Deux ou trois choses que je sais d’eux : les “mauvais” gilets jaunes du Lensois (Pas-de-Calais)

DOI : 10.56698/chcp.505

Résumés

Jusqu’à présent, la mobilisation des gilets jaunes du territoire de Lens-Hénin, dans le Nord de la France, a été principalement décrite et scrutée au prisme de deux éléments : le poids électoral du Rassemblement national au niveau local et la prétendue instrumentalisation ou récupération des groupes du secteur par ce parti. Tout en tenant compte de l’environnement politico-institutionnel où se déploie cette mobilisation, l’enquête présentée dans cet article propose de prendre à contre-pied cette lecture, à la fois biaisée et réductrice, pour explorer les dynamiques propres de la contestation : la complexité de son histoire, de sa géographie et de son fonctionnement interne, observé de l’intérieur et sur une longue durée.
En partant de l’analyse des prises de position publiques de certains « porte-parole », en les insérant dans un cadre plus large incluant les « simples » gilets jaunes, l’auteure invite le lecteur à mesurer la difficulté qu’il y a à interpréter les comportements et les positionnements de l’ensemble des participants. En effet, l’observateur peut être amené à considérer ces prises de position comme partagées et leur expression comme légitime, et en tirer des conclusions hâtives sur les revendications prioritaires au sein des collectifs, comme sur les opinions de leurs membres. L’article montre qu’il est aussi nécessaire d’interroger le cadre dans lequel se déroulent ces prises de parole et de tenter d’appréhender la valeur et les fonctions de différentes formes de réunions publiques du point de vue des participants, de désacraliser en quelque sorte l’« espace de l’apparaître » qui domine notre conception de l’espace politique.
Les mécanismes qui, en coulisse, régissent la représentation et les relations de subordination parmi les gilets jaunes se révèlent bien plus complexes que les images renvoyées à l’extérieur du mouvement ne le laissent croire. Les résultats de l’enquête invitent à relativiser la représentativité et le pouvoir de la figure du « leader », pour montrer que les tensions au sein des collectifs semblent moins se focaliser sur des luttes pour le leadership, que sur l’« encadrement » et le réglage constant des formes de représentation et de hiérarchie. La vie collective des groupes étudiés et les relations entre leurs membres paraissent en effet guidées par un « principe d’horizontalité » tout aussi fragile que réel : les prétendus leaders doivent composer avec ce principe, qui puise ses origines dans des valeurs anciennes des mondes ouvriers, mais aussi dans certains aspects plus contemporains – sans être nouveaux – du monde du travail subalterne et des frontières sociales qui traversent la société locale.
Dans la dernière partie, l’auteure propose de prendre du recul par rapport à une vision « QG-centrique » et localisée de la mobilisation, pour explorer un aspect du mouvement encore très peu documenté : celui des circulations des gilets jaunes à l’échelle locale, mais aussi régionale et nationale. À travers le portrait d’un binôme de gilets jaunes qui se définit comme « nomade », l’article propose de prendre en compte les enjeux et les caractéristiques d’un engagement itinérant répandu au sein du mouvement, mais comme occulté par l’omniprésence de références aux occupations de ronds-points et aux groupes locaux. Ce qui émerge de ce portrait est non seulement une pratique alternative du mouvement, mais aussi la vigueur et la richesse de sa dimension transterritoriale.

Two or Three Things I know about them: the ‘Bad’ Yellow Vests of Lens, Northern France”

Until now, the mobilization of the Yellow Vests in the Lens-Hénin area of northern France has been mainly described and scrutinized through the prism of two elements: the electoral weight of the National Rally at the local level and the alleged instrumentalization or recuperation of groups in the area by this party. While taking into account the political and institutional environment in which this mobilization is taking place, the investigation presented in this article proposes to take oppose this biased and reductive reading, in order to explore the dynamics of the protest itself: the complexity of its history, its geography and its internal functioning, observed from the inside
and over a long period of time.
By analyzing the public positions of certain “spokespersons” and placing them in a broader framework that includes the “simple” yellow vests, the author invites the reader to measure the difficulty of interpreting the behavior and positions of all participants. Indeed, the observer can be led to consider these positions as shared and their expression as legitimate, and thus draw hasty conclusions about the main claims within the collectives, as well as about the opinions of their members. The article shows that it is also necessary to question the framework in which these speeches take place and to try to understand the
value and the functions of different forms of public meetings from the point of view of the participants, to desacralize, as it were, the “space of appearance” which dominates our conception of political space.
The mechanisms that, behind the scenes, govern representation and relations of subordination among the Yellow Vests turn out to be much more complex than the image sent of the movement would have us believe. The results of the survey invite us to relativize the representativeness and power of the figure of the “leader”, to show that the tensions within the collectives seem to focus less on struggles for leadership, than on the “framing” and constant adjustment of forms of representation and hierarchy. The collective life of the groups studied and the relations between their members seem to be guided by a “principle of horizontality” that is as fragile as it is real: the so-called leaders have to deal with this principle, which has its origins in the ancient working-class values, but also in certain more contemporary – though not new – aspects of the world of menial work and the social boundaries that run through local society.
In the last part, the author proposes to step back from a “HQ-centric” and localized vision of the mobilization, to explore an aspect of the movement that is still very little documented: the circulation of the yellow vests at a local, but also regional and national scale. Through the portrait of a pair of yellow vests who define themselves as “nomads”, the article proposes to take into account the stakes and characteristics of an itinerant commitment that is widespread within the movement, but that is obscured by the omnipresence of references to traffic circle occupations and local groups. What emerges from this portrait is not only an alternative practice of the movement, but also the strength and richness of its transterritorial dimension.

Index

Mots-clés

gilets jaunes, ethnographie, horizontalité, leadership, nomades

Keywords

yellow vests, ethnography, horizontality, leadership, nomads

Plan

Texte

La nuit est tombée sur les routes, décembre vient tout juste de commencer. Au pied du terril1, quatre silhouettes avancent dans l’obscurité armées de torches et de lampes de jogging. Ce soir, un groupe de gilets jaunes veut « marquer le coup » du premier anniversaire du mouvement, à l’occasion d’une « opération banderole » déployée sur trois terrils du secteur. Et tant pis pour le retard, Bashir l’a rappelé, « dans cette histoire, nous ne sommes pas à une semaine près… ». Je fais partie de l’équipe chargée d’installer une grande bâche « Révolution » au sommet du terril « Sainte-Henriette2 », à Dourges. Un message à l’intention de la population pour signifier, selon ses artisans, que les gilets jaunes sont toujours là, que leurs revendications restent d’actualité et que « si l’on veut que les choses changent pour de vrai, il faut que les gens se réveillent et qu’on se bouge ».

Tout cela, il est important de le rappeler à ces « moutons d’automobilistes » qui « pâturent » du matin au soir entre la rocade minière et l’autoroute A1. C’est la raison pour laquelle, après avoir escaladé une pente plus raide que prévu, nous nous retrouvons là-haut, en sueur et comme envoûtés par l’altitude et la vue qui se dégage au sommet du terril. Concentrés sur la bâche et notre mission furtive, nous n’avions pas considéré le panorama nocturne qui nous attendait sous les étoiles : des lumières attrapent nos regards et dessinent un agglomérat urbain diffus, tentaculaire, partagé en deux par l’autoroute qui mène à Lille, à Paris et vers tant d’autres endroits que, si on la regardait trop, on aurait presque envie de partir faire le tour du monde. Accroché au grand ciel des plaines du Nord, un croissant surveille le trafic perpétuel de l’A1, ces vagues incessantes de mugissements de camions qui parviennent jusqu’à nos oreilles engourdies, 100 mètres plus haut.

Ce ne sont pas des fantômes de gilets jaunes, donnés pour « morts » un an plus tôt par des journalistes et des élus locaux, mais bien nos corps qui se trouvent au sommet de « Sainte-Henriette » ce soir. Nos corps haletants, pris entre l’adrénaline et le froid, hésitant entre l’envie de rester assis sur le schiste noir à regarder le paysage et le souci d’installer la banderole avant que quelqu’un nous remarque : par moments, on se regarde dans les yeux, le temps d’un murmure et d’un sourire complice : « C’est beau… », « c’est nous, tout ça… », et ce n’est pas faux, car les habitants de ce territoire sont ces lumières. Or, je sais ce qu’on dit parfois sur les jaunes, que sous leurs gilets noircis et leurs apparences de durs se cachent souvent des grands sentimentaux… Peut-être, à leur manière, les grimpeurs nocturnes avec banderole ne représentent-ils pas des exceptions, mais ici, point de romantisme jaune, ni de populisme lumineux. Si nos regards sont happés par le paysage qui nous entoure, c’est qu’on regarde ces lumières comme on se reflète dans un miroir : les têtes se tournent, les yeux n’arrêtent pas de chercher et les index de dessiner les contours familiers des routes, de la zone commerciale, des usines et des entrepôts, des rues lointaines et des clochers ; on s’attarde à ce jeu fréquent de clamer leurs noms depuis les hauteurs des terrils : « Auchan », « Noyelles », « l’église d’Hénin », « la rocade », « Decathlon », « Delta 33 ».

Avant de présenter les premiers résultats d’une enquête sur la mobilisation des gilets jaunes dans le Lensois, agglomération urbaine4 située à l’ouest de l’ancien bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, on aimerait que le lecteur pose à son tour le regard sur ce « miroir » géant en 3D et qu’il accepte de prendre au sérieux ce paysage : les lumières, sont celles d’une des régions les plus peuplées d’Europe occidentale, un tissu urbain dense, hérité de l’époque du charbon et façonné aujourd’hui par la grande distribution, la logistique et les transports, où alternent les parcs, les friches, les zones d’activités et les quartiers résidentiels. Tout au long de cet article, je lui demanderai cet effort cognitif peu banal, celui de considérer d’abord ces lumières et de ne pas céder à la tentation quasi automatique de plaquer sur ses terres nordistes des taches brunes, accompagnées d’une petite flamme tricolore et d’un pourcentage. Essayons aussi de ne pas trop imaginer ces gens au milieu des décombres des charbonnages effondrés. Pour rester près du terril, les puits du siège n° 2 de Dourges, d’où l’on a extrait les résidus qui ont permis d’édifier « Sainte-Henriette5 », gisent sous des terrains en friche, quelques centaines de mètres plus loin, en direction du centre-ville de Hénin-Beaumont. Les plaques qui les recouvrent sont cachées par les feuilles d’automne et depuis sa fermeture définitive en 1970, le site a eu le temps d’accueillir le dépôt d’une entreprise et un atelier de pièces techniques, puis de devenir un bâtiment industriel en attente de requalification patrimoniale, juste à côté d’un nouvel « écoquartier ».

Dans le secteur, l’appel du 17 novembre a rallié environ 1 200 personnes autour de trois points de rassemblement, de filtrage et de blocage : la zone commerciale de Carrefour à Liévin – selon la presse locale le ralliement le plus important du Pas-de-Calais – celle d’Auchan Noyelles-Godault et celle de Cora Lens 2 à Vendin-Le-Vieil6. J’ai rejoint ces ralliements dès l’acte 1, par curiosité intellectuelle et par intérêt personnel pour les revendications des gilets jaunes. Dans un premier temps, le degré de méfiance et de tension qui entourait les échanges avec des journalistes ou des membres des RG7, comme la paranoïa des « chasses aux taupes », m’ont persuadée que les conditions de faisabilité d’une enquête ethnographique n’étaient pas réunies. Ma participation au mouvement, les relations nouées progressivement avec les autres gilets jaunes et le fait de retrouver parmi eux de vieilles connaissances, m’ont permis d’envisager les choses autrement. Résidant sur place, je ne me suis pas limitée à enquêter au sein du mouvement et à réaliser une trentaine d’entretiens avec des gilets jaunes : en mobilisant les relations et les contacts accumulés pendant les années de ma recherche doctorale8, j’ai aussi interviewé de nombreux habitants, élus, militants et syndicalistes, dans l’objectif de saisir leurs regards sur le mouvement et d’observer les interactions des gilets jaunes avec la population et l’environnement politico-institutionnel. J’ai également nourri mon enquête de nombreux échanges et expériences du quotidien.

1. Le Christ s’est arrêté à Béthune

Les descriptions de la mobilisation locale diffusées dans la presse nationale proposent une vision très discutable de la façon dont les choses se sont déroulées sur place ; aux yeux de l’enquêtrice, qui connaît bien la tendance des commentateurs à se prononcer de manière péremptoire sur ce « territoire à certitudes9 », il n’est pas superflu de situer ses propres données d’enquête par rapport à ce genre de restitutions. Cette entrée en matière n’est pas dictée par une quelconque velléité militante, encore moins par la volonté de se faire l’avocat des gilets jaunes d’un secteur stigmatisé. En tant qu’ethnographe, il s’agit plutôt de défendre l’existence de mon objet d’enquête et de montrer les résultats d’une recherche empirique de longue durée sur la galaxie jaune de ce secteur. Confrontée à des raccourcis de toutes sortes, j’ai eu le temps de m’entraîner : « Mais des gilets jaunes y en a plus » ; « Il ne reste que quelques baltringues sur un rond-point » ; « Par ici c’est mort, les gens se mobilisent pas » ; « De tout façon, c’est noyauté par le RN10 » ; « Dans le bassin minier ?! Alors vous… vous enquêtez vraiment sur les gilets jaunes d’extrême droite11 ?! » Après tout, ces raccourcis sont très précieux pour l’observatrice, car révélateurs de la complexité de la mobilisation et des regards qui se sont posés, plus ou moins distraitement, sur elle.

En résumé, les gilets jaunes de Lens-Hénin seraient soit peu nombreux, voire inexistants, soit très présents, parce qu’ils correspondraient à un électorat RN en désarroi. Pour Libération, dans le Héninois, « les mobilisations des gilets jaunes ont été moins fortes que dans bien des lieux en France ». En mars 2019, le quotidien publie un reportage sur le déroulement du Grand Débat national (GDN) dans le secteur qui laisse en réalité très peu de place au contenu de ces rencontres12, pour s’occuper davantage de la scène politique locale et en particulier… du RN13. Selon Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, qui, en novembre 2018, proposent des « zooms régionaux » sur trois secteurs de France métropolitaine pour scruter la « dimension politique » du mouvement, l’ancienne Région Nord-Pas-de-Calais mérite d’être choisie pour « saisir les différents ressorts de la mobilisation »14 : le « bassin minier » – en particulier sa partie ouest – est présenté comme l’un des deux secteurs les plus mobilisés sur l’ensemble de ce territoire. S’ils livrent une analyse plus fine, parmi d’autres clichés les deux auteurs n’oublient pas de nous rappeler que ces communes « ne se sont jamais remises de la fermeture des mines » – whatever that means, dans un article sur l’ancien bassin minier, il faut l’écrire pour ne pas trop déstabiliser le lecteur…

Je ne fais donc pas seulement allusion à un problème de chiffres – si j’ai réalisé des comptages, je n’ai pas de statistiques affinées sur la mobilisation locale à proposer au lecteur –, mais à une description biaisée, au rabais, qui tourne autour d’un parti et de la déchéance d’une population abandonnée. S’inscrivant dans cette tendance, un article en particulier a joui d’un écho considérable dans les milieux militants, intellectuels et universitaires, et mérite que l’on s’y attarde. Avant de se pencher sur ce portrait des groupes locaux esquissé par François Bonnet pour Mediapart15, et de faire apparaître les problèmes qu’il pose, je tiens à préciser que l’analyse que je vais en proposer, comme la contradiction que je vais lui apporter, visent certes à rétablir des faits et à dissiper une image trompeuse de la mobilisation locale, mais aussi et surtout à souligner la complexité de la galaxie jaune, en décrivant certaines caractéristiques de son fonctionnement et les difficultés objectives, plus ou moins avouées, que nous avons rencontrées toutes et tous, observateurs, élus, citoyens et même gilets jaunes, à la saisir et en rendre compte.

Malgré des oublis et des imprécisions, les problèmes posés par l’article ne résident pas tant dans un manque d’informations16, que dans leur interprétation et surtout dans leur agencement. Ce qui émerge, c’est d’abord une vision manichéenne des QG de Hénin-Beaumont et de Béthune17, qui avantage le second, et ensuite une dramatisation du soutien apporté par le RN et de sa prétendue récupération des groupes en question18. On peut d’ailleurs remarquer, comme l’ont fait certains gilets jaunes, que dans ce reportage portant sur leur mouvement, le nombre de passages consacrés au RN et la distribution de la parole interrogent :

« C’est marqué quoi déjà sur leur site ? “La révolte des oubliés19”? Marine Le Pen, t’inquiète, il l’a pas oubliée ! » 

« En gros, à part Béthune, ils sont parfaits, ils ont tout compris, d’accord [rires], si tu regardes, il donne la parole à qui des jaunes ? Au QG [de Hénin-Beaumont], c’est quasiment que des réponses sur le RN. C’est la mairie, la mairie, la mairie… Chacun ses opinions, mais ceux qui parlent plus, beaucoup je trouve, c’est qui ? Deux qui font de la politique ! Un pour qui, à mon avis, ça n’a pas marché comme il voulait, et l’autre… il dit qu’il est venu une fois ! Moi, à sa place, je me permettrais pas de… T’as vu comment il nous traite ! En fait, il mérite même pas de commentaire. »

Ces éléments confortent les quelques gilets20 ayant lu l’article21 dans l’idée que le site d’information était en réalité intéressé par le parti lepeniste et son implantation locale « post-gilets jaunes », peut-être dans la perspective des élections européennes et surtout des municipales.

Ce qui surprend, ce n’est pas seulement le fait que les gilets jaunes soient réduits à des pantins d’une formation politique : c’est toute une histoire, une géographie et une dynamique de la mobilisation locale qui se trouvent effacées, non pas par le soutien du RN, mais par des descriptions binaires, qui ne peuvent s’empêcher de tout ramener à ce parti22. La réaction d’un gilet encore très actif en février 2019, résidant du côté de Hénin-Beaumont et fréquentant plusieurs QG de la zone, se révèle utile pour nuancer cette description et l’interroger :

« Oui j’ai lu… je ne sais pas, il y a des choses… c’est pas nous, j’veux dire, nous tous quoi. Il manque plein de choses… Éleu ?! Éleu n’existe pas ! Les pauvres, ils sont là tous les jours ! Hénin, on sait ce qui s’est passé à la fin… tu peux pas expliquer ça à un journaliste23 [soupir], c’est des histoires de QG ça. Mais c’était bien, c’étaient les premiers, hein, tu le sais, ceux d’Hénin ont aidé Béthune pour le QG ! Béthune ? C’est très sympa, mais j’ai envie de dire, si tu regardes comment ça s’est passé, pour les actions, c’est n’importe quoi de dire qu’Hénin c’était pire, c’est pas vrai. J’ai envie de dire… Les jaunes sont manipulés par le FN ? Le mec [le journaliste] est manipulé par les jaunes !!

– C’est-à-dire ?

Mais oui [rires], tu sais que je les aime bien, Béthune, pas de problème, mais bon, on lui a raconté une belle histoire au mec. Le mec était content. Moi, j’suis gilet jaune : les gars, je les connais… Hé ! Faut pas passer la douane pour aller à Béthune ! C’est des gars comme nous, hein ! »

Je pose la question : « Et ce qui a été dit par Fred [gilet jaune interviewé par le journaliste dans la cabane de Béthune] ? » Il répond sur un ton désabusé :

« Mais on sait comment ça se passe… Les journalistes, ça fout le bordel ! Tu veux bien faire, présenter ton truc… et tu dis des choses pas bien sur les autres, et l’autre n’attend que ça… Et t’oublies des choses, eh ouais… Que la police de Béthune, elle est très gentille… La grève de l’hôpital ! J’suis désolé, tu peux pas dire que c’est un truc de Béthune ça… Sans nous et tous ceux qui sont venus de partout, ils auraient fait quoi ? Comme d’hab’ quoi ! Après c’est facile de partir “en sauvage” escortés par la police ! [Rires.] Essaye de faire ça à Lens !  »

Je relance : « Et ça t’a pas déçu ? » Il soulève les sourcils et serre les lèvres, fait mine de ne pas trop savoir quoi répondre :

« C’est pas gentil, mais après… je vais pas me mettre à… Être gilet jaune, pour moi, tu sais… Je sais qu’il y a plein de divisions, que les gens racontent n’importe quoi, mais pour moi, c’est ça aussi… ne pas dire “lui c’est le meilleur, l’autre est débile”, tu vois ? C’est du Macron ça, on est d’accord ? Si c’est pour dire que Béthune, c’est bien, et que par ici il y a que des débiles et des alcoolos… Pour moi, j’sais pas, on est un peu les mêmes, mais bon, O.K. [rires], vas-y… On a d’autres soucis… Si Béthune marche bien et si ça dure… »

Malheureusement, le QG de Béthune n’a pas duré très longtemps… Incendié à deux reprises, il aura connu la même fin que celui de Carvin et résisté moins longtemps que le fameux « rond-point d’Éleu », le grand absent du reportage. Le journaliste a dû « traverser le bassin minier jusqu’à sa lisière », dit-il, pour trouver un groupe « organisé et actif ». Mais après avoir interviewé le responsable de la ville de Lens dont il relate les propos, il aurait pu rejoindre rapidement le rond-point d’Éleu-dit-Leauwette, à pied ou en voiture. Cependant, il faut reconnaître que plusieurs caractéristiques de ce QG le rendaient difficile à intégrer dans un portrait aussi misérabiliste24 : un QG « mobile », « de jour », dont l’organisation avait été conçue pour ne pas subir les contraintes des campements fixes et s’adapter aux conditions posées par le maire socialiste de la petite commune25 ; un QG pleinement inscrit dans un ensemble plus large26, qui a vécu ses heures de gloire et de misère de janvier à juin 2019, presque sans interruption. Que le lecteur soit donc rassuré, le Christ des gilets jaunes ne s’est pas arrêté à Béthune, à la « lisière » de ce « bassin minier ». Dans sa complexité, nous allons le voir, la mobilisation n’a pas manqué d’effervescence, de ténacité, ni d’esprit critique. Si on se base sur les faits, les gilets jaunes ont rejoint à deux reprises des actions syndicales concernant l’hôpital de Lens et n’ont pas été moins actifs que leurs voisins dans l’organisation de manifestations. Surtout, la mobilisation a réussi à se développer et à persister dans un environnement politico-institutionnel moins favorable que celui des secteurs limitrophes27.

Il faut cependant reconnaître que le vocabulaire utilisé en premier lieu par les gilets jaunes recèle quelque chose de trompeur et de déroutant. Vous l’aurez peut-être remarqué dans les propos rapportés plus haut : le gilet parle de « Hénin », d’« Éleu », de ceux qui ont aidé « Béthune », comme s’il s’agissait d’entités fixes, structurant l’appartenance locale et l’engagement dans le mouvement. En réalité, cette lecture « QG-centrique » n’est pas satisfaisante et le gilet cité reconnaît lui-même qu’il ne retrouve pas dans l’article de « nous tous ». Aussi, opposer de manière statique deux campements – en matière d’organisation et d’orientation politique présumée – ne nous aide pas vraiment à saisir les facettes multiples de la mobilisation et ses dynamiques fluctuantes : dans notre secteur, elles gagneraient en intelligibilité si on les rapprochait du système de la « grappe giratoire » observé par le sociologue Quentin Ravelli dans son enquête chez les gilets jaunes du Loiret28.

La journée de grève générale du 5 février 2019 est un bon exemple pour montrer le niveau d’interconnexion et d’interdépendance des groupes du Lensois et du Béthunois. François Bonnet évoque une manifestation contre la fermeture de l’hôpital de Béthune Beuvry et une action devant l’usine Bridgestone ; elles sont présentées et valorisées comme le fait exclusif des gilets locaux en lien avec les syndicats. En réalité, sans la participation et le soutien de tous ces gilets jaunes du Nord et du Pas-de-Calais qui ont convergé à Beuvry – notamment ceux de Lens-Hénin-Beaumont – cette manifestation sauvage n’aurait très probablement pas connu le même succès. Quelques heures plus tôt, des gilets du Béthunois et du Bruaysis étaient venus participer à un blocage réussi au rond-point d’Éleu ; ils y avaient retrouvé leurs camarades lensois, venus dans la matinée les soutenir pour mener l’action à Bridgestone. De retour de la manifestation de Beuvry, une gilet jaune me raconte les détails de cette action matinale : de son point de vue, « c’était encore du bidon29 ».

Ce détail montre avec quelle rapidité la réputation des groupes et des QG peut évoluer : à la mi-février 2019, grâce à la construction récente d’une cabane organisée et accueillante, la réputation de « Béthune » est au sommet, alors qu’au début du mois, le jour de la grève, on se plaignait sans cesse des « bidons de Béthune ». Avant l’installation du QG, la cote de ces groupes ne reposait pas spécialement sur la sympathie qu’ils pouvaient inspirer, encore moins sur leur organisation : au contraire, ils faisaient souvent l’objet de railleries en raison de leurs actions jugées « mal fichues » et infructueuses. Ils ne seront entourés de l’aura de « groupe sympa », « au top », que plus tard, grâce au campement et à son indiscutable succès, dont les raisons méritent d’être contextualisées : si la cabane attire du monde provenant de loin, c’est que pour l’instant il y règne une bonne ambiance et qu’elle a le mérite d’exister, au moment où, ailleurs, il devient très compliqué, voire impossible d’occuper des lieux et de prendre des initiatives similaires.

Outre la comparaison trompeuse de deux QG, d’autres aspects du reportage méritent d’être discutés et approfondis, notamment la manipulation et la récupération prétendues de la mobilisation par le RN. Ces éléments vont nous servir de point de départ pour observer ce qui se passe à l’intérieur des groupes…

2. Un « étrange » procès

Prenons l’exemple de la « vidéo du pacte de Marrakech », qui fonctionne dans l’article comme une preuve « évidente » de la mainmise du RN sur les gilets jaunes du secteur. Le 21 décembre 2018, une délégation est invitée à participer au conseil municipal de la ville de Hénin-Beaumont. Dans cette vidéo d’environ deux minutes30, nous voyons une femme gilet jaune – que j’appellerai Nathalie – aborder frontalement ce qu’elle appelle « le tabou de l’immigration » ; elle affirme que l’immigration « est le gros problème de la France aujourd’hui » et dénonce l’accord de coopération sur les questions migratoires signé par Emmanuel Macron quelques jours plus tôt. La séquence représente une petite partie d’une série de trois interventions de gilets jaunes qui se clôt sur le chant de La Marseillaise31.

Voyons d’abord comment des gilets encore actifs sur le QG de Hénin-Beaumont à la fin du mois de février commentent la référence à cet épisode au sein du reportage.

Gisèle, présente au conseil : « Tu sais depuis quand on l’a plus revue Nathalie ? Depuis décembre, justement ! En quoi elle nous représente ? Moi je m’en fous du pacte de Marrakech ! Cette histoire franchement… »

Patrick, absent le 21 décembre : « Bingo pour le maire32 ?! Bingo pour lui [le journaliste] ! T’as vu la place que ça prend ?! De notre belle manif de janvier par contre, pas un mot, pas de vidéo, rien du tout… »

Amandine : « Après c’est simple, moi je respecte les opinions, mais est-ce qu’ici, quand on se voit, en plus toi tu me connais, tu connais ma famille ! Bref, est-ce qu’ici t’as l’impression qu’on est obsédés par ça, par ces histoires d’immigration ? »

En effet, ce qui frappe l’observatrice est justement « la place que ça prend ». Dans mes échanges avec des gilets ayant assisté à la séance incriminée, qu’ils soient ou non sympathisants RN, la visite de cette délégation est décrite, dans des termes souvent très flous mais significatifs, comme une occasion de « montrer qu’on est toujours là ». Elle est surtout présentée comme un témoignage de reconnaissance, c’est-à-dire un acte de diplomatie presque obligé, vis-à-vis d’un élu qui soutient le mouvement et autorise une occupation dans un contexte tendu. Aux yeux de mes interlocuteurs, l’intervention portant sur l’immigration et le pacte de Marrakech est loin de représenter l’alpha et l’oméga de la rencontre, laquelle ne revêt pas non plus d’importance particulière : la visite est plutôt banalisée33 et assimilée à d’autres « apparitions » de délégations qui ont eu lieu plus ou moins à la même époque, par exemple à l’occasion des vœux de certains maires socialistes ayant apporté un soutien logistique à la cause34. Pour en revenir à l’intervention sur l’immigration, une séquence de deux minutes que le journaliste qualifie de « longue diatribe », il m’est arrivé non seulement de devoir rappeler son existence à ceux qui y ont assisté, pour en expliciter les enjeux, mais aussi de décrire le contenu du fameux pacte, très médiatisé mais au fond peu connu.

Ces quelques éléments complémentaires permettent de mieux cerner l’esprit général de la visite. Cela dit, je sais bien qu’aux yeux du lecteur ils ne seront pas suffisants pour réfuter la « preuve » de la mainmise du RN. J’en conviens, elle est pernicieuse : quid des propos tenus par cette femme dans la vidéo ? De son assurance et de sa liberté de ton dans un conseil municipal où elle intervient – au micro ! – en tant que gilet jaune ? Je propose de relier cet épisode à d’autres situations que j’ai pu observer, pour aborder une autre question qui émerge de cette « partie de bingo » et qui en brouille sans doute la compréhension : celle du porte-parolat et du leadership, intimement liée au fonctionnement interne des groupes.

2.1 « Ce n’est pas là que ça se passe » : assemblée et porte-parolat

Dans un texte intitulé « La banlieue jaune. Enquête sur les recompositions d’un mouvement35 », un collectif de jeunes chercheurs analyse les luttes de leadership observées dans différents groupes de gilets jaunes de l’agglomération lyonnaise. L’article insiste sur la sélection des leaders et sur le type de compétences valorisées dans l’organisation de la vie collective d’un rond-point, de manifestations et d’assemblées citoyennes, dans des contextes et des moments divers. Les luttes en question concernent principalement ces figures de leaders, et les auteurs suivent en particulier un groupe d’organisateurs d’un campement de banlieue dans leurs allers-retours entre Lyon et des communes périphériques. En m’appuyant sur les résultats de mon enquête dans le Lensois, je propose d’explorer un autre aspect du leadership au sein du mouvement, qui me semble occulté par des lectures qui balancent entre le commentaire facile sur l’absence ou le rejet total des chefs et la description des propriétés de ceux qui émergent en tant que « meneurs », « organisateurs », « porte-parole », « responsables » et « référents » au sein des groupes. Il s’agit d’élargir la focale et de prendre en compte aussi ce qui se passe du côté des « simples » gilets jaunes, pour appréhender les formes de représentation et les relations de subordination dans un cadre moins unidirectionnel. Dans la configuration locale étudiée, un nombre important de gilets jaunes ne se sont pas contentés de reconnaître les prétendus « chefs », de valider en quelque sorte les particularités qui les ont fait émerger en tant que leaders, encore moins de les suivre placidement36.

Quelques semaines après le fameux conseil municipal, une soixantaine de personnes sont réunies dans la salle d’une autre mairie, socialiste cette fois. Deux gilets jaunes du côté ouest de l’arrondissement, dont Nathalie, sont entrés en contact avec le maire d’une ville du secteur et ont organisé une rencontre censée donner la parole aux personnes mobilisées, en présence d’élus, de militants, de citoyens et de journalistes. Au fil des semaines, les deux camarades ont pris l’habitude de se présenter comme des « porte-parole » des groupes locaux ; dotés d’expériences professionnelles dans le commerce, la vente et le téléconseil, volontaires pour aller à la rencontre des élus, ils sont très à l’aise lorsqu’il s’agit de prendre la parole en public et également très présents dans l’organisation de différents rendez-vous ou l’animation de pages Facebook. Comme dans le cas d’autres figures locales, les gilets n’ont pas voté pour les désigner porte-parole ou responsables attitrés de quoi que ce soit, et leur position n’a pas fait l’objet de délibérations formelles. Un consensus tacite et fragile autour de leur rôle leur permet d’agir en tant qu’« organisateurs », « porte-parole » et « référents ».

Ce soir, Nathalie est la première à prendre la parole, juste après le mot d’introduction du maire. Elle aborde très rapidement un de ses sujets de prédilection, qu’elle n’a pas oublié de mentionner pendant le conseil municipal de décembre. Pour reprendre ses termes, on pourrait l’appeler « le problème des aides et du travail ». Nathalie prend le soin de répéter qu’elle ne veut pas faire d’amalgames, elle explique qu’on lui a dit de faire attention aux mots qu’elle emploie (« comment elle parle »), mais malgré toute une série de précautions, elle entre dans le vif du sujet : elle dénonce ainsi une société où les « pauvres » (qu’elle associe aux bénéficiaires du RSA37) et les « travailleurs » (dont elle se réclame) seraient en train de se rejoindre dans une même condition ; elle prononce au passage quelques phrases qui vont durablement marquer les esprits :

« On peut plus se comprendre. Celui qui travaille va pas comprendre pourquoi celui qui est chez lui… ben, il a des aides. Je suis désolée de parler comme ça, mais c’est vrai, c’est vrai, il a des aides, alors que même nous on travaille… 

«  […] Moi je dis que celui qui veut travailleur aujourd’hui, eh ben, il doit se dire “je me lève le matin pour avoir plus que si je reste à la maison” […]. Il y a beaucoup de gens, justement des gilets jaunes qui sont là [qui pensent cela]. Des gens profitent beaucoup justement de ça […], c’est quand même un gros problème de société. »

Dans la salle, des réactions se font entendre. Les positions de Nathalie ne sont pas isolées et elle ne manque pas totalement de soutiens, mais de ma place, au milieu de l’assistance, je peux observer une majorité de signes désapprobateurs. Si parmi les gilets jaunes, il est tout à fait normal de discuter de la rémunération du travail38, s’il est possible d’entendre des critiques concernant les aides sociales, ou plus globalement d’interroger leur mode de fonctionnement, une chose est de le faire « entre nous », au QG ou pendant un repas – c’est-à-dire dans une intimité où l’on peut s’expliquer, riposter et croiser les expériences des uns et des autres, comme désamorcer les désaccord et les petites tentions par de la rigolade –, une autre est de se prononcer de la sorte publiquement, en tant que porte-parole, avec une certaine assurance et en prenant des précautions qui apparaissent comme autant de feuilles de vigne posées sur les véritables opinions de la porte-parole en question. À côté de moi, des bénéficiaires d’aides sociales prennent mal ces propos, mais se contentent d’échanger des regards et d’émettre quelques petits commentaires destinés à leurs voisins ; Nathalie peut continuer son discours sans être interrompue.

J’ai souvent dit à mes interlocuteurs qu’il n’était pas simple d’interpréter ce genre de situation, surtout pour un observateur extérieur : pourquoi, en cas de divergences profondes avec les déclarations publiques d’un « porte-parole », n’y a-t-il quasiment pas de remise en cause directe, d’opposition ou de prise de distance affichée ? De surcroît quand il s’agit de sujets sensibles. Une auxiliaire de vie me répond, étonnée : « Ben non, ça se passe pas comme ça, on va pas euh… On est là pour une cause commune, pour qu’on bouffe moins cher, chacun pense qu’il veut, ça aurait dû rester comme ça d’ailleurs… De toute façon, après on lui a dit, on lui a expliqué, elle a fini par comprendre je crois, car on l’a plus revue… » Dans une vidéo du conseil municipal, je reconnais une personne en train d’applaudir après l’intervention de Nathalie, alors que je sais qu’elle ne partage pas du tout ses positions. Je lui demande la raison de ce geste :

« […] C’est pas pour elle. J’ai applaudi pour tout ce qui a été dit39, pour les gilets jaunes, […] et j’ai applaudi même si je n’étais pas d’accord, et je l’ai dit à Nathalie. Je lui ai dit, après je me suis fâchée avec elle. C’est là que Lens et Hénin se sont séparés, parce qu’on voulait pas de politique. »

Un autre membre de la délégation, ancien ouvrier bénéficiaire du RSA, m’explique avoir aussi manifesté son désaccord après la séance et avoir fait exactement la même chose lors de la réunion publique :

« Tu sais, moi je suis allée la voir, j’ai simplement discuté avec elle : “Moi j’suis pas d’accord avec des choses que tu dis, faut pas parler comme ça.” Je te l’ai dit ce que je pense de l’immigration : le monde appartient à tout le monde, la terre n’appartient pas à une personne, à un gouvernement, à ceux qui sont plus riches, on devrait être libres d’aller où on veut sur terre, pour moi il n’y a pas de frontières. »

Bien évidemment, chez certains, le sujet soulève aussi des interrogations. C’est le cas d’une intérimaire qui balaie d’un revers de main la prise de position éclatante sur le « pacte de Marrakech », qu’elle juge tout simplement ridicule :

« Les gens parlent, c’est du bla-bla, ils connaissent même pas, savent pas ce que c’est ! C’est vrai, hein ! On connaît pas, peut-être qu’on serait d’accord, qu’ils nous expliquent ! On est des citoyens, on veut savoir, c’est ça qu’ils comprennent pas ! Tu veux comprendre, t’es raciste, t’es complotiste ! On se pose des questions, peut-être que c’est bien, mais on en sait rien… »

Plusieurs éléments émergent de ces réponses, permettant à la fois de mieux comprendre la marge de manœuvre des porte-parole dans des situations publiques et d’apprécier la représentativité de leurs prises de position. Dans le contexte particulier de la mobilisation, il faut tout d’abord relativiser la valeur attribuée à ces différentes réunions40, désacraliser en quelque sorte « l’espace de l’apparaître41 » qui domine notre conception de l’espace politique. Visiblement, comme me l’explique un gilet ayant participé à ces rencontres, « ce n’est pas là que ça se passe » : ce n’est pas une réunion dans une mairie qui fera avancer la lutte sur le terrain, ce n’est pas spécialement à un « beau parleur » qu’on fera confiance et ce n’est pas dans une assemblée de ce genre, devant tout le monde, qu’on va pouvoir vraiment discuter et s’expliquer. Dans les mots des gilets jaunes, nous retrouvons également deux caractéristiques maintes fois soulignées par les observateurs du mouvement. Tout d’abord, le souci constant, prioritaire en quelque sorte, de « l’unité », la nécessité de faire bloc, malgré les différences d’opinion ou de conditions de vie, pour rester soudés et permettre aux revendications collectives d’être entendues, mais aussi, disons-le, pour permettre que l’aventure continue. Ensuite, comme l’ont fait remarquer entre autres Gérard Noiriel et Quentin Ravelli, les faibles dispositions des catégories populaires à la prise de parole en public, la profonde méfiance et la frustration vis-à-vis « des élites parlant en leur nom » (Noiriel, 2019, p. 65). Aux yeux de mes interlocuteurs, ces rendez-vous sont clairement le terrain de jeu de deux catégories d’acteurs : ceux qui « font de la politique » et ceux qui voudraient en faire, au sens le plus opportuniste et le moins noble du terme.

Il ne faudrait non plus se méprendre sur les véritables fonctions de ces assemblées, qui ne sont pas vraiment destinées à débattre, à exposer ni à régler des différends en public. Dans l’esprit de mes interlocuteurs, ces moments sont plutôt des occasions de « se montrer » – collectivement, en tant que membres du mouvement – et d’occuper un espace public disponible pour réaffirmer son existence précaire et menacée. Ces sont donc des opportunités de se rassembler, de réunir un certain nombre d’individus dans un cadre différent, moins endogène que celui des ronds-points, des actions et des blocages. Comme sur la route, les logiques de « rassemblement » et l’enjeu de la visibilité (exploiter chaque occasion de montrer « qu’on est toujours là ») priment sur celles de « l’assemblée », entendue comme espace collégial et formel de prise de parole, de confrontation et de décision.

Si on se rend à des AG régionales, par exemple, c’est surtout pour garder le contact avec d’autres gilets, pour « être au jus de ce qui se passe à droite et à gauche », pour revoir un tel ou discuter d’une action en chantier. D’ailleurs, j’ai souvent eu l’impression que les interactions les plus nombreuses et significatives étaient celles qui se passaient en marge de ces rencontres, car le déroulement de l’ordre du jour, des prises de paroles et des votes était suivi de loin et parfois même ignoré ; il faut aussi remarquer que les commentaires qui accompagnent ou suivent ces rendez-vous, comme la manière de les évoquer dans les discussions, sont essentiellement dépréciatifs : on y entend des critiques, de la perplexité et des moqueries. Ces attitudes distanciées doivent être comprises dans la configuration particulière d’AG organisées par une « coordination régionale » qui, malgré toute son énergie et sa bonne volonté, ne parviendra pas vraiment à constituer un interlocuteur crédible. Ce que les gilets jaunes des groupes régionaux peuvent appeler « les guéguerres des chefs et des clans lillois42 », de plus en plus envahissantes en fin de manifestation ou dans les assemblées, finiront pour renforcer la méfiance et le scepticisme ambiant vis-à-vis de ces rendez-vous aux enjeux douteux, déjà peu courus au début du mouvement.

Après ces considérations, revenons au milieu de la salle et aux prises de positions risquées de la porte-parole : si, d’un côté, certains relèvent des points de divergence ou jugent ces propos excessifs, de l’autre, ceux-ci ne provoquent pas – on pourrait presque dire ne justifient pas – de réactions immédiates en public, ni d’affrontements ou d’exclusion directe. En cas de désaccord, les choses vont se faire plus lentement et plus discrètement ; tout se passe comme si on voulait prendre à rebrousse-poil l’élan et la verve de la porte-parole, tout en lui donnant l’opportunité de se reprendre et d’« ajuster le tir ». Un élu socialiste m’explique avoir été frappé par la prestance de Nathalie ; comme d’autres, il aura même envisagé de lui proposer une place sur une liste pour les élections municipales. En effet, sa facilité de contact, son aisance dans la prise de parole en public et son franc parler « tout terrain » l’ont propulsée rapidement sur le devant de la scène et l’ont rendue très visible et populaire aux yeux de certains élus. Cependant, en quelques semaines, cette popularité a évolué de manière inversement proportionnelle à l’approbation de ses camarades.

Après la réunion publique, aux yeux de ces derniers, il est désormais « évident » que la porte-parole « va trop loin sur certains sujets », « elle divise », « humilie des gens », « parle beaucoup, fait beaucoup de live, mais se mouille peu dans les actions », « elle cherche une place ». On partage ces considérations en petit comité, souvent sur le ton de la confidence, pour exprimer son désarroi et sonder le ressenti des autres ; on peut toutefois envoyer des signaux clairs à l’intéressée, mais sans pour autant provoquer d’affrontement direct ; d’autres gilets montrent « tranquillement » leur désaccord dans des explications bon enfant ; plus rarement, on se fâche, mais strictement en privé. Face à la persistance de certains comportements, toutes ces stratégies d’ajustement – qui sont en quelque sorte collectives, mais pas coordonnées – peuvent atteindre une limite : on entre alors dans la phase du discrédit et de la marginalisation, parfois de l’affrontement, souvent par réseaux sociaux interposés.

Mes observations portent à croire que Nathalie a surtout été blâmée pour avoir mal usé de son rôle, dont elle n’a pas mesuré la précarité, pour ses prises de positions clivantes, qu’elle a cru légitimes, mais aussi pour ce qui a été jugé comme un excès de protagonisme. Les autres comportements qu’on lui a reprochés – les live, le fait de se tenir en retrait durant les actions, les contacts pris avec les élus – n’ont pas provoqué autant de réactions et d’indignation lorsqu’ils étaient le fait d’individus moins exposés. Dans son cas, tous ces éléments se rejoignent et se renforcent les uns les autres au fil des discussions et des confidences : la porte-parole aurait dû « rester à sa place » et être plus attentive, plus respectueuse, de la pluralité des sensibilités et des situations de ses camarades. Peu de temps après la réunion publique, une gilet jaune me trouve un peu trop indulgente à son égard et m’interpelle : « Hé, tu lis quoi partout ? Sur les gilets, sur les pancartes, sur Facebook, c’est marqué quoi ? Qu’on a retrouvé l’égalité, qu’on est solidaires ! Alors c’est bon, ce genre de sketch c’est du grand n’importe quoi ! Non mais, hein ? Elle se prend pour qui, celle-là ? ». Ce qui nous mène tout droit à considérer non seulement la forme, mais aussi le fond, les raisons et les valeurs sous-jacentes à ces stratégies de régulation vis-à-vis des « leaders ».

2.2 Le principe d’horizontalité

Dans la continuité de mes recherches précédentes dans ce secteur, j’ai très tôt considéré le soulèvement des gilets jaunes – et surtout son ancrage dans la durée – comme une réaction complexe à des réalités observées pendant des années au sein de la société locale, notamment la hantise de la respectabilité de certaines franges populaires et la violence de la stigmatisation des individus les plus précaires et marginalisés. À Lens comme ailleurs, la question des frontières sociales au sein des classes populaires s’impose à tout observateur des gilets jaunes. Ce qu’il me semble intéressant de souligner ici43, c’est que l’« encadrement » des leaders et le refus de certains clivages reflètent l’existence, parmi les gilets jaunes rencontrés, d’une sorte de valeur-pivot, qu’on pourrait appeler le « principe d’horizontalité » : un idéal vers lequel tendre, mais aussi un principe concret, tout aussi fragile que réel, régissant la vie des groupes et les relations entre ses membres.

Les récits des gilets – qu’ils soient (ou qu’ils aient été) ouvriers, intérimaires dans le secteur de la logistique, femmes de ménage, employés de supermarché ou même responsables de service – sont hantés par la pression de leur hiérarchie professionnelle et par la figure repoussoir du « petit chef ». Les personnes sans emploi et dont les conditions de vie sont les plus difficiles, de leur côté, pointent d’autres pressions, comme le poids des regards méprisants et celui de l’isolement. En réalité, comme le montrent les trajectoires de celles et ceux que j’ai rencontrés, la frontière entre ces deux situations est très floue. Un intérimaire, pour qui le mouvement des gilets jaunes est le seul « endroit » où il ne se sent pas « écrasé », explique n’avoir aucune envie d’entendre des « conneries » sur les « travailleurs » en train de rejoindre les « pauvres » dans leur précarité :

« C’est pas faux, tu bosses comme un fou pour gagner rien du tout, avec un petit con sur ton dos, mais elle pense quoi, elle [Nathalie] ? C’est qui, les pauvres ? Elle veut qu’ils restent entre eux dans leur merde ? C’est qui les gens au RSA qui profitent ? C’est moi ! J’y ai été au RSA, j’ai fait plein de trucs et là je suis ouvrier, je suis précaire, mais je bosse quoi ! C’est pas simple tout ça et y en a marre d’entendre ces conneries, comme ça, devant tout le monde… »

Dans ces propos et ces comportements, il est également possible d’observer la réactivation d’un ethos égalitaire ancien. Dans son portrait des classes ouvrières britanniques de l’entre-deux-guerres, Richard Hoggart le décrivait comme « le sentiment de l’égalité de la valeur humaine de base, sentiment qui doit être reconnu par chacun, par celui qui réussit comme par celui qui ne réussit pas44 ». Ce sentiment n’exclut pas la reconnaissance des différences et du mérite, mais comporte néanmoins un mépris prononcé pour « les gens prétentieux » : tous ceux qui commettraient la grave erreur – « le pire des péchés », selon Hoggart – de « se prendre pour plus qu’on est ». Malgré les profondes évolutions des mondes ouvriers et subalternes, cet ethos égalitaire n’a pas complétement disparu, mais il a été comme réhabilité et revivifié par les ralliements du 17 novembre et les multiples expériences qui les ont suivis45. Dans une des toutes premières contributions ethnographiques à l’analyse du mouvement, le sociologue Raphaël Challier avait très justement pointé la « nécessité de solidarité au sein des classes populaires » exprimée dans les discussions sur les barrages46 ; malgré les vicissitudes et les impasses des collectifs, les expériences fondatrices des premiers jours ont profondément marqué les esprits et sont régulièrement évoquées, parfois avec une vraie émotion, comme s’il s’agissait d’un paradis perdu : « La solidarité, l’égalité, ça a toujours été le message, dès le départ. Pas d’autorité, pas de chefs, on est nous, avec nos histoires, avec nos souffrances, on était ensemble et c’est ça qui était magique. »

Il est donc important de considérer aussi ce qui se passe à bas bruits autour d’un prétendu porte-parole et ce qui se joue dans ses interactions avec les gilets jaunes moins visibles ; il est tout aussi important de s’arrêter sur les regards, souvent impitoyables, que ces derniers peuvent porter sur ceux qui occupent le devant de la scène. Dans cette optique, l’enjeu même des tensions au sein des collectifs semble se déplacer : il glisse de la lutte pour le leadership à des luttes plus latentes, qui visent précisément à contrer ces formes de représentation et de hiérarchie. Dans ces conflits discrets, mais très fréquents, tout se passe comme si les gilets jaunes s’employaient à remettre en cause – quasi systématiquement ­– la propension de certains à organiser et représenter les autres. Cela ne vise pas tant à les remplacer, qu’à redimensionner leurs initiatives et leurs stratégies, parfois même pour les neutraliser. Il s’agit aussi de réaffirmer constamment un principe d’horizontalité qui se traduit par une série de lignes rouges, définies de manière plus ou moins tacite, à ne pas franchir, sous peine d’être progressivement discrédité et marginalisé. C’est une des raisons pour lesquelles, à partir du mois de mars 2019, on constate la « disparition » de toutes les personnes qui, pendant les premiers mois, avaient joué un rôle prépondérant dans l’organisation et le porte-parolat des groupes ; ceux qui restent au sein de la galaxie jaune se situent désormais à ses marges, avec un rôle, une audience et une crédibilité considérablement diminués.

Il est intéressant de noter que le « retour » d’un ancien organisateur discrédité n’est possible c’est que si cet individu et, le cas échéant, son entourage proche, sont désormais considérés comme inoffensifs : leurs comportements n’inquiètent plus grand monde et l’ancien personnage de « leader » est presque réduit à une caricature ; s’il redevient fréquentable, c’est aussi qu’entre-temps la sincérité de son engagement a été prouvée par son endurance. Cependant, la baisse des effectifs et la répression policière, associées à d’autres types de tensions et d’expériences, amèneront certains gilets à douter, après-coup, de l’opportunité et même de la justesse du traitement réservé à ces personnages. Mais, même dans ces cas, le principe d’horizontalité est loin d’être désavoué. Au contraire, mutatis mutandis, il est toujours à l’œuvre. Ainsi, au cours de la phase de réhabilitation d’un ancien leader que j’ai pu observer, mes interlocuteurs justifiaient leur changement d’appréciation en portant sur son attitude passée un regard désormais teinté d’équanimité :

« Au final, il n’était pas pire qu’un autre. »

« Tu sais, sur moi aussi on a raconté des trucs, que je faisais n’importe quoi et na-na-ni na-na-na, alors que je faisais rien du tout ! Je me dis que ça peut arriver à tout le monde… »

« Écoute, au moins il est encore là, il est comme nous, il a pas lâché le combat. »

Il ne s’agit donc pas d’affirmer, de manière simpliste, que les gilets jaunes sont un mouvement sans leader, ni de nier l’existence d’organisateurs ou de porte-parole dotés de compétences socialement situées47. Il s’agit plutôt de prendre au sérieux les effets produits par cet attachement au principe d’horizontalité sur un fonctionnement hiérarchique qui, de l’extérieur, pourrait être perçu comme assez classique. En coulisse, les mécanismes qui régissent la représentation et les relations de subordination se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît et extrêmement périlleux pour tous ceux qui se risquent à prendre des responsabilités, en particulier celle du porte-parolat48. J’insiste sur ce point parce que pendant un an et demi d’enquête, j’aurai finalement observé peu de luttes pour le leadership, mais de nombreuses formes de résistance à l’émergence et au renforcement de certaines figures censées incarner différentes formes d’autorité.

Cela dit, l’attachement au principe d’horizontalité n’empêche pas d’émettre des doutes sur un tel système de fonctionnement, ni de faire preuve d’une certaine lucidité sur ses dérives. Comme me l’explique en octobre 2019 une gilet jaune pourtant très critique vis-à-vis des « figures » locales et régionales :

« Le problème, c’est pas qu’on est désorganisé, c’est pas vrai ça, mais on arrive pas à se structurer, à se faire entendre. Dès qu’il y a quelqu’un qui dit « faudrait faire ça » et a des idées, tout de suite, on dit : « Lui, c’est un vendu ! » Il faut reconnaître les choses, c’est un problème. Un « vendu » ? C’est quelqu’un qui veut faire de la politique, des syndicats… Dès que quelqu’un sort du lot, c’est un vendu.

– De quoi on a peur ?

– Je pense que les gilets jaunes ont peur de perdre leur identité. On veut tellement gagner, montrer qu’on est capable de le faire, qu’on a peur de perdre notre identité de gilet jaune. »

Dans ces propos, « montrer qu’on est capable de le faire » renvoie précisément à cette aspiration, ce rêve même, d’obtenir gain de cause sans renoncer à son « identité de gilet jaune », c’est-à-dire à certains valeurs et à un fonctionnement par certains aspects instable et problématique, mais en définitive plus efficace49, ouvert et horizontal que celui de bien d’autres organisations ; y parvenir montrerait que les gilets peuvent se faire entendre sans se soumettre aux schémas, aux manœuvres et au mépris de certains élus et syndicalistes, qu’on peut gagner sans ceux qui se sont servis du mouvement pour « avoir une place ». Mais la réalité immédiate du mouvement, elle, est bien plus difficile et d’autres problèmes compliquent la donne : « On s’est dispersé, et aujourd’hui nos revendications ne sont plus audibles, on est en train de s’oublier… »

2.3 Un pacte avec le diable ?

Revenons maintenant à notre point de départ, à cette séquence du conseil municipal qui a fini par représenter un autre « pacte » aux airs troubles, un pacte avec le diable, que des gilets jaunes de série B, tombés dans l’escarcelle du RN, auraient naïvement signé entre une bière et un coup de colère50. En replaçant dans un cadre plus large l’épisode de la mairie de Hénin-Beaumont, on voit bien qu’il nous informe moins sur la « mauvaise politisation » d’un groupe de gilets jaunes et leur instrumentalisation que sur le fonctionnement interne de la mobilisation. Aussi, dans les discussions entre gilets autour de l’article publié par Mediapart, émerge souvent une lecture alternative, dont il est tout à fait possible de suivre la logique : la manipulation serait ailleurs… ou du moins un peu partagée. À supposer que l’intervention de Nathalie soit un coup monté du RN51, cette manipulation s’adresse aussi et surtout à un public extérieur au mouvement : à ceux qui l’observent et le jugent de loin (tout en résidant parfois sur place) et seront peut-être confortés dans leur vision misérabiliste de ce territoire, à tous ceux qui se contenteront de croire à un « produit » que le RN pourrait avoir confectionné. Par la force des choses, ce discours aura réussi à circuler et même à bénéficier d’une audience élargie grâce à un conseiller d’opposition communiste – sans doute sincèrement indigné par les propos de la porte-parole – et à un site d’information ; cependant, tout cela semble peu toucher les gilets jaunes ; sur un ton compatissant, on m’a conseillé de ne pas donner trop d’importance « à toutes ces histoires de RN » : « Mais t’inquiètes pas, tiote52, à la fin, on s’en fiche. Ça c’est des trucs qui t’intéressent toi, pour tes études… mais c’est pas grave, c’est toujours les mêmes histoires… » Quoique gentiment, l’ethnographe est ainsi renvoyée à son tour à cette « extériorité » et à son intérêt pour ce drôle de monde qui disserte sur le « bassin minier » et y fait son marché.

En effet, dans la dramatisation du soutien apporté par le RN au mouvement53, on retrouve un problème classique des sciences sociales, celui de la projection des catégories de pensée de certains groupes sociaux sur les attitudes et les représentations d’autres milieux, en particulier les plus modestes et les moins scolarisées, mais pas seulement. Ce problème a d’ailleurs été rapidement souligné par l’historien Gérard Noiriel. Dans le livre-entretien Les Gilet jaunes à la lumière de l’histoire54, il reproche aux « professionnels de la parole publique » de « surpolitiser les comportements populaires », de sorte que « le moindre geste, le moindre propos, le moindre symbole est aussitôt investi de significations politiques, alors que celles-ci échappent aux classes populaires ».

Du point de vue de l’ethnographe, le journaliste et ses interlocuteurs semblent aussi donner une image figée, et même exagérer l’importance du soutien réel du RN à la mobilisation locale, qui a bien évolué au fil des semaines et des mois, en fonction de la conjoncture nationale et des réalités de terrain55. À titre d’exemple, en janvier 2019, un élu me fait part de ses doutes concernant la tournure que prennent les événements. S’il reconnaît fièrement avoir soutenu les débuts de la mobilisation et participé aux premiers ralliements, la situation lui paraît désormais « ingérable56 ». Il explique ainsi son malaise face à des individus qui « n’écoutent plus personne » et des affrontements avec les forces de l’ordre « vus à la télé » qui ne sont pas du tout de son goût. Il compare les revendications des mineurs, qui « savaient pourquoi ils faisaient grève » au « carnaval » des occupants des ronds-points, pour lesquels il ne semble pas avoir beaucoup d’estime : selon lui, il s’agit désormais de chômeurs et de bénéficiaires du RSA désœuvrés. Avec son habituelle sollicitude à mon égard, il s’inquiète de ma participation aux manifestations et me conseille même d’y mettre un terme.

Rappelons qu’observer le fonctionnement des groupes, mettre l’accent sur leur exigence d’unité et d’horizontalité ou encore interroger la dramatisation du soutien que leur apporte un parti, ne revient en aucun cas à nier les différentes sensibilités politiques des gilets jaunes et les occasions de confrontation au sein du mouvement. Il serait d’autant plus difficile de les occulter qu’au niveau local, contrairement à ce qui a été observé ailleurs, je n’ai pas remarqué d’évitement systématique du politique57. Si l’on répète souvent qu’« on ne fait pas de politique », dès le mois de décembre, j’ai pu assister à de multiples conversations, parfois animées, autour de l’Union européenne et du Frexit, de la répartition de la contribution fiscale, du système des aides sociales, de la dette, de l’immigration, de la rémunération du travail, de la pauvreté, des questions environnementales, du système de représentation politique dans le pays, etc. Dans toutes ces conversations, il peut arriver que l’on explicite une sensibilité politique ou syndicale, ou que l’on affiche une préférence électorale, notamment pour le RN58. Ne pas franchir la limite, sensible et pas toujours respectée, consiste plutôt à ne pas imposer ses positions et à savoir accepter celles des autres, à ne pas mettre en péril « l’unité retrouvée », nécessaire pour faire avancer les revendications partagées. Autrement dit, il ne faut pas permettre à la « politique politicienne » de prévaloir sur la « politique expérientielle » des gilets jaunes59. Comme le résume la « responsable » d’un QG : « Tu veux parler de l’immigration ? T’as le droit et ça peut m’intéresser, mais pas de propagande, pas de ça, pas de politique. »

Plus haut, une habituée du QG de Hénin-Beaumont mentionne la fameuse « séparation entre Lens et Hénin » qui – soit dit au passage – n’a en réalité pas du tout empêché les gilets jaunes de circuler entre les QG et les groupes60. Dans cet affrontement, souvent réduit à une « guéguerre de chefs » entre différentes figures locales, il y a certes des enjeux de pouvoir, d’orientation des revendications et de visibilité pour certains, mais aussi et surtout la réaction d’un certain nombre de gilets face aux stratégies de la porte-parole et de son entourage. Ceux qui s’opposent en privé à la dénonciation de l’immigration ne cherchent pas spécialement à imposer des idées différentes, plus conformes à leurs opinions : ils martèlent que, chez les gilets jaunes, tout le monde doit pouvoir trouver sa place, mais qu’ils ne sont « pas là pour faire de la propagande61 ».


En conclusion de l’analyse de cet « étrange » procès en manipulation abusive et récupération aggravée, on hésite à croire que personne n’ait mentionné le QG d’ « Éleu » devant le journaliste et on s’interroge sur les raisons d’un tel oubli : encore les divisions des gilets jaunes et les racontars ? De la simple méconnaissance ou du mépris ordinaire de la part de ses interlocuteurs ? Le journaliste a-t-il seulement croisé les gilets jaunes actifs sur ce rond-point à un moment ou à un autre ? Et si c’est le cas, pourquoi les effacer du tableau ? Comme leurs camarades de Hénin-Beaumont, ils n’ont pas montré assez de dynamisme ou d’organisation pour les critères de Mediapart ? Pas assez nombreux, apolitiques, antiracistes… alcohol-free ? Cher lecteur, ne les laisse pas tomber… comme nous l’avons chanté une fois, après avoir discuté de ce reportage, « ils sont si fragiles, être un bon gilet jaune, tu sais, c’est pas si facile… »

3. Les « bons » et les « mauvais » gilets jaunes

Pour résumer les considérations précédentes, à y regarder de plus près, ce qui se dessine en creux, dans l’article, c’est un jugement de valeur et un regard un brin moralisateur sur le mouvement. Plus précisément, ce qui se joue dans l’opposition entre « ceux de Béthune » et « ceux de Hénin » est la définition, assez normative, de ce qu’est un « bon » groupe de gilets jaunes, « organisé et actif », mais aussi de ce que doit être l’ambiance d’un « vrai » QG, comme celui de Béthune et « bien d’autres visités par Mediapart »62 : une cabane « soigneusement aménagée », où il « fait bon vivre », où des gilets jaunes unis et solidaires « décident par consensus ou par vote », sont prêts à collaborer avec des syndicalistes qui vont pallier leurs lacunes, et n’attendent que de clamer leur apolitisme, leur rejet de l’alcool et du racisme. Or, si discutable et caricaturale soit-elle, il n’est pas inutile de prendre au sérieux une telle vision des choses, de l’interroger et de l’insérer dans un contexte plus large, car au fond elle ne concerne pas qu’un seul secteur, particulièrement stigmatisé.

À partir de janvier 2019, dans mes échanges avec des militants de gauche ou des citoyens « engagés », j’observe l’émergence de références multiples à ces assemblées que certains gilets jaunes seraient en train d’expérimenter : il s’agit des assemblées populaires de Commercy, dans la Meuse. Un militant écologiste, fonctionnaire et résident d’une grande ville, me demande par exemple : « Mais est-ce que vous faites des assemblées comme à Commercy ? Ah, je le savais ! Je me disais bien que là-bas63… Après, nous ne sommes pas dans une phase prérévolutionnaire… » Sur un ton dépité, un enseignant à la retraite, très actif dans plusieurs associations, m’interroge : « Mais ces gilets jaunes, je comprends pas, ils font quoi tout le temps sur les ronds-points ?! S’ils veulent participer… ils pourraient se rendre utiles, je ne sais pas, pourquoi ils ne rejoignent pas une asso dans leur quartier ? Pourquoi ils n’organisent pas des réunions, des assemblées, des choses comme ça !? J’ai lu qu’ils font ça très bien dans un coin en Lorraine… Tu connais ça ? »

Dans mes notes, je commence à faire la somme de tous ces éléments :

« En quelques semaines, j’observe un regain d’intérêt pour le mouvement. Une curiosité nouvelle, cultivé, engagée, souvent citadine, fait son chemin. Les questions qu’on me pose tournent autour de Commercy et des assemblées populaires des gilets de cette ville : est-ce qu’on en fait, où on en fait, qu’est-ce que j’en sais et qu’est-ce que j’en pense ? De mon côté, je suis plutôt perplexe. Les groupes locaux que je côtoie, comme les AG régionales d’ailleurs, me semblent très distants vis-à-vis de l’expérience lorraine, mais les gens veulent parler de ça ou comparer avec ça. »

Puis, quelque temps après :

« Ce n’est plus des questions, c’est l’emballement général. Commercy, nouvelle Mecque du municipalisme libertaire et des adeptes des assemblées citoyennes ? Il faut reconnaître qu’ils sont un peu “les LIP64 de la situation”… pour des militants de gauche, c’est trop beau pour être vrai. On m’a même expliqué, sur un ton sérieux et avec un air presque soulagé, que l’avenir et l’intérêt du mouvement, c’est ça65. »

Dans mes notes, je commence à appeler l’ensemble de ces images évocatrices et exemplaires « le modèle Commercy », sorte de configuration locale idéale et rédemptrice : une cabane en centre-ville et des assemblées populaires censées être plus utiles des rencontres et des blocages sur les ronds-points, des militants bien intégrés, du jus de pomme et des madeleines66what else ? Quoi de mieux pour rassurer et intriguer – simultanément ! – ces activistes, intellectuels et citoyens de gauche dépassés par le soulèvement des gilets jaunes et déroutés par leur installation dans le paysage ?

Ce n’est pas un hasard si l’auteur de l’article en question a longuement suivi pour Mediapart les gilets jaunes de la petite ville lorraine et clairement cherché, dans son reportage, à évaluer le QG de Béthune et celui de Hénin-Beaumont à l’aune de ce modèle. S’il est tout à fait légitime de s’intéresser aux particularités d’une expérience singulière et au développement plus large des assemblées des assemblées, il me paraît évident que la puissance symbolique de ce modèle auprès d’un public intellectuel et militant a pu avoir un impact disqualifiant – et mystificateur – sur ce qui ne lui ressemblait pas à et ne s’inscrivait pas dans le sillage des ADA. À gauche, l’expérience de Commercy a clairement permis une sorte de réhabilitation symbolique du mouvement, capable de polir ses aspects les plus rugueux, de rendre plus fréquentable – et même à la mode – les hommes et les femmes au gilet jaune67. Les questions qui me viennent à l’esprit après la lecture et l’analyse du reportage sont très banales et redondantes, mais j’aimerais néanmoins les partager avec le lecteur : « Quid des autres ? Quel récit et quelle narration, quelle intelligibilité et quelles possibilités de confrontation, quelle représentation médiatique à l’avenir pour ceux qui ne rentrent pas, et qui ne rentreront pas, à Hénin comme ailleurs, dans la case “Commercy” ? »

Il est possible de donner un aperçu de l’influence de ce modèle et de ses implications à travers une courte analyse de deux de ses éléments constitutifs : « les assemblées » et « la cabane » ; surtout, cela permettra d’évoquer d’autres points de vue à leur égard, parmi ceux de mes interlocuteurs, et de mesurer l’écart entre certaines descriptions et mes propres observations sur le terrain.

Cette façon de se focaliser sur « les assemblées » pour présenter le mouvement est en effet révélatrice de cette tendance qui, pendant les premiers mois de 2019, fait rêver observateurs et militants. Le 31 mars, pendant une émission de Dimanche en politique68 consacrée aux gilets jaunes, la journaliste qui anime les échanges présente l’organisation d’assemblées générales et le fait de s’être dotés d’une charte comme une particularité des gilets des Hauts-de-France69 ; elle souligne que cette démarche « n’est pas remarquée ailleurs en France, ou très peu. ». Les deux gilets jaunes invités abondent en ce sens, en insistant sur le fait que ces assemblées « fédèrent », « prennent des décisions », « coordonnent » et « votent ». Comme d’autres, je n’ai pas pu m’empêcher de sourire devant un portrait si optimiste de ces rencontres, et certains gilets ont découvert à cette occasion l’existence de la charte.

Face à un député LaREM qui pointe du doigt les évolutions « politiques » du mouvement, un porte-parole insiste sur le fait que celui-ci aurait « appris » et se serait organisé, des ronds-points aux assemblées générales en passant par des débats, comme s’il s’agissait de passer d’un stade à un autre, selon une sorte d’évolutionnisme militant. Dans la bouche d’une « figure » des gilets jaunes lillois issue de l’activisme de gauche, futur candidat aux fonctions de maire, ces propos n’ont rien d’étonnant, mais pour une très large majorité des gilets que j’ai rencontrés, ces réunions régionales auraient avant tout dû fonctionner comme une plate-forme de coordination et de renforcement des initiatives des groupes locaux et des actions de terrain, au plus près des ronds-points et des blocages. Ces assemblées, d’une certaine manière les QG, ou encore le déferlement des revendications autour du RIC, seront de plus en plus souvent assimilés à des régressions et à des impasses par rapport à l’esprit et au fonctionnement des premiers temps du mouvement, qui, eux, étaient parvenus à mobiliser largement, à paralyser l’économie et à instaurer un rapport de force avec le pouvoir.

À l’origine, expliquent mes interlocuteurs, il y avait surtout du monde, beaucoup de monde ; des gens qui bougeaient et qui bloquaient des zones commerciales par centaines, qui participaient à des actions et manifestaient en nombre. Malgré l’émotion et la nostalgie qui entourent les récits fondateurs des débuts, ce tableau n’est pas faux. Reliant ses commentaires sur les thèses du reportage au récit de son expérience des premières semaines sur un rond-point de l’agglomération, une gilet jaune explique :

« Mais c’est pas le RN qui a tué le mouvement par ici, faut arrêter les conneries… la vérité c’est que ça marchait très bien les blocages et compagnie [des débuts]… Ah ben ouais… J’y étais tout le temps, on a vraiment embêté le monde, les gens râlaient et à un moment donné ils nous ont empêchés… Voilà le RN ! [Rires.] »

Dans ce secteur, les cabanes et les chapiteaux des QG sont arrivés plus tard, juste avant les vacances de Noël. Du côté de Hénin-Beaumont, à l’est de l’arrondissement, les gilets jaunes sont devenus très tôt orphelins de leur principal lieu de rassemblement, celui du « rond-point des Vaches », au cœur de la zone commerciale d’Auchan Noyelles-Godault. L’incendie d’un restaurant Burger King, une semaine après l’acte 1, a provoqué des interventions supplémentaires des forces de l’ordre qui ont éloigné durablement les gilets jaunes des ronds-points de la zone70. Après des semaines d’itinérance, inspirés par les images des cabanes qui poussent un peu partout sur les ronds-points du pays, certains d’entre eux ont l’idée d’occuper un lieu proche de la zone commerciale et obtiennent facilement l’accord du maire de Hénin-Beaumont. D’autres reçoivent du maire de Carvin l’autorisation de s’installer sur le rond-point dit « de la Saneg71 », sur la départementale entre Lens et Carvin.

Dès le départ, malgré l’enthousiasme général, ces campements sont loin de faire l’unanimité. En effet, leur fonction de « points de chute » et de « bases arrière » pour les actions préconisée par certains évoluera très rapidement : les canapés, les cuisines équipées et les toilettes sèches ont alerté plus d’un gilet sur la tournure un peu trop domestique, intime et « pantouflarde » que prenait l’aménagement des lieux ; il en allait de même des relations, parfois très intenses, que s’y développaient « pour le meilleur et pour le pire ». Il n’empêche que, dans un premier temps, les QG prospèrent ; pendant le mois de janvier, le campement de Hénin-Beaumont accueille plus de soixante personnes par jour et jouit d’une très bonne réputation. Le journaliste décrit son « isolement », « au bout d’un parking », mais l’emplacement de ce QG est loin d’être situé dans un lieu isolé et le campement a attiré des visiteurs, piétons et automobilistes, pendant tout le mois de février. « Hénin, c’était avant tout stratégique », martèlent les gilets jaunes lors de nos échanges et des entretiens que j’ai menés. « Ce n’était pas un avant-poste du RN ! C’était stra-té-gi-que. » L’intérêt de ce site, au-delà de la zone commerciale voisine, est qu’il bénéficie d’un parking spacieux donnant directement sur un boulevard, situé à « cinq minutes chrono » de l’A1, de l’A21 et de l’ancienne nationale qui relie Lens à Hénin-Beaumont en traversant de petites communes. La proximité de ces axes est essentielle à la fois pour drainer la population des alentours et pour rejoindre facilement les actions qui se déroulent souvent sur des sites s’étendant le long de l’A1, sans oublier toutes les opérations, les manifestations et les autres lieux occupés de la région72.

La phase de déclin qui, dans le reportage, sonne comme un arrêt de mort de la mobilisation, est en réalité un moment certes difficile, mais de profonde reconfiguration pour les gilets jaunes du secteur73 : ceux qui restent actifs74 font le bilan de la répression policière et de la première période des QG, avec son lot de fatigue et de conflits ; ils se comptent et s’interrogent sur la suite. En effet, depuis le mois de février, j’ai pu observer un mouvement centrifuge depuis ces lieux, remettant en cause non seulement leur centralité, mais aussi leurs fonctions et leur utilité dans le contexte actuel de la lutte, qui partout en France tourne à la défaveur du mouvement. Les doutes et la perplexité qui s’exprimaient auparavant à bas bruits ou loin des QG, sont désormais affichés et relayés au grand jour, même par les plus assidus. Dans les conversations, des phrases reviennent : « Ce QG finalement nous dessert, je pense que les gens y sont trop bien, ça détruit les actions et ça nous fait pas avancer75… » ; « on aurait jamais dû abandonner les ronds-points et les routes » ; « on s’est laissé piéger » ; « les ‘‘gardiens de canards’’ [les plus sédentaires] se réveillent enfin ! »

Même l’attractivité du tardif QG de Béthune doit être reconsidérée à l’aune de ces mouvements : si on l’aime tant, c’est aussi parce qu’on y va pour passer des moments conviviaux, pour faire la fête, ou tout simplement « aller voir les jaunes », quand on en a envie. Cela revient à continuer à profiter des côtés les plus agréables de la cabane et des rencontres avec d’autres gilets, sans les contraintes logistiques et les inconvénients de la cohabitation au quotidien. D’une certaine manière, Mediapart semble faire la promotion d’un modèle – celui de la cabane fixe, fantasmée dans ses plus beaux atours (ceux des débuts) – au moment où celui-ci perdait justement de son attractivité, de son sens et de son utilité aux yeux d’une bonne partie de mes interlocuteurs. Mais le déclin (relatif) des QG n’est pas la fin de tout… Dans certains cas, on pourrait même dire que ce n’est que le début.

4. Portrait du gilet jaune en nomade

Au milieu des grèves qui agitent les premières semaines de 2020, je retrouve Lucie et Rachid dans un Flunch du secteur. Après avoir longtemps partagé la route de ces deux gilets jaunes toujours mobilisés, ce soir je leur propose de revenir, devant mon bloc-notes, sur leur expérience de « nomades ». Rachid explique : « C’est parti des problèmes des QG, des conflits. Moi je n’ai jamais été très attiré par les QG, j’ai été partout, mais j’appartiens à personne, je vais où je veux. » Lucie, de son côté, a été très absorbée, puis déçue, par la vie d’un campement, mais elle aussi a « toujours bougé » et ajoute : « C’était très compliqué, mais nous, on s’est retrouvés à ce moment-là, on voulait rassembler, que ça s’arrête pas, en fait. » Leur rencontre marque le début des aventures de la « team nomade », comme ils ont pris l’habitude de s’appeler : une quinzaine de gilets qui se rapprochent pendant la phase de déclin des campements et l’envisagent, ensemble, comme un tournant et le moment d’expérimenter d’autres façons de participer au mouvement. Si je m’attarde sur l’expérience du « binôme76 » formé par Lucie et Rachid, c’est qu’elle est emblématique d’un engagement itinérant répandu dans mes observations, mais aussi parce qu’en l’assumant plus que d’autres comme une appartenance ouverte au mouvement et une présence aussi fluide qu’intense, ils auront contribué, avec d’autres, à revitaliser la mobilisation locale tout au long du printemps 2019.

Il faut d’abord préciser, comme le souligne Rachid, qu’il y a toujours eu des gilets jaunes qui ont fonctionné différemment. Un an plus tôt, à la même période, je notais :

« Les QG et les “groupes” prennent beaucoup de place dans les conversations, mais si les campements comptent un certain nombre d’habitués et de fidèles, il ne s’agit pas vraiment d’entités fermées ou stables. En réalité, il y a beaucoup de cani sciolti77 : des individus, des binômes, des petits groupes qui circulent librement et parfois se recoupent, en fonction des affinités, des occasions et des envies ; ils apparaissent et disparaissent au fil des ralliements, des manifs, des actions de toutes sortes, ou alors au sein des QG, mais sans forcément constituer des équipes mobiles stables dans leur composition, encore moins des composantes détachées d’unités fixes. »

Pour certains de ces gilets, qu’on pourrait définir comme « trans-ronds-points78 », la phase de déclin des QG est l’occasion de s’émanciper du « carcan » de ces lieux, de tisser de nouveaux liens et de lancer de nouvelles initiatives.

Pour le binôme, tout (re)commence avec une « marche pour le RIC79 » à destination de Paris, qui s’est déroulée pendant une semaine, en mars 2019. L’idée trottait depuis un moment dans la tête de Lucie et de Rachid, alors quand ils ont découvert qu’une marche se préparait dans un secteur proche, ils ont proposé à d’autres gilets de la rejoindre80. Le binôme n’est pas opposé au RIC, mais ce qui les intéressait vraiment, c’était la marche : la marche comme défi, comme ligne de conduite et comme symbole de la patience et de la détermination des gilets jaunes. Lucie résume ainsi l’esprit du projet : « Vous nous gazez ? Nous on marche, on va prendre de l’air ! » Organisée, non sans difficultés, sur les décombres des QG et de la répression policière81, l’initiative est un pari réussi, un succès dont l’écho sera fort parmi les gilets de Lens-Hénin-Beaumont. Cette prouesse est surtout un moment de bascule. Les nordistes ne s’attendaient pas à rencontrer tant de solidarité et de soutien : dormir chez des gilets et chez l’habitant, visiter des ronds-points et des QG, rencontrer des curieux et accueillir de nouveaux marcheurs le temps d’une étape ; à entendre le binôme, « c’était juste incroyable ! » Pour Rachid, la chose la plus importante, c’est qu’« on arrivait à un moment où il y avait partout une baisse des gilets jaunes, quand on est arrivés, on les a boostés, t’aurais vu ça ! Quand ils nous ont vus arriver avec des kilomètres dans les jambes, “ça y est, on repart tous”, ils le disaient tous ! » La marche est une reconnexion puissante avec ce mouvement qui les avait déjà bien aspirés. Mais d’une façon plus intime, pour les deux gilets, il s’agit aussi d’un exploit physique et mental d’une rare intensité. Le retour à la maison est compliqué : « deux semaines pour reprendre une vie normale… », qui ne sera plus tout à fait la même.

Rachid n’est pas un novice des mouvements sociaux. Il possède une longue expérience de syndicaliste chez un gros équipementier automobile de la région, la boîte où il a fait toute sa carrière en tant qu’ouvrier et qu’il vient de quitter pour prendre sa retraite. Ancien socialiste, il a grandi dans une famille de mineurs, communiste et cégétiste, issue de l’immigration maghrébine venue travailler dans l’industrie du charbon. Le 17 novembre, il s’est présenté sur un rond-point en tant que syndicaliste, mais il a très vite troqué sa chasuble rouge pour un gilet jaune, qui est devenu une sorte de seconde peau. Tout aussi modeste et discret que « déter82 » en action, il nous a livré au fil des mois le récit d’un engagement syndical dont il est fier et qu’il qualifie de « sincère », mais qui ne semble pas trop lui manquer :

« Moi je me servais du syndicat pour défendre des camarades, j’étais un électron libre, j’étais pas d’accord avec eux, mais j’utilisais mon statut pour parler avec le patron, pour défendre le copain. Mais moi je fonctionnais en électron libre, j’étais contre ma hiérarchie, tu peux questionner les copains. Pouvaient pas me virer, je défendais l’ouvrier, l’ouvrier était avec moi, mais ça n’a pas été simple, on m’a envoyé balader, chez les syndicats il y a de tout… »

Lucie, de son côté, n’a que de vagues souvenirs d’une manifestation aux temps du lycée. Issue d’une famille modeste, elle a d’abord travaillé dans les services à domicile ; après une expérience compliquée d’auto-entreprenariat, elle enchaîne désormais les petits boulots précaires qui lui rapportent « que dalle », mais dont elle est fière. Les enfants sont arrivés tôt et elle a très vite renoncé à ses études universitaires ; avant les gilets jaunes, elle avait très peu d’amis, s’occupait essentiellement de la maison, de sa famille nombreuse et ne s’intéressait guère à « la politique ». « Pour quoi faire ? », me lance-t-elle, comme pour se justifier de son passé de « mauvaise citoyenne » : « Bah, les politicards, ils savent tout ! Toi tu connais rien parce que t’es un petit, tu connais rien. Grâce aux gilets jaunes tu t’y intéresses à la politique. Tu te dis au final c’est pas si inabordable que ça, on est pas plus con qu’un autre, même nous on peut le faire, contribuer… » Depuis, elle a sérieusement étudié la proposition de rejoindre une liste pour des élections locales et est devenue une interlocutrice inlassable sur tout ce qui concerne le mouvement et ses revendications, mais aussi sur les différentes contestations qui traversent le pays, qu’elle et Rachid n’arrêtent pas de croiser – mais attention, croiser ne veut pas toujours dire soutenir, mais plutôt observer, partager un bout de chemin, se souvenir.

Son intérêt pour la politique et les luttes sociales n’a pas été pas la seule nouveauté. Pour Lucie, les gilets jaunes c’est moins quinze kilos sur le dos et une demande de divorce à laquelle on ne s’attendait pas forcément, mais qui ne nous a pas étonnés non plus. Entre février et mars, les deux gilets mettent en place un nouvel agenda partagé, où se mêlent entrainements quasi quotidiens, événements sportifs grand public et toute une série d’activités liées au mouvement, très souvent lors de déplacements avec d’autres membres de la « team83 » ou dans le secteur. Autant vous dire que les familles ont du mal à suivre et que l’année 2019 sera très compliquée pour le mariage de Lucie. Rachid, malgré ce charme discret qui a séduit plus d’une gilet jaune, on l’a plutôt connu célibataire. On taquine parfois le nomade pour ses nombreux contacts, pour toutes ces dames qui seraient prêtes à l’accueillir pour une nuit sur les routes de Senlis à Douai, mais c’est juste de la rigolade entre gilets. Ce qui est sûr, c’est que le Jour de l’an 2019, il a quitté sans hésiter une copine qui aurait commis le sacrilège de lui dire : « C’est bon, Macron a donné les 100 €, maintenant tu peux arrêter les gilets jaunes. » Divorcé depuis longtemps, il est surtout un père et un grand-père dévoué : « Ma vie, c’était mes enfants. » Les gilets jaunes ont totalement bouleversé ses projets de jeune retraité, et ses fils ont eu du mal à comprendre qu’il consacre autant de temps à cette « nouvelle famille », comme il l’appelle : « Je pensais que je perdais tout, mes quarante ans de travail avec mes amis, mais je me suis fait des gros amis, plus que des amis, plus proches de la famille… les gilets jaunes, c’est unique. »

Malgré les différences entre leurs parcours, Lucie et Rachid partagent le fait de découvrir, à travers leur engagement dans le mouvement, ce que signifie le fait d’avoir du temps pour soi, de sortir de la routine et d’imposer des choix et des priorités à son entourage. Rachid a commencé à travailler très jeune et, pendant quarante ans, s’est surtout soucié de son travail à l’usine, du syndicat et de sa famille. La vie de Lucie n’a pas été plus facile : elle a dû s’occuper avant tout de ses proches, « sans pouvoir bouger, ni connaître du monde ». L’engagement dans le mouvement des gilets jaunes représente un moment de prise de conscience de cet état de fait, l’occasion de faire un bilan… et quelques aveux.

« C’est triste à dire, mais de retour de la marche, j’aurais voulu être célibataire, ne pas avoir d’enfants et voilà, je serais sur la route, je l’ai dit à mon mari et il me l’a reproché. C’est un truc la liberté, tu vois, la liberté… j’ai l’impression d’être née pour ça.

– Et ça c’est quoi ?

– Je ne sais pas, le combat. Je pense que j’étais une révoltée interne : les injustices, les inégalités, je peux pas supporter, j’ai plus peur de le dire. Ça veut dire que je kiffe la liberté, l’autonomie. 

– [Rachid enchaîne] C’est vrai qu’on était libre. On a fait comme on a voulu, on avait des comptes à rendre à personne… On a kiffé.

– J’aurais pas eu les enfants, je serais pas rentrée, je te jure c’est vrai. »

Lucie adore ses enfants, qui sont d’ailleurs très fiers de son engagement ; elle est donc retournée chez elle, dans cette maisonnette au milieu d’une cité minière que les nomades ont rebaptisée le « QG de Frenay84 », un peu pour se moquer des QG en crise, un peu parce qu’ils aimaient bien squatter la cuisine de la maison.

Dans la métamorphose du binôme, le corps occupe une place centrale. Rachid associe souvent sa vie d’avant les gilets jaunes à son canapé, image qui, dans ses mots, synthétise une immobilité et une insatisfaction dont il n’était même pas vraiment conscient.

« Aujourd’hui, je ne pourrais plus y retourner à cette vie-là, je me sens mieux, moins essoufflé, je suis bon en cardio maintenant. Et la tête – tu t’endurcis, même psychologiquement –, je me sens bien, avant j’étais au palier. Nous on s’entraîne, t’as la niaque, tu peux facilement mieux tenir les manifs, dix-huit, vingt kilomètres, les autres ont mal aux pieds, nous on est tranquilles.

– [Lucie ajoute] La marche nous a laissé aussi ce goût de l’aventure… tellement de délires ! On a pris du temps, avec des inconnus, il faut le dire ça aussi, des rires, des soirées uniques, des belles choses, tous ensemble. C’est pas facile d’être ensemble. »

Les nomades, c’est une façon de pratiquer le mouvement caractérisée par cette « faim » de rencontres, cette envie de retourner sur la route et de garder le contact avec les jaunes rencontrés à droite et à gauche ; un état d’esprit qui les mènera à circuler pendant des mois à travers cinq départements, à participer à des marches citoyennes, à des blocages et à des actions contre des fermetures et des licenciements, à des réunions publiques sur le RIC, à des assemblées, à des manifestations contre la loi « sécurité globale », contre la réforme des retraites, pour les droits des femmes, contre la privatisation d’ADP85 et en soutien au référendum d’initiative partagée. Au gré des fréquentations et des rencontres, avec des gilets jaunes et des militants, ils ont aussi côtoyé des activistes d’Extinction Rebellion, des féministes et des anarchistes. Les pérégrinations et la réputation des nomades permettent également de faire marcher à plein l’attraction nationale de la « grappe giratoire », amenant des gilets jaunes qui n’étaient pas familiers de la coordination nordiste à fréquenter le secteur de Lens-Hénin et à venir en renfort pour des actions dans le Pas-de-Calais.

À ce tourbillon, s’ajoutent les invitations de tous ceux qui sont devenus des proches, à l’occasion de repas, d’anniversaires ou de cérémonies. Certes, Lucie et Rachid le disent eux-mêmes, le risque est celui de se disperser… de perdre de vue les revendications du début, de se fondre dans un mouvement plus large, aux contours indéfinis, mais « toutes ces luttes sont liées », m’explique Rachid, et prendre en compte ces risques n’empêche pas de continuer. Le binôme rêve encore d’un tour de France des gilets jaunes – « ça serait le kiff ça » – et surtout de « faire Toulouse », où « le samedi, les gilets ne déclarent rien du tout et tiennent la place [du Capitole] ». Lucie soupire : « Si je pouvais repartir, je pars demain… », et Rachid propose : « On repart à Toulouse ? Moi je veux bien… » Elle me regarde : « Le rêve, c’est de partir… » Quand je les quitte sur le parking de la zone commerciale, je me demande s’ils vont vraiment rentrer chez eux…

Parcourant les routes picardes, les yeux tournés vers les champs et les petits bourgs qui longent les départementales, je me suis laissé bercer par leurs récits, où se mêlent toute sorte de souvenirs et leurs petits détails : cette action spectaculaire dans l’Oise, les clémentines offertes par une dame qui n’avait pas grand-chose pour se nourrir, les larmes du maire de Stains devant les marcheurs ; toutes ces histoires que Lucie et Rachid ne se lassent pas de raconter, comme pour se bercer eux-mêmes, revivre l’intensité de leurs périples et la garder avec soi. Des kilomètres de vie en jaune, dirait Alain Bashung, même si, avec les nomades, le rythme est plutôt celui d’un tube de Soprano : comme lors de ce week-end dans le Val d’Oise, où nous avons été accueillis à dix par une famille de gilets devenue proche du binôme. Les refrains du Coach86 expriment si bien l’esprit collectif de la team qu’ils se sont faufilés partout : dans les trajets en voiture ou entre deux morceaux de Johnny, dans les danses endiablées après les repas du samedi soir… il est temps d’aller pousser, on a des rêves à soulever… parmi les chants dans les ruelles désertes du village, à une heure du matin… relève toi c’est dans la tête on est ensemble on va y aller… avant « la manif sur les Champs » du lendemain, pour se motiver non pas à casser ­– les nomades ne sont pas ce genre de guerriers –, mais à tenir sous les lacrymos pendant une longue journée, pour montrer une fois de plus qu’on est toujours là … toujours se relever, toujours recommencer

Plus largement, l’expérience des nomades porte à interroger l’hypothèse, certes très stimulante, de la participation du mouvement des gilets jaunes à l’émergence d’une « relocalisation du politique87 ». Des QG au maillage de la grappe giratoire décrit par Quentin Ravelli, des cani sciolti aux « nomades », ce qui émerge, c’est aussi la possibilité – et la puissance ­– d’un horizon transterritorial à la fois existentiel et politique. C’est bien à cette échelle que s’opère un désenclavement de la vie quotidienne et un déverrouillage de la dimension plus locale et localisée de l’existence : celle du travail et des contraintes ordinaires, de la routine et de la famille, des cercles de proximité habituels (s’il en existe) et d’un paysage politique et syndical perçu comme distant et fermé. Cet horizon d’engagement, d’expérimentation et d’évolution personnelle semble à bien des égards dépasser la dimension locale et son éventuelle politisation : tout d’abord dans la prédilection pour des revendications d’envergure nationale88, invariablement adressées au pouvoir étatique, mais aussi dans une pratique intense du mouvement qui transcende souvent la réalité locale du territoire de résidence et ses problématiques particulières.

Autrement dit, il ne faudrait pas sous-estimer les nombreux aspects de l’engagement inscrits dans un creuset de circulations, d’expériences et d’échanges qui donnent aux individus mobilisés l’opportunité89 – et le goût – de pousser les murs : d’évoluer avec une certaine autonomie dans un réseau d’interconnaissance foisonnant, d’aller et venir au gré des déplacements, comme de découvrir et d’explorer tout un éventail de réalités, de causes et d’occasions de confrontations qui vont progressivement questionner et élargir leur champ de vision90. Pour le binôme, toutes ces expériences forgent un état d’esprit nouveau, mais qui entre en profonde résonnance avec une partie de soi longtemps étouffée et malmenée : « la vraie moi-même », comme l’appelle Lucie, les valeurs du syndicaliste « électron libre », dans le cas de Rachid.

Je ne suis pas en train de dire que le local représente un repoussoir, que l’on ne ressent pas d’intérêt ou d’attachement pour son territoire, mais cette dimension est loin d’être exclusive ou prioritaire, de représenter un objectif en soi. À ce sujet, il est intéressant de croiser ces éléments avec ce qui ressort des observations que j’ai menées auprès de certains candidats aux élections municipales de mars 2020 issus du mouvement. Certes, on ne peut pas réduire les enjeux et la portée de la « relocalisation du politique » à des scrutins locaux, mais mon enquête montre clairement les difficultés et les limites de ces « reconversions », parfois présentées comme un moyen de remédier à l’épuisement de l’expérience gilets jaunes : une sorte de choix de substitution, à bien des égards moins intéressant que le précédent, qui semble témoigner de la nécessité de trouver une issue à cette « mise en branle » du corps et de l’esprit provoquée par le mouvement plus que d’une vraie adhésion à une logique d’engagement ou de participation locale et partisane.

*

Le lecteur en conviendra, il y avait bien deux ou trois choses à dire sur ces gilets jaunes « étouffés » par le RN dans un coin du Pas-de-Calais. Je ne détiens pas de vérités absolues sur ce territoire – encore moins sur les gilets jaunes : huit ans d’enquête en immersion m’ont plutôt appris à cultiver le doute –, mais je crois qu’il est possible de décrire et de penser autrement ses lumières, sa complexité et ses difficultés : d’une manière plus apaisée, sans instrumentaliser des portraits socio-économiques contrastés, sans invoquer stérilement les fameux « indicateurs au rouge » du « bassin minier ». Pour le reste, si comme moi vous vous êtes demandé si Lucie et Rachid sont en couple, pour tout vous dire, je ne le sais pas. Les gilets jaunes ont leurs secrets et ça ne vaut pas que pour les histoires de radars… J’ai très tôt décidé que je ne poserais pas cette question, que sa réponse n’était pas si importante, surtout si elle ne venait pas d’elle-même. Au fond, l’ambiguïté présumée de cette relation homme-femme n’est que l’autre nom de son anomalie « en temps normal », dans la vie « d’avant les gilets jaunes », où Lucie ne s’intéressait pas aux luttes sociales et Rachid s’ennuyait sur son canapé.

1 Vestiges miniers aux allures de petites collines, composés essentiellement de schistes, de grès et autres sous-produits de la mine entassés au fil

2 Du prénom d’Henriette de Clercq, propriétaire de la Compagnie des mines de Dourges, première concession charbonnière du Pas-de-Calais, fondée en

3 Plate-forme située à cheval sur les communes de Dourges, Oignies, Hénin-Beaumont et Ostricourt, associant sur un même site de plus de 300 hectares

4 Cette agglomération d’environ 370 000 habitants correspond à l’arrondissement et à la sous-préfecture de Lens. Elle est composée de la communauté d’

5 Avec environ 22 millions de tonnes de charbon.

6 Il faut y ajouter des ralliements mineurs, mais très efficaces en termes de perturbation de la circulation routière, comme celui du rond-point d’

7 Renseignements généraux.

8 « Ethnologie de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais : contribution à l’étude des métamorphoses sociales et politiques d’un territoire français

9 C’est ainsi que j’appelle, dans ma thèse, ce secteur très médiatisé.

10 Rassemblement national.

11 Dans ce genre de commentaires, on prononce « bassin minier » sur un ton sibyllin, parfois avec un petit frisson, en plissant les yeux, comme s’il s

12 J’ai participé à la plupart des réunions locales organisées dans le cadre du GDN, qui ont été plus nombreuses que ce qui est indiqué dans l’article

13 Stéphanie Maurice, « [Grand Débat] Pas-de-Calais : “Ils considèrent que c’est du foutage de gueule” », Libération [En ligne], 4 mars 2019, URL :

14 Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, « Les “gilets jaunes” : révélateur fluorescent des fractures françaises » [En ligne], note pour la Fondation

15 Le 23 février 2019, Mediapart a publié ce reportage réalisé quelques jours plus tôt à Lens, Béthune et Hénin-Beaumont. Intitulé « Dans le bassin

16 Au contraire, pour un reportage réalisé en trois jours, on ne peut que remarquer l’abondance et, à première vue, la diversité des points de vue

17 Les « QG » (Quartiers généraux) sont essentiellement des lieux et des installations animés par des gilets jaunes. On a pu les construire en bordure

18 Ce constat ne revient pas à nier ou sous-estimer les effets de soutien du RN sur la lecture que d’autres élus et militants du secteur ont pu avoir

19 Sur le site de Mediapart, cet article figure encore aujourd’hui dans un dossier intitulé « Gilets jaunes, six mois de révolte des oubliés ».

20 Pour améliorer la lisibilité de certains paragraphes nous utiliserons souvent l’expression « les gilets » pour faire référence aux personnes

21 J’ai proposé à plusieurs gilets jaunes de lire le reportage, et nous avons pu le commenter ensemble à diverses reprises. Sans surprise, si l’

22 Qu’elles émanent du journaliste ou de ses interlocuteurs.

23 Il fait ici référence à des problèmes internes au QG, qui n’ont pas grand-chose à voir avec le RN, mais qui ont joué un rôle déterminant dans le

24 Il était placé sur un rond-point idéalement situé pour bloquer la circulation et pour rester visible des automobilistes. Le giratoire se trouve en

25 Sans doute l’élu le plus populaire et le plus estimé par les gilets jaunes de ce secteur. En raison de sa disponibilité et de son soutien constant

26 Un réseau aux allures de rhizome, caractérisé par une série de circulations, d’échanges, parfois de conflits entre certains groupes, équipes et

27 J’affirme cela en me fondant sur mes propres observations sur le terrain – régulièrement partagées et discutées avec d’autres gilets jaunes – à l’

28 Décrite dans un article publié dans le premier volet de ce dossier : RAVELLI Quentin, « Un chaos organisé. La grappe de ronds-points comme

29 Les aventures des gilets jaunes sont parsemées de séquences « bidons » (« c’était bidon », « du bidon », « du brin »), c’est-à-dire d’actions et de

30 Elle a été tournée pendant la séance par un conseiller municipal de l’opposition, interviewé par Mediapart : http://www.youtube.com/watch?v=

31 Je n’ai pas assisté à cette séance, mais j’ai pu visionner une deuxième vidéo, plus longue, et interroger plusieurs des gilets jaunes présents : à

32 Dans son article, le journaliste commente ainsi l’intervention de Nathalie : « Bingo pour le maire ! »

33 On s’étonnera souvent de l’attention que je prête à cet épisode et à ses « répercussions ». J’ai questionné des gilets jaunes à différents moments

34 Remarquons au passage que ce sont parfois les mêmes gilets qui participent à ces visites, car ils circulent parmi différents groupes et QG du

35 DEVAUX Jean-Baptiste, LANG Marion, LÉVÊQUE Antoine, PARNET Christophe et THOMAS Valentin, « La banlieue jaune. Enquête sur les recompositions d’un

36 Il n’est pas superflu de noter qu’au niveau local le mot « leader » sonne le plus souvent comme une appellation négative, ou plutôt ridicule

37 Revenu de solidarité active.

38 Voir l’entretien du sociologue Yann Le Lann, membre du collectif Quantité critique avec Sylvia Zappi, « Le mouvement des ‘‘gilets jaunes’’ est

39 L’intervention de Nathalie devait être la dernière.

40 Une réunion publique, un conseil municipal, mais aussi des assemblées générales organisées par une coordination régionale d’abord à Lille, puis

41 Je fais référence à la discussion de ce concept d’Hannah Arendt par Judith BUTLER, dans Rassemblement : pluralité, performativité et politique

42 La référence aux « lillois » englobe des gilets jaunes et des groupes provenant de tout le territoire de la métropole, et non seulement de la ville

43 Ces réflexions sur le principe d’horizontalité en lien avec la représentation et le porte-parolat des groupes ne représentent qu’un volet de mes

44 HOGGART Richard, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises. Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1991, p.

45 Comme l’a fait remarquer le sociologue Nicolas Duvoux dans un entretien avec la journaliste Sylvia Zappi : « “Gilets jaunes” : La perspective d’une

46 Voir l’article « Rencontres aux ronds-points » de Raphaël CHALLIER dans la Vie des idées [En ligne], 9 février 2019, URL : https://laviedesidees.fr

47 Affirmer que les groupes étudiés sont caractérisés par une tendance plutôt marquée à l’horizontalité ne revient en aucun cas à idéaliser leur

48 Non seulement cette activité expose ceux qui l’exercent aux accusations d’être des « vendus » et de « chercher une place », mais elle ne semble pas

49 Au moins à ses débuts et potentiellement, si jamais les effectifs repartaient à la hausse.

50 Pour avoir attentivement écouté ce que certains lecteurs de Mediapart ont retenu de ce reportage, l’image est à peine exagérée…

51 C’est l’hypothèse avancée par deux militants de gauche interviewés qui, de leur propre aveu, se sont tenus à distance des gilets jaunes du secteur.

52 « Petite » en patois.

53 Rappelons-le, selon le journaliste de Mediapart, ce parti aurait « largement contribué à étouffer ce qu’elle voulait trop embrasser ».

54 NOIRIEL Gérard et TRUONG Nicolas, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2019.

55 On pourrait dire la même chose des interactions avec d’autres formations politiques, qui ont presque accompli le chemin inverse de celui suivi par

56 La critique d’ingérabilité à l’encontre des gilets jaunes n’est pas l’apanage d’une formation politique : elle est parfois associée à celle d’un « 

57 Pour reprendre la référence, parfois citée dans les travaux sur les gilets jaunes, à « l’évitement du politique » décrit par Nina ELIASOPH dans son

58 L’ethnographe aura ainsi eu très peu de surprises en situation d’entretien.

59 Concept développé par le sociologue Michalis LIANOS dans une série d’articles parus entre 2018 et 2020 sur le site lundimatin.fr (https://lundi.am/

60 Conformément aux typologies de fluidité du système de la grappe giratoire esquissées par Quentin Ravelli, dans le premier volet de ce dossier.

61 D’où la surprise et la perplexité de certains gilets qui, à la lecture de l’article de Mediapart, me demandent, perdus : « Mais ce n’était pas “

62 Ces sont les mots utilisés dans la comparaison du journaliste.

63 « Là-bas », c’est-à-dire dans le Lensois, les gilets jaunes ont organisé très peu de réunions publiques, dans des villes socialistes et communistes

64 Expérience autogestionnaire d’une usine LIP, qui a débuté en 1973 à Besançon.

65 C’est ce qu’avance aussi une tribune parue sur Reporterre.net le 27 avril 2019 : Killian Martin, « Le municipalisme est l’avenir des gilets jaunes 

66 Voir la longue présentation de la cabane de Commercy dans le live exceptionnel de Mediapart du 31 janvier 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=

67 Ce qui ne revient pas à conforter les clichés sur la composition sociologique des ADA, ni à nier leur capacité à attirer un public sociologiquement

68 Programme diffusé sur France 3 Hauts-de-France.

69 En réalité, le périmètre de cette « coordination » régionale incluait essentiellement les départements du Nord et du Pas-de-Calais.

70 Selon le reportage de Mediapart, « plusieurs gilets jaunes » assurent que l’incendie a été provoqué par l’alcool, la colère et les violences. Pour

71 Du nom du garage situé sur le bord du giratoire.

72 Souvenez-vous des lumières et de l’emplacement, lui aussi stratégique, du terril Sainte-Henriette, situé à environ deux kilomètres à vol d’oiseau

73 Quelques jours après la parution de l’article de Mediapart, La Voix du Nord a publié un reportage sur le QG de Hénin-Beaumont réalisé pendant la

74 Ils participent à des actions, des réunions et des manifestations dans leur secteur et dans les zones limitrophes.

75 Ces résistances vis-à-vis des cabanes ont été observées dans d’autres régions. Par exemple, sur le rond-point lorrain de Saint-Avold, décrit par la

76 C’est ainsi qu’ils nomment leur duo, lié par l’amitié et une fréquentation assidue, né au fil des semaines au sein du mouvement.

77 Littéralement, on peut traduire cette expression italienne par « chiens sans laisse » ou « chiens errants » ; elle peut désigner des individus « 

78 À la fin de son article, cité plus haut, Quentin Ravelli évoque la « conscience “trans-ronds-points”, revendiquée par certains gilets jaunes pour

79 Référendum d’initiative citoyenne.

80 J’ai ainsi participé à la première journée de cette marche.

81 À quoi il faut ajouter les intimidations sur les ronds-points et les divisions provoquées par les soupçons qu’ont fait naître les échanges entre

82 Déterminé.

83 Ce « goût » et cette habitude des déplacements routiers sont très répandus chez les gilets jaunes. Ils s’expliquent notamment par la présence parmi

84 Du nom de la ville où habitait Lucie. Frenay est un nom fictif.

85 Aéroports de Paris.

86 Titre d’un morceau de Soprano (2018).

87 Dans le livre In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, publié en 2019 aux Éditions du Seuil, le politiste Laurent JEANPIERRE décrit ce

88 À titre d’exemple, du point de vue des gilets jaunes rencontrés, ce n’est pas au niveau local qu’il sera possible de régler les problèmes liés à la

89 Assez inespérée dans la « vie d’avant » les gilets jaunes.

90 Malgré leur manque d’intérêt ou leur méfiance vis-à-vis des ADA, certains gilets jaunes n’ont en effet pas eu besoin de l’appel de Commercy pour

Notes

1 Vestiges miniers aux allures de petites collines, composés essentiellement de schistes, de grès et autres sous-produits de la mine entassés au fil des décennies à proximité des puits. Ces sites sont de plus en plus protégés et aménagés en lieux de sortie et de loisir, en tant qu’espaces naturels.

2 Du prénom d’Henriette de Clercq, propriétaire de la Compagnie des mines de Dourges, première concession charbonnière du Pas-de-Calais, fondée en 1855.

3 Plate-forme située à cheval sur les communes de Dourges, Oignies, Hénin-Beaumont et Ostricourt, associant sur un même site de plus de 300 hectares un terminal de transport multimodal (rail, route et voie d’eau), des pôles logistiques et un centre d’activités tertiaires.

4 Cette agglomération d’environ 370 000 habitants correspond à l’arrondissement et à la sous-préfecture de Lens. Elle est composée de la communauté d’agglomération de Lens-Liévin (36 communes) et de celle de Hénin-Carvin (14 communes). Les villes les plus importantes de ce territoire sont Lens (31 415 habitants), Liévin (30 785 habitants) et Hénin-Beaumont (26 022) – Source : Insee.

5 Avec environ 22 millions de tonnes de charbon.

6 Il faut y ajouter des ralliements mineurs, mais très efficaces en termes de perturbation de la circulation routière, comme celui du rond-point d’Éleu-dit-Leauwette et celui dit « du McDonald’s » à Carvin. En m’appuyant sur les récits des participants, les chiffres publiés par La Voix du Nord et mes propres observations pendant cette journée, j’avance très prudemment une estimation d’au moins 1 200 personnes mobilisées le 17 novembre dans ce secteur.

7 Renseignements généraux.

8 « Ethnologie de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais : contribution à l’étude des métamorphoses sociales et politiques d’un territoire français contemporain » (titre provisoire). Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie préparée à l’EHESS de Paris sous la direction de Marc Abélès.

9 C’est ainsi que j’appelle, dans ma thèse, ce secteur très médiatisé.

10 Rassemblement national.

11 Dans ce genre de commentaires, on prononce « bassin minier » sur un ton sibyllin, parfois avec un petit frisson, en plissant les yeux, comme s’il s’agissait d’un château hanté en Transylvanie… Je vous laisse deviner qui joue Dracula…

12 J’ai participé à la plupart des réunions locales organisées dans le cadre du GDN, qui ont été plus nombreuses que ce qui est indiqué dans l’article de Libération.

13 Stéphanie Maurice, « [Grand Débat] Pas-de-Calais : “Ils considèrent que c’est du foutage de gueule” », Libération [En ligne], 4 mars 2019, URL : https://www.liberation.fr/france/2019/03/04/pas-de-calais-ils-considerent-que-c-est-du-foutage-de-gueule_1713009/.

14 Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, « Les “gilets jaunes” : révélateur fluorescent des fractures françaises » [En ligne], note pour la Fondation Jean Jaurès, 28 novembre 2018, URL : https://www.jean-jaures.org/publication/les-gilets-jaunes-revelateur-fluorescent-des-fractures-francaises/. La note est reprise dans un article signé Matthieu Goar : « Les ‘‘gilets jaunes’’, le symptôme d’une France fracturée », Le Monde [En ligne], 28 novembre 2018, URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/11/28/les-gilets-jaunes-le-symptome-d-une-france-fracturee_5389616_3224.html.

15 Le 23 février 2019, Mediapart a publié ce reportage réalisé quelques jours plus tôt à Lens, Béthune et Hénin-Beaumont. Intitulé « Dans le bassin minier, le soutien de l’extrême droite a étouffé le mouvement des “gilets jaunes” », il est accessible en ligne pour les abonnés de Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/france/230219/dans-le-bassin-minier-le-soutien-de-l-extreme-droite-etouffe-le-mouvement-des-gilets-jaunes?onglet=full.

16 Au contraire, pour un reportage réalisé en trois jours, on ne peut que remarquer l’abondance et, à première vue, la diversité des points de vue offerts au lecteur.

17 Les « QG » (Quartiers généraux) sont essentiellement des lieux et des installations animés par des gilets jaunes. On a pu les construire en bordure des ronds-points, comme sur des sites à proximité des giratoires. Par exemple, la cabane et les chapiteaux du QG de Hénin-Beaumont ont été aménagés sur le parking du parc du Bord des Eaux.

18 Ce constat ne revient pas à nier ou sous-estimer les effets de soutien du RN sur la lecture que d’autres élus et militants du secteur ont pu avoir de la mobilisation.

19 Sur le site de Mediapart, cet article figure encore aujourd’hui dans un dossier intitulé « Gilets jaunes, six mois de révolte des oubliés ». Dernière vérification : mardi 29 juin 2021 à 14h30.

20 Pour améliorer la lisibilité de certains paragraphes nous utiliserons souvent l’expression « les gilets » pour faire référence aux personnes mobilisées dans le mouvement.

21 J’ai proposé à plusieurs gilets jaunes de lire le reportage, et nous avons pu le commenter ensemble à diverses reprises. Sans surprise, si l’article semble avoir bien circulé dans les milieux politiques locaux et parmi des militants et des intellectuels de Lille, de Paris et d’autres métropoles, il ne semble pas être connu des gilets jaunes du secteur. Les seuls avec qui j’ai pu en parler sont ceux à qui j’ai communiqué, lu ou résumé l’article. Pendant ces échanges, qui ont toujours eu lieu à mon initiative, certains se sont vaguement rappelé la visite du journaliste. Ils m’ont expliqué ne pas avoir beaucoup discuté de son passage avec leurs camarades, ni avoir cherché à savoir ce qu’il avait écrit ensuite. Si je n’ai pas rencontré d’abonné de Mediapart parmi les gilets jaunes, certains de mes interlocuteurs connaissent le site d’information, notamment en raison de ses vidéos en accès libre et du rôle qu’il a joué dans l’affaire Benalla.

22 Qu’elles émanent du journaliste ou de ses interlocuteurs.

23 Il fait ici référence à des problèmes internes au QG, qui n’ont pas grand-chose à voir avec le RN, mais qui ont joué un rôle déterminant dans le déclin du campement.

24 Il était placé sur un rond-point idéalement situé pour bloquer la circulation et pour rester visible des automobilistes. Le giratoire se trouve en effet au croisement de plusieurs axes menant aux villes de Lens, d’Avion et de Liévin ; il représente un des nœuds essentiels des transits routiers du secteur.

25 Sans doute l’élu le plus populaire et le plus estimé par les gilets jaunes de ce secteur. En raison de sa disponibilité et de son soutien constant, de son respect pour la cause et de sa discrétion, le maire de cette ville a fait l’objet de commentaires et de compliments rares à propos d’un élu, en particulier du côté de Lens.

26 Un réseau aux allures de rhizome, caractérisé par une série de circulations, d’échanges, parfois de conflits entre certains groupes, équipes et campements.

27 J’affirme cela en me fondant sur mes propres observations sur le terrain – régulièrement partagées et discutées avec d’autres gilets jaunes – à l’ouest, du côté de Béthune, mais aussi à l’est de l’arrondissement, dans le département du Nord. Ces différences ne peuvent pas s’expliquer par la seule présence d’une municipalité RN et renvoient à la fois aux politiques des sous-préfectures, aux stratégies des forces de l’ordre, aux choix des élus et aux éventuels soutiens privés. D’ailleurs, au gré des rencontres et des circulations, j’ai pu constater de nombreux conflits et divisions au sein de groupes locaux bien mieux lotis que ceux de Lens-Hénin en termes de soutien institutionnel et logistique.

28 Décrite dans un article publié dans le premier volet de ce dossier : RAVELLI Quentin, « Un chaos organisé. La grappe de ronds-points comme structure politique souple », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], n° 1, 2020, URL : https://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=141.

29 Les aventures des gilets jaunes sont parsemées de séquences « bidons » (« c’était bidon », « du bidon », « du brin »), c’est-à-dire d’actions et de rendez-vous qui tombent à l’eau ou tournent mal pour différentes raisons : pas assez de monde, problèmes de communications, embrouilles, mauvaise coordination, informations confidentielles livrées aux forces de l’ordre sur les réseaux sociaux, etc. Les « bidons » sont en quelque sorte une conséquence de l’inexpérience des participants, mais aussi la contrepartie de la liberté et de la souplesse des petits groupes et des réseaux. Les gilets adorent s’en plaindre, mais en réalité, avec son lot d’aventures et d’anecdotes, tout ce « brin » a son petit charme…

30 Elle a été tournée pendant la séance par un conseiller municipal de l’opposition, interviewé par Mediapart : http://www.youtube.com/watch?v=mzOrEudf9Vk&t=1s.

31 Je n’ai pas assisté à cette séance, mais j’ai pu visionner une deuxième vidéo, plus longue, et interroger plusieurs des gilets jaunes présents : à la fois parmi ceux qui interviennent au micro, près des élus héninois, et parmi ceux qui assistent aux différentes prises de parole. Deux sur trois étaient prévues, mais « libres » selon une intervenante ; la dernière s’imposera spontanément, hors programme, en partie pour « rééquilibrer » celle de Nathalie.

32 Dans son article, le journaliste commente ainsi l’intervention de Nathalie : « Bingo pour le maire ! »

33 On s’étonnera souvent de l’attention que je prête à cet épisode et à ses « répercussions ». J’ai questionné des gilets jaunes à différents moments, et il est intéressant de voir qu’un ou deux ans plus tard, il a quasiment disparu des mémoires : mes interlocuteurs, toutes orientations électorales confondues, doivent en chercher la trace dans leurs souvenirs, alors que beaucoup d’autres choses (des manifestations, des actions, des repas collectifs, des histoires concernant la police, des conflits personnels, les « premières fois qu’on s’est rencontrés », etc.) sont toujours dans les esprits et régulièrement évoquées, encore aujourd’hui.

34 Remarquons au passage que ce sont parfois les mêmes gilets qui participent à ces visites, car ils circulent parmi différents groupes et QG du secteur.

35 DEVAUX Jean-Baptiste, LANG Marion, LÉVÊQUE Antoine, PARNET Christophe et THOMAS Valentin, « La banlieue jaune. Enquête sur les recompositions d’un mouvement », La Vie des idées [En ligne], 30 avril 2019, URL : https://laviedesidees.fr/La-banlieue-jaune.html.

36 Il n’est pas superflu de noter qu’au niveau local le mot « leader » sonne le plus souvent comme une appellation négative, ou plutôt ridicule, dérisoire : elle évoque de la prétention, des embrouilles, voire de l’inutilité. Ce mot est surtout utilisé pour désigner des « figures » gilets jaunes d’autres secteurs – notamment celles de la métropole lilloise, dont les conflits légendaires ont marqué les esprits dans toute la région –, mais jamais du sien ; comme si on cherchait à en minorer l’existence, à la conjurer même. De manière générale, ce terme est rarement employé, même pour désigner les figures nationales du mouvement. Ces dernières peuvent être suivies, critiquées, parfois admirées, mais sans ferveur particulière.

37 Revenu de solidarité active.

38 Voir l’entretien du sociologue Yann Le Lann, membre du collectif Quantité critique avec Sylvia Zappi, « Le mouvement des ‘‘gilets jaunes’’ est avant tout une demande de revalorisation du travail », Le Monde [En ligne], 24 décembre 2018 (mis à jour le 25 décembre 2019), URL : https://www.lemonde.fr/societe/article/2018/12/24/le-mouvement-des-gilets-jaunes-est-avant-tout-une-demande-de-revalorisation-du-travail_5401713_3224.html.

39 L’intervention de Nathalie devait être la dernière.

40 Une réunion publique, un conseil municipal, mais aussi des assemblées générales organisées par une coordination régionale d’abord à Lille, puis dans d’autres villes.

41 Je fais référence à la discussion de ce concept d’Hannah Arendt par Judith BUTLER, dans Rassemblement : pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016 ; en lien avec cette réflexion, voir la partie intitulée « Les corps et les sensibilités » de la mise en perspective des articles de ce dossier, dans le premier numéro de Condition humaine / Conditions politiques, https://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=264.

42 La référence aux « lillois » englobe des gilets jaunes et des groupes provenant de tout le territoire de la métropole, et non seulement de la ville de Lille.

43 Ces réflexions sur le principe d’horizontalité en lien avec la représentation et le porte-parolat des groupes ne représentent qu’un volet de mes recherches sur ces frontières et les visions du monde social des gilets jaunes. Dans le cadre de cet article, je ne pourrai pas approfondir toutes ces questions.

44 HOGGART Richard, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises. Paris, Gallimard/Éd. du Seuil, 1991, p. 145.

45 Comme l’a fait remarquer le sociologue Nicolas Duvoux dans un entretien avec la journaliste Sylvia Zappi : « “Gilets jaunes” : La perspective d’une réunification d’un bloc populaire inquiète les politiques », Le Monde [En ligne], 7 février 2019, URL : https://www.lemonde.fr/politique/article/2019/02/07/gilets-jaunes-la-perspective-d-une-reunification-d-un-bloc-populaire-inquiete-les-politiques_5420417_823448.html.

46 Voir l’article « Rencontres aux ronds-points » de Raphaël CHALLIER dans la Vie des idées [En ligne], 9 février 2019, URL : https://laviedesidees.fr/Rencontres-aux-ronds-points.html.

47 Affirmer que les groupes étudiés sont caractérisés par une tendance plutôt marquée à l’horizontalité ne revient en aucun cas à idéaliser leur fonctionnement, à les représenter naïvement comme vivant une sorte d’idylle égalitaire dans sa version périurbaine. Il est encore moins question ici de prétendre que les participants ont une propension naturelle à la concorde et au respect mutuel en toute circonstance.

48 Non seulement cette activité expose ceux qui l’exercent aux accusations d’être des « vendus » et de « chercher une place », mais elle ne semble pas réputée comme essentielle ; en comparaison, l’organisation logistique, le suivi administratif ou la conception de nouvelles actions semblent jouir d’une meilleure considération.

49 Au moins à ses débuts et potentiellement, si jamais les effectifs repartaient à la hausse.

50 Pour avoir attentivement écouté ce que certains lecteurs de Mediapart ont retenu de ce reportage, l’image est à peine exagérée…

51 C’est l’hypothèse avancée par deux militants de gauche interviewés qui, de leur propre aveu, se sont tenus à distance des gilets jaunes du secteur.

52 « Petite » en patois.

53 Rappelons-le, selon le journaliste de Mediapart, ce parti aurait « largement contribué à étouffer ce qu’elle voulait trop embrasser ».

54 NOIRIEL Gérard et TRUONG Nicolas, Les Gilets jaunes à la lumière de l’histoire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2019.

55 On pourrait dire la même chose des interactions avec d’autres formations politiques, qui ont presque accompli le chemin inverse de celui suivi par le RN. Par exemple, le PCF, malgré sa présence discrète dans certaines manifestations des premiers mois, a commencé à interagir avec les gilets jaunes du secteur et à leur apporter un vrai soutien à partir du mois de mars 2019 ; ce qui prouve, une fois de plus, que celui du RN n’a en réalité pas étouffé la mobilisation locale et que ce parti n’a pas été le seul interlocuteur politique des personnes mobilisées.

56 La critique d’ingérabilité à l’encontre des gilets jaunes n’est pas l’apanage d’une formation politique : elle est parfois associée à celle d’un « manque d’organisation » et revient souvent dans mes échanges avec des élus et des militants, de gauche comme de droite, qu’ils aient approché le mouvement ou pas.

57 Pour reprendre la référence, parfois citée dans les travaux sur les gilets jaunes, à « l’évitement du politique » décrit par Nina ELIASOPH dans son livre L’évitement du politique : comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Paris, Éditions Economica, 2010.

58 L’ethnographe aura ainsi eu très peu de surprises en situation d’entretien.

59 Concept développé par le sociologue Michalis LIANOS dans une série d’articles parus entre 2018 et 2020 sur le site lundimatin.fr (https://lundi.am/Une-politique-experientielle-Les-gilets-jaunes-en-tant-que-peuple).

60 Conformément aux typologies de fluidité du système de la grappe giratoire esquissées par Quentin Ravelli, dans le premier volet de ce dossier.

61 D’où la surprise et la perplexité de certains gilets qui, à la lecture de l’article de Mediapart, me demandent, perdus : « Mais ce n’était pas “Lens” qui était RN ? Ils s’étaient pas brouillés avec “Hénin” qui ne voulait pas du RN ? ». Ici, « ne pas vouloir du RN » signifie revendiquer une neutralité en termes d’étiquette politique et ne pas vouloir être associé à ce parti, ce qui n’exclut pas des bonnes relations avec la mairie et une vraie reconnaissance pour le soutien reçu. La référence habituelle des gilets jaunes locaux à « Lens » est très floue : elle semble être utilisée pour désigner à la fois certains organisateurs et porte-parole résidant à l’ouest de l’arrondissement, mais aussi des petits groupes qui ont pu graviter, surtout au début, autour du rond-point d’Éleu-dit-Leauwette.

62 Ces sont les mots utilisés dans la comparaison du journaliste.

63 « Là-bas », c’est-à-dire dans le Lensois, les gilets jaunes ont organisé très peu de réunions publiques, dans des villes socialistes et communistes. Des réunions « internes », informelles et plus sporadiques, qui ne se sont pas déroulées dans les QG, ont également eu lieu. Les groupes locaux n’ont jamais organisé d’assemblées générales ou citoyennes et mes interlocuteurs n’ont jamais manifesté d’intérêt particulier pour les assemblées des assemblées (ADA).

64 Expérience autogestionnaire d’une usine LIP, qui a débuté en 1973 à Besançon.

65 C’est ce qu’avance aussi une tribune parue sur Reporterre.net le 27 avril 2019 : Killian Martin, « Le municipalisme est l’avenir des gilets jaunes » [En ligne], URL : https://reporterre.net/Le-municipalisme-est-l-avenir-des-Gilets-jaunes.

66 Voir la longue présentation de la cabane de Commercy dans le live exceptionnel de Mediapart du 31 janvier 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=WFoNDayAtyU.

67 Ce qui ne revient pas à conforter les clichés sur la composition sociologique des ADA, ni à nier leur capacité à attirer un public sociologiquement diversifié, mais plutôt à prendre en compte l’impact, en termes de représentations, de l’émergence d’un modèle excluant, calqué sur l’expérience démocratique de Commercy, puis des ADA. Ce regain d’intérêt et ce changement de regard sur le mouvement doivent être aussi considérés à l’aune de certaines évolutions sociologiques de la mobilisation observables à partir du mois de décembre 2018. Cf. Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes, « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation en cours. Une étude sur les gilets jaunes », Revue française de science politique, vol. 69, n° 5-6, 2019, p. 869-892.

68 Programme diffusé sur France 3 Hauts-de-France.

69 En réalité, le périmètre de cette « coordination » régionale incluait essentiellement les départements du Nord et du Pas-de-Calais.

70 Selon le reportage de Mediapart, « plusieurs gilets jaunes » assurent que l’incendie a été provoqué par l’alcool, la colère et les violences. Pour avoir essayé pendant des mois de comprendre ce qui s’est passé dans la nuit du 23 au 24 novembre, il me semble qu’un peu de prudence dans l’interprétation de ces faits – complexes et très isolés – serait plus opportune. Comme l’a rapporté la presse locale, d’autres gilets jaunes y ont surtout vu une bonne occasion de les faire passer pour des « débiles alcooliques » : « Gilets jaunes : ce que l’on sait des incidents de la nuit à Hénin-Beaumont » [En ligne], La Voix du Nord, le 24 novembre 2018, URL : https://www.lavoixdunord.fr/494607/article/2018-11-24/incidents-cette-nuit-au-rond-point-des-vaches-le-burger-king-incendie.

71 Du nom du garage situé sur le bord du giratoire.

72 Souvenez-vous des lumières et de l’emplacement, lui aussi stratégique, du terril Sainte-Henriette, situé à environ deux kilomètres à vol d’oiseau du QG.

73 Quelques jours après la parution de l’article de Mediapart, La Voix du Nord a publié un reportage sur le QG de Hénin-Beaumont réalisé pendant la même période. S’il n’a pas connu le même succès, l’auteur y décrit d’une manière bien plus objective la situation du campement : « Dans leur QG du Bord des Eaux, les Gilets jaunes attendent le rebond », La Voix du Nord, mardi 26 février 2019. Certaines informations concernant le rond-point d’Éleu qui figurent sur la page voisine ne sont cependant pas correctes.

74 Ils participent à des actions, des réunions et des manifestations dans leur secteur et dans les zones limitrophes.

75 Ces résistances vis-à-vis des cabanes ont été observées dans d’autres régions. Par exemple, sur le rond-point lorrain de Saint-Avold, décrit par la sociologue Karine Clément, les plus jeunes pensent que « la cabane [leur] plombe le cul. […] On ne peut plus faire de blocages à cause d’elle. ». Voir CLÉMENT Karine, « Le rond-point de Saint-Avold : “Tu viens comme t’es” », Monde commun, vol. 1, n° 4, 2020, p. 166-189.

76 C’est ainsi qu’ils nomment leur duo, lié par l’amitié et une fréquentation assidue, né au fil des semaines au sein du mouvement.

77 Littéralement, on peut traduire cette expression italienne par « chiens sans laisse » ou « chiens errants » ; elle peut désigner des individus « libres », sans liaisons ni obligations, qui font de la politique sans vraiment appartenir à un groupe ou à un parti et qui n’ont pas de comptes à rendre. Elle peut être rapprochée de l’expression « électron libre », mais celle-ci ne me semble pas recouvrir tout à fait le même champ sémantique.

78 À la fin de son article, cité plus haut, Quentin Ravelli évoque la « conscience “trans-ronds-points”, revendiquée par certains gilets jaunes pour se distinguer de ceux qui se sentent attachés à un rond-point particulier. »

79 Référendum d’initiative citoyenne.

80 J’ai ainsi participé à la première journée de cette marche.

81 À quoi il faut ajouter les intimidations sur les ronds-points et les divisions provoquées par les soupçons qu’ont fait naître les échanges entre certains gilets, la police et les RG.

82 Déterminé.

83 Ce « goût » et cette habitude des déplacements routiers sont très répandus chez les gilets jaunes. Ils s’expliquent notamment par la présence parmi eux de nombreux travailleurs du secteur automobile et des transports. Pour une description sociologique approfondie des « mondes de la route » au sein du mouvement des gilets jaunes, voir BLAVIER Pierre, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 2021 (à paraître).

84 Du nom de la ville où habitait Lucie. Frenay est un nom fictif.

85 Aéroports de Paris.

86 Titre d’un morceau de Soprano (2018).

87 Dans le livre In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, publié en 2019 aux Éditions du Seuil, le politiste Laurent JEANPIERRE décrit ce phénomène comme « l’émergence, certes fragile, d’un nouveau cycle contestataire, où le niveau local de la politique – plus que la question du mondial et de la mondialisation, qui a caractérisé le cycle antérieur des luttes – joue un rôle prépondérant. »

88 À titre d’exemple, du point de vue des gilets jaunes rencontrés, ce n’est pas au niveau local qu’il sera possible de régler les problèmes liés à la rémunération du travail ou d’obtenir une baisse des prix des biens de première nécessité. Sans oublier le souci, très répandu, des menaces et des dégâts associés à la mondialisation et à l’Union européenne. La mobilisation à l’échelle locale est certes fondamentale, mais stratégique et réticulaire, c’est-à-dire reliée à celles d’autres secteurs dans le but d’atteindre l’économie du pays et son gouvernement.

89 Assez inespérée dans la « vie d’avant » les gilets jaunes.

90 Malgré leur manque d’intérêt ou leur méfiance vis-à-vis des ADA, certains gilets jaunes n’ont en effet pas eu besoin de l’appel de Commercy pour circuler et se confronter avec d’autres groupes de gilets jaunes et de militants.

Citer cet article

Référence électronique

Serena Boncompagni, « Deux ou trois choses que je sais d’eux : les “mauvais” gilets jaunes du Lensois (Pas-de-Calais) », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 2 | 2021, mis en ligne le 20 juin 2021, consulté le 19 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=505

Auteur

Serena Boncompagni

Serena Boncompagni est doctorante en anthropologie sociale et ethnologie à l’EHESS de Paris.
Elle termine une thèse sous la direction de Marc Abélès : « Ethnologie de l’ancien bassin minier du Pas-de-Calais : contribution à l’étude des métamorphoses sociales et politiques d’un territoire français contemporain » (titre provisoire).

Serena Boncompagni is a PhD candidate in social anthropology and ethnology at the École des hautes études en sciences sociales of Paris.
She is concluding a thesis supervised by Marc Abélès: “Ethnology of the former Pas-de-Calais mining basin: a contribution to the study of the social and political changes of a contemporary French area” (temporary title).

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