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C’est le lieu qui fait lien

Évelyne Gayou
juin 2011

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.297

Résumés   

Résumé

C’est le lieu qui fait lien.
Dans un premier temps, nous constaterons, à partir d’exemples, que tous les lieux peuvent être investis par la musique électroacoustique, jusqu’à être eux-mêmes traités comme un instrument. Pour les musiciens, l’objectif est de s’adapter au mieux au lieu, et le faire résonner en utilisant tous les moyens techniques possibles : électrification, amplification des instruments, optimisation de la disposition des haut-parleurs dans l’espace, jeu avec les différentes réverbérations et mouvements spatiaux. On repère alors des types d’usage des lieux qui se polarisent aisément en deux grandes catégories : l’errance et l’enracinement, qui nous révèlent davantage d’aspects de notre rapport au monde, qu’un ordre inhérent à l’art musical. Enfin, on observe une tendance, plus récente, à la décentralisation des lieux de musique fonctionnant de plus en plus en réseau, par genres musicaux, affinités sociales, ou générationnelles.

Abstract

The paper begins with a number of examples that are designed to show that all places can be invested by electroacoustic music to the point of being treated as instruments in their own right. The point for musicians is to adapt to a specific place and to make a place resonate by using all technical means available – i.e. electrification and amplification of instruments, optimization of the speaker arrangement in space, and creative uses of different spatial movements and reverberations. The paper identifies types of space use and opposes two major categories (wandering and rootedness) that highlight key aspects of our relation to the world rather than any order inherent in musical art. Finally, the paper considers the more recent tendency toward the decentralization of music venues, which tend increasingly to operate as networks founded on specific musical genres and particular social or generational affinities.

Index   

Texte intégral   

Introduction

1Si la musique peut s’accommoder de tous les lieux, serait-ce parce qu’ils lui sont indifférents ? Cet article va se concentrer sur le cas de la musique électroacoustique, apparue en 1948 sur les ondes de la radio française avant même de gagner la salle de concert. On peut alors se demander pourquoi elle a tant fait d’efforts pour s’insérer dans les lieux habituels de la musique acoustique qui ne lui étaient pas prédestinés : des salles de concert aux rituels de diffusion codifiés, à heure fixe, avec un chef, et des auditeurs assis dans des fauteuils. Progressivement, les artistes de la musique électroacoustique ont inventé de nouveaux dispositifs en réponse à leurs besoins : des versions différentes d’une même œuvre (avec plus ou moins de dynamique, plus ou moins de silences, plus ou moins de canaux) conçues en fonction de leurs différents lieux de diffusion (radio, salle de toutes sortes, disque, internet, cinéma) ; des orchestres de haut-parleurs comme l’Acousmonium du GRM1 qui remplacent les interprètes et font vibrer l’espace du concert ; des jeux en directs sur les sons à l’aide de logiciels et différents accessoires électroacoustiques ; des installations qui redonnent de la liberté de mouvement à l’auditeur dans des lieux sonorisés par de nombreux haut-parleurs.

2Je décrirai différentes formes de concert électroacoustique de la production française, adaptées à différents lieux et circonstances pour tenter de dégager une typologie, tout en faisant l’hypothèse que la prolifération des lieux et des dispositifs de diffusion de la musique électroacoustique au cours des soixante dernières années nous révèle davantage d’aspects de notre rapport au monde, qu’un ordre inhérent à l’art musical. Finalement, plus que des types de lieux, nous serons amenés à évoquer des types d’usage des lieux.

Évolution historique des dispositifs et lieux de l’électroacoustique

3Le choix d’un lieu de concert répond essentiellement à deux impératifs : réunir le public et offrir des caractéristiques acoustiques naturelles de haut niveau qui puissent rendre l’écoute agréable et fidèle à la musique donnée. La notion de dispositif est alors importante ; il s’agit des moyens techniques utilisés pour faire résonner au mieux l’endroit choisi. On les met au point par l’expérimentation, en fonction des choix esthétiques du compositeur. Sans refaire ici l’histoire de l’instrumentarium classique occidental, on peut simplement rappeler la logique d’amélioration constante des qualités acoustiques des instruments et des salles de concert : professionnalisation de la fabrication des instruments par des luthiers qui leur ajoutent des caisses de résonance, des colonnes d’air, des clapets, des pistons, des tubes, etc. sélectionnent des matériaux bons conducteurs du son, des corps vibrants de haute qualité ; professionnalisation aussi des interprètes et compositeurs qui recherchent les gestes efficaces et les meilleurs endroits pour donner le plus de puissance et de clarté à la musique, jusqu’à se faire construire des salles spécialement dédiées à un genre musical précis (opéra, musique symphonique).

4Mais à l’orée du XXe siècle la rupture technologique que constitue le fait de pouvoir enregistrer la musique et les sons à travers un microphone, puis les fixer sur un support, et enfin les restituer sur des haut-parleurs, va faire basculer la lutherie, et par conséquent la composition et le concert, dans une nouvelle ère. L’électrification et l’amplification des instruments, encore minoritaire jusque dans les années 1950 (guitare électrique dans les Big band américains, et surtout voix amplifiée), tendent à se répandre de façon exponentielle dans tous les genres musicaux, après la seconde Guerre Mondiale.

5Le premier dispositif de l’électroacoustique, la chaîne de transmission radiophonique, remonte aux origines de la musique concrète, lors de sa naissance dans les studios de radio. Rappelons que la première diffusion de musique concrète a eu lieu à la radio, le 5 octobre 1948 en France, avec le Concert de bruits constitué de cinq études2 composées par Pierre Schaeffer. Il s’agissait d’un programme en monophonie présenté par le Club d’Essai de la Radio Française. Pierre Schaeffer, dans sa présentation du concert invente le terme Musique concrète :

« Si le terme ne risquait pas de paraître prétentieux, nous intitulerions nos essais : essais de Musique concrète pour bien marquer leur caractère général et qu’il ne s’agit plus exactement de bruit mais d’une méthode de composition musicale »3.

6Devant la curiosité des proches du Club d’Essai, après les premières démonstrations privées de diffusion sur haut-parleurs en studio, des concerts commentés sont ensuite organisés tout au long des années 1950 dans différentes salles parisiennes : la salle de l’ancien Conservatoire, la salle des Agriculteurs, la Sorbonne, l’École Normale. Lors de ces concerts, Pierre Schaeffer anime les séances d’écoute par ses explications, aidé de ses collaborateurs, notamment Pierre Henry, son assistant, et Jacques Poullin, ingénieur. Le dispositif est encore minimal : un haut-parleur, parfois plusieurs, mais toujours en mono.

7On voit donc se dégager une première période (années 1950) où la diffusion des musiques sur haut-parleur a pour principal objectif de restituer la composition musicale le plus fidèlement possible à l’œuvre originale enregistrée, sans ajout ni effet. Les dispositifs de diffusion font essentiellement l’objet d’améliorations techniques (meilleurs micros et haut-parleurs, meilleurs condensateurs et composants électriques). La seconde étape consiste à dépasser, voire détourner, le dispositif pour en jouer, par multiplication du nombre de haut-parleurs, en essayant de les disposer de diverses façons par rapport au public, et varier les types de modèles utilisés. C’est ainsi que rapidement la diffusion monophonique est supplantée par la stéréophonie : pour la première fois au Club d’Essai, le 18 juin 1950, Jean-Wilfried Garrett et José Bernhart tentent une expérience de diffusion en stéréophonie à la radio, sous la direction du cinéaste René Clair dans une dramatique intitulée Une larme du diable. Pour capter cette stéréophonie, les auditeurs sont invités à utiliser deux récepteurs radio à la fois. Ces deux postes diffusent simultanément le signal sur deux chaînes différentes France 1 et France 2. Ces essais de stéréophonie ont pour but de faire découvrir à l’auditeur les notions de relief sonore et de déplacement du son dans l’espace, avec toute la richesse musicale qui en résulte. Ensuite le procédé de démultiplication des sources sur différents haut-parleurs dans la salle de diffusion s’accroît. De deux pistes en stéréo on expérimente des systèmes trois pistes4 (Timbres – Durées, d’Olivier Messiaen, 1952), puis quatre (Tête et queue du Dragon, de Luc Ferrari, 1960), puis multipistes (Guy Reibel diffuse en 6 pistes et mixe en direct Granulations sillages, 1976). Évidemment les compositeurs ne se privent pas de mettre des sons différents sur chaque piste, et quand le choix des haut-parleurs est judicieux, on peut aussi jouer sur la couleur des sons, en plus des intensités et des dynamiques. On atteint alors la troisième grande étape : une salle considérée elle-même comme un instrument. Cela consiste à tenir compte du lieu pour en jouer, comme avec n’importe quel autre critère musical. Une salle réverbérante, un espace ouvert, un local de petite dimension, une écoute sur baladeur, peuvent donner l’occasionau compositeur/interprète de s’interroger sur la façon de projeter les sons dans l’espace. Il faut alors se préparer au concert, en mesurant les temps de réverbération des différents haut-parleurs dans la salle, pour les placer dans des endroits où ils ne provoquent pas d’interférences négatives, il faut aussi affiner l’ensemble de la chaîne électroacoustiques en choisissant de bons micros et haut-parleurs et enfin répéter pour mémoriser les différents moments de la musique et traitements acoustiques qui leur conviennent le mieux.

8La multiplication des haut-parleurs permet aussi d’investir des lieux beaucoup plus vastes tout en gardant une puissance sonore convenable. L’Acousmonium, ou orchestre de haut-parleurs, mis au point en 1974 par François Bayle, au GRM, aidé de l’ingénieur du son Jean-Claude Lallemand a été inauguré lors d’un concert à l’église Saint Séverin à Paris, puis déménagé5 dans le prestigieux Espace Cardin et ensuite dans de nombreuses salles dédiées au concert symphonique, notamment le Grand Auditorium de la Maison de Radio France, à Paris, qui compte 900 places. À chaque fois l’Acousmonium est modifié en fonction des circonstances. Mais ce faisant, en investissant des lieux plus grands, contenant plus de public, mais aussi connotés « concert traditionnel » dans la mesure où les auditeurs sont assis face à une scène, les compositeurs se sont glissés dans la peau du chef d’orchestre dirigeant non plus des interprètes mais des haut-parleurs. Cette recherche d’une identification au concert classique peut aussi s’analyser comme un besoin de reconnaissance, auprès du milieu musical, de la part des premiers compositeurs d’électroacoustique. D’ailleurs François Bayle au début décrivait l’Acousmonium comme une reproduction d’un dispositif de concert symphonique à la Haydn, avec des haut-parleurs choisis en fonction de leurs couleurs acoustiques et disposés sur la scène comme un orchestre avec les cordes sur le devant, puis les bois, les cuivres et les percussions à l’arrière. Cependant cette conception de l’Acousmonium a aussi évolué vers un choix plus uniforme de haut-parleurs (fin des années 1990) qui permettent à l’interprète de jouer le son au moment du concert, en le faisant circuler à volonté dans l’espace sur des haut-parleurs identiques en couleur sonore. Enfin dernière nouveauté, depuis les années 2000, les caissons de basses, bien connus de la scène pop rock, ont commencé à faire leur entrée dans les concerts de musique électroacoustique. à chaque fois, on reconnaît le même cycle de développement en trois étapes : a) un nouveau dispositif, b) qui a pour vocation d’être fidèle à des choix musicaux, c) qu’on finit par transgresser par le jeu, ce qui conduit à évoluer vers un nouveau dispositif.

9Les compositeurs en électroacoustique continuent donc perpétuellement à expérimenter d’autres lieux et par conséquent d’autres dispositifs. L’objectif étant toujours le même : créer un moment de communication et d’échange intense entre les musiciens et le public en faisant « sonner » le lieu, du mieux possible. Le lieu est de plus en plus utilisé comme un instrument dont il faut apprendre à se servir, par les nombreuses répétitions et repérages topographiques, de ses réflexions primaires et secondaires, de ses points aveugles sonores, de son bruit de fond. Les ingénieurs du son et acousticiens sont alors convoqués pour prendre part à toutes ces recherches sur l’espace et l’interprétation. La multiplication des haut-parleurs est une solution, mais on peut y associer bien d’autres moyens : installer le chef au milieu de l’assistance pour qu’il puisse mieux maîtriser l’acoustique de la salle au moment de la diffusion, distribuer aux auditeurs des casques personnels, renforcer les effets sonores par des effets visuels (éclairages, écrans de projection), ou choisir des lieux insolites qui par leurs caractéristiques propres résonnent de façon originale et ainsi favorisent l’adhésion du public à un événement inoubliable. Quelques exemples : Pierre Henry a donné un « concert couché » le 16 novembre 1967 au festival Sigma de Bordeaux dans une salle de 1800 places où il avait installé tout son matériel sur un ring de boxe au centre de la salle (les fauteuils avaient été retirés, et le public allongé sur des matelas a pu écouter La messe de Liverpool) ; François Bayle a donné un concert dans la grotte de Jeïta au Liban, pour son inauguration le 11 janvier 19696 ; Michel Redolfi a organisé de nombreux concerts subaquatiques en piscine où les auditeurs devaient se baigner pour entendre la musique diffusée par des haut-parleurs immergés dans le bassin ; depuis l’année 2002, une « nuit blanche musicale » a lieu chaque année dans les couloirs du métro parisien où les auditeurs peuvent déambuler pendant la nuit, à l’heure où le métro ne fonctionne plus. Dans ce dernier cas, des haut-parleurs sont disposés dans les couloirs du métro pour permettre aux passants en marche de garder la sensation d’une continuité de ce qu’ils entendent.

10Aujourd’hui si on constate que le rituel du concert électroacoustique est majoritairement semblable à celui du concert classique, à l’inverse, du point de vue sonore, le concert acoustique classique a commencé à intégrer l’électrification et l’amplification, de certains instruments pour répondre au besoin de niveau sonore élevé des grandes salles avec beaucoup audience, mais aussi pour faciliter la captation à des fins de diffusion radiophonique, télévisuelle ou discographique ; sans négliger l’évolution du goût du public de plus en plus amateur de musique mixte avec son amplifié, voire réverbéré ou transformé en direct. Il y a donc influence réciproque.

11Enfin les années 2000 ont vu l’arrivée en force de l’internet qui a radicalisé la possibilité d’investir tous les lieux, d’en changer à volonté et surtout de créer des réseaux de communication à très grande échelle. Grâce à la dématérialisation des supports, une musique peut aujourd’hui être diffusée simultanément en tout point du globe avec une bonne qualité acoustique. Peut-on alors parler de nouveaux lieux ? Je répondrai par l’affirmative, car on tend à se rapprocher d’espaces virtuels où le lieu de diffusion physique standardisé a de moins en moins d’originalité mais cependant reste bien réel.

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Image 1. Maison de Radio France, salle Olivier Messiaen en 2009 : installation du public avant un concert électroacoustique et live electronic. ©Ina_René Pichet.

Une typologie de l’usage des lieux en musique électroacoustique

12Comment s’emparer de cette liste de lieux de musique pour en dégager une typologie ? Nous venons de le constater, tous les lieux peuvent être investis par la musique électroacoustique. Ce qui diffère, c’est la façon de les investir. Si l’on se réfère à la description des modes d’occupation de l’espace proposée par Abraham Moles et Élisabeth Rohmer7, on a deux modes extrêmes d’appropriation de l’espace : l’errance et l’enracinement. On retrouve ces deux cas limites de l’errance et de l’enracinement dans les usages des lieux de musique. L’homme errant fait seulement usage du lieu, comme lors de la visite d’une installation ou d’une œuvre interactive, il ne fait que passer. à l’opposé, l’homme qui s’approprie l’espace, en s’y enracinant au moins pour le temps du concert, pense que le réel se situe là – cas du concert donné en salle. L’errance relève d’une philosophie de l’étendue avec des coordonnées floues, qui favorisent la déambulation libre suivant des lignes de force et des points plus ou moins denses. L’enracinement correspond à un espace egocentré où la place centrale convoitée s’obtient par la force. Entre ces deux polarités opposées du rapport au lieu se placent alors tous les cas intermédiaires, du moins errant au plus errant, ou du moins enraciné au plus enraciné. Cela ne nous donne pas une typologie bien précise, puisque justement les situations sont très souvent mixtes et qu’en plus certaines musiques peuvent être diffusées dans un lieu contraire à ce qu’elles suggèrent : par exemple un paysage sonore peut être diffusé dans une salle fermée. Le lieu du concert définit un espace dans lequel la musique prend vie, et la situation se complique lorsque nous ajoutons le critère de perception. Nous savons par expérience que deux personnes, assises côte à côte dans un concert, n’auront pas la même perception d’une musique entendue. Le réel diffère pour chacun. Et pourtant ces deux personnes pourront échanger leurs impressions.

13Plus que la musique, c’est le lieu qui fait lien. Il rassemble le temps du concert. Que l’on se trouve dans un auditorium dédié, dans un concert subaquatique ou sur internet, l’acte de communication dépasse l’ordre esthétique. Le lieu de musique nous renvoie à la relation sociale que nous établissons avec les autres au moment de l’écoute. Nous nous reconnaissons mutuellement. Le mot concert, au sens premier de se concerter ou converser, garde sa signification quels que soient les lieux de sa mise en œuvre et la qualité de la musique entendue. Le lieu favorise la constitution d’une mémoire collective de ceux qui se trouvent là, permettant ensuite la commémoration. Voilà comment la scène musicale conduit au rituel.

14La diversification des lieux va de pair avec les progrès technologiques. La miniaturisation des haut-parleurs et des amplificateurs, la légèreté et la facilité d’usage des appareils d’enregistrement, de traitement du son, et de fixation des musiques, la télédiffusion sans fil, tout concourt à permettre de s’installer dans les lieux les plus improbables : en voiture, sous l’eau, au téléphone, à bicyclette avec le baladeur, dehors par tout temps. Aujourd’hui la salle de concert garde sa raison d’être, mais le public peut aussi se trouver en de multiples autres endroits et de multiples autres relations à la musique. A priori les lieux sont indifférents, mais il est quand même préférable qu’ils se prêtent facilement à l’appareillage qui exhaussera leurs qualités acoustiques naturelles. Adapter le dispositif, s’adapter au lieu, l’optimiser par une amplification des sons et une orientation de leur projection dans l’espace c’est l’équation à résoudre pour le compositeur de musique électroacoustique qui fait entendre son œuvre. Depuis les années 1950, de nombreux lieux différents ont été expérimentés utilisant à chaque fois tous les atouts des nouveaux appareils, logiciels et concepts de travail sur le son : concert dans le noir pour une perception sonore augmentée, concert couché dans une attitude décontractée voire contemplative (où le compositeur Pierre Henry, dans le cas de Sigma à Bordeaux, avait écrit et dessiné l’espace dans le but avoué de créer un « concert événement »), concert au casque dans une recherche d’isolement et d’expérience individuelle au sein d’un groupe, bain de son avec caissons de basses surpuissants pour favoriser une adhésion kinesthésique du public. À travers tous ces exemples on constate que les dispositifs techniques ont toujours pour mission de renforcer l’aspect social du regroupement, doublé d’une recherche de « beau son » (qui sonne bien dans le lieu donné).

15Les installations quant à elles sont des lieux complètement redessinés par l’artiste, où les auditeurs/spectateurs disposent d’une liberté d’évolution dans l’espace et dans le temps : ils peuvent choisir d’aller vite ou au contraire s’attarder sur un événement sonore ou visuel.

Une organisation en réseau

16Mais alors, que penser de tous ces nouveaux lieux de musiques qui sont apparus depuis quelques années ? Aujourd’hui on peut faire entendre sa musique, ou écouter celle des autres sur internet sans passer par les canaux classiques de diffusion que sont – que furent – le disque, la radio ou le concert, depuis des décennies. Le nouveau lieu d’errance que constitue internet s’oppose au lieu traditionnel du concert en salle où la personnalité du compositeur s’enracine en position centrale. L’hyper-spécialisation associée à l’élitisme des conservatoires et autres centres de formation professionnelle des musiciens a favorisé l’éclosion d’une multitude d’initiatives privées sortant du cadre académique. Aujourd’hui de nombreux lieux coexistent, tant du point de vue de la création que des publics. Certains sont engagés dans le monde de la musique de publicité, d’autres ne travaillent que pour le cinéma, la télévision, la danse, le théâtre, les écoles, l’expérimentation. Cette évolution doit beaucoup aux progrès technologiques et à la multiplication des moyens de production et de diffusion.

17Les outils de production et de diffusion de la musique se sont tellement développés qu’on assiste à une démocratisation importante de l’acte de composer. À l’inverse, on pourrait dire que la démocratisation de l’acte de composer a permis d’accélérer le développement des outils : micros, amplificateurs, haut-parleurs, nouveaux instruments électroniques, logiciels, nouveaux canaux de diffusion. La mondialisation concerne aussi les musiciens, en favorisant l’abolition des frontières d’autant plus facilement que beaucoup d’espaces d’échange peuvent maintenant se construire virtuellement. Par conséquent le brassage des idées, des œuvres et des expériences est aisé. Le nombre de compositeurs, souvent autoproduits, augmente de façon considérable ; mais toujours persiste le fait que celui qui donne à entendre sa musique doit confronter son propre espace intérieur à l’espace du lieu dans lequel la diffusion se passe. Il a pour rôle de trouver la meilleure adéquation entre le lieu et la musique diffusée : optimiser les réverbérations naturelles, ou au contraire l’absorption de certaines fréquences par l’environnement, sélectionner les bandes de fréquence les plus adaptées au médium utilisé – pas trop de sons graves dans le métro mais des sons plus aigus qui ne seront pas masqués par le bruit de fond ; une atténuation des dynamiques pour une diffusion à la radio dont la chaîne de retransmission passe par une série de limiteurs/compresseurs qui en amplifiant les écarts de dynamiques créent un effet de « pompage » très désagréable. Dans chaque réseau on retrouve les mêmes besoins et les mêmes rituels : donner à entendre, faire vibrer, partager l’émotion de l’instant et du lieu. Cependant ce fonctionnement en réseau réduit l’aura des grands lieux historiques de rassemblement des amoureux de chaque genre musical vu isolément. Nous n’avons presque plus de hauts lieux, il ne nous reste que des lieux, points de convergence d’un public et de musiciens désormais nomades.

Conclusion

18Curieusement un recensement des lieux de musique en électroacoustique nous conduit à découvrir qu’ils peuvent être infinis et que par conséquent leur classement par type apparaît vain. Dans tous les cas, l’enjeu pour les musiciens est de trouver les meilleurs dispositifs techniques pour faire résonner au maximum les endroits choisis : électrification, amplification des instruments, optimisation de la disposition des haut-parleurs dans l’espace, jeu avec les différentes réverbérations et mouvements spatiaux. On oscille alors entre une recherche de fidélité à la musique fixée sur support et un désir de la jouer et transformer en direct. Dans un cas le lieu est utilisé comme un simple résonateur qui doit transmettre fidèlement la musique, dans l’autre cas, le lieu est considéré comme un espace de jeu sur, et avec, la musique. On repère donc des types d’usage des lieux qui se polarisent aisément en deux grandes catégories : l’errance et l’enracinement. La compréhension des modes d’usage des lieux de musique nous incite à orienter nos recherches du côté des sciences humaines afin de mieux cerner le fonctionnement des rituels qui s’élaborent à l’occasion des rassemblements de musiciens et de mélomanes : se reconnaître, échanger, s’écouter, jouer, faire résonner, commémorer, consacrer. On se rapproche du sacré dans une organisation des lieux de musique très décentralisée, fonctionnant en réseau. Chacun connaît ses amis, ses styles de musiques préférés et ses lieux privilégiés. La musique reste la musique tandis que ses lieux et modes de diffusion reflètent notre organisation sociale.

Bibliographie   

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Michel Gaillot, La Techno, un laboratoire artistique et politique du présent, Paris, Dis Voir, 2003.

Evelyne Gayou, GRM Groupe de Recherches Musicales, cinquante ans d’histoire, Paris, Fayard, 2007.

Bernard Lortat-Jacob, Musiques en fête, Nanterre, Société d’ethnologie, 1994.

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Abraham Moles, Théorie de l’information et perception esthétique, Paris, Flammarion, 1958.

Pierre Schaeffer, Machines à communiquer 1 : Genèse et simulacres ; & 2 : Pouvoir et communication, Paris, Seuil, 1970.

Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, Paris, Minuit, 2001.

Notes   

1  Groupe de Recherches Musicales, fondé par Pierre Schaeffer en 1958, au sein du Club d’Essai de la Radio Diffusion Française.

2  Étude n° 1 Déconcertante, ou Étude aux tourniquets, 3’ ; Étude n° 2 Imposée, ou Étude aux chemins de fer, 3’25 ; Étude n° 3 Concertante, ou Étude pour orchestre, 6’ ; Étude n° 4 Composée, ou Étude au Piano, 3’30 (future Étude noire, 4’) ; Étude n° 5 Pathétique, ou Étude aux casseroles, 4’10.

3  Texte de présentation du Concert de bruits à la radio, document GRM, non coté.

4  Olivier Messiaen compose Timbres-Durées sur ce système, en 1952, avec l’assistance de Pierre Henry. L’œuvre dure 15’05.

5  Le mot n’est pas trop fort, il faut un camion de déménagement et des déménageurs pour transporter la cinquantaine de haut-parleurs du dispositif.

6  Bayle a créé ce jour-là Nadir, pour soprano, ténor, basse, clarinette basse, guitare, ondes Martenot et percussion, sous la direction de Konstantin Simonovic.

7  Abraham Moles, Elisabeth Rohmer, Psychologie de l’espace, Paris, L’Harmattan, 1972 (1978).

Citation   

Évelyne Gayou, «C’est le lieu qui fait lien», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et lieu, mis à  jour le : 01/06/2011, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=297.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Évelyne Gayou

Docteur en musicologie, Evelyne Gayou est membre, depuis 1975, du Groupe de Recherches Musicales fondé par Pierre Schaeffer. D’abord productrice et réalisatrice à la radio, elle est aujourd’hui responsable des publications du GRM, notamment de la collection Portraits Polychromes. Auteur du livre GRM, Groupe de Recherches Musicales, cinquante ans d’histoire (Fayard, 2007), elle compose également des œuvres électroacoustiques.