssef Ishaghpour nous relate, Rothko avait tout un procédé de préparation de la toile et toute une technique pour nous laisser jouir de ses transparences8.

Appliquant des couches légères de couleur transparente, il amincissait la matière jusqu’à ce que les particules de pigments soient dissociées de la fine pellicule et adhèrent à la surface. Ainsi la lumière pouvait pénétrer la légère couche de peinture, frapper les particules de pigment et revenir inonder la surface qui irradiait de couleur. En variant les textures, les gradations tonales et la profondeur des couches, en expérimentant des degrés de transparence avec des mixtures d’huile, de tempéra à l’œuf et du diluant, Rothko portait ses couleurs au seuil de la désintégration pour créer leur luminosité9.

7Considérer la Black Painting de Rothko ou Atmosphères de Ligeti comme des matières gazeuses doit alors être plus qu’une simple et vague métaphore. Ces « gaz » visibles et audibles semblent statiques et tranquilles dans un premier contact, mais, dès que nous fixons l’attention, ils se dilatent et se contractent. C’était cette impression initiale similaire qui nous a fait entrevoir des résonances communes dans les travaux de Ligeti et Rothko. Une perpétuelle mobilité vient accompagner une stagnation quasi totale produite par l’effet gazeux des clusters de Ligeti.

[…] c’est une musique qui donne l’impression de s’écouler continûment, comme si elle n’avait ni début, ni fin. Ce que nous entendons est une portion de quelque chose qui a déjà commencé depuis toujours … Il y a très peu de césures ; la musique continue donc vraiment à couler. Sa caractérisation formelle est d’être statique : qu’une impression. À l’intérieur de cette stagnation, de cette statique, il y a des transformations progressives.10

8Dans la peinture, l’ambivalence mobilité/stagnation ainsi qu’une sorte de vibration continuelle dans son intérieur est également perçue. Rothko disait que pour retrouver ce qu’il voulait dire dans ses tableaux, il fallait saisir ce qui se situe entre l’expansion et la contraction qui animent ses surfaces11.

Comme le dit Rothko, ses tableaux se dilatent, s’ouvrent à tout l’espace et en toute direction [...] et en même temps c’est tout l’espace, de toute direction, qui se contracte et s’enferme en eux. Ce mouvement contraire il l’appelait, « le souffle » de ses tableaux. « Entre ces deux pôles, vous trouverez ce que je veux dire ».12

9Ces ambiguïtés, présentées sous l’égide du « fini-infini » de la géométrie fractale, produisentd’autres paradoxes, non pas moins intéressants. C’est le cas de la dialectique entre l'horizontalité et la verticalité des œuvres. Ligeti poursuit l’union de ces deux dimensions, verticale et horizontale, lorsqu’il souhaite présenter l’unité entre succession et simultanéité13. Cette façon spéciale de traiter ces deux instances, très perceptible dans Atmosphères, a été nommée par Francis Bayer « espace sonore unitaire », où l’horizontal tend à effacer le vertical14.

[...] je pense toujours en voix, en couches, et je construis mes espaces sonores comme des textures, comme les fils d’une toile d’araignée, la toile étant la totalité et le fil l'élément de base. […]. Si vous me demandez: ‘pourquoi le canon ?’, je vous répondrai : ‘pour l'unité horizontale/verticale'.15

10Concernant Rothko, c’est surtout à travers la sensation de suspension du rectangle dans le centre de la toile qu’il est possible de produire une double résonance verticale-horizontale. Due à la fragilité des lignes qui délimitent le bloc central, ce dernier se relie au fond avec simultanéité et successivité. La construction d’un espace unitaire, vertical et horizontal à la fois, vient probablement de la sensation d’expansion et rétraction dans toutes les directions produite par la Black Painting de Rothko.

2. Pour une nouvelle théâtralité

11Rothko et Ligeti recherchent consciemment une immédiateté dans la communication de leurs œuvres et proposent, ainsi, une nouvelle approche narrative. Les deux voulaient inclure, de la façon la plus directe possible, le spectateur au sein de la musique et de l’image. L’impression d’immédiateté de la pièce orchestrale de Ligeti, par exemple, reflète le désir du compositeur de voir ses œuvres appréhendées, non pas comme résultat d’une rationalisation temporelle, mais plutôt, comme une expérience corporelle directe16. La signification intrinsèque doit s’imposer avant n’importe quel procédé analytique de notre part.

Il s’agit donc de redécouvrir, aussi intacte que possible, cette réalité musicale première et immédiate, antérieure à toute mise en forme de type discursif, et de lui restituer tout son pouvoir expressif, généralement neutralisé et emprisonné par les règles d’une organisation artificielle d’origine culturelle.17

12Le « pouvoir de choc » de certaines œuvres de Ligeti, toujours d’après Bayer, peut être attribué à la propension des clusters de se révéler immédiatement à l’expérience perceptive18.

13Dans le cas de Mark Rothko, le désir d’obtenir un impact perceptif et une communication directe avec le spectateur fait également partie de ses préoccupations.

« Un tableau n’est pas la peinture d’une expérience, il est une expérience », a dit Rothko en 1959. […] Les tableaux de Rothko sont calculés pour avoir un intense impact perceptif, pour s’adresser ou confronter les spectateurs si clairement et immédiatement que possible, en engageant leurs émotions et en répondant, pour le moins, à leurs besoins non-matériels.19

14Les deux artistes désiraient donc s’approcher différemment de ces matériaux artistiques respectifs. Chez Rothko, un « nouveau monde » plastique devrait être poursuivi, comme l’artiste lui-même l’a affirmé plusieurs fois dans son livre La réalité de l’artiste20. Les effets d’expansion/rétraction et de l’unité entre horizontalité et verticalité, mentionnés plus haut, ont effacé toute sorte de narrativité explicitée et conventionnelle. La narrativité devient de ce fait un endroit où "l’histoire" se présente d’un coup, dans l’intersection simultanéité/succession. Dans le cas de Rothko, sa « nouvelle théâtralité » s’associait à sa rhétorique picturale et à sa façon de voir l’art comme reflet du tragique de la vie.

[...] la peinture de Rothko est rhétorique au sens où elle réarticule, dans l’abstraction, la recherche rhétorique (classique) de l’effet pathétique. [...] Chez lui, la théâtralité est indissociable d’une recherche rhétorique de l’effet.21

15Il est intéressant de remarquer que cette « nouvelle théâtralité » n’était pas nécessairement en accord avec le Zeitgest, "l’esprit du temps". Rothko et Ligeti ont toujours gardé une distance stratégique face aux mouvements et codes de leur époque. Malgré le fait d’avoir un très proche contact avec l’avant-garde européenne, surtout à Darmstadt, et avoir manifesté une grande sympathie pour le mouvement Fluxus, Ligeti est resté ouvert aux musiques et aux influences artistiques qui venaient de toute part du monde. Non seulement dans Atmosphères, mais aussi dans la totalité de son œuvre, le compositeur n'a pas adhéré à des systèmes qui semblent fermés – comme le sérialisme intégral de la fin des années cinquante et du début des années soixante – ou ouverts – comme la délivrance au hasard, dans les pas de John Cage. Rothko, pour sa part, refusait son inclusion par les critiques dans le groupe des abstractionnistes de l’École de New York et n’a jamais adhéré à des systèmes nettement définis et établis, tels que la peinture gestuelle, par exemple. Cette « nouvelle théâtralité » se configure également dans l’ambiguïté, citée plus haut, du statique – une surface noire immobile et une musique sans début ou fin – et d’une mobilité discrète, mais impérieuse, qui s’établit au fur et à mesure. Atmosphères est une œuvre pleine de transformations de timbres dans son tissu sonore. Dans la dialectique du continu et du discontinu s’impose une vibration interne constante dans laquelle mobilité et stagnation oscillent perpétuellement.

Ligeti s’installe dès le départ dans le monde du continu, et c’est au sein de cette continuité originelle que vont apparaître peu à peu quantité de petits événements sonores infinitésimaux fort divers qui vont instaurer une microdiscontinuité à l’intérieur même de la continuité d’ensemble de la trame symphonique.22

16Curieusement, cette musique est nommée « statique »23. Dans Black Panting no 1, la sensation d’être face au statique est perturbée par les contours nets et imparfaits du rectangle central, ainsi que par les traces du pinceau dans diverses directions, surtout dans la partie inférieure de la toile.

Les rectangles non rectangulaires de Rothko jouent, théâtralement, le rôle des figures par rapport au fond sur lequel ils surgissent ; mais ce sont aussi des lieux, vibrants d’une présence absente, virtuelle24.

17La théâtralité mentionnée par Daniel Arasse ne se manifeste cependant pas dans une linéarité narrative, mais plutôt comme un effet général et spectaculaire nommé par Rothko « drame humain » dans ses écrits.

18À travers différentes stratégies, les deux artistes présentent (ou imposent) une « nouvelle théâtralité », c’est-à-dire une nouvelle, et nous croyons, similaire façon de s’adresser aux spectateurs, en les incluant immédiatement au sein de leurs poétiques.

3. « Préserver » et « démolir »

19Chaque artiste a une façon particulière de se rapporter au passé et aux systèmes artistiques de leur époque. Nous observons une similarité dans ces rapports avec l’histoire, entre le musicien et le peintre étudiés dans ce texte.
Joseph Delaplace, pour illustrer le rapport que Ligeti entretenait avec le passé, présente le compositeur hongrois à la fois comme une Vestale, vierge qui gardait le feu sacré au Forum romain, et un voleur de ce même feu. Il protégeait et violait à la fois25.
Une manière bien particulière d’articuler le passé et le présent est notée chez Ligeti lorsqu’il s’approprie, par exemple, celle qui est peut-être la plus traditionnelle des structurations musicales : le contrepoint. Dans Atmosphères, ainsi que dans d’autres œuvres ultérieures (comme Lux Æterna, 1966), Ligeti se sert du langage canonique. Sa solide formation musicale en Hongrie unie à l’admiration qu’il entretient pour Johannes Ockeghem, compositeur flamand du xve siècle, lui fait explorer, ou plutôt extrapoler les limites de la polyphonie26. Dans Atmosphères, Ligeti surcharge d’une telle manière le langage polyphonique que celui-ci finit par être indéchiffrable à l’audition. L’émulation de modèles du passé est portée à son paroxysme. Ligeti travaille avec la saturation des voix, jusqu’à la superposition canonique de 48 instruments, comme il est possible de voir partiellement dans l’exemple ci-dessous (mesure 44, lettre H, 14 premiers violons) :

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Illustration 1 : mesure 44, lettre H

[…] j’ai utilisé de nombreuses fois le canon, je l’ai nommé canon "sursaturé", car il a tellement de voix, il est tellement dense, que l’on n’entend pas la polyphonie, mais un bloc sonore avec des mouvements intérieurs. J’ai beaucoup utilisé cette technique, même dans des œuvres assez récentes.27

20L’analogie de Delaplace prend tout son sens lorsqu’on entend Atmosphères avec la partition sous les yeux. Ligeti potentialise la tension présent-passé dans la mesure où il est à la fois fidèle à une technique ancienne et la trahit d’une manière fatale, lorsqu’il la mène à son paroxysme.

C’est au prix de l’abandon de l’élément épique de l’histoire qu’il est possible d’envisager une rencontre présent-passé digne à chaque fois d’être renouvelée, qui soit toujours une expérience particulière, qui éclaire les points saillants de l’histoire au lieu d’en présenter une image éternelle, lissée par la dictature des enchaînements d’ordre causal. L’inquiétude est aussi celle, légitime, de se laisser absorber par l’héritage, de se noyer dans le bain culturel dont le compositeur doit à la fois tenir compte et faire abstraction.28

21Comme Ligeti, Mark Rothko semble également être un artiste qui « protège et vole » le feu sacré. Le peintre russo-américain entretient aussi une forte relation avec un art visuel d’une structure très solide : celui de la Renaissance. Dans son livre La Réalité de l’artiste, le peintre révèle qu’il ne prétend pas du tout se libérer du passé, mais plutôt l’évaluer de la meilleure manière possible, le réorienter dans des nouvelles directions et créer ainsi ce qu’il a appelé des « nouveaux mondes plastiques »29. Dans sa période dite classique, qui commence dans les années quarante, Rothko s’approprie des œuvres figuratives du passé et les transforme à travers des analogies structurelles en préservant certains codes préexistants. Rothko construit son œuvre à partir de deux voies complémentaires : un sens intuitif de la distribution des valeurs dans l’espace et un attachement aux proportions exactes30. Derrière des toiles censées être non figuratives, il y a des émulations et des analogies avec des modèles vieux de 500 ans. C’est le cas, par exemple, de la toile Number 18 de 1948, et son modèle L’adoration des mages de Quentin Massys (1526).

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Illustration 2 : Mark Rothko. Number 18, 1948. Huile sur toile, 170,18 x 42,24 m – Collection du Vassar College Art Gallery, Poughkeepsie31

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Illustration 3 : Quentin Massys. Adoration des mages, 1526, Tempera et huile sur bois, 103 x 80 cm – The Metropolitam Museum of Art, New York32

22Les structures « classiques » persévèrent de façon consciente et intentionnelle dans l’œuvre de Rothko, mais elles se révèlent seulement si nous nous approchons de ses pensées et de sa poétique. Black Paiting no 1 ne nous renvoie pas directement à un modèle précis d’émulation, néanmoins, dans la cohérence de son trajet artistique, il est fort probable que les forces ou les réflexions sur l’espace à partir de modèles anciens demeurent aussi présentes dans l’œuvre. De cette façon particulière de maintenir vivants les langages ou les contenus artistiques du passé, les deux artistes nous présentent ce que nous comprenons comme des « ambiguïtés similaires » dans cet article.

4. Œuvres multisensorielles

23Les deux créateurs ont également en commun le désir d’instaurer une nouvelle posture perceptive. Comme le remarque Yara Caznok, le compositeur souhaite convoquer des sensations globales de notre corps pour nous faire assimiler les textures et les densités des masses sonores qu’il a créées33. Ligeti comprend l’aspect psycho-émotionnel comme étant un système hybride et synesthésique et, par conséquent, il désire inciter chez l’auditeur une sensation à la fois d’organicité et de conscience multisensorielle34. Au-delà d’une pensée plus large sur l’intégration des sens, le musicien, dans ses écrits et entretiens, démontre sa vaste culture visuelle et son intérêt pour divers artistes plasticiens en particulier. Son intérêt pour les arts va plus loin qu’un sens de complémentarité et s’installe sur des plans techniques35.
De la part de Rothko, il y avait également un intérêt pour l’art des sons et, d’après son livre La réalité de l’artiste, il était au courant des expérimentations musicales et visuelles des années quarante. À cette époque la musique envisage de s’approprier, de manière plus effective, l’espace, à travers de larges harmonies verticales, tandis que la peinture vise à produire des sensations temporelles, par l’imposition des intervalles rythmiques dans les surfaces36. D’après Youssef Ishaghpour, Rothko jouait de la mandoline et du piano, et il a souhaité, un jour, devenir musicien professionnel37.
Pour le peintre et pour le musicien, les deux formes d’expression artistique, musique et peinture, étaient liées par une large compréhension de la notion de mouvement et, également, par l’expérience kinesthésique, autant dans la production que dans la réception de l’œuvre d’art.
Dans l’univers de Rothko, la dimension kinesthésique se lie sûrement à sa compréhension de « plasticité », car le mot « plastique » est compris par lui dans son étymologie, comme porteur d’un sens de malléabilité et mobilité38. La plasticité serait donc intimement liée à la notion de mouvement, mais aussi à la dimension tactile. Rothko a même considéré que son but principal serait de réveiller le sens tactile et donner l’illusion de sensations musculaires diverses chez le spectateur39. Le peintre se situe ainsi parmi les artistes qui recherchent et croient à une totalité perceptive.
Chez Ligeti, d’une part, la tactilité passe par le biais du geste du musicien. La succession des notes dans ses figures mélodiques n’est pas seulement entendue, mais également perçue par l’interprète comme un modelage tactile, produisant un certain plaisir musculaire. Le concept de technique instrumentale de Ligeti est donc une sorte de conciliation entre jouissance kinesthésique et sonore des mouvements dans l’instrument40. D’autre part, c’est l’auditeur qui vit une expérience kinesthésique, d’une façon moins directe que l’interprète, mais toute aussi importante, comme l’a noté Bayer :

[…] il y a là une sorte d’expérience synesthésique originale où le sonore se mêle intimement non seulement au visuel [...], mais aussi et peut-être surtout au kinesthésique qui semble jouer ici un rôle de tout premier plan. En effet, lorsque nous parlons de l’épaisseur d’un bloc sonore, il s’agit là d’une sensation essentiellement kinesthésique dont la perception d’un cluster nous fournit une sorte d’équivalent sonore ; de même, l’épaississement et le rétrécissement progressifs des clusters font naître, chez l’auditeur, une impression manifeste de mobilité kinesthésique. La perception des clusters, des glissandi, des nuages de sons, ainsi que des mouvements qui leur sont liés, est donc une perception qui, au-delà de sa dimension strictement auditive, sollicite une attention et une participation actives de tout notre corps; on peut donc parler, à ce sujet, d’un ancrage corporel de ces structures figurales élémentaires de type continu dans les profondeurs de notre « sentir originaire ». C’est peut-être ce qui explique que leurs significations, qui sont d’ordre essentiellement qualitatif, soient saisies d’emblée par la perception, sans que nous ayons besoin de recourir à une quelconque médiation, de quelque type que ce soit.41

24Le mouvement peut apparaître encore comme terme commun d’une autre analogie : celle entre couleur et timbre musical. L’expansion et la rétraction ainsi qu’un certain va-et-vient de formes et de sons habitent indubitablement les poétiques de Black Painting no. 1 et Atmosphères. À travers une technique nommée Bewegunsfarbe (couleur du mouvement), le musicien crée un lien particulier entre rythme et timbre, en se basant dans ses études sur la superposition des lignes mélodiques et les illusions acoustiques. Chez Rothko, d’après Arasse, ce sont les couleurs qui produisent le mouvement et une nouvelle théâtralité dans ses tableaux42. Les timbres, ainsi que les couleurs, sont alors les responsables de l’effet d’expansion et rétraction du tableau et de la musique des deux artistes, fréquemment mentionné par les commentateurs des œuvres.
Mark Rothko et György Ligeti sont tous les deux conscients des différentes manières par lesquelles les sons et les couleurs arrivent chez le spectateur. Cependant, ils visent une perception globale et synthétique, où les organes des sens sont seulement des voies pour y accéder. Même s’ils partent de fondements très distincts, les deux créateurs convergent vers une cause similaire : celle de nous inviter à percevoir les œuvres au-delà de ses adresses perceptives habituelles.

5. Ambiguïtés similaires

25Nous sommes partis d’une intuition de ressemblance entre Black Painting no. 1 et Atmosphères – ressentie comme un effet de « mobilité statique » ou « fini-infini » – pour aller à la recherche de l’origine de cette perception, soit la poïétique des œuvres. À partir de cette ambigüité plus générale, introduite par une allusion à la géométrie fractale, nous avons retrouvé des similarités entre les deux œuvres et les pensées de ces deux artistes, au-delà de l’esprit du temps ou des simples analogies. Une « nouvelle théâtralité » – une manière particulière de s’adresser aux observateurs/auditeurs – à la fois directe, rapide, étendue et lente, est proposée par les deux artistes et se révèle dans leurs écrits et dans ceux des commentateurs. D’autres similarités sont également visibles/audibles dans le curieux rapport que le compositeur et le peintre entretenaient avec l’histoire : le passé – représenté par la Renaissance et la façon de penser la distribution des poids dans l’espace ainsi que la polyphonie musicale – est à la fois très présent et complètement effacé, élevé à son paroxysme. Les deux artistes coïncident aussi dans leur façon de concevoir les sens, non pas réduits aux spécificités des organes, mais pris dans leur totalité perceptive et en étroit rapport avec l’aspect kinesthésique.
Si d’une part, nous avons retrouvé des similarités poïétiques et des ambigüités analogues, nous avons d’autre part, construit des liens virtuels entre deux créateurs. Nous espérons ainsi, qu’à partir de ce contact entre des œuvres issues de différents arts, nous pourrons renouveler des regards et des expériences esthétiques.

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Illustration 4 : Mark Rothko, Black Painting no. 1, 1964, huile sur toile, 105 x 80 cm43

26*

Notes   

1  « The machinations of ambiguity are among the very roots of poetry », William Epson, Seven types of ambiguity, New York, New Directions, 1966, p. 3.

2  La toile de Rothko est reproduite à la fin de l’article.

3  Cette analogie avec la géométrie fractale a été suggérée par György Ligeti dans son livre Neuf essais sur la musique, Genève, Contrechamps, 2001, p. 21.

4  Ce terme a été aussi utilisé par Xenakis pour caractériser un type particulier de cluster distribué dans le temps, d’après Francis Bayer, De Schoenberg à Cage : essai sur la notion d’espace sonore dans la musique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1987, p. 131.

5  Anna C. Chave, Rothko : Subjects in abstraction, NewHaven, Yale University Press, 1989, p. 184. Version originale en langue anglaise : « Rothko’s dark palette may have exacerbated the viewers’ sense of the difficulty apprehending his pictures. He left viewers increasingly, literally, in the dark, struggling to read the traces of his brush, his faint painterly language, and to bring his murky, blurry rectangles into focus. In some critics' eyes, this blurriness is associated with atmosphericqualities, and the rectangles are often described as vaporous clouds. »

6  Stephanie Rosenthal (Org.), Black Paintings : Robert Rauchenberg, Ad Reinhardt, Mark Rothko, Frank Stella, Catalogue d’exposition, Haus der Kunst. Munique, [s.d.], 2007, p. 60.

7  Ibid., p. 56.

8  Youssef Ishaghpour, Rothko, une absence d’image : lumière de la couleur. Tours : Éditions Léo Scheer, 2003, p. 3.

9  Ibid., p. 10-11.

10  Ligeti apud Michail Embeoglou, Atmosphères pour grand orchestre de György Ligeti : étude analytique et critique, Mémoire de Maîtrise, Musique et Musicologie, sous la direction de Manfred Kelkel, université Paris-Sorbonne, 1992, p. 29.

11  Daniel Arasse, Anachroniques, Paris, Gallimard, 2006, p. 84.

12  Youssef Ishaghpour, op. cit., p. 20.

13  D’après Yara Borges Caznok, Música : Entre o audível e o visível,São Paulo, Editora Unesp, 2007, p. 155.

14  Francis Bayer, op. cit., 1987, p. 13.

15  György Ligeti apud Pierre Michel, György Ligeti, Paris, Minerve, 1995, p. 72.

16  Yara Borges Caznok, op. cit., p. 180.

17  Francis Bayer, op. cit., p. 129-130.

18 Ibid., p. 141.

19  Anna Chave, op. cit., p. 172. Version originelle en langue anglaise : "A painting is not a picture of an experience ; it is an experience’, said Rothko in 1959. […]. Rothko’s pictures were calculated to have an intense perceptual impact, to address or confront viewers as clearly and immediately as possible, engaging their emotions and responding, at the least, to their nonmaterial needs."

20  Paris, Flammarion, 2004.

21  Arasse, op. cit., p. 89.

22  Francis Bayer, op. cit., p. 137.

23  Dans Atmosphères, il n’existe qu’un vrai "coup" contre la continuité. Lorsque quatre piccolos atteignent des notes très aigües, ils sont surpris par un petit, mais violent, cluster aux contrebasses à la mesure 40 (lettre G).

24  Daniel Arasse, op. cit., p. 90.

25  Joseph Delaplace, György Ligeti : un essai d’analyse et d’esthétique musicales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 206.

26  Pierre Michel, op. cit., p. 171.

27  György Ligeti apud Pierre Michel, ibid., p. 171.

28  Joseph Delaplace, op. cit., p. 21.

29  Mark Rothko, op. cit., p. 77.

30  Olivier Wick (dir.), Rothko, Milano, Skira, 2008, p. 8.

31  Anna Chave, op. cit., p. 195.

32  http://www.metmuseum.org/search-results?ft=quentim+massys&x=0&y=0, consulté le 06/11/2012.

33  Yara Borges Caznok, op. cit., p. 137.

34  Ibid., p. 136.

35  « La peinture en premier lieu a fortement influencé sa démarche créatrice. Il se réfère entre autres à Van Gogh, Magritte, Escher, Mondrian, Paul Klee, Steinberg, Peter Blake, Roland Topor. » (Pierre Michel, op. cit., p. 143).

36  Mark Rothko, op. cit., p. 91.

37  Yossef Ishaghpour, op. cit., p. 15.

38  Rothko, op. cit., p. 83.

39 Idem.

40  Yara Caznok cite les études pour piano comme le sommet de la prise de position de Ligeti pour la tactilité (op. cit., p. 187).

41  Bayer, op. cit., p. 130-131.

42  Arasse, op. cit., p. 92.

43  Kunstmuseum Basel, disponible dans http://www.tate.org.uk/whats-on/exhibition/rothko/room-guide/room-6-black-form-paintingsaccédé le 1er novembre 2012. Toutes les reproductions des œuvres d’art sont, évidemment, des copies imparfaites d’un modèle. Cette remarque est particulièrement vraie pour Rothko, car tous les effets d’incidence lumineuse prévus par le peintre sont presque entièrement anéantis dans l’image reproduite.

Citation   

Alexandre Siqueira De Freitas, «Ambiguïtés similaires : une étude parallèle des œuvres Atmosphères de György Ligeti et Black Painting no. 1 de Mark Rothko», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Musique et Arts plastiques, Numéros de la revue, mis à  jour le : 30/09/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=560.

Auteur   

Alexandre Siqueira De Freitas