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L'Ethnographie

Filmer le visible et l’invisible d’un rituel tibétain. Réflexions et pistes méthodologiques

Filming the visible and invisible aspects of a Tibetan ritual - Reflections and methodological approaches

Nathalie Gauthard 

Septembre 2024

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/ethnographie.1447

Résumés

Cet article expose la difficulté de filmer la totalité d’un rituel tibétain et de rendre compte de sa complexité. Le rituel étant un assemblage d’éléments, d’activités, ayant lieu dans des lieux et à des moments différents. L’autrice témoigne de son terrain ethnographique mené durant une vingtaine d’années dans un monastère bouddhiste tibétain reconstruit dans un contexte d’exil au Népal et portant sur un rituel tibétain, lechams, dont certains éléments ont été mis en spectacle et exportés sur les scènes internationales sous le nom de «  danses sacrées du Tibet  ». Il démontre également que la captation du vivant peut générer toute sorte d’événements inattendus et imprévisibles.

This article describes the difficulty of filming the entirety of a Tibetan ritual and capturing its complexity. The ritual is an assembly of elements and activities taking place in different places and at different times. The author describes her ethnographic fieldwork over a period of twenty years in a Tibetan Buddhist monastery rebuilt in the context of exile in Nepal, focusing on a Tibetan ritual known as chams, certain elements of which have been performed and exported to international stages under the name of "sacred dances of Tibet". It also shows that capturing the living can generate all kinds of unexpected and unforeseeable events.

Texte intégral

1Cet article rend compte d’un terrain ethnographique mené durant une vingtaine d’années et portant sur un rituel tibétain, le ’chams, dont certains éléments ont été mis en spectacle et exportés à l’internationale sous le nom de «  danses sacrées du Tibet  ». Ma recherche doctorale, débutée en 1999, se fondait sur la compréhension des mécanismes de transferts d’une forme rituelle dansée, à caractère spectaculaire, en un «  spectacle  » pour un public étranger. Grâce à la description chorégraphique et à l’analyse des mouvements du “chams avec un support audiovisuel (mes films ethnographiques réalisés sur place durant les rituels), j’ai pu fournir une étude détaillée de l’opération de découpe des parties du rituel intégral, des mouvements et comprendre la sélection des éléments mis en spectacle pour la scène internationale.

2D’un point de vue méthodologique, je m’étais inspirée des travaux des anthropologues Margaret Mead et Gregory Bateson, que j’avais découverts lors d’un premier terrain à Bali pour ma maîtrise et mon DEA. Lors de leur passage à Bali entre 1928 et 1936, ils avaient eu recours à la photographie pour décrire le quotidien des Balinais et leurs techniques du corps – photographies consignées dans leur livre publié en 1942 Balinese Character : A Photographic Analysis – et leurs films compilés sous le titre Character Formation in Different Cultures1 et tournés entre 1936 et 1938. Dans un même élan, je me suis familiarisée avec les travaux de Marcel Mauss, en particulier Les Techniques du corps (1935), ainsi qu’aux films de Jean Rouch.

3Dans son Manuel d’ethnographie, Marcel Mauss précise que «  les techniques du corps seront étudiées à l’aide de la photographie et si possible du cinéma au ralenti  »2. Afin de procéder à une analyse chorégraphique détaillée, j’ai donc eu recours à des outils multimédias, dont la vidéo, ou la photographie comme supports de mémoire de ce qui avait échappé à ma notation lors de mes observations. J’ai pu ainsi vérifier le détail des mouvements, des pas, les décomposer, étudier la qualité du geste et comparer les interprétations de différents danseurs. Claudine de France, au sujet de l’anthropologie visuelle, précise : « le rôle irremplaçable de l’observation cinématographique dans la restitution des rituels collectifs fugaces et dispersés dans l’espace, et dont l’observation directe ne peut embrasser à la fois les multiples aspects (funérailles, pèlerinages, carnavals, etc.). » Elle affirme :

[…] l’intérêt que présente pour l’ethnographie l’usage de procédés cinématographiques spéciaux. Ainsi en va-t-il du ralenti (et plus particulièrement du ralenti synchrone de l’image et du son) pour la microanalyse des techniques du corps et celle des rapports entre musiciens et danseurs en ethnomusicologie  ; de l’accéléré pour la macroanalyse des comportements dans l’espace et le temps.3

4Lors de mon terrain népalais, dans les communautés tibétaines exilées, en 2002, j’avais filmé intégralement le rituel dansé et ses répétitions publiques, perchée sur le toit du monastère afin d’avoir une vision d’ensemble des déplacements et de la chorégraphie. À mon retour en France, alors jeune chercheuse, j’avais été surprise que la communauté scientifique s’intéresse d’aussi près à ces captations. Anthropologues, spécialistes en arts du spectacle, tibétologues et ethnomusicologues ont plébiscité ces captations audiovisuelles et photographies, seuls témoins de l’évolution des rituels pour les uns, ou preuve d’une volonté de mise en scène d’un grand sens esthétique pour les autres. En quelques années et grâce à la collaboration du maître de danse du monastère de Shechen où j’effectuais ce terrain, Phurba Dorje, et à ma traduction (du tibétain en français) du livret de danse4 sorte de «  partition scénique  » du rituel, j’ai affiné mon regard, ma perception du corps en mouvement et ma compréhension du rituel. Depuis, j’ai pris l’habitude, en 20 ans, après des séjours répétés au monastère de Shechen, de filmer et de photographier le même rituel, fournissant ainsi un témoignage de son évolution dans le temps et de ses transformations.

5En 2008, il m’était venu l’idée de faire un «  vrai  » film ethnographique sur ce rituel par suite d’un atelier du réseau Asie coordonné par Catherine Capdeville-Zheng sur «  Temps et espace rituel en rapport avec un lieu de culte  », dont le propos était d’analyser les composants du rituel et d’en définir les structures spatio-temporelles. Ce film pourrait donner des éléments de réponse et illustrer la complexité du rituel tibétain. Or la tâche s’est révélée beaucoup plus compliquée que je ne l’escomptais, car la totalité du rituel comprend plusieurs activités visibles et non visibles aux yeux d’un public non initié, dans des lieux et à des moments différents et que la captation du vivant peut générer toute sorte d’événements inattendus et imprévisibles.

Le ‘chams : une symphonie d’activités rituelles

6Le ‘chams est une pratique rituelle dansée à caractère spectaculaire. Il a lieu durant les festivals religieux bouddhiques de toute l’aire culturelle tibétaine, comme les célébrations de nouvelle année ou le «  festival du dixième jour  » que j’ai étudié durant toutes ces années. Il n’est donc que la partie visible d’un ensemble de pratiques rituelles. Exécuté au sein des monastères, il dépend de traditions spécifiques selon les différentes écoles du bouddhisme tibétain. Il prend ses origines dans des visions de lamas, dont le plus célèbre est le Ve dalaï-lama5. Il existe néanmoins une multitude d’autres ‘chams, révélés à et par des lamas moins illustres6.

7Concernant la danse rituelle, les origines du ‘chams sont mal connues. Il est attesté que dès le xve siècle, ces danses ont existé, mais sous une forme mal identifiée. Le “chams est constitué d’un enchaînement d’éléments spectaculaires pouvant être dansés ou non, masqués ou non, et présentant un aspect d’ensemble assez hétérogène. Son caractère religieux se fonde sur les enseignements de différentes écoles du bouddhisme qui codifient les pas, les mudras, les attitudes corporelles et mentales, les récitations de prières et de mantras, la performance musicale. Chaque “chams se compose d’un certain nombre de danses séparées qui, ensemble, illustrent un thème religieux. La «  manifestation  » de la divinité principale (dans le sens du grec epipháneia, apparition de la divinité dans le monde des humains  ; ici, les moines revêtent masques, costumes et attributs et «  s’identifient  » à la divinité invoquée durant le rituel) est habituellement précédée par un certain nombre de danses préparatoires destinées à épurer le sol, l’environnement externe et mental et à créer un «  champ pur  », zhing-khams. Des centres concentriques sont parfois tracés au sol avec de la farine ou de la craie. Le modèle de danse dépend de la nature des figures dépeintes et du type d’activité rituelle exécutée. Tous les éléments composant la séquence dansée du ‘chams doivent être conformes au texte écrit, le “cham-yig ou «  manuel de danse  »7. Il sert de repère aux mouvements et aux déplacements grâce aux indications relatives aux séquences rythmiques énoncées par les cymbales et les tambours à manche. Les sonneries de trompes ou de hautbois annoncent l’entrée de danseurs dans la cour du monastère.

8Selon la liturgie, l’espace-temps d’un ‘chams est généralement divisé en trois sections :

  1. Une phase de méditation et d’actions rituelles dans le temple (tib. ‘chams-khang) : les danseurs doivent se mettre dans l’état d’esprit approprié (tib. yid, sorte d’état de conscience supérieur) à l’intérieur du temple selon les trois principes de la clarté (tib. gsal-ba), de la vacuité (tib. stong) et du non-attachement (tib. ‘dzin-pa med-pa). Le but de la méditation est l’identification du danseur avec la divinité qu’il doit représenter dans le ‘chams (tib. bdag-skyed). Tout au long du rituel il doit fondamentalement rester dans «  la fierté divine d’être la divinité  » (lha’i rga-rgyal)8

  2. La phase d’exécution publique dans la cour du monastère avec costumes et masques, elle-même divisée en plusieurs parties segmentables en d’autres sous-parties mais respectant toujours le découpage en trois phases  ;

  3. Une phase ultérieure de dissolution dans le temple, où les visualisations sont dissoutes dans l’espace infini.

9Chaque jour d’exécution est également structuré selon le même découpage : préliminaires, corps du rituel et conclusion.

10Rapport spatial intérieur/extérieur

Jour

Heure

Descriptif

Lieux

1er jour

6 h-9 h du matin

Cérémonie du Lama Sangdu Drupchen pour les trois jours à venir

Intérieur/temple

2e jour

5 h-9 h du matin

11 h du matin

Prières dans le temple

Répétition publique (danse des ging et huit manifestations de Padmasambhava) du festival tse chu dans la cour du monastère

Intérieur/temple

Extérieur/cour

3e jour

3 h du matin

9 h du matin

18 h

Prières dans le temple

Représentation publique – dans la cour du monastère – du festival tse bcu

Conclusion du festival et prières

Intérieur/temple

Extérieur/cour

Intérieur/temple

11D’autre part, comment rendre compte de la fonction du rituel dont l’un de ses principaux objectifs est de provoquer une transformation des états physiques, vocaux et mentaux du pratiquant  ? Le symbolisme des masques et des costumes, des mouvements et des mudra du ‘cham exprime différents aspects des qualités de la réalisation  ; pratiquer ou observer ces danses constitue une voie d’accès à l’éveil. Conçues spécifiquement pour toucher le public le plus large possible, elles provoquent une «  libération par la vue  » (tib. mthong-grol), stimulée par l’observation des séquences dansées du ‘chams, le pouvoir de transformation dépendant à la fois du moine danseur, de la divinité incarnée et de la réceptivité du spectateur. Une autre de ses fonctions est la subjugation des forces malveillantes et la pacification du sol. L’exécution de certaines séquences de «  ’chams peut être identifiée à un «  grand mandala en action  »9. Les officiants s’emploient «  à consacrer la terre  ». Par l’invocation et l’identification avec des divinités tantriques élevées, les moines danseurs subjuguent ce qui est considéré comme malveillant et dérangeant sur le chemin de l’éveil. Ceci est fait au moyen d’un ensemble complexe de rites différents : purifications, invocations et offrandes à diverses divinités, mouvements spécifiques de danse, mudra et instruments rituels, particulièrement le phur-bu, le poignard rituel et la musique pour subjuguer, accompagnées d’actions mentales (visualisation) et physiques de subjugation et d’expulsion. En créant un espace rituel et des puissances divines à l’intérieur de leur corps et de leur esprit, les danseurs inscrivent et recréent leur environnement avec leur corps, discours et esprit, le transformant de ce fait en espace rituel externe qui devient alors également le centre d’une exécution rituelle publique.

12D’autres processus de purification et d’expulsion visent à transformer tous les participants, y compris l’assistance. Le but ésotérique principal du ‘chams est donc l’expulsion des forces malveillantes, dont tous les participants et l’environnement local sont épurés. Il produit également des bénédictions ou des transmissions de pouvoirs (tib. byin-rlabs) pour tous les participants, ainsi que de la foi dans l’audience et une réalisation tantrique pour les moines. Cette transformation du corps par des mouvements de danse s’étend à l’espace rituel d’un ‘chams exécuté publiquement dans la cour d’un monastère. Ainsi, le ‘chams peut s’entendre comme une spatialisation de rituels tantriques.

Filmer l’invisible : la complexité mise en image

13Comment modéliser la complexité d’un rituel tibétain, via la captation filmique  ? La difficulté s’ancre dans une multitude de possibilités, car le rituel, dans sa totalité, ne se réduit pas à l’aspect visible par le public. Comme l’écrivait déjà Jean Rouch dans Le Film ethnographique en 1968 :

14Lorsqu’un rituel comporte un grand nombre d’actions simultanées, un certain nombre de gestes peuvent sembler sans intérêt alors que d’autres apparaissent plus importants  ; or, à l’analyse on s’aperçoit que parmi ces gestes, c’est le plus inapparent, le plus discret, qui est le plus important.10

15De surcroît, le rituel, s’échelonnant sur plusieurs jours, inclut des pratiques nocturnes. Plusieurs étapes se distinguent ainsi : préparation et prières à l’intérieur du temple, confection des objets rituels, arrangement des ornements, pratiques de visualisation, répétition des danses, transmission de pouvoirs, journées publiques avec exécution des danses masquées, nouvelles prières et pratiques à l’intérieur du temple. La présentation des danses au public n’est qu’un aspect émergeant du rituel complet. Pour l’observateur extérieur, la structure du festival du dixième jour semble se diviser en trois parties : danses pour préparer la terre, danses de la suite de Guru Rinpoche et danse d’épiphanie où la divinité se manifeste sous ses huit aspects. L’analyse du ‘cham-yig, la «  partition scénique  », rend compte d’une structure beaucoup plus complexe, sans parler des expressions rituelles portant sur plusieurs niveaux de significations simultanés. Les divers niveaux d’interprétation ajoutent à la force métaphorique du rituel. Le ‘chams présente donc un symbolisme et une liturgie des plus complexes. Non compréhensible malgré la triple exigence de l’observation empirique, de la connaissance des textes et des informateurs (moines et laïcs), ces rituels obéissent à un découpage en trois phases à la fois formelle et rigoureuse, mais difficile à saisir par la multiplication de rituels contenus dans un autre, juxtaposées les uns aux autres, dans le temps et dans l’espace.

16Comprendre les activités rituelles tibétaines n’est donc pas chose aisée, les filmer encore moins, surtout sans de grands moyens. Car si la captation audiovisuelle est d’un grand intérêt, elle présente aussi des limites et le film ethnographique peut se restreindre à la seule fonction de description, ce qui n’était pas mon objectif. Cette question de la fonction du film ethnographique a d’ailleurs été débattue très tôt par André Leroi-Gourhan dans son article “Le film ethnographique existe-t-il  ?”11 en 1948. Du reste, dès 1946 il inscrivait dans sa formation des cours de techniques cinématographiques12. Luc de Heush en 196213, Jean Rouch en 1968, Jean-Pierre Olivier de Sardan14 en 1971 et Claudine de France en 1979 réitèrent tous la même question pour essayer de délimiter ce nouveau champ disciplinaire. En 1979, à l’instar de Jean Rouch, Claudine de France publia Pour une anthropologie visuelle posant les bases d’une nouvelle approche anthropologique et apportant des éléments de réflexion sur les fondements méthodologiques du film ethnographique. Cet axe sera par la suite, et ce jusqu’à nos jours, enseigné à l’université de Nanterre.

17Sans avoir pris connaissance de tous ces travaux à l’époque de mes premiers films, j’ai très vite constaté que l’angle de ma caméra ne pouvait pas tout embrasser : je ne pouvais pas filmer tous les espaces et avoir une vision à la fois globale et détaillée. Grâce aux conseils techniques et bibliographiques de ma collègue Silvia Paggi, anthropologue-cinéaste et professeure à l’université de Nice en anthropologie visuelle et filmique (qui m’a fait découvrir les recherches de Claudine de France), j’ai pris ma caméra et je suis partie filmer le ‘chams en 2008 dans l’idée de faire un film. Très vite, je me suis heurtée à la redéfinition de l’espace rituel et autres inconvénients que je n’avais pas anticipé. Concernant la cour du monastère, une bâche la recouvrait partiellement afin de préserver les danseurs du soleil, un angle d’ensemble à partir du toit n’était plus possible. Après avoir trouvé une place dans la cour, installé mon trépied, je me suis aperçue du va-et-vient du public venant assister au rituel. Ce qui me renvoie à une autre anecdote dans une région tibétaine en Chine où, venue tôt le matin pour installer ma caméra afin de filmer un autre ‘chams au monastère de Labrang.

18Vidéo 1 : Foule Labrang Gucham. ©Nathalie Gauthard, 2010.

19Je me suis retrouvée bousculée et poussée par la foule ; j’ai dû ma survie à l’intervention de quelques gentlemen tibétains venus à mon secours avant que je me fasse complètement renverser et piétiner. Si « toute délimitation est par définition limitative »15, il faut alors procéder à une sélection des éléments constitutifs et essentiels à filmer. Comme je l’ai déjà évoqué, le recours au ‘cham-yig était essentiel. J’avais d’ailleurs dans l’idée de sous-titrer les prières psalmodiées durant le rituel et d’en donner une traduction en français pour rendre intelligible le sens profond du rituel.

20L’opération de sélection est donc essentielle : elle délimite le champ et l’hors-champ, le perceptible et l’imperceptible, le visible et l’invisible. Une connaissance approfondie de ces rituels est primordiale, car ils sont constitués d’un continuum d’actions hétéroclites. Il s’agit vraiment d’une entreprise de découpage selon l’importance que l’ethnologue va donner aux actions rituelles. Ayant déjà procédé à une notation chorégraphique, limitée dans l’écriture, car elle ne tient pas compte de la tonicité ou des impulsions (pour les sauts notamment), des souffles, des soupirs, des rires, etc., mes premiers films formaient seulement une illustration complémentaire à l’écriture.

21J’ai donc décidé de privilégier certaines postures ou mouvements dansés, car comme le soulignait André Leroi-Gourhan, « la danse est l’expression esthétique la plus pure parce que le corps intègre à la fois le geste, l’outil, la matière et le produit dans une seule réalité »16. J’ai donc établi des stratégies de mise en scène mais, malgré ma connaissance du rituel, de l’espace, du temps et des protagonistes, comme dans tout « spectacle vivant » ou terrain ethnographique, il faut aussi « se laisser approcher par l’inattendu et l’imprévu »17. L’imprévu s’est incarné dans un réalisateur américain, caméra au poing, omniprésent sur l’aire de danse (grâce à l’autorisation des lamas) durant le rituel, effectuant sans cesse de gros plans sur le visage du jeune Rinpoché à l’œuvre dans les danses et masquant ainsi la vue aux autres spectateurs. Ère de l’image, société du spectacle et des télécommunications oblige, d’autres journalistes, la télévision québécoise cette fois, s’invitèrent sur l’aire de danse normalement exclusivement réservée aux lamas danseurs. Encouragés par la présence d’Occidentaux agréés, quelques touristes de passage se sont mêlés également aux jeux de la captation audiovisuelle. Au terme de ce ballet de technologies modernes et malgré ma préparation, je suis rentrée cette fois en France avec un petit film sur le bouddhisme mondialisé en proie aux médias contemporains et aux autoroutes de l’information et de la communication.

22Vidéo 2 : Cham Shechen. ©Nathalie Gauthard, 2008.

23Les pratiques rituelles et leurs techniques du corps associées sont particulièrement importantes, car elles sont garantes de l’ordre dans la société tibétaine mais, dans ce cas, il me fallait souligner un autre aspect. À ce propos, Claudine de France précise :

En quoi consiste le soulignement  ? En une attitude méthodologique en vertu de laquelle l’ethnologue cinéaste use non d’un simple procédé, mais d’une combinaison originale adaptée à chaque situation d’observation, de procédés tendant à attirer l’attention du spectateur sur l’un des aspects du comportement délimité par l’image. Ces procédés sont choisis parmi le clavier de possibilités scénographiques du cinéaste telles que les cadrages, les angles de vue, les mouvements de caméra, auxquels s’ajoutent la durée, le rythme de délimitations temporelles.18

24Tout comme l’ethnologue doit s’adapter au terrain, le cinéaste doit s’adapter à l’objet filmé. François Laplantine, à propos de la photographie notait : « Le fait de regarder et de regarder à travers ce que l’on appelle – le terme mérite d’être noté – l’«  objectif  » nous montre que c’est le regard lui-même (nécessairement parcellaire) qui détermine le champ, l’angle (nécessairement restreint), la profondeur »19. Loin de la représentation exotique, ce type de film restitue néanmoins la réalité sociétale contemporaine. En ayant choisi l’espace délimité d’un champ d’observation pour capter le rituel et ses techniques du corps afférentes, je me suis heurtée à des obstacles inopinés réorientant mon regard vers une autre activité.

Devenir des archives…

25Claude Lévi-Strauss a écrit dans son « Introduction aux œuvres de Marcel Mauss » en 1950 :

On souhaiterait qu’une organisation internationale comme l’UNESCO s’attachât à la réalisation du programme tracé par Mauss dans cette communication. Des Archives internationales des techniques corporelles, dressant l’inventaire de toutes les possibilités du corps humain et des méthodes d’apprentissage et d’exercice employées, pour le montage de chaque technique, représenteraient une œuvre véritablement internationale : car il n’y a pas, dans le monde, un seul groupe humain qui ne puisse apporter à l’entreprise une contribution originale. Et en plus, il s’agit là d’un patrimoine commun et immédiatement accessible à l’humanité tout entière, dont l’origine plonge au fond des millénaires, dont la valeur pratique reste et restera toujours actuelle et dont la disposition générale permettrait, mieux que d’autres moyens, parce que sous forme d’expériences vécues, de rendre chaque homme sensible à la solidarité, à la fois intellectuelle et physique, qui unit l’humanité tout entière. L’entreprise serait éminemment apte à contrecarrer les préjugés de race, puisque, en face des conceptions racistes qui veulent voir dans l’homme un produit de son corps, on montrerait au contraire que c’est l’homme qui, toujours et partout, a su faire de son corps un produit de ses techniques et de ses représentations.20

26Même si un tel fonds n’existe pas encore, des tentatives sont à l’œuvre sur d’autres supports : sur les bornes multimédias de plus en plus présentes dans les musées, avec une abondante série de documents audiovisuels illustrant les listes de sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO et avec les programmes de recherches universitaires comprenant des projets d’archivage.

27Laissons le mot de la fin à Jean Rouch :

Quand les cinéastes font des films ethnographiques, ce sont peut-être des films, mais ils ne sont pas ethnographiques, mais quand les ethnographes font des films, ils sont peut-être ethnographiques, mais ce ne sont pas des films. […] Il semble que l’on puisse dire qu’un film est ethnographique quand il allie la rigueur de l’enquête scientifique à l’art de l’exposé cinématographique.21

Bibliographie

FRANCE Claudine de, Pour une anthropologie visuelle, Cahiers de l’Homme, Paris, Mouton Editeur et EHESS, 1979.

GAUTHARD Nathalie, Danses sacrées du Tibet. Une méditation en mouvement, Éditions Claire Lumière, 2016.

KOHN Richard, Lord of the dance The mani Rimdu festival in Tibet and Nepal, New York, University of New York Press, 2001.

LANGLOIS Christine, MOREL Alain et ROUCH Jean, « Le bilan du film ethnographique : entretien avec Jean Rouch », Terrain, n° 7, 1986, p. 77-80.

LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005.

LEROI-GOURHAN André « Le film ethnographique existe-t-il ? », Revue de géographie humaine et d’ethnologie, n° 3, Paris, 1948, p. 42-51.

MAUSS Marcel, Manuel d’Ethnographie, Paris, Payot, 1947.

MEAD Margaret et BATESON Gregory, Balinese Character: A Photographic Analysis, New York, New York Academy of Sciences, 1942.

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NEBESKY-WOJKOWITZ R. de, Tibetan Religious Dances, Tibetan Text and Annoted Translation of the ‘Cham-Yig’ [1976], Delhi, Pilgrims Books, rééd. 1997.

OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, « Où va le cinéma ethnographique ? », Ethnographie, n° 65, Paris, 1971, p. 1-11.

RICARD Matthieu, Les Moines Danseurs du Tibet, Albin Michel, Paris, 1999.

ROUCH Jean, « Le film ethnographique », in Poirier (éd.), Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968.

Notes

1 Margaret Mead et Gregory Bateson, Balinese Character: A Photographic Analysis, New York Academy of Sciences, 1942 et Character Formation in Different Cultures, réalisés en 1951 par le New York University Film Library, New York.

2 Marcel Mauss, Manuel d’Ethnographie, Payot, Paris, 1947, p. 30.

3 Claudine de France, Pour une anthropologie visuelle, Cahiers de l’Homme, Mouton Editeur et EHESS, Paris, 1979, p. 141.

4 Traduction publiée dans : Nathalie Gauthard, Danses sacrées du Tibet. Une méditation en mouvement, Éditions Claire Lumière, 2016.

5 Lire Nebesky-Wojkowitz R. de, Tibetan Religious Dances, Tibetan Text and Annoted Translation of the ‘Cham-Yig’ (1976), Delhi, Pilgrims Books, rééd. 1997.

6 Cf. Kohn Richard, Lord of the dance The mani Rimdu festival in Tibet and Nepal, New York, University of New York Press, 2001; Ricard Matthieu, Les Moines Danseurs du Tibet, Albin Michel, Paris, 1999.

7 Cf. Nebesky-Wojkowitz, Tibetan Religious Dances, op. cit. ; Nathalie Gauthard, Danses sacrées du Tibet. Une méditation en mouvement, op. cit.

8 Nebesky-Wojkowitz, ibid.,100 f.

9 Schrempf Mona, « Taming the Earth, Controlling the Cosmos: Transformation of Space in Tibetan Buddhist and Bon-po Ritual Dance », In Sacred Spaces and Powerful Places in Tibetan Culture, ed. Toni Huber, Dharamsala, Library of Tibetan Works and Archives, 1999, p. 198-224.

10 Rouch Jean, « Le film ethnographique », in Poirier (éd.), Ethnologie générale, Gallimard, Paris, 1968, p. 462.

11 Leroi-Gourhan André « Le film ethnographique existe-t-il ? », Revue de géographie humaine et d’ethnologie, n° 3, Paris, 1948, p. 42-51.

12 Jean Rouch cité par Christine Langlois et Alain Morel, 1986 : Langlois Christine, Morel Alain et Rouch Jean, « Le bilan du film ethnographique : entretien avec Jean Rouch », Terrain, n° 7, 1986, p. 77.

13 Heusch Luc de , Cinéma et sciences sociales, n° 16, Paris, Unesco, 1962.

14 Olivier de Sardan Jean-Pierre, « Où va le cinéma ethnographique ? », Ethnographie, n° 65, Paris, 1971, p. 1-11.

15 Claudine de France, Pour une anthropologie visuelle, op.cit., p. 144.

16 Leroi-Gourhan, 1957, ibid., p. 1.

17 Francis Affergan Francis, Exotisme et altérité, Paris, PUF, 1987, p. 143.

18 Claudine de France, Pour une anthropologie visuelle, op. cit., p. 159.

19 Laplantine François, La description ethnographique, Armand Colin, Paris 2005, p. 81.

20 Lévi-Strauss Claude, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1950 (11e édition « Quadrige », 2004), p. IX-LII.

21 Jean Rouch, ibid., p. 432.

Pour citer cet article

Nathalie Gauthard , « Filmer le visible et l’invisible d’un rituel tibétain. Réflexions et pistes méthodologiques », L'ethnographie, 9 | 2024, mis en ligne le 25 septembre 2024, consulté le 23 janvier 2025. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1447

Nathalie Gauthard 

Nathalie Gauthard est ethnoscénologue, Professeure des universités à l’université d’Artois. Fondatrice et présidente de la Société Française d’Ethnoscénologie – SOFETH, agréée ONG pour le PCI par l’UNESCO. Formée aux arts de la scène, elle a poursuivi des recherches ethnographiques à Bali, en Inde, au Népal, à Taïwan et au Tibet en mêlant participation observante (pratique des formes étudiées) et approche ethnographique. Elle poursuit actuellement une réflexion sur «  les patrimoines invisibles  », les fêtes et carnavals en France, la notion de care dans la formation de l’acteur, et la création artistique à l’aune des préoccupations environnementales.