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Chroniques la création mexicaine des pièces mixtes de 1980 à nos jours

Gonzalo Macías
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.389

Résumés   

Résumé

« À la fin des années 1970, certains compositeurs mexicains comme Manuel Enríquez, Mario Lavista, Federico Ibarra et Francisco Nuñez, qui avaient déjà une production musicale importante et une influence considérable sur les jeunes compositeurs, prennent une nouvelle direction dans la création musicale. Dans leur travail, un rejet des esthétiques d’avant-garde, de l’écriture sérielle et de la présence du hasard, ouvre un nouveau chemin de production musicale. Leurs élèves vont refléter, évidemment, ce caractère éclectique qui accepte en même temps, des éléments romantiques, expressionnistes ou minimalistes. Il s’agit d’un groupe qui, selon Moreno Rivas Yolanda, appartient au postmodernisme.
Cette dévalorisation de l’avant-garde, coïncide avec une intensification des expériences multimédias, qui se réalisent avec ou sans le soutien de l’état. L’activité est telle que l’on pourrait penser, comme Manuel Rocha, que la « véritable émergence de la musique électroacoustique au Mexique, se produit pendant les années 1980, et elle a lieu, la plupart du temps, en dehors des institutions culturelles de l’état. Cette émergence se manifeste à travers la production d’Antonio Russek, Vicente Rojo, Arturo Márquez et Roberto Morales, et par l’organisation de concerts interdisciplinaires (tels qu’Atentamente a la dirección, Música de Cámara, El Alacrán del Cántaro, etc.) »

Abstract

At the end of the seventies, certain Mexican composers, like Manuel Enríquez, Mario Lavista, Federico Ibarra and Francisco Nuñez, who had already produced substantial musical works and had considerable influence on young composers, take a new direction in musical creation. In their work, the rejection of avant-garde aesthetics, serial composition and the use of chance open a new path for musical production. Obviously, their students also reflect this eclectic character, which, at the same time, accepts elements that are romantic, expressionist, or minimalist. According to Moreno Rivas Yolanda, this is a post-modern group. The devaluation of the avant-garde coincides with the intensification of multimedia experiences taking place with or without state support. The activity is such that one could think, like Manuel Rocha, that the “veritable emergence of electroacoustic music in Mexico occurs in the eighties, most of the time outside of state supported cultural institutions.” This emergence is tangible in the works of Antonio Russek, Vicente Rojo, Arturo Márquez, and Roberto Morales, and in the organisation of interdisciplinary concerts (such as Atentamente a la dirección, Música de Cámara, El Alacrán del Cántaro, etc.).

Index   

Texte intégral   

1À la fin des années 1970, certains compositeurs mexicains comme Manuel Enríquez, Mario Lavista, Federico Ibarra et Francisco Nuñez, qui avaient déjà une production musicale importante et une influence considérable sur les jeunes compositeurs, prennent une nouvelle direction dans la création musicale. Dans leur travail, un rejet des esthétiques d’avant-garde, de l’écriture sérielle et de la présence du hasard, ouvre un nouveau chemin de production musicale. Leurs élèves vont refléter, évidemment, ce caractère éclectique qui accepte en même temps, des éléments romantiques, expressionnistes ou minimalistes. Il s’agit d’un groupe qui, selon Moreno1, appartient au postmodernisme.

2Cette dévalorisation de l’avant-garde, coïncide avec une intensification des expériences multimédias, qui se réalisent avec ou sans le soutien de l’État. L’activité est telle que l’on pourrait penser, comme Manuel Rocha, que la « véritable émergence de la musique électroacoustique au Mexique, se produit pendant les années 1980, et elle a lieu, la plupart du temps, en dehors des institutions culturelles de l’état. Cette émergence se manifeste à travers la production d’Antonio Russek, Vicente Rojo, Arturo Márquez et Roberto Morales, et par l’organisation de concerts interdisciplinaires (tels qu’Atentamente a la dirección, Música de Cámara, El Alacrán del Cántaro, etc.). D’autre part, Russek crée le Centre indépendant de Recherche Musicale et Multimédia (CIIM), laboratoire qui deviendra le cadre des cours de composition et le lieu de création des pièces d’Eduardo Soto Millán et Semir Menaceri, entre autres. »2

3Antonio Russek, l’un des compositeurs les plus importants de musique électroacoustique au Mexique, décrit l’un des premiers buts du Centre Indépendant de Recherche Musicale et Multimédia comme suit :

Le CIIM a réunit dès 1980 des gens de musique, du théâtre, de la danse et plus tard, des gens de la vidéo, qui ont réalisé plusieurs projets. L’un des participants les plus actifs a été le photographe espagnol Ángel Cosmos. En partie, grâce à lui, une collection d’enregistrements a vu le jour : La Colección Hispanomexicana de Música Contemporánea, en huit volumes.3

4Russek, qui organise des concerts de musique électroacoustique, sera responsable des premières expositions sonores interactives, et aussi de l’invention de plusieurs synthétiseurs :

Le centre a également organisé plusieurs événements multidisciplinaires parmi lesquels il faut en mentionner deux : El ámbito sonoro, et Espacios y sucesos. Le premier, a eu lieu au Musée d’Art Moderne de Mexico. Il s’agissait d’un cycle de concerts, une exposition d’instruments électroniques (où il y avait des dispositifs interactifs qui permettaient aux visiteurs d’obtenir et de manipuler des sons) et une exposition graphique concentrée également autour des instruments. Parmi eux, on avait inclus les synthétiseurs que j’ai inventés. Espacios y sucesos a été consacré au travail fait par le compositeur Vicente Rojo et moi. Cet événement s’est effectué à la Casa del Lago où on avait installé un échafaudage, comportant des objets sonores divers, de la ferraille et un système de microphones. On a également organisé des concerts ouverts, où les gens pouvaient participer, en frappant des objets qui étaient placés dans la salle, produisant des sons traités et amplifiés en temps réel. Tout cela devenait une énorme caisse de résonances, d’autant plus que la réverbération de la superficie du lac produisait toute une série de phénomènes de réflexion sonore.4

5Parallèlement aux activités du CIIM, d’autres événements vont toucher la production électroacoustique au Mexique de 1980 jusqu’à nos jours. Francisco Núñez fonde un petit studio analogique à l’Ecole Supérieure de Musique en 1980, qui sera “informatisé” à partir de 1986, avec la participation de Roberto Morales. En 1990, Xenakis présente le système UPIC, dans le cadre des conférences organisées par Julio Estrada soutenues par l’UNAM. En 1992, le Festival Internacional la Computadora en la Música est sponsorisé par le Centre Indépendant de Recherche Musicale et Multimédia, l’Institut National de Beaux-Arts, l’École Supérieure de Musique et le Bureau d’Éducation Publique.5

6En 1998, l’IRCAM visite le Centre National des Arts : des cours et des concerts sont organisés et ils auront une résonance pour un nombre important de compositeurs mexicains. Dans le même centre, en 1999, Javier Álvarez donne un cours de musique électroacoustique qui sera reconduit un an plus tard. Finalement, le studio de musique électronique de l’École Nationale de Musique, actuellement le plus important au Mexique, est fondé par Pablo Silva, en 2000.

7La pratique instrumentale des compositeurs va refléter les expériences électroacoustiques plus fréquemment à partir des années 1980. Mentionnons, des pièces telles que le Concierto (1980), pour piano préparé et orchestre de Federico Ibarra, Ishini’ioni (1984-1990) pour quatuor à cordes de Julio Estrada et Mictlán Tlatelolco (1986) de Manuel de Elías. Dans le travail de ce dernier compositeur, les mathématiques auront aussi une fonction importante :

Le résultat, en ce qui concerne le timbre, de la musique que j’ai composée à partir d’un moment donnée jusqu’à aujourd’hui, témoigne du fait d’être passé par l’expérience de l’autre nature. Música a siete (1997) montre une écriture surtout marquée par la présence des mathématiques. Par ailleurs, l’influence de la technologie est plus évidente dans mes pièces pour orchestre, tels que Mictlán Tlatelolco (1986), où le travail sur le timbre constitue une réponse à mon expérience électroacoustique.6

8De son coté, Estrada conçoit une notion (macro-timbre) qui lui permet de transcrire une pièce pour bande seule (eua’on, 1980) en une pièce instrumentale (eua’on’ome, 1994, pour orchestre) : « Le macro-timbre est intégré par une série de composantes qui, en plus de la hauteur, l’intensité, la couleur, la durée, l’accentuation de l’attaque et le vibrato, comprend la pression exercée sur le son au moment de son émission. Cet aspect permet d’obtenir, quand la pression est intense, des bruits assez complexes sur les cordes ou les percussions – sortes de grincements –, tandis que pour tous les vents elle est la base des multiphoniques [des sons multiples]… »7

9Cette constatation des influences de la pratique électroacoustique mexicaine sur la composition instrumentale, peut déboucher sur une étude des raisons et des préoccupations compositionnelles associées à la création de la musique mixte. Ainsi, nous pourrions arriver progressivement à l’explication de l’esthétique mexicaine « mixte ».

10Mais le sujet peut aussi s’avérer trop compliqué étant donné la difficulté d’accès aux documents sonores. Ajoutons que la proximité historique avec le travail des compositeurs fait à partir de 1980, se traduit chez nous par un manque de recul, ce qui, d’ailleurs, est souvent le cas de l’analyse d’une musique composée récemment.

11À la place, nous avons choisi une tâche moins difficile et probablement plus riche. À partir d’entretiens réalisés avec plusieurs compositeurs mexicains et d’une audition commentée de plusieurs pièces, nous pourrons élaborer une chronique de la création mexicaine de pièces mixtes. Ainsi, au lieu de chercher à décrire et à situer les pensées des compositeurs dans un cadre préétabli, l’audition de leur musique a suggéré des idées qui ultérieurement ont été enrichies ou confrontées avec les entretiens. À la fin, nous avons essayé de construire une vue panoramique, constituée par une synthèse des principaux sujets esthétiques abordés dans les pièces en question.8

12Ce travail d’audition a été possible grâce au CENIDIM et à Mario Godínez, qui est responsable des enregistrements de musique mexicaine, dans ce centre. De plus nous avons travaillé avec des enregistrements fournis par plusieurs compositeurs et avec des enregistrements du Deuxième Festival de Musique Électroacoustique et Instrumentale de l’Université d’Autonome de Puebla, (organisé par nous-mêmes en novembre de 2003), qui se trouvent actuellement dans la phonothèque de l’École des Arts de la même université.

Les auditions

13Summermood (1981), pour flûte basse et transformation électronique (11’18’’), d’Antonio Russek (1954).9

14Fondée sur des objets sonores “à processus”, la construction de cette pièce produit un discours continu qui éventuellement subit des transformations contrastantes. Au niveau du timbre, il y a un jeu avec les ressources de la flûte qui deviendront typiques des pièces dès 1980 : l’utilisation de la voix, des sons multiples, de tongue ram, des bruits produits par les clés de la flûte, du flaterzzungen, etc. Le rôle de l’électronique, discret au début, participe progressivement à la transformation des sons, de telle manière que la sonorité de la pièce devient petit à petit plus “électronique”. Autrement dit, l’intégration des sons apparaît ici, par dosage progressif des transformations électroniques qui touchent de plus en plus les sons instrumentaux. Aussi, puisque le matériau instrumental est caractérisé par des modes de jeu “bruiteux”, l’action de l’électronique se marie plus facilement avec lui.

15Russek lui-même établit une lignée, qui nous semble correspondre à Summermood :

Chacune de mes pièces a eu un but et une méthode de recherche particulière, mais toujours dans l’idée d’exploration et d’émancipation. Même si l’on est toujours influencé par une pensée esthétique, le plus grand stimulus reste la création avec un sentiment de liberté. Tout l’enrichissement produit par la première musique électronique, par ce qui s’est passé à l’Université de Columbia ou à Standford et par les premières choses faites à l’IRCAM a été consciemment mis en pratique dans une certaine mesure, dans mon travail créatif. Il s’agit d’une sorte d’amour inconditionnel de l’utilisation de la technologie.10

16El espíritu de la tierra (1984), pour marimba, orchestre et bande magnétique (25’), de Federico Álvarez del Toro (1953).11

17L’attirance pour la technologie ressentie par Russek est consciemment ignorée ici. Elève de Leo Brower, Francisco Savín, Rodolfo Halffter et Eduardo Mata, Álvarez va prôner une sorte de « nationalisme cosmique, éloigné des influences européennes ou américaines pour retrouver la “force de la terre” des civilisations méso-américaines et le “sens” magique de notre réalité. »12

18Indépendamment de ses intentions extra-musicales, à l’audition de cette pièce, nous trouvons une force dramatique inhabituelle dans la musique mexicaine, qui reflète très probablement une dette envers Carlos Chávez. Un enregistrement des voix et des chants des indiens Lacandon est accompagné par l’orchestre. Le sens rituel des voix constitue, d’après nous, le point de contact avec la musique pour l’orchestre, dont l’évolution lente, à répétitions, produit un caractère rituel aussi.

19Silencio de espejos (1986), pour flûte amplifiée et transformée électroniquement (10’07’’), d’Eduardo Soto Millán (1956).13

20Elève de Julio Estrada, Ramón Barce, Rodolfo Halffter et Jean Etienne Marie, Soto Millán compose cette pièce, d’inspiration minimaliste mais esthétiquement différente des pièces répétitives américaines. Des transformations très fines, presque microscopiques, (contrairement aux transformations de la musique de Riley ou de Glass, qui agissent rarement sur une échelle si fragile pour la perception), sont à la base de son discours.14 La fin du parcours tracé par ces transformations sera souvent un retour, c’est-à-dire une liaison avec un élément déjà entendu. Ainsi, le renouvellement supposé par ce parcours est intégré au passé de la pièce de telle façon que les éléments nouveaux deviennent pertinents parce qu’ils se “réfèrent” au passé de la pièce. De son coté, l’électronique agit ponctuellement, pour transformer, colorer, donner un espace aux sons de la flûte, collaborant aussi dans le jeu des modifications délicates, suivi par l’écriture instrumentale.

21Música para guitarra acústica, guitarra eléctrica y cinta (1990), (8’) d’Hebert Vázquez (1963).15

22D’origine uruguayenne, ce compositeur (qui a étudié avec Mario Lavista, José Suárez, Leonardo Ballada, Lukas Foss et Reza Vali), élabore dans cette pièce, un processus structurel transparent : la musique nous donne à entendre un solo de guitare acoustique au début, puis présente un écartement graduel du registre ; plus loin, une densification aboutit à une texture à deux strates (évoquant de loin le contrepoint “virtuel” de J. S. Bach)16 ; cette texture “chargée” rend pertinent l’introduction de la guitare électronique simultanément avec la bande magnétique ; à partir de ce fragment, il y a une exploration des rapports avec le “tutti”, (guitare sèche, guitare électrique et bande magnétique). Finalement, cette texture évolue vers la musique du début, sorte de « voyage de retour » à la guitare sèche.

23Nous trouvons ici, un exemple de discours propre à Vázquez (observé dans d’autres pièces de lui) : arpèges qui explorent le matériau, en explorant en même temps le registre de l’instrument, les sonorités et les rapports entre ces sonorités. Ses personnages montrent une évolution logique, consistant parfois en un type de variation qui n’est jamais évidente. L’utilisation de l’électronique, qui “joue” ici le matériau instrumental, continue l’idée d’exploration de sonorités, sauf qu’ici, elle le fait par accumulation. L’établissement des rapports rythmiques et d’intervalles produits entre les guitares et la bande cède la place, à un moment donné, à une construction de timbre, où la perception du tout prend le dessus sur la perception des parties qui le composent.

24Things like that happen (1994), pour violoncelle et bande magnétique, (13’19’’), de Gabriela Ortiz (1964).17

25Élève de Mario Lavista, Federico Ibarra et Robert Saxton, cette compositrice propose ici, un parcours à partir d’un son. Un peu à la façon de la Sequenza VII de Berio pour hautbois, le violoncelle expose un “motif pôle”, c’est à dire, une mélodie construite sur un son qui sera le point de départ et d’arrivée des “explorations” mélodiques : des dessins assez simples et parfois plus accidentés partent de ce son pour revenir à lui.

26Le même principe de note pôle sera plus tard, appliqué à un fragment construit avec des harmoniques. Là, l’exploration des différents parcours mélodiques mute en recherche des rapports entre l’instrument et bande magnétique.

27Il y a les points de contact suivants entre les deux sources sonores :

  1.  Des mouvements dynamiques (des crescendos et decrescendos clairement profilés) qui se répondent, voire se superposent.

  2.  Une construction dont le timbre des sons de l’instrument et le timbre des sons provenant de la bande se ressemblent de telle façon que (comme dans l’effet de trompe l’œil), notre perception ne distingue plus leur source.

  3.  Des mouvements contrapunctiques créés par la confrontation entre la musique provenant du violoncelle et la musique provenant de la bande magnétique : ce n’est pas la parenté de timbre ou de rythme qui les lie, c’est plutôt la superposition de deux choses différentes et clairement définies, qui crée des rapports. Ici, instrument et bande sont ensemble, parce que chacun dessine un objet sonore de façon à obtenir, avec l’addition des deux objets, un troisième objet, produisant une nouvelle unité.18

  4.  La hauteur commune, (une note, un accord, une mélodie), agit aussi de façon très efficace, comme une liaison.

28La structure de la pièce peut être brièvement décrite par une alternance entre une section type “recitativo” (où le violoncelle joue seul), et une section constituée par la rencontre de l’instrument et la bande magnétique. Tout au long de la pièce, le recitativo devient plus dense et la rencontre des deux, plus animée, a formé une structure (que nous pouvons nommer) “de dramatisation”.

29Puis, l’alternance évolue : dans le recitativo, le violoncelle interagit de plus en plus avec la bande tandis que dans la partie de rencontre, les deux sources sonores vont progressivement se confondre : ici, la dramatisation a lieu au niveau de la coordination entre les deux, qui parfois deviendront un seul instrument. Le sommet de la pièce comporte précisément ces objets rythmiques qui se forment entre les deux : instrument et bande sont vraiment ensemble, en s’articulant comme une seule chose, supposant des moments de synchronismes de grande difficulté. À la fin de la pièce, toute l’exploration des rapports entre violoncelle et bande se fait transparente avec le rapport le plus simple : une mélodie partagée entre les deux, qui les lie.

30La coexistence, dans cette pièce, d’une recherche de rapports entre instrument et bande, avec une structure héritée de la tradition (la même compositrice parle du concerto grosso)19, révèle l’idée esthétique qui est à son origine :

« Lorsque j’ai commencé la composition de Things like that happen, deux intérêts esthétiques ont apparu : d’un côté, j’avais l’idée d’écrire une sorte de concerto de violoncelle et bande magnétique, où la partie instrumentale suivait le rôle traditionnel d’un soliste tandis que la bande magnétique jouait la fonction de l’orchestre. De l’autre côté, j’étais fascinée avec le projet d’exploration de moyens d’expression nouveaux, liés à l’utilisation de la bande magnétique, pour construire des couleurs et textures excitantes…. ».20

31Cette articulation entre tradition et expérimentation a une correspondance dans la pièce suivante, bien que formulée autrement.

32Naturaleza acústica, naturaleza eléctrica (1998), pour marimba transformée électroniquement, (10’ 02’’), de Raúl Tudón (1961).21

33Probablement conçue comme une étude, cette pièce évoque un peu le début de de Natura Sonorum, – Incidences/résonances – de Parmegiani.22 Une texture d’arpèges couronnés par une ligne mélodique,23 démarre doucement pour établir en mouvement gentil – les personnages qui naissent là, se transforment lentement –, dans un temps qui nous semblerait circulaire. Ce compositeur, de formation autodidacte et membre du quatuor de percussions Tambuco, construit une texture dont le matériau harmonique, qui n’est pas loin des répétitifs américains, insinue parfois (comme un clin d’œil) la musique modale nationaliste : Chávez, Galindo, Moncayo.

34Toute la première section qui est instrumentale, va s’arrêter à un moment donné, sur une texture figée du marimba. Là, de façon imperceptible, le jeu électronique commence : cette texture immobile, sera légèrement dédoublée de façon à produire une image stéréo qui reste instrumentale (un peu comme s’il y avait deux marimbas), pour devenir tout de suite après, une transformation électronique. Petit à petit, la perception de ce jeu à deux, (formant un canon à peu près à une double croche de distance), se fait évident. Le son du deuxième marimba (celui qui a été rajouté), devient donc progressivement électronique, en se “salissant”. Ce contrepoint entre le marimba pur et le marimba raréfié va produire une sensation d’éloignement des timbres. Puis, le rapport de texture dédoublée n’est plus perçu : à sa place, une perception des textures à transformations progressives, prend le dessus. Pour finir, il y a un retour au son pur du début.

35Tandis que la conjonction entre tradition et expérimentation se vérifie, dans la pièce de Gabriela Ortiz, par une recherche de sonorités et de rapports entre instrument et bande magnétique située dans un cadre structurel, hérité dans la pièce de Raúl Tudón, cette conjonction est ici dévoilée par la transformation continue d’une texture héritée, dans un processus graduel (et expérimental) d’éloignement de timbre. Ailleurs, dans la musique de Tudón, le binôme tradition-expérimentation se présente de plusieurs façons :

« Parfois, une pièce donnée peut-être écrite de façon traditionnelle, sans aucun trait d’expérimentation. Dans d’autres cas, l’expérimentation devient la base fondamentale dans la composition d’une pièce, dont la propre nature, l’exige. Finalement, la combinaison naturelle de tradition et expérimentation peut aussi se produire dans une même pièce. »24

36Babel (1998), pour flûte, transformation électronique et bande magnétique (8’54’’), de Rodrigo Sigal (1971).25

37Trois couches, comportant chacune son propre discours, caractérisent cette construction sonore. La première, instrumentale, est réalisée bien évidement par la flûte, et modifiée ponctuellement par un dispositif électronique, tandis que la deuxième (composée par des voix qui parlent en plusieurs langues) et la troisième (constituée par “les autres sons”), sont jouées par la bande magnétique.

38La flûte joue une mélodie qui se déploie de façon fragmentée, pendant toute la pièce, formant un lien clair et net. La configuration intervallique de la mélodie, donne un caractère bien défini qui constitue probablement la ligne structurelle la plus forte de toute la pièce. Un peu à la façon d’une basse ostinato (comme dans la passacaille par exemple), son rôle va permettre une variété et une évolution plus ou moins continue de la bande, qui comporte des personnages très différents, de façon à produire la sensation de rester toujours dans la même pièce.

39De plus, des références données par la flûte sur l’antériorité de l’œuvre (notamment sur le début de la pièce), semblent équivaloir aux références des discours menés par la bande, sur son passé.

40Un texte en anglais (dit par la même voix), est divisé en deux parties. Sa première partie ouvre la pièce : « I would like, if I may, to take you, on a strange journey… » ; et la deuxième vient jusqu’à la fin : « … life is unusual. » Globalement cette liaison de nature extra-sonore (équivalant à une septième de dominante, lié à l’accord de tonique uniquement à la fin), aura lieu aussi entre d’autres textes, qui se feront écho tout au long de la pièce.

41Les rapports établis entre les autres sons de la bande sont clairs et reconnaissables, de telle façon qu’ils forment le troisième discours. Même si parfois, des sons de même hauteur coïncident entre instrument et bande, nous pouvons affirmer que les trois discours se déroulent tout au long de la pièce, sans se toucher de façon évidente qu’exceptionnellement. Comme un objet sonore répété, la résonance de la flûte va s’associer à l’apparition des voix sur la bande. Cette association sera aussi peaufinée par un dosage entre la disparition de la résonance de flûte et le début des voix : il s’agit d’un fondu-enchaîné qui donne plus de pertinence à l’enchaînement en question.

42Rodrigo Sigal décrit ses préoccupations :

« Les classements sont toujours trop compliqués. Nonobstant, je ne suis pas contre le fait de générer des mots afin d’encourager la discussion musicale. Dans mon cas, je crois être très loin de sujets comme le nationalisme classique. Je me sens plutôt dans une recherche des possibilités d’intégrer la technologie avec cohérence et intelligence dans mon travail, et de cette façon, pouvoir explorer une identité propre. »26

43ishtar (1999), pour soprano et piano préparé et transformation électronique. (8’25’’), de Mariana Villanueva (1964).27

44L’électronique dans Ishtar (nom donné en Mésopotamie à la déesse de l’amour et la guerre), est employée d’une façon très ponctuelle, pour obtenir un espace, une résonance, une ambiance. En général, une pensée, (que nous pourrions appeler instrumentale et vocale), gouverne la pièce, cohabitant avec un autre type de construction, concrétisé par des sons produits dans la caisse de résonance du piano, qui jouent comme une sorte de miroir déformant des sons vocaux et instrumentaux. La réalité sonore reflétée par ce miroir évoque parfois une pensée électroacoustique.28

45Même si normalement, le traitement de la voix reste « vocal » (ou classique), et le matériau peut être situé dans un cadre tonal-modal, par moments, la cohabitation des sons provenant de la voix, du piano et de sa caisse de résonance,29 produit des objets sonores articulés qui abandonnent les notions de mélodie et d’accord.

46Le sommet de la pièce arrive à la fin, en créant, paradoxalement, une sensation de distance, d’éloignement : la voix joue en fortissimo, dans la partie aiguë de son registre, en restant presque toute seule, car le paysage sonore qui l’accompagne, en pianissimo, est composé uniquement par des échos de sons. La charge dramatique de la voix, responsable en partie du sentiment climatique, est superposée à des sons qui nous dirigent vers l’introspection, vers la vie intérieure. Ici, l’utilisation des moyens électroniques trouve sa justification : ils sont là (en devenant évidents précisément au sommet de la pièce), pour créer cette résonance et cet espace, qui aurait été impossible à obtenir sans la transformation électronique.

47La tradition et l’expérimentation sont ici articulées d’une façon particulière :

« Il me semble que la tradition, c’est à-dire, la connaissance et l’intégration de l’œuvre des grands maîtres et de nos prédécesseurs, est fondamentale pour pouvoir définir notre situation et pour trouver de nouveaux germes. L’expérimentation est son complément. Toutes deux sont une partie essentielle de la capacité créative humaine. Passé et futur, en équilibre, seraient l’harmonieuse combinaison nécessaire pour que l’art ne s’étanche ni ne perde ses racines. »30

48La Pasión según la gente (1999-2000), pour instruments à vent, percussions et bande magnétique, de Carlos Sandoval (1956).

49Ici, la passion est une rencontre entre musique instrumentale et le reportage sonore, un aller-retour entre les sons produits par un ensemble instrumental typique dans les villages du Mexique, et une bande magnétique qui contient des sons captés dans une fête populaire, représentation païenne, de la passion du Christ. Cette alternance comporte plusieurs points de contact entre “l’intérieur du compositeur” (qui est son imagination sonore) et la réalité extérieure.31

50La pulsation évidente d’un instrument vient strier l’environnement sonore, dont les événements sembleraient avoir un rythme, un débit. Un choral de caractère dramatique, joué par les instruments à vent, est superposé aux voix des gens qui accidentellement participent à la passion. Le résultat s’oriente vers l’ironique : une phrase (« chaud devant ») [“Abran cancha”] coïncide avec un sommet du discours musical, constitué par des accords tendus des métaux, en illustrant la coïncidence entre la banalité et la tragédie. Le mouvement du choral des vents devient très présent, en va et vient avec les sons de l’environnement, un peu comme si avec nos mains, nous couvrions et découvrions nos oreilles, en passant d’une musique imaginée à des sons de la passion-reportage.

51Des rencontres ironiques, encore une fois, se font entre instruments et environnement : un chat qui miaule “dialogue” avec les sons tenuto des métaux ; la charge poignante de l’apparition des instruments de percussion est contrariée par le klaxon d’une Volkswagen ou par le chat qui miaule encore.

52Un autre point de contact : les instruments cohabitent avec une mélodie jouée dans une fête populaire, devenant ainsi un accompagnement du reportage sonore, en créant suspens, tension, pour nous amener ultérieurement, et de façon toujours ironique, vers des mélodies nonchalantes, composant une passion insouciante.

53Semi No Koe (2000), pour flûte et bande magnétique, (8’27’’) de Manuel Rocha.32

54La pièce tient d’un seul élan, d’un seul trait, du début à la fin. La structure globale est marquée par un son présent au début (“shhhhhh”) qui reviendra à la fin, mais transformé (“électrifié”) et par un fragment (assez impressionnant) où la densification d’une texture (composée à un moment donné, par éléments clairs et contrastés), va devenir un seul son, dans lequel tous des éléments perdent leur individualité.

55Le contact entre instrument et bande a lieu tout le temps. Les sons sont joués par l’un ou par l’autre, et établissent un échange continuel, sorte de jeu de miroirs : la bande reflète la flûte en jouant une chose qui précédemment avait été donné par la flûte, et vice versa.

56La pensée qui est à l’origine de cette pièce, semble être fondée sur la notion d’objets sonores mixtes. Il s’agit d’objets formés par l’articulation des composantes instrumentales et électroniques, qui jouent au même niveau d’importance : si l’on enlève l’une des deux composantes, l’objet ne peut plus être reconnu comme tel.

57De son coté, Rocha va lier son travail de composition sonore aux arts plastiques, domaine souvent associé à la musique électroacoustique :

« Quand j’ai découvert que le travail sur la matière sonore dans l’électroacoustique, fonctionnait de la même façon que le travail d’un sculpteur qui taille la pierre, qui charpente le bois, etc., je suis devenu passionné, car j’ai trouvé des similitudes avec les arts plastiques, champ qui m’est très cher, depuis mon enfance. Actuellement je sens, d’une certaine façon, que je suis autant compositeur qu’artiste plastique et que l’électroacoustique est le langage qui m’a aidé à lier ces deux domaines. »33

58Fluide (2001), pour flûte et bande magnétique, (11’18’’), de Carole Chargueron.34

59La structure, divisée en deux parties, repose sur un jeu très fin de rapports. Le plus voilé est probablement celui que nous avons perçu entre le son du début (qui est sur la bande) et le son d’eau, qui a lieu à la fin de la pièce. Cette association pourrait suggérer une situation un peu théâtrale : le premier son, dont la nature (ou la source) est “inconnue” pour nous, dévoile son identité à la fin de la pièce, en enlevant son masque. Cette transformation aurait une portée au niveau de la structure, son parcours, pendant toute la pièce, partirait de l’inconnu pour arriver à la fin, à quelque chose de connu.

60Les liens entre bande magnétique et flûte ne se manifestent de façon évidente qu’au début, où il y a deux timbres différents qui cohabitent, tout simplement. Puis, la flûte avec un son vibrato, va refléter un peu (comme un clin d’œil), la texture de la bande. Plus loin, le matériau de la flûte, qui tend vers le bruit, frôle la bande du point de vue de la sonorité. Ensuite, la flûte (avec des percussions produites par les clés) devient manifestement comme la bande, en créant aussi une texture de fond.

61Dans le début de la deuxième partie, il y a une transformation des sons de la flûte : les harmoniques deviennent des sons multiples, densifiés parfois avec la voix de l’instrumentiste. Le passage de flûte solo qui suit, un peu comme une transition va ré-ouvrir le discours. Là, un son tenu de la bande, va évoquer un son du début de la pièce, en créant ainsi des rapports de mémoire. C’est là, la première fois que la pièce a clairement une mémoire. Les sons multiples colorés par la voix du flûtiste, agissent comme une attaque qui excite la bande : le jeu “à deux” commence à peine ici. Nous percevons, à ce stade de l’écoute de la pièce, l’existence d’un processus, qui part d’une cohabitation entre deux personnages différents pour établir progressivement des rapports entre eux.

62La stratégie qui est à l’origine de Fluide, pourrait être illustrée par les préoccupations compositionnelles de Carole Chargueron :

« En parlant de principes esthétiques propres, je peux dire que ce qui m’intéresse surtout, c’est la sobriété dans l’utilisation des ressources et la transparence. Je n’essaie pas de cacher les processus ni de les montrer non plus, délibérément. J’aime beaucoup travailler sur des détails minutieux d’une pièce mais aussi je considère que l’aspect ludique et surprenant est très important. »35

63voy con fuerza (2002), pour saxophone soprano et bande magnétique, (9’09’’), de Manuel Ramos.36

64Le matériau de cette pièce comporte plusieurs éléments qui s’articulent, s’intègrent et établissent une logique gouvernée par des cycles fragiles, jamais évidents. Le tout début est conçu comme un objet mixte, faisant allusion à l’esthétique du double (définie par Tiffon),37 à l’exception de quelques éléments qui appartiennent uniquement à la bande. D’ailleurs cette construction d’objets mixtes devient une caractéristique générale de la pièce.

65De plus, d’autres sons vont devenir pertinents à cause de leur fonction structurelle : un son d’un objet qui se casse (comme une “cassure de vitre”), arrête soudainement la résonance des autres sons, en indiquant également l’arrêt d’une section. Le discours est ainsi fragmenté, par ce type de signes de ponctuation.

66Une marche ou sorte de progression “harmonique”, (qui affecte subtilement, tant les sons à hauteur déterminée comme les bruits), configure un champ de relations qui donne aussi une unité à la pièce. Cette idée globale de cycles, de répétitions brouillées, est accompagnée par un va et vient entre densification et éparpillement des textures.

67ladano (2004), pour clarinette basse et bande magnétique, (7’06’’), de Verónica Tapia (1961).38

68Nous percevons un nombre très limité d’éléments qui forment cette pièce tels que des sons de clarinette, de piano (joué sur le clavier et simultanément étouffé sur les cordes), des percussions (sorte de wood chimes) et des sons qui évoquent l’eau ou le vent, situés fréquemment au deuxième plan.

69La ponctuation du discours est basée sur l’utilisation du silence. L’alternance entre les fonds sonores (constitués soit par une ambiance résonante ou par une ambiance sèche), prend aussi une importance structurelle. Parfois, il y a des textures construites par un son “mince”, entouré par un autre, en créant une impression très particulière d’“embrassement”. De plus, les traitements des sons provoquent une sensation d’ambiguïté par rapport à leur source sonore (entre vent, air, et eau) et d’ambiguïté dans leur rôle (un fond devient imperceptiblement un personnage), en arrivant parfois à des images surréalistes : “du vent percuté” ; “de l’eau qui sonne comme du vent”, etc.

70Comment l’instrument se marie-t-il, cohabite ou contraste-t-il avec les bruits, les percussions et les sons transformés du piano ? S’agit-il de deux discours séparés ? Quelle est l’idée qui sert à relier le son de la clarinette avec des matériaux si différents ? La réponse est située premièrement dans le domaine de la logique structurelle : tout devient personnage, c’est-à-dire chaque élément raconte sa propre histoire, tout au long de la pièce, en assemblant un discours fait par plusieurs histoires alternées. Deuxièmement, tous les sons à hauteur déterminée, (c’est à-dire, les sons de la clarinette basse, du piano enregistré et des percussions mexicaines – teponaztli –), proviennent de l’un des instruments de percussion. Après 1’46’’, il y a la première apparition de cet instrument (qui, en effet, est un jouet appelé "marimba circulaire”). Son spectre va fournir (de la même façon que le procédé utilisé par Javier Álvarez dans Papalotl), un point de contact entre instrument et bande magnétique en donnant une couleur modale particulière à toute la pièce.

71Ce récit, dont les histoires n’ont jamais lieu simultanément mais en alternance, garde toujours une texture claire : « Je considère qu’une bonne partie de la musique que j’ai composée, contient une influence de la musique folklorique mexicaine. Ceci suppose une construction transparente, dans laquelle l’existence de plusieurs strates est rare. »39

Vue panoramique

72À partir de cette chronique, commencée en fait par la description des premières pièces concrètes mexicaines40 et continuée par l’analyse de plusieurs pièces mixtes, nous proposons quatre directions esthétiques. Celles-ci seront définies en relation avec un courant fondamental au Mexique (le nationalisme) et par l’attitude des compositeurs envers l’expérimentation ou la tradition.

  1.  Le nationalisme plus ou moins évident se manifeste premièrement par la cohabitation d’éléments de la musique autochtone avec des sons électroniques,41 ensuite, par la transposition de mélodies et de sonorités typiquement nationales sur la bande magnétique42 et dans une expression nationaliste élaborée au travers d’un langage riche et parfois, très dissonant.43 Après la décennie des avant-gardes musicales mexicaines des années 1970, nous retrouvons dans la musique mixte, un nationalisme axé sur le sens rituel,44 et une évocation sobre du folklore mexicain.45

  2.  Un courant carrément prospectif, qui constitue d’ailleurs une réaction assez violente contre le nationalisme est reflétée par une recherche ligetienne46 et par un discours minimaliste un peu oriental.47

  3.  Parallèlement à ce courant prospectif, mais moins préoccupée par le rejet du nationalisme, une “poétique électronique” sera fondée sur la fascination des nouvelles natures sonores48 et sur « l’amour inconditionnel pour la technologie. »49. Elle sera ainsi illustrée par l’idée d’élargir les possibilités instrumentales,50 par l’exploration d’une identité propre au travers de l’utilisation de la technologie (située manifestement loin du nationalisme)51, et par l’abandon du questionnement nationaliste ou cosmopolite.52 Finalement, un travail très minutieux, permettant l’élaboration d’un jeu fin de rapports,53 et l’utilisation de principes structuraux servant en même temps pour l’électronique et pour l’instrument,54 constituent d’autres approches de cette poétique électronique.

  4.  Un équilibre entre tradition et expérimentation est illustré par la recherche abstraite de sonorités, qui reste près de l’instrumental et près des intervalles,55 par la cohabitation entre un principe formel connu (le concerto grosso) avec une investigation poussée des rapports entre instrument et bande magnétique56 ou par l’utilisation d’une texture connue dans un contexte de variation et de transformation graduelle des timbres.57 Une pensée instrumentale et vocale, qui cohabite avec une construction à partir des bruits, pris comme matériau de composition, illustre l’intégration d’une approche habituelle de la composition, avec une approche électroacoustique.58

73La seule pièce qui est restée “hors groupe”, est La Pasión según la gente (1999-2000), de Sandoval. Ce reflet d’une passion insouciante, au travers du reportage sonore, implique très probablement une vision esthétique particulière du genre mixte, au Mexique. Nous ne trouvons pas non plus, de continuité avec d’autres compositeurs plus jeunes, dont la musique est restée en dehors de notre étude auditive. Nous les avons interviewés, néanmoins, et leur témoignage vient corroborer la dernière partie de notre chronique. Ainsi, Andrés Solís est sensible à un épuisement des ressources instrumentales :

« Je crois que les ressources des instruments acoustiques sont en eux-mêmes, épuisés ; je ne vois pas comment proposer des idées nouvelles sans l’inclusion de nouveaux outils, qui puissent, par exemple, augmenter les possibilités timbriques d’une clarinette. Les instruments acoustiques ont été exploités au maximum et je ne crois pas qu’ils parviennent à des propositions nouvelles sans le complément de la technologie. Même en développant une “hyper technique”, l’interprète se verra toujours dans l’impossibilité d’aller au-delà des limites physiques. »59

74Ricardo Cortés se sent pour sa part attiré par le postmodernisme, par l’utilisation des algorithmes dans la composition et par la programmation comme outil de recherche dans son travail créatif : « Je pense qu’il y a deux caractéristiques singulières de la musique électroacoustique, la première étant, bien évidemment, la possibilité de transformation timbrique, tandis que la deuxième consiste en la potentialité de changer sa structure, grâce à la programmation. »60

75De son côté, Guillermo Galindo (1960) rassemble différentes techniques de composition :

« Même si je me sens attiré par tous les courants, il n’a jamais été question d’en suivre un en particulier. J’aime adopter et combiner plusieurs techniques en une seule composition. Parfois, j’utilise des méthodes sérielles à l’intérieur de structures non conventionnelles ; occasionnellement aussi, j’utilise des méthodes aléatoires ou des méthodes basées sur des modules, utilisant des styles tonals différents ou les micro-intervalles, ou encore la modulation métrique ; dans d’autres pièces, je construis et j’explore mes propres instruments, et finalement, j’emprunte des techniques et des concepts provenant d’autres champs de la connaissance. »61

76Son essai de rejoindre une longue tradition, au sein de la musique mixte, avec la technologie et la recherche, clôture notre récit sur l’histoire et l’esthétique de la musique mexicaine :

« Composer une pièce mixte implique le fait de connaître et de mélanger au mieux les deux mondes. […] Je considère qu’il est très important de fusionner 600 ans de connaissance de la musique occidentale, en particulier de notation et d’orchestration, avec le bénéfice de la technologie. »62

77.

Notes   

1  Voir Moreno Rivas Yolanda, La Composición en México en el Siglo XX, Lecturas Mexicanas, Cuarta serie, Consejo Nacional para la Cultura y las Artes, México D. F., 1996, pp. 127-130.

2  Manuel Rocha, article à paraître sur Pauta.

3  Entretien avec Antonio Russek. Novembre 2000.

4  4 Ibid.

5  Álvarez, Javier. « La música electroacústica en México  », In Pauta nº 57-58. CENIDIM. México, enero-junio 1996, pp. 46-48.

6  Entretien avec Manuel de Elías. Séptembre 2000.

7  Estrada, Julio, Note à la création d’eua’on’ome, programme des concerts de Donaueschingen Musik Tagen 1995, cité par Nieto, Velia, Recherche-création dans l’œuvre de Julio Estrada, Thèse de Doctorat, Université de Paris VIII, 1999, p. 395.

8 Il faut dire que cette vue panoramique est le produit d’une approche partielle de la création mixte mexicaine. Nous n’avons pas interviewé tous les compositeurs qui ont collaboré dans ce champ, ce qui a produit certainement, des omissions importantes. À cet égard, nous pouvons mentionner le cas d’un compositeur (dont le catalogue de pièces mixtes s’avère important), qui a refusé de collaborer à notre étude. Son entretien n’a pas eu lieu parce qu’il n’était pas d’accord avec le sujet de notre thèse.

9  Maria Elena Arizpe, flûte.

10  Entretien avec Antonio Russek. Novembre 2000.

11  Zeferino Nandayapa, marimba  ; Orchestre Philharmonique de la Ville de Mexico, dirigé par le compositeur.

12  Moreno, Yolanda, op. cit., p. 139.

13  Guillermo Portillo, flûte  ; assistance technique  : Vicente Rojo.

14  Par exemple  : un son faible, joué avec vibrato, sera transformé doucement par un glissando micro intervallique qui descend, pour devenir parfois, un trille court  ; ou bien, des sons de clés de la flûte mutent progressivement en sons “normaux” courts et rapides, qui vont s’articuler pour devenir une ligne mélodique nouvelle.

15  Enregistrement sur cassette, apartenant au CENIDIM.

16  Nous pouvons définir la notion de “contrepoint virtuel” comme celui qui est produit par une voix dont le registre est partagé en deux ou (parfois) trois régions. Le parcours continu de ces régions dessine une mélodie hachée qui graduellement rend compte de plusieurs mélodies, situées à l’intérieur des régions du registre. Ainsi, une seule ligne rythmique peut produire la sensation de contrepoint.

17  Juan Hermida, violoncelle, Laurence Bouckaert, assistance technique. Enregistrement du Deuxième Festival de Musique Électroacoustique de Puebla, novembre 2003.

18  Voici un exemple simple de ce type de rapport  : une mélodie qui monte, superposée à une mélodie qui descend, produit une nouvelle unité  : un mouvement mélodique contraire.

19  Ortiz, Gabriela, Compositional techniques in acoustic and electroacoustic music, Thesis submitted for the degree of Ph.D., City University, London, Music Department, September 1999, p. 108.

20  « When I started Things like that happen two main aesthetic goals were in mind : on the one hand I had the idea of writing a kind of cello concerto with tape in which the live instrument would maintain the traditional role of the soloist interacting with the electronic part playing the role of the orchestra. On the other hand, I was fascinated with the thought of exploring new means of expression trough using the tape to build exciting colours and textures…. » Ibid.

21  Marimba, Raúl Tudón, Disque Compact, QP090, Quindecim recordings.

22  Dans le sens où toute la pièce est produite par un principe d’écriture unique. Voir MION, Philippe, NATTIEZ, Jean-Jacques, THOMAS, Jean-Christophe, L’envers d’une œuvre. De natura sonorum de Bernard Parmegiani, INA & Buchet/Chastel, Paris, 1982, pp. 35-39.

23  Comme la texture du début des Jardins sous la pluie, de Debussy.

24  Entretien avec Raúl Tudón. Août 2004.

25  Flûte, Harrie Starreveld. CD, Manifiesto, CIEM 06, FONCA, 1998.

26 Entretien avec Rodrigo Sigal. Août 2004.

27  Voix : Ana Gloria Bastida ; piano : Mariana Villanueva. Disque Compacte édité par l’Universidad Autónoma Metropolitana-Iztapalapa.

28 Tout simplement parce que les sons-bruits, produits dans la caisse de résonance du piano, sont conçus comme matière compositionnelle. Dans le cas de la musique instrumentale (et vocale), les bruits sont traités comme des “effets”, tel que Rimsky Korsakov, Berlioz et Strauss l’ont décrit (voir Rimsky-Korsakov, Nikolay, Principles of Orchestration, Dover Publications, Inc, New York, 1964, pp. 32-33, et Berlioz Hector, Strauss, Richard, Treatise On Instrumentation, Dover Publications, Inc., New York, 1991, p. 380, 385, 392).

29  Où nous ressentons la présence de George Crumb et de Henry Cowell.

30  Entretien avec Mariana Villanueva. Août 2004.

31  Consistant en une prise de son multiple  : quatre opérateurs équipés avec un magnétophone DAT, se sont promenés pendant la cérémonie, afin de fournir la possibilité de mixer ces enregistrements ultérieurement. Un effet de changement de point d’écoute (et de déplacement dans l’espace) a ainsi été obtenu

32  Enregistrement du Festival de Musique électroacoustique et instrumentale de la BUAP, Salvador Torre, flûte, Manuel Rocha, mixage.

33  Entretien avec Manuel Rocha. Août 2004

34  Enregistrement du Festival de Musique électroacoustique et instrumentale de la BUAP. Flûte, Vincent Touzet, mixage, Carole Chargueron,

35  Entretien avec Carole Chargueron. Août 2004.

36  Éric Bouchez, saxophone soprano.

37  « Les œuvres que nous classons sous l’appellation “esthétique du double” sont celles qui proposent la même source instrumentale pour les deux univers. Un ou plusieurs instruments dialoguent avec une partie fixée sur support réalisée soit par le traitement ou la synthèse sonore par ordinateur des mêmes sources instrumentales.  » TIFFON Vincent, Recherches sur les Musiques Mixtes, (Thèse de doctorat), Université d’Aix-Marseille-I, 1994, p. 131.

38  Catherine Ladano, clarinette basse.

39 Entretien avec Verónica Tapia. Août 2004.

40  Dont l’analyse se trouve dans Macias Andere, Gonzalo, Convergence de la pensée instrumentale et de la pensée électroacoustique. Techniques d’écriture, à partir de l’analyse de pièces de quatre compositeurs mexicains  : Manuel Enríquez, Héctor Quintanar, Javier Álvarez et Gonzalo Macías, Thèse de Doctorat, Université Lille III, Charles de Gaulle, 2005, chapitre II.

41  El Paraíso de los ahogados (1957) de Jiménez Mabarak.

42  Nous parlons ici du nationalisme franc et transparent, de La leyenda del Dorado, (1968), de Rafael Elizondo.

43  Pirámide (1968), de Chávez.

44  Des voix des Lacandons dans El espíritu de la tierra (1984), d’Álvarez del Toro.

45  ladano (2004), de Verónica Tapia.

46 Quasar 1 (1970), de Savín.

47  Game (1971), Lavista.

48  Cinq études électroniques (1973) d’Herrejón.

49  Summermood (1981), de Russek.

50  Silencio de espejos (1986), de Soto Millán.

51  Babel (1998), de Rodrigo Sigal.

52 Manuel Rocha, compositeur de Semi No Koe (2000), déclara  : « Je crois qu’il n’y a plus de courants, car il y a autant de langages et autant de combinaisons, tous valables. Je crois surtout, qu’il y a des expérimentaux (des gens qui se retrouvent eux-mêmes, dans la recherche) et des conservateurs, (des gens qui se réfugient, dans des structures déjà prouvées)  ».

53 Fluide (2001), de Chargueron.

54  Comme les cycles présents dans voy con fuerza (2002), de Ramos

55  Música para guitarra acústica, guitarra eléctrica y cinta (1990), d’Hebert Vázquez.

56  Things like that happen (1994), de Gabriela Ortiz.

57  Naturaleza acústica, naturaleza eléctrica (1998), de Tudón.

58  ishtar (1999), de Mariana Villanueva.

59  Entretien avec Andrés Solís. Août 2004.

60  Entretien avec Ricardo Cortés. Août 2004

61  Entretien avec Guillermo Galindo. Août 2004

62  Ibid.

Citation   

Gonzalo Macías, «Chroniques la création mexicaine des pièces mixtes de 1980 à nos jours», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Nouvelles sensibilités, mis à  jour le : 08/12/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=389.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Gonzalo Macías

Gonzalo Macías a étudié avec Isaías Noriega de la Vega, Jorge Suárez, Federico Ibarra, Mario Lavista, Sergio Ortega, Betsy Jolas, Gérard Grisey, Michel Zbar et Emmanuel Nunes. Le Gouvernement français lui a attribué une bourse entre 1988 et 1990. Plus tard, il a obtenu les bourses de l’Université Nationale Autonome du Mexique, de l’Institut Culturale Domeqc, de l’Université Autonome de Puebla et il a été compositeur en résidence à l’Abbaye Royaumont, grâce au soutien de la Fondation du même nom. En tant que membre du Sistema Nacional de Creadores de Arte, depuis l’année 2000, Gonzalo Macías réalise un projet de composition centré sur des pièces mixtes, incluant instrument et électronique. Les nomenclatures vont de l’instrument solo (guitare, violoncelle, etc.), à l’orchestre, avec ou sans soliste en passant par des ensembles instrumentaux.
Depuis 1993 il est responsable de la classe de composition de l’École des Arts de l Université
de Puebla. En 2005, il devient docteur de L’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3. Pendant l’année 2006, Limites itinérantes, pour alto, orchestre et bande magnétique, et Concertante III, pour guitare, orchestre et dispositif électronique, ont été créés dans des festivals internationaux au Mexique.