Novembre 2020. Dans le monde suspendu au vaccin Pfizer et l’ambiance morose de la France reconfinée convertie au click and collect, pour les gilets jaunes1 se profile un drôle de deuxième anniversaire. Depuis un moment déjà, disons-le, ils sont un peu passés de mode… discrédités, réprimés et comme oubliés par ces mêmes médias qui, à coup de reportages et de sondages, les avaient propulsés sur le devant de la scène et consacrés héros de l’« opinion ». Petite consolation : Donald Trump n’a pas gagné les élections présidentielles américaines et, avec un peu de chance, ils ne seront pas ressuscités à l’occasion d’un cri d’alarme au sujet du « populisme ». À l’image de tant d’autres mobilisations, ils apparaissent comme noyés dans le tout-pandémie. Le monde parle contagion, gestes barrières et confinement, le mot « rassemblement » qui les caractérisa tant est devenu synonyme d’angoisse et d’interdiction.
Pour l’observateur moins fatigué et plus fidèle, impossible de ne pas relever ce contraste saisissant, l’abîme qui sépare ces jours improbables de l’automne 2018 de l’étrange période que nous vivons, où chacun est sommé de rester chez soi et de rentrer vite. Sur les routes de France, il y a deux ans seulement, c’était tout l’inverse qui se produisait. Peut-être la même addiction généralisée aux infos et aux réseaux sociaux, le même manque de sommeil, les indigestions et les insomnies étant en effet récurrentes ces derniers temps, mais avant tout des dizaines de milliers d’individus qui sortaient et restaient dehors, le jour comme la nuit, ne voulaient pas rentrer chez eux et pour beaucoup avaient du mal à poursuivre leur routine quotidienne « comme avant » ce fameux acte 1. Une taxe les avait fait sortir, le virus de l’euphorie dégagée par une rencontre collective inattendue les avait piqués. Elle déborda rapidement les contours, les scénarios et même les organisateurs de la mobilisation du 17 novembre 2018.
Ce jour-là, ils protestent contre l’augmentation d’une taxe sur les carburants voulue par le gouvernement d’Édouard Philippe et destinée à financer en partie la « transition énergétique et écologique ». Comme l’ont répété beaucoup de gilets jaunes à ceux qui les ont questionnés, la taxe en question représenterait plutôt « la goutte d’eau qui a fait déborder le vase » et les blocages le début d’une très longue mobilisation, portant des revendications multiples rassemblées autour des mots d’ordre de la justice fiscale et sociale et de la lutte contre les inégalités économiques. Pour désigner ses participants, et ce n’est pas simple de les définir, ni de les résumer, nous allons nous conformer au choix des auteurs de ce dossier, qui se réfèrent aux « classes populaires » de la société française contemporaine2 pour désigner leurs interlocuteurs, et préciser deux aspects : à l’intérieur du mouvement sont représentés différents profils socio-professionnels et différentes fractions des mondes populaires. Selon une enquête par questionnaire menée in situ par un collectif de chercheurs mobilisés dans tout le pays3, les gilets jaunes exprimeraient dans leur ensemble un rejet massif des organisations politiques traditionnelles.
Dans la foulée des évènements, des chercheurs et des doctorants de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain (IIAC – UMR 8177, CNRS-EHESS), et le centre lui-même comme laboratoire d’anthropologie du politique, ont eu à cœur de lancer des réflexions et des enquêtes sur le soulèvement des ronds-points, d’observer à hauteur d’homme ce qui se passait sur ces scènes que nous avons par la suite appelées de nouveaux lieux du politique. Une première réunion ouverte a été organisée en décembre 2018 à l’EHESS ; un séminaire, l’Atelier des ronds-points, a été monté en collaboration avec la MSH Paris Nord, dans ses locaux, puis avec le LISRA4. Coordonné par Benoit Hazard et Alain Bertho, il a permis de travailler avec des gilets jaunes de la région parisienne et d’autres départements dans un cadre hybride, bien différent de celui des enquêtes classiques. En juin 2019, ce séminaire a débouché sur les « Journées de l’Atelier des ronds-points » à Aubervilliers, où des gilets jaunes et des chercheurs, souvent eux-mêmes engagés dans le mouvement, se sont relayés dans la présentation d’enquêtes et de témoignages. Quatre mois plus tard, les journées d’études « Approches ethnographiques des Gilets jaunes : enquêtes et expériences », se tenaient à l’EHESS, à Paris, avec le soutien de l’École et de l’IIAC. C’est fort de toutes ces prémices et d’autres rencontres que nous proposons ce dossier, dont la préparation a croisé la route d’un autre projet porté par l’IIAC, la création d’une revue, Condition humaine / Conditions politiques : revue internationale d’anthropologie du politique ; nous remercions les membres du comité de rédaction pour leurs encouragements, leur soutien et leur investissement dans le travail éditorial.
Le dossier publié en deux volets dans cette revue accueille des collègues qui ont mené leurs enquêtes aux quatre coins du pays : dans le Loiret, en Moselle, dans l’Oise, en région parisienne, dans le Sud-Ouest, à Marseille, dans le Pas-de-Calais, en Normandie, à Marseille, dans l’Aisne, l’Aude, en Ille-et-Vilaine, dans le Bas-Rhin et dans le Puy-de-Dôme5, en constituant des archives immédiates ou en réalisant des ethnographies dans une logique tantôt sociologique, tantôt proprement anthropologique. La composition du dossier dans son ensemble est dominée par des enquêtes qui se situent dans des villes de province et dans des territoires principalement périurbains, rurbains et ruraux. De fait, ce dossier est pluridisciplinaire et vise à croiser des manières de faire des sciences sociales hétérogènes, qui toutes cherchent à restituer la chair humaine d’une mobilisation. Nous avons également eu à cœur d’accueillir d’autres regards, sensibles, qui permettent d’offrir une autre approche, car un savoir sur le politique ne peut pas faire l’économie des processus de subjectivation intimes et publics, qui sont aussi au centre de la démarche de l’anthropologie du politique. Celle-ci, en déplaçant le regard des formes instituées aux processus instituants, des figures de l’autorité aux processus de subjectivation politique, en s’intéressant ainsi aux productions de légitimités par les mobilisations auto-instituantes, offre en effet des outils adéquats à l’analyse du mouvement des gilets jaunes. Celle qui est proposée ici mérite d’abord quelques précisions préliminaires.
Au risque de décevoir le lecteur plus accoutumé aux certitudes des commentateurs et à la rapidité d’un certain nombre d’observateurs, ce dossier n’a pas la présomption d’asséner des sésames ; comme nous allons le voir, il s’agit de prendre très au sérieux la dimension empirique et heuristique des recherches conduites par les auteurs, de mettre en avant les aspects souvent méconnus et négligés de la mobilisation qu’ils proposent d’explorer, mais sans aucune prétention à l’exhaustivité, que ce soit en termes d’analyse qualitative du mouvement, ou en termes d’interprétation générale de celui-ci. Un peu à son image, il s’agit plus d’ouvrir à des possibles et de soulever des questionnements, de mettre en branle une réflexion collective élargie, portée par des acteurs et des démarches hétérogènes, que de fournir des schémas et des réponses définitives.
Sans aucunement dévaloriser l’articulation immédiate des savoirs accumulés avec ce qui les connectait à un événement politique singulier, la course à « l’analyse la plus complète publiée sur les gilets jaunes6 » ne nous intéresse guère. En 2018, comme dans les premiers mois de l’année 2019, les gilets jaunes ont provoqué un déferlement de commentaires savants, qui semblaient contrevenir aux règles du monde scientifique : prendre le temps d’analyser avec patience des matériaux propres à ce qui surgissait et évoluait au fil du temps avant de les interpréter. La vivacité des débats entre chercheurs, la saturation suscitée par des analyses et des interprétations plus ou moins justifiées par une situation inédite, par la violente stigmatisation subie par les gilets jaunes et par l’émergence de nouveaux canaux de diffusion de la parole des chercheurs, ne doivent pas faire perdre de vue, ni renoncer à prendre en considération, le travail de ceux qui ont choisi, à différents degrés et malgré la possibilité de s’en écarter, de s’en tenir à ces règles.
À cet égard, il n’est pas anodin de rappeler qu’un bon nombre d’auteurs de ce dossier commencent tout juste à donner à lire et à voir leurs matériaux. Souvent engagés dans une démarche au long cours, ils restent prudents, et exigeants, lorsqu’ils publient leurs premiers résultats ou participent au débat scientifique et public, qui fait lui-même l’objet de leurs observations. Il ne faut pas oublier non plus, tout particulièrement dans le monde académique et le contexte sanitaire actuels, les différences en termes de statut, de moyens et de temps disponible, qui affectent considérablement aussi bien les conditions de réalisation de l’enquête que celles du traitement et de la restitution des données.
L’objectif premier de cette publication est de contribuer à un effort de comparaison, ainsi qu’à la création d’un espace de confrontation et de discussions ouvertes, en réunissant des recherches qualitatives menées à l’échelle locale, dans le cadre d’une mobilisation nationale englobant des expériences et des contextes à la fois proches et éloignés7. Cette imbrication entre différentes échelles, si propre au mouvement des gilets jaunes, impose d’élargir les cadres interprétatifs dans l’espace et dans le temps, et invite à une certaine circonspection et modestie dans la restitution de travaux et d’enquêtes localisés.
Nous savons bien qu’une vraie coordination initiale (à un niveau local, régional ou national) entre différentes enquêtes ethnographiques sur le mouvement n’a pas eu lieu. D’ailleurs, cela n’est guère étonnant quand on songe à son surgissement et aux conditions matérielles dans lesquelles les enquêteurs se sont progressivement lancés dans des démarches individuelles, en binôme ou en petit groupe. L’émiettement du paysage et l’éparpillement des premières restitutions n’excluent pas une confrontation et un dialogue rétrospectifs, et rendent en quelque sorte nécessaire, et même incontournable, l’effort comparatif. L’IIAC, quant à lui, continuera à approfondir ces confrontations et à favoriser les rapprochements. C’est par exemple l’un des objectifs du séminaire de recherche « Par-delà les gilets jaunes : enjeux et entrecroisements des mobilisations contemporaines8 ».
Nous publions le dossier « Approches ethnographiques des gilets jaunes » en deux volets : dans ce numéro de lancement de la nouvelle revue, nous donnons à lire les huit premiers articles et publierons la suite dans le deuxième, à paraître au printemps 2021. Dans ce premier volet, comme dans le suivant, deux articles sont consacrés à la question fondamentale de la représentation et de la mise en image du mouvement des gilets jaunes ; ils sont partiellement issus de la table ronde « La bataille des images », qui s’est tenue pendant les journées d’études organisées à l’EHESS.
Il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter une bonne lecture et vous inviter à poursuivre la route sur les voies jaunes9 avec les articles de tous les auteurs, que nous remercions sincèrement pour leur confiance et pour leur implication dans ce projet.