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L'Ethnographie

La sportivisation comme promotion d’une vision plus masculine du jonglage

Versus le jonglage comme art de vivre

Florence Huet

Juin 2021

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.873

Résumés

Dans cet entretien, Florence Huet aborde sa découverte du jonglage dans l’espace public, sur le pont des arts à Paris. Elle évoque l’évolution et le croisement de ses techniques de jongleuses à travers les rencontres faites dans la rue et les vidéos qui circulaient sur YouTube. Elle discute la candidature du jonglage aux jeux olympique, très masculine et sportive, mais aussi l’utilisation des réseaux sociaux par les jongleurs et les jongleuses pour apprendre, échanger entre pair, se promouvoir et réaliser des formats dédiés, spécifiques à Instagram par exemple. Pour elle, le jonglage est plus qu’un art ou un sport, une culture à part entière. Transcription de l’entretien réalisée par Virginie Berthier.

Texte intégral

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Autoportrait. Fondatrice et Rédactrice-en-chef de YANA

Florence Huet ©

1Nil Dinç : Bonjour Florence, comment souhaiterais-tu être présentée ?

2Florence Huet : Bonjour, je suis une femme française qui vit en Suède. Je suis blanche et j'ai beaucoup jonglé dans ma vie. Je ne sais pas si je me définirais toujours en tant jongleuse, parce que ça fait un an et demi que je n'ai pas jonglé, mais c'est une grosse partie de moi. Je suis une artiste pluridisciplinaire, je fais beaucoup de photographie, j'écris, j'ai créé un magazine. J'ai fait beaucoup de spectacles. J'enseigne aussi et je suis très curieuse.

3Nil Dinç : Comment es-tu venue au jonglage ?

4Florence Huet : La première fois, je crois que j'avais quinze ans, j'ai vu une jeune fille sur le Pont des Arts qui faisait tourner des bolas autour d'elle avec du feu et je trouvais ça trop cool, je voulais absolument faire la même chose. J'ai regardé sur Internet comment ça s'appelait, ce que c'était. J'ai trouvé où les acheter et j'ai acheté un bidon d'essence. Et j'ai passé tout mon été à enflammer deux chaînes et à les faire tourner autour de moi sur la plage ou dans les parcs. Au départ, l'intérêt pour moi n'était pas du tout la manipulation d'objets. C'était être au milieu du feu, ne plus rien voir autour. Ne plus rien entendre, ne plus rien sentir d'autre que les flammes autour de moi. Et j'ai commencé à faire ça. J'avais fait beaucoup de danse et c'était une manière d'avoir une raison de danser, comme un partenaire, à un moment où je n'étais pas très à l'aise dans mon corps, dans qui j'étais. C'était un super exutoire. La communauté qui jongle avec du feu est très liée à la communauté qui jongle en général. Je me suis donc retrouvée à vouloir rencontrer d'autres personnes qui faisaient ça dans des squats, dans l'espace public, dans des endroits où l’on se rejoignait. C'était aussi les endroits où les jongleurs se rencontraient. C'est comme ça que j'ai découvert la manipulation d'objets en elle-même. Petit à petit, j'ai enlevé le feu et j'ai juste gardé les objets.

5Nil Dinç : Quels liens le jonglage entretient-il entre les milieux de l'art et ceux du sport ?

6Florence Huet : En France, on voit majoritairement le jonglage comme un art. Il y a aussi des personnes qui le pratiquent vraiment comme un sport, mais je dirais qu'elles sont en minorité. Tandis qu'aux États-Unis, il y a une grosse communauté qui voit premièrement le jonglage comme un sport. Il y a différents mouvements un peu partout dans le monde, des communautés dans chaque pays ; parfois ce n'est pas attaché à une région, plutôt à un type d'objet ou à un type de jonglage. Ce sont plutôt des communautés en ligne où les personnes se rencontrent. Il y a vraiment cette dualité entre les communautés, qui assez souvent ne se rencontrent pas, qui se combattent un peu en fait. C'est quoi l'objet du jonglage ? D'aller plus vite ? D'avoir plus d'objets ? De les envoyer de manière plus compliquée ? Ou d'exprimer quelque chose à travers la manipulation d'objets ? Qu'est-ce que ça évoque, comment ça nous fait bouger ? Il y a aussi des endroits où ça se rejoint bien sûr. Je pense qu'il y a des endroits où la question ne se pose pas du tout.

7Nil Dinç : Par exemple ?

8Florence Huet : Par exemple, la question ne se pose pas chez moi. En tout cas, j'ai beaucoup navigué entre les deux. J'ai toujours été passionnée par les deux. J'ai eu des moments dans ma vie où j'ai été m'entraîner pendant six mois en Ukraine avec un prof, un coach spécialisé. Ma spécialité, c'est le jonglage avec des cerceaux. Là-bas, il y avait un coach qui travaillait avec ces objets-là en particulier. Six jours par semaine, toute la matinée, je m'entraînais avec lui sur cinq figures et c'est tout. On faisait ces cinq figures encore et encore et encore. C'était vraiment une pratique sportive d'athlète où toute ma vie devait être organisée pour avoir la force physique et mentale de travailler sur ça. Pour moi, il n'y avait pas du tout de relation à l'art à ce moment-là. Après, je me suis nourrie énormément, en faisant des workshops, de choses qui sont très loin de la technique du jonglage. J'ai fait du clown, j'ai fait beaucoup de danse, du butō, de la performance. Je me nourris beaucoup des arts visuels, et de politique aussi. Je trouve que tout est politique, tout ce qu'on fait, donc j'ai une pensée politico militante dans ce que je fais. Je ne suis pas la seule, je sais qu'il y a beaucoup de personnes pour qui, en apparence, il y a une très forte dualité, mais qu'au final tout le monde est nourri par ces aspects-là.

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Prise lors d’une représentation de mon solo Dakatine au Portland Juggling Festival en 2019

Elie Hoover ©

9Nil Dinç : Le jonglage pourrait entrer aux Jeux olympiques, cela suscite-t-il des débats dans la communauté ?

10Florence Huet : Oui, de très gros débats. C'est très récent, c'est à la fois un débat très ancien et très récent. Ça fait longtemps qu'on en parle comme d'une éventualité pas vraiment réalisable et que tout le monde a un avis fort sur la question. Il y a beaucoup de batailles d'ego dans le jonglage. Les personnes qui veulent définir le jonglage comme un art ou comme un sport sont toujours à vouloir défendre leur bout de gras et expliquer pourquoi ça ne ferait aucun sens qu'il y ait le jonglage aux Jeux olympiques, ou pourquoi il faudrait absolument que ça y soit. Récemment, il y a Jason Garfield, qui est donc un homme américain qui a créé la W.J.F, la World Juggling Federation. Tous les ans, depuis de nombreuses années, il organise une convention qui a pour but d'être une compétition où on regarde vraiment le jonglage comme un sport, et où on met en compétition les athlètes avec la plus haute technique. On ne juge que la technique. Il y a peut-être aussi des notes artistiques, mais ce n'est pas ce qui prend le focus. Il y a donc quelques mois, il a lancé les étapes pour une candidature du jonglage en tant que discipline aux Jeux olympiques. C'est une toute petite section de ce qu'est le jonglage dans le monde entier, c'est porté par un homme qui a une vision très particulière et très forte, et un réseau d'influence assez fermé, assez petit. Ce sont des discussions, dont j'ai l'impression qu'elles intéressent tout le monde, mais tout le monde n'y prend part, tout le monde n'y a pas accès. Je trouve ça assez exclusif.

11Nil Dinç : Quelle place prend l'espace public dans ta pratique du jonglage ?

12Florence Huet : C'est vraiment dans l'espace public que j'ai commencé. J'ai commencé dans la rue, sur les plages, dans les parcs. Si on n'a pas de jardin, quand on fait quoique ce soit avec du feu, ou si on a besoin de beaucoup de hauteur sous plafond, souvent on se retrouve dehors. Sachant que pour jongler, l'extérieur c'est souvent le pire, on a le soleil dans les yeux, le vent qui balade les objets, etc. L'espace public c'est hyper important, parce que c'est là où on peut se rencontrer, où on s'apprend les uns les autres. Il y a souvent des lieux un peu mythiques, pour une période donnée ; moi, quand j'ai commencé, le parc de Bercy à Paris était un endroit où on savait qu'il y avait tout le temps des jongleurs. Il y avait une journée où on savait que si on allait au parc de Bercy, il y aurait des jongleurs. À un moment, il y a eu le Champ-de-Mars à Paris. Chaque grande ville a un parc comme ça. Ensuite il y a des espaces qui se créent, plus ou moins en intérieur. Les Halles à un moment, c'était un espace super. Il y a eu une grosse communauté qui s'est entraînée aux Halles, qui a vraiment influencé le jonglage de manière très forte. C'était couvert, donc ils pouvaient rester, même s'il pleuvait, et puis c'était un béton bien lisse, bien plat, où c'est bien pour jongler, il n'y a pas de différences de niveaux. En particulier, il y a eu tout un groupe qui a fait beaucoup de balles rebond ; ce sont des balles le plus souvent en silicone, qui rebondissent sur le sol, et le sol des Halles était parfait pour ça. En fait, c'est souvent ce qui se passe, quand il y a une personne qui est super à fond dans quelque chose, les autres qui regardent s'y mettent aussi. Il y a eu tout un groupe comme ça, ça a mené à un film super mythique dans la communauté, qui s'appelle Bouncing in Paris. C'est un film qui a été beaucoup partagé dans la communauté et qui est toujours une référence maintenant. Il dure une heure et demie ou quelque chose comme ça et il y a énormément de figures, de patterns, une explosion de créativité à l'époque. Tout a été filmé dans des endroits publics, aux Halles, au Palais de Tokyo, dans des lieux comme ça, qui s'y prêtaient bien.

13Nil Dinç : Le fait de travailler dans l'espace public laisse-t-il une empreinte dans le corps de la jongleuse ou du jongleur ?

14Florence Huet : C'est une question intéressante. Dans le corps, je ne sais pas, mais dans les objets c'est clair. Par exemple, je sais qu'il y a de gros débats sur les objets : « Quels sont les meilleurs objets ? » ; par exemple, entre les balles, il y a les balles dures, les balles molles, les balles qui sont des sacs à grain, les balles qui sont remplies de silicone, etc. Il y a une très grande variété de balles et certaines personnes vont dire : « Cette balle, c'est l'essence de ce qu'il faut » ; mais, en fait, on n'a pas du tout tous les mêmes besoins. Par exemple, en Amérique du Sud, on jongle énormément dans la rue ou dans l'espace public en général. Il y a un très grand nombre de jongleurs qui vivent de faire des numéros très courts au feu rouge, et qui passent ensuite entre les voitures pour récupérer quelques pièces. C'est un moyen de gagner son pain qui est très répandu. Les personnes dans les voitures apprécient ça, connaissent, c'est très courant, pas comme ici où ce serait un peu bizarre. Et par exemple, dans les massues, aux deux extrémités, il y a deux espèces de bouchons qui peuvent être fait dans différentes matières. La matière qui est la plus appréciée en Europe est assez poreuse, c'est quelque chose qui se salit très vite et qui se détruit très vite si on jongle sur du béton. Un peu comme de la gomme, qui s'effrite. Donc les jongleurs ou les jongleuses d'Amérique du Sud ont tendance à ne pas du tout aimer ces bouchons-là et à vouloir quelque chose de beaucoup plus résistant qui peut tomber à longueur de journée sur le bitume et ne pas s'effriter. C'est vraiment quelque chose que les fabricants d'objets découvrent, ils ne s'y connaissent pas forcément et ils se demandent pourquoi ici personne n'achète ce type de bouchons-là, et pourquoi ces massues-là font un tabac dans ce pays qui est super loin alors qu'ici tout le monde dit qu'elles sont nulles. C'est parce qu'elles conviennent à un autre environnement. Et, en effet, on peut regarder les objets des jongleurs et des jongleuses et voir où ils s'entraînent : voir que le blanc est devenu un peu vert parce qu'ils sont tout le temps dans l’herbe ; voir que le plastique est bien poli parce qu'ils sont sur des surfaces un peu rugueuses ; voir encore le détail du plastique qui a été moulé parce qu'ils sont sur des tapis tout le temps.

15Nil Dinç : Quelle place prend la vidéo dans le milieu du jonglage ?

16Florence Huet : Ça a toujours été important, depuis que ça existe, et notamment pour ma génération. Moi j'ai 32 ans, YouTube est arrivé à peu près au moment où j'ai commencé à jongler et énormément de personnes autour de moi ont appris en regardant des vidéos. Pour les générations avant moi, il y avait aussi des vidéos, mais c'était plutôt des VHS. Moi j'ai complètement appris en regardant des vidéos. Les mouvements de chaînes que je faisais autour de moi, c'est soit des choses que j'ai trouvées moi-même en essayant, soit parce que j'ai trouvé des vidéos. J'ai regardé et j'ai passé des heures et des heures à essayer de comprendre comment l'objet passait derrière le dos, si la paume était vers le corps ou vers l'extérieur. Il y a plein de types de vidéos. Il y a des vidéos où on partage ce qu'on fait, très similaires aux vidéos de skate, où on montre des figures, où on montre une espèce de lifestyle. Ce n’est pas pour promouvoir quoique ce soit, c'est juste pour montrer ce qu'on fait, montrer notre personnalité. Il y a des vidéos tutoriels, qui sont vraiment faites pour apprendre…, ça a explosé ces dernières années. Ça existait avant, mais c'était assez basique. Maintenant il y a un marché pour ça, on peut apprendre tout et n'importe quoi avec des vidéos qui sont très bien faites. Il y a des vidéos de promotion aussi, avec des personnes qui font des spectacles, mais ce n’est pas souvent ce qu'on va se partager entre jongleurs. Ce qu'on va se partager entre jongleurs, ce sont des films, souvent des formats entre trois et cinq minutes, sur un thème. Ou alors des vidéos plus longues, comme celle dont je parlais, Bouncing in Paris. Il y a quelques personnes ou groupes qui ont été pionniers, pionnières dans la fabrication de films de jonglage qui se regardent comme un film. Où il n'y a pas forcément de narration mais où il y a plein de choses qui se passent, des vocabulaires qui évoluent.

17Nil Dinç : Est-ce que tu peux nous parler un peu plus de ces vidéos de trois à cinq minutes et nous raconter la place que prend l'espace public dans la réalisation de ces vidéos ? Dans quel type d'environnement sont-elles tournées ? Quel type de rapport à l'environnement et au mouvement explorent-elles ?

18Florence Huet : J'ai l'impression que filmer dans l'espace public c'est souvent le seul moyen qu'on a. Quand on n'a pas accès à un studio, on prend ce qu'on a autour de nous. Ce qui est à prendre en compte aussi c'est : comment montrer le jonglage ? Par exemple, si je jongle avec des objets blancs devant un ciel nuageux, on va perdre les objets dans le ciel. Trouver un grand mur coloré, ça, typiquement, c'est super. Il nous faut de la hauteur, de l'espace. Je parle d'expériences à propos de vidéos que j'ai faites, mais je peux le voir à travers toutes les vidéos que j'ai vues, de personnes partout dans le monde. On va chercher un lieu qui est beau, qui est calme, dont on ne se fera « jarter » au bout de cinq minutes par un garde, ou parce que trop de gens passent et vont nous poser des questions, vont vouloir prendre les objets et essayer. Trouver un endroit calme où on va pouvoir rester pendant des heures. Souvent quand on filme, on veut montrer des techniques qui sont un peu à la pointe de ce qu'on fait, montrer des trucs nouveaux. Ce sont des choses qu'on n'arrive pas à faire du premier coup, donc on va mettre la caméra et on va tourner pendant des heures et des heures jusqu'à ce qu'on trouve exactement la bonne prise. Il y a plein de choses qui entrent en compte. C'est souvent quelque chose qu'on aime bien faire quand on voyage beaucoup, montrer les différents endroits où on a été. Il y a quelqu'un en ce moment qui poste des vidéos sur le thème « jongler devant des cascades ». Il a voyagé dans le monde entier et il montre des vidéos de lui qui jongle devant plein de cascades ; il a fait des sculptures, il a fait des ponts. Il est souvent possible aussi d'utiliser le jonglage pour révéler l'espace dans lequel on est, pour le faire exister. On manipule les objets autour du mobilier urbain ou de la nature et on leur donne vie.

19Nil Dinç : Qui tient la caméra ?

20Florence Huet : C'est assez personnel. Ce n'est pas toujours facile. Quand on est dans l'espace public, c'est bien de ne pas être seul. Pour une question de confiance en soi déjà, parce que faire un truc devant plein de gens qui nous regardent, ce n'est pas toujours facile ; et aussi pour des raisons pratiques, parce qu'on va toujours avoir notre sac, la caméra... C'est toujours bien d'avoir quelqu'un. Mais comme ça prend des heures, souvent, il y a des personnes qui préfèrent vraiment faire ça seules, sinon on se sent toujours un peu coupables : « Attends, je vais recommencer, mais je te promets, je vais y arriver » et du coup, ça met plus de pression, ça devient plus difficile. Pour les nerfs, pour être détendu, c'est souvent plus pratique d'être seul. Il y a aussi des personnes qui collaborent avec des vidéastes, mais j'ai l'impression que la majorité, c'est avec son téléphone, sa caméra, on trouve un coin qu'on aime bien...

21Nil Dinç : Est-ce que ces séances de tournage attirent aussi un public ?

22Florence Huet : Ça attire toujours l'attention. Moi personnellement c'est quelque chose que j'essaye de fuir parce que ça me déconcentre. S'il y a des personnes qui ont envie de me poser des questions, je vais avoir envie de répondre et ça va me prendre beaucoup de temps. Mais, c'est évident, ça attire toujours l’œil. C'est très atypique le jonglage. Ne serait-ce que les objets. Si on n'est pas en train de jongler mais qu'on a des objets autour de nous, les personnes qui passent vont demander, vont nous donner leur avis, nous dire s'ils savent le faire ou pas, si leur père sait le faire avec plus d'objets que nous... Ce sont des choses qu'on entend tout le temps, j'ai l'impression que tout le monde a une opinion sur le jonglage.

23Nil Dinç : En termes de post-production, comment choisit-on le son, la musique ? Est-ce des prises de son directes ? Comment travailles-tu la post-production de tes vidéos ?

24Florence Huet : Ça aussi c'est très personnel. Il y a vraiment de tout. J’aime bien garder le son des objets. C'est aussi une des raisons pour lesquelles j'aime bien être dans un endroit où il n'y a pas trop de passage, pas trop de bruit autour ; où je peux entendre le son des objets quand je les frappe ou quand je les touche ou quand ils tombent par terre, si je les roule où s'ils rebondissent. Ensuite je travaille avec de la musique et j'aime bien superposer les deux, éventuellement avoir une nappe de musique et une nappe de bruit ambiant, qui donne un peu plus de relief. Quand il y a juste de la musique, ça peut être un peu plat. Quand on rajoute le bruit des objets, ça permet aussi de mieux comprendre le jonglage.

25Nil Dinç : Les vidéos sont-elles partagées sur les réseaux sociaux ? Quelle place ces réseaux prennent-ils dans la communauté ?

26Florence Huet : Depuis cinq ou six ans, il y a d'abord eu une explosion avec Instagram. Maintenant, il y a sûrement TikTok. Je n'y passe pas énormément de temps, donc je ne suis pas certaine de ce qui se passe en jonglage là-bas, mais je peux imaginer qu'il va s'y passer beaucoup de choses. En fait, Instagram a vraiment été une révolution pour partager des vidéos courtes. On ne nous emmène plus tant quelque part avec une ambiance, avec une histoire ou une sorte de narration plus ou moins abstraite dans laquelle on va être pendant plusieurs minutes ; on montre des figures, des fois ça peut être des clips de dix secondes, juste pour montrer une figure. Sur Instagram, la langue importe peu. Sur Facebook, souvent, ce n'est pas facile de communiquer entre communautés qui n'utilisent pas les mêmes langues. Alors que sur Instagram, ces barrières-là se sont effacées ; il y a moins de textes, c'est juste les vidéos et on a vraiment pu découvrir des jongleurs et des jongleuses de partout dans le monde. Il y a des personnes qui montrent leur progression et qui filment des figures pas forcément novatrices, plutôt pour se donner un challenge à eux-mêmes : « Je vais apprendre ça, je vais jongler tous les jours pendant cent jours ». Des challenges comme ça sont apparus. Ça joue un grand rôle pour se motiver les uns les autres, ça remplace un peu cette émulation qu'on pouvait avoir dans les clubs, aux Halles, etc. Moi par exemple, en jonglant avec des cerceaux, je n'ai jamais été dans un club où il y avait quelqu'un d'autre qui jonglait avec des cerceaux. C'est un objet assez atypique et sur internet, je peux m'entraîner avec des personnes qui jonglent les mêmes objets de la même manière. Ça a vraiment réduit les distances, permis de découvrir d'autres personnes qui faisaient des recherches similaires. Il y a aussi des personnes qui postent dans l'optique de montrer des choses nouvelles, de faire avancer la pratique, de créer...

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Jongleuse de cerceaux (2017)

Einar Kling Odencrants ©

27Nil Dinç : Les réseaux sociaux, c'est aussi un endroit où il y a des prises de position sociales et politiques. Peux-tu nous en parler ?

28Florence Huet : Par où commencer ?

29Nil Dinç : La question du genre dans le jonglage ?

30Florence Huet : Sur les réseaux sociaux, on a la possibilité de discuter ensemble. Souvent on parle de la communauté du jonglage, et quelqu'un m'a dit récemment : « C'est un leurre, il n'y a pas une communauté, il y a des tonnes de communautés ». C'est vrai qu'on a plein de sous-communautés. Le jonglage, c'est très divers, c'est complexe, il y a des sous-branches – comme le jonglage était un peu une sous-branche liée à la magie, de moins en moins maintenant. Mais il y a beaucoup de choses qui sont questionnées. Est-ce que le diabolo fait partie du jonglage ou est-ce que c'est une communauté en soi ? Mine de rien, le jonglage est une pratique très ancienne, mais qui a explosé très récemment, c'est une pratique jeune vraiment en ébullition. Il y a donc beaucoup de débats sur ce que c'est, à quel moment il y a du jonglage ou pas, à quel moment on devient jongleur et jongleuse. Ce sont des discussions qui ont toujours animé la communauté mais qui ont pris place de plus en plus sur les réseaux sociaux qui ont permis d'avoir une discussion avec des personnes plus éloignées, des avis plus divers. Personnellement, ça m'a permis de me connecter avec des personnes qui pratiquent avec les mêmes objets mais ça m'a aussi permis de me connecter avec des personnes auxquelles je m'identifie, à travers par exemple le spectre du genre. La communauté du jonglage est très dominée par des hommes blancs, cis, hétéros. Il y a une sorte de norme. Si on demande à quelqu'un de dessiner un jongleur, il sera souvent comme ça. Ça a souvent été difficile de trouver ma place. J'ai souvent eu l'impression de devoir justifier ma présence, que ce soit dans les clubs d'entraînement, dans la partie sport ou dans la partie art. J'ai très souvent été la seule femme sur scène, dans les galas de jonglage. Grâce aux réseaux sociaux, on a pu se retrouver, voir des personnes qui nous ressemblent et avoir des discussions sur comment trouver notre place. En fait, c'est facile d'avoir l'impression qu'on n'existe pas. Si on regarde les clubs…, je parle en tant que femme, mais ça résonne avec ce que des amis, qui sont des personnes noires, m'ont dit aussi. Quand on ouvre un livre sur le jonglage, on ne se retrouve pas. Quand on va dans une convention, on ne se retrouve pas forcément non plus. Sur les réseaux sociaux, on a de plus en plus les moyens de trouver des personnes qui nous ressemblent et de faire entendre nos voix.

31Nil Dinç : C'est passé par des actions concrètes, une liste de jongleuses est publiée. Peux-tu nous raconter ce qui s'est passé autour de cette liste ?

32Florence Huet : Il y a quelque chose qu'on entend tout le temps, c'est : « Où sont les femmes jongleuses ? Il n'y a pas de femmes jongleuses. » Au fil des années, on a entendu toutes les théories, que les femmes ne sont pas intéressées par le jonglage, que physiquement, il doit y avoir quelque chose qui ne nous avantage pas, plein d'inepties. Cette liste-là a donc été lancée à l'initiative d'Ariane Öchsner, qui est une jongleuse autrichienne qui en avait marre d'entendre ça, qui en avait marre d'entendre des programmateurs dire : « Bah, non, on n'avait aucune jongleuse dans le gala parce qu'on n'en a trouvé aucune, il n'y en a aucune qui soit au niveau. » Elle a répondu : « Je vais vous faire une liste de toutes les jongleuses. » Ça a été alimenté par tout le monde, tout le monde pouvait rajouter des noms. Je ne sais pas combien il y en a maintenant, je pense qu'on doit être autour de cinq cents noms de femmes qui jonglent. C'était un exercice de style plus qu'autre chose. Parfois quand quelqu'un dit qu'il n'y a pas de jongleuses, on a tendance à ressortir la liste mais elle n'a pas d'utilité concrète. Il y a trop de monde et c'est difficile de lister les personnes comme ça. Et puis, il y a eu quelque chose d'autre qui s'est passé récemment. On a un concours de popularité dans la communauté des jongleurs et jongleuses, où on vote à un moment dans l'année pour nos jongleurs et jongleuses préférés. C'est une période d'une semaine pendant laquelle on peut voter, et ensuite, les quarante personnes qui ont récolté le plus de votes sont regroupées dans une vidéo où on voit quelques secondes de leurs jonglages. On a le top quarante des jongleurs et jongleuses de l'année. Dans ce top, depuis des années, les femmes sont vraiment très minoritaires. Cette Ariane Öchsner, qui avait lancé la liste, a lancé un gros pavé dans la mare en proposant qu'on instaure un quota sur cette liste. Suite à ça, il y a eu des débats très houleux, très violents. Ça a été une période très difficile pour toutes les femmes et minorités de genre qui lisaient les commentaires, ça a été très violent. Suite à quoi l'organisateur de la compétition a fini par installer un système de vote où on pouvait voter pour cinq hommes, cinq femmes, ou autant de personnes non binaires qu'on voulait, dans la liste de dix personnes. Maximum cinq hommes, maximum cinq femmes. Ce qui a donné accès à cette liste à de nouvelles personnes. Ça n'a pas un impact très clair, c'est un hobby, c'est une liste de popularité ; mais, en fait, c'est super important, mine de rien, de se retrouver dans cette liste. Pour l'ego c'est chouette, et quand on est jeune jongleur on regarde cette liste, on découvre des personnes qui nous inspirent. Donc c'est super chouette de se voir, soi-même, ou de voir quelqu'un qui nous ressemble, de voir cette personne à cette place-là et de voir que cette personne-là apporte beaucoup au jonglage. Et ce n’est peut-être pas sous le prisme de ce qui est considéré bien par les hommes cis la haute technique, la vitesse, ce qui a été considéré bon pendant des années par la majorité – mais par ce qu'on fait aussi pour la communauté. Il y a des personnes qui ont une très grosse influence, qui ouvrent le jonglage à des non-jongleurs, qui démocratisent la pratique, il y a des personnes qui ont organisé des événements depuis des années. Avoir un spectre un peu plus large de qui constitue la communauté, un peu plus divers, c'était vraiment chouette. Ça n'a pu exister que grâce aux réseaux sociaux.

33Nil Dinç : Et est-ce que tu peux nous parler de Yana ?

34Florence Huet : Yana, c'est un magazine que j'ai créé l'année dernière. On a sorti le premier numéro en octobre 2020. Ça va être un magazine annuel, il est assez gros, c'est un format un peu plus gros qu'un A4, il fait cent soixante pages, donc il est assez lourd. Je l'ai justement créé un peu après avoir réalisé que je n'existais dans aucun livre. Dans tous les livres dédiés au jonglage, les femmes sont un chapitre, dans tous les livres, il n'y a que des personnes qui font de la scène, donc qui performent. La scène, ça a été un moment de ma vie, en ce moment je ne performe pas et pourtant je suis toujours jongleuse. Il y a énormément de mes jongleurs et jongleuses préférés qui révolutionnent ce qu'est la pratique et qui ne mettront jamais un pied sur scène. C'est hyper important pour moi, j'avais cette envie de retrouver ce que j'aime dans le jonglage et qui je suis aussi, dans un format papier. C'est un magazine d'art qui est fabriqué par des jongleurs et des jongleuses et tout le contenu sort d'un cerveau qui a été modelé par la pratique du jonglage. Le contenu en lui-même, parfois décrit, ou parle, ou est une image du jonglage et parfois pas du tout. On a des séries de collages, on a des séries qui sont vraiment détachées du jonglage, mais si ça a été fait par quelqu'un qui a sa vision du monde formée par cette pratique-là, ça me suffit.

35Nil Dinç : C'est un magazine sur la culture du jonglage, comme façon de voir les choses…, en guise de conclusion, pourrais-tu nous lire un petit morceau de ton édito ?

36Florence Huet : Je vais vous lire le premier paragraphe de l'édito :

Premièrement, je pense que c'est important que je vous explique pourquoi j'aime le jonglage. À la croisée du mouvement, du rythme, de la composition, des mathématiques, du sport, de l'architecture, du design et d'un hobby, le jonglage est une forme d'art complexe et diverse, qui résonne avec plein d'autres. C'est non seulement une organisation d'objets en mouvements dans l'espace mais c'est aussi quelque chose qui forme la personne qui met ces objets en mouvement. Cela crée des connexions et une cartographie dans notre cerveau d'une manière qui impacte tout ce que nous faisons dans la vie. Notre corps, notre manière de penser, notre relation aux objets de la vie courante et aux autres corps autour de nous, la façon dont nous comprenons les patterns dans la nature, dans le temps et dans l'espace.

Pour citer cet article

Florence Huet, « La sportivisation comme promotion d’une vision plus masculine du jonglage », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 01 juin 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=873

Florence Huet

Florence est une artiste française basée en Suède. Elle utilise le jonglage et le mouvement pour créer des objets photographiques, de vidéo et de spectacle vivant. Ses solos ont tourné dans une douzaine de pays sur 4 continents et elle a collaboré avec de nombreuses compagnies en France et à l'international. En 2020, elle sort le premier numéro de YANA, un magazine annuel de 160 pages dédié au jonglage en tant qu’art sensible.