Les gilets jaunes sont souvent décrits comme une masse chaotique dépourvue des caractéristiques d’un mouvement social classique. À la place d’un portrait des particularités de leur lutte, on trouve, chez les commentateurs et analystes, une liste d’absences : les gilets jaunes manquent de représentants, de syndicats, de manifestations structurées, d’assemblées, de tout ce qui fait une lutte sociale clairement reconnaissable et respectable. Même quand on cherche à leur trouver d’illustres ancêtres dans la longue fresque des révoltes, pour expliquer leur origine, c’est moins pour mettre en évidence un air de famille que pour souligner à quel point ces descendants sont déviants et indisciplinés. Les gilets jaunes ne seraient-ils donc que le négatif des luttes sociales habituelles, condamnés à n’être définis qu’à partir de leurs défauts et lacunes, une tache, en quelque sorte, sur le canon du mouvement social ?
Cette définition en creux concerne de nombreux aspects du mouvement. Pour Laurent Jeanpierre, « l’effervescence jaune » s’est manifestée dans des « zones d’ordinaire tout à fait étrangères aux pratiques protestataires » et « on pourrait dire que le mouvement fut un antimouvement ou que sa politique est une antipolitique, si ces catégories n’étaient pas chargées d’une dimension exclusivement négative » (Jeanpierre, 2019, p. 18 et 24). Pour Étienne Balibar, les gilets jaunes sont un échantillon représentatif « non pas de la population française » mais de ce qu’elle est « en train de devenir » (Balibar, 2019, p. 199). Pour Michèle Riot-Sarcey, ils sont un « symptôme des échecs passés : celui des organisations “ouvrières” politiques et syndicales, dépossédées de leur puissance d’agir et réduites à l’incapacité de conserver les droits acquis ; mais aussi celui d’un État “libéral” dont les promesses de justice sociale n’ont cessé d’être reportées » (Riot-Sarcey, 2018). Samuel Hayat souligne que les règles des manifestations, telles qu’elles sont formalisées depuis 1909, sont « ignorées : pas de cortège, pas de responsables légaux, pas de parcours négocié, pas de service d’ordre, pas de tracts, de banderoles, d’autocollants, mais des myriades de slogans personnels inscrits au dos d’un gilet jaune » (Hayat, 2006 et 2019, p. 19). Pour Sophie Wahnich, « les gilets jaunes n’appartiennent pas au mouvement ouvrier » (Wahnich, 2019, p. 40). Gérard Noiriel, après avoir remarqué « qu’on ne trouve aucun salarié d’usine », « parmi ceux qui ont été les initiateurs du mouvement », commente l’absence de porte-parole officiel : « Le côté sympathique, c’est que chacun d’entre nous peut enfiler son gilet jaune et se rendre sur un rond-point où il sera bien accueilli car on ne lui demandera ni son nom ni sa carte de membre. L’inconvénient, c’est qu’un mouvement qui ne parvient pas à s’organiser s’expose à toutes les formes de récupération » (Noiriel, 2019, p. 22-23 et 53). Pour François Dubet, au faîte de l’analyse atomiste des gilets jaunes, « tout se passe comme si chaque individu était un mouvement social à lui tout seul » (Dubet, p. 43).
L’un des thèmes récurrents, dans ces représentations qui éclairent ce que n’est pas ce mouvement pour réussir à mieux l’épingler, comme le ferait un entomologiste cherchant à classer un papillon rare, est celui de l’absence d’organisation des gilets jaunes. En y regardant de plus près, cette perception reflète mal la réalité, pour peu qu’on essaie de penser l’idée d’organisation d’une façon ouverte – ce qui, justement, convient bien aux gilets jaunes. Qu’on considère que ce mouvement a surgi en dehors de l’« espace des mouvements sociaux » habituellement défini à partir de la conflagration de 1968 est une chose (Mathieu, 2007, p. 140). Mais qu’on lui dénie la capacité à s’organiser en est une autre : non seulement de nombreuses formes collectives ont été mises en place – au premier chef les impressionnantes « assemblées des assemblées » de Commercy, Saint-Nazaire, Montceau-les-Mines, Montpellier puis Toulouse, qui émanent des ronds-points –, mais même les ronds-points en apparence les moins structurés – car réfractaires aux assemblées – sont en fait des structures de lutte efficaces. Ils ont leurs espaces de vie, leurs habitudes, leurs mots d’ordre, leurs revendications, leurs règles communes, leurs répertoires tactiques, leur efficacité. Les forces de l’ordre ne s’y sont d’ailleurs pas trompées, en rasant des dizaines de cabanes, en particulier au moment du tournant de janvier 2019. En d’autres termes, le problème ne vient pas tant des faiblesses d’organisation des gilets jaunes que de la catégorie d’organisation elle-même, avec ce qu’elle charrie de prénotions. On verra ici que la reconnaissance des ronds-points comme structures politiques, aussi indispensable soit-elle, n’est pas suffisante : encore faut-il s’armer des moyens conceptuels, analytiques et méthodologiques qui donnent un contenu à ces structures. C’est ce que permet de faire la notion de « grappe giratoire », organisation spécifique des gilets jaunes au cœur du soulèvement de Montargis, qui éclaire les logiques de la révolte et peut aider à mieux comprendre des phénomènes similaires, comme les insurrections ou les émeutes.
Le débat n’est pas neuf : lorsque Frances Fox Piven et Richard Cloward étudient les mouvements de chômeurs consécutifs à la crise de 1929 et les luttes des Noirs après la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, pour souligner l’importance des rébellions réputées « inorganisées » ou sans « sagesse politique », ainsi que les freins imposés aux mouvements par les partis qui s’y engagent, ils s’attirent le reproche d’« adoration de la spontanéité » (Cloward et Piven, 1979, p. xx et xvi). À l’autre extrémité, les théoriciens des organisations du mouvement social, comme Doug McAdam, en ayant tendance à identifier les mouvements aux organisations qui les portent et en soulignant l’importance des réseaux (Diani et McAdam, 2003), obscurcissent le caractère explosif des soulèvements, leur capacité à rompre avec l’ordre établi. Une attention à la structuration propre des gilets jaunes renouvelle les termes du débat, en montrant non seulement que l’absence des cadres classiques de mobilisation n’est pas une tare, mais que les insurrections et les révoltes ont leur propre sagesse politique.
L’apparente inorganisation des gilets jaunes est en fait une forme d’organisation en tant que telle, qui n’est pas seulement le produit de tensions internes, de l’inexpérience ou d’une difficulté à se raccrocher au train du mouvement social. C’est aussi le choix d’assumer une profonde défiance vis-à-vis des formes classiques de représentation politique et de construire, avec le rond-point, une structure politique à la fois souple et vivante : souple, car elle maintient dans un même lieu des convictions politiques et des répertoires d’action divergents ; vivante, car cette souplesse repose sur une vie en commun, avec des équipes de nuit et de jour, une cabane construite à plusieurs, des actions coordonnées. Cette structure est certes tournée vers l’action plus que vers la délibération, mais n’en est pas moins une forme organisée, au sens d’une structure collective consciemment élaborée. En interagissant avec d’autres, elle façonne ce qu’on peut appeler des « grappes » de ronds-points, ou grappes giratoires, qui, à leur tour, se connectent entre elles, souvent du fait de leur proximité géographique, mais parfois d’une région à l’autre1. La grappe de ronds-points est même, par bien des aspects, plus essentielle que le rond-point dans l’orientation du mouvement, car elle permet un maillage national, de proche en proche, en garantissant une grande fluidité entre les ronds-points, ainsi que leur convergence à l’échelle du pays. À certains endroits, elle joue le rôle de cellule élémentaire et façonne, en retour, l’organisation locale des ronds-points, avec ses groupes et ses sous-groupes qui se positionnent vis-à-vis des autres lieux de mobilisation.
On s’intéressera ici à une grappe de ronds-points particulière, située au nord de la Région Centre, autour de Montargis, dans l’est du département du Loiret, à partir d’une année d’observation participante dans le mouvement des gilets jaunes, complétée à ce jour par une série de vingt entretiens biographiques longs. Nombreux, déterminés, radicaux, médiatisés, les gilets jaunes de l’est du Loiret ne se sont jamais réunis en assemblées générales systématiques et ne se sont pas rattachés aux assemblées des assemblées. Les liens multiples entre trois ronds-points – et plus précisément entre les cinq principaux lieux de mobilisation, dont trois ronds-points, une bifurcation et un terrain privé, qui constituent le cœur de la grappe, auxquels il faudrait ajouter pour être exhaustif un rond-point sporadiquement occupé – ont pourtant, pendant plusieurs mois, mis en place une lutte efficace contre l’État et les injustices économiques et sociales, localement et régionalement, qui a attiré l’attention jusqu’au sommet du gouvernement italien. À partir de la description de la grappe giratoire de Montargis, on essaiera de mieux comprendre l’unité de base du mouvement et la façon dont chaque rond-point, loin d’agir de façon isolée, se structure au contraire par de constantes interactions avec d’autres ronds-points. Si le manque d’organisation incriminé concerne de nombreux aspects du mouvement – délibération, représentation, action, coordination, manifestation – on s’intéressera ici plus spécifiquement à l’un d’entre eux, l’absence d’assemblées générales.
1. Du carrefour isolé à la grappe giratoire : un rond-point n’agit jamais seul
Dans son essai Les révolutions du rond-point – The Roundabout Revolutions – publié trois ans avant le mouvement des gilets jaunes, Eyal Weizman souligne la continuité historique entre plusieurs soulèvements, de la Corée du Sud en 1980, au printemps arabe, en 2011 (Weizman, 2015). De Gwangju au Caire, à chaque fois, c’est une place, ou plutôt un rond-point – roundabout – avec son architecture urbaine spécifique, son sens unique de circulation, sa géométrie formant des cercles concentriques au croisement de plusieurs routes, qui rassemble et propulse la mobilisation. On ne peut s’empêcher, à la lecture de cet essai, d’y trouver des signes annonciateurs de la mobilisation des gilets jaunes, voire de le juger « prémonitoire » (Jeanpierre, 2019, p. 107). Il n’y aurait qu’un pas à franchir pour inscrire les gilets jaunes de 2018 dans la littérature déjà foisonnante sur le « mouvement des places » de 2011, et voir dans les ronds-points une version française décalée du Zuccotti Park de New York ou de la Plaza del Sol de Madrid. L’écho tardif de Nuit debout, en 2016, en serait donc une préfiguration. Cependant, même sans parler des différences sociologiques qui séparent les occupations de la place de la République de celles des ronds-points, cette généalogie tourne court quand on la confronte à l’histoire urbaine des giratoires minutieusement décrite par Éric Alonzo (2005). Malgré leurs formes similaires, et bien qu’ils aient une lointaine parenté, les ronds-points des campagnes actuelles sont fort différents des places urbaines, qui consacrent le pouvoir central, où la mobilisation peut toucher du doigt l’appareil et les symboles de l’État – il n’y a, sur ces ronds-points, que des sculptures ignorées, de l’art sur commande qui ne glorifie pas vraiment le pouvoir municipal. Certes, de nombreux gilets jaunes se rassemblent le samedi sur la place de l’Étoile, à deux pas de l’Élysée, mais leur base arrière est constituée d’espaces à l’écart des zones urbaines, rarement fréquentés par des piétons, dans des endroits où on imagine mal des manifestations prendre leur essor. Vus des villes qui les méconnaissent, les ronds-points font partie de ces « non-lieux » qui ne se définissent « ni comme identitaire[s], ni comme relationnel[s], ni comme historique[s] » (Augé, 1992, p. 100). Comme le remarque William Sewell dans un article sur l’espace des contestations, « à la périphérie des villes où tout repose sur l’automobile, les seuls espaces publics bien fréquentés ne peuvent être que des centres commerciaux privés, où les protestataires n’ont légalement pas le droit de réunion et d’expression » (Sewell, 2001, p. 61).
La comparaison avec le mouvement des places est donc trompeuse pour deux raisons : d’abord parce que le rond-point, malgré son apparence inhospitalière, est ancré dans la vie sociale locale et permet une structure politique enracinée, bien distincte de l’emménagement dans des campements centraux loin des domiciles des manifestants ; ensuite parce que chaque rond-point fait partie d’un ensemble continu qui en compte des milliers d’autres, un tissu sans couture mais structuré, sur tout le territoire français, qu’il tend même à déborder à l’étranger. Ces deux aspects sont liés et supposent que l’on essaie de penser le fonctionnement collectif des ronds-points, au sein de grappes giratoires. Du point de vue de la genèse du mouvement, on peut même dire que la grappe préexiste au rond-point, car ce n’est qu’après quelques semaines qu’émergent les nœuds de mobilisation importants, en se détachant progressivement des autres espaces de révolte.
Au commencement était la grappe : une cartographie giratoire de l’est du Loiret
Le 17 novembre 2018, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées sur un rond-point baptisé « Cacahuète », au sud de Montargis. Ce nom évocateur provient de la forme d’un carrefour construit en 2017, à la lisière d’une zone commerciale, là où commencent les champs cultivés. C’est un véritable nœud routier : deux accès à la N7, au nord et au sud, permettent de rejoindre la A77 et la A19 ; une sortie de la D2060 descend par une courte bretelle depuis un pont routier ; un accès de la D2107 passe sous le pont de la D2060 ; une route qui longe un champ conduit à un dépôt de bus ; un chemin bordé d’arbres mène à un lycée agricole. Les photographies prises ce jour-là, ainsi que les entretiens avec les gilets jaunes et les discussions informelles avec les Renseignement généraux, confirment que plus de 600 gilets jaunes s’y sont relayés, paralysant la circulation et les échanges économiques dans toute cette zone charnière entre les agglomérations de Montargis et d’Amilly. Le rond-point Cacahuète est resté ensuite, pendant trois mois, un lieu de mobilisation particulièrement important, médiatisé, réprimé, connu de gilets jaunes de nombreux endroits de France, ce qui justifiait par exemple des visites de gilets jaunes bretons et savoyards. Quand Cacahuète était bloqué, ce sont les 31 000 déplacements quotidiens vers Paris, Nevers, la zone commerciale et les nombreux bourgs et villages desservis par la nationale qui étaient touchés. Les arrivées de bois de palettes, de pneus, de barrières et de cônes de chantier, ainsi que la répartition des groupes de blocage, ont nécessité un patient travail de logistique et de coordination. Progressivement, l’occupation s’est étoffée, installée dans la durée : on a construit une cabane de plusieurs pièces, puis deux autres après l’incendie de la première, à chaque fois au moyen de divers matériaux de récupération – planches, poêles à bois, bidons, portes, fenêtres, bobines de chantier, canapés, circuits d’électricité, etc. – grâce à la coopération entre les nombreux métiers des gilets jaunes, allant de la menuiserie à la métallurgie, en passant par le gardiennage. Le rond-point Cacahuète est ainsi devenu l’un des hauts lieux de la contestation des gilets jaune dans la Région Centre.
Mais ce n’est que rétrospectivement, après des semaines de mouvement, qu’on a pu affirmer que ce rond-point avait une importance primordiale. Le premier jour, il ne s’agissait encore que d’un rond-point parmi d’autres. Chacun allait sur l’un des innombrables ronds-points proches de chez soi, pour rejoindre ensuite un autre rond-point dont on lui avait parlé, comme le rond-point Cacahuète, mais sans y accorder plus d’importance que cela. Comme on le voit (fig.1 et 2), la circulation était partout paralysée, les avenues entièrement « cagoulées » par des séries de ronds-points bloqués, comme le raconte Paul2, ancien gendarme en recherche d’emploi, l’un des gilets jaunes les plus persévérants, qui part ce jour-là d’un premier rond-point bloqué, celui du Bowling, et cherche à rejoindre Cacahuète, mais s’arrête en cours de route :
« Je voulais rejoindre Cacahuète parce que j’avais vu que c’était le lieu de rassemblement ; mais comme je venais de Villemandeur, j’étais arrêté près du Bergerac, le tabac. Je me suis garé là, au début je me suis rapproché du rond-point de Leclerc. On était tellement nombreux ! […] Donc on bloquait les gens qui venaient de Villemandeur, et surtout ceux de Montargis. Il n’y en a pas un qui passait. Alors moi c’était bien, comme j’étais gendarme j’avais fait l’école de gendarmerie qui est dans cette avenue, donc j’ai dit : “Cette avenue, je la cagoule !” Au début je restais là, et je voyais du monde à Cacahuète, avec des fumées de pneus. »
À ce stade, la mobilisation du rond-point Cacahuète reste lointaine et floue. Elle se mélange avec celle d’autres ronds-points : « j’entendais parler de Cacahuète et du Chesnoy, mais je pensais au début que c’était la même chose ». Cacahuète apparaît à quelques centaines de mètres, presque comme un mirage, sous la forme de colonnes de fumée noire provenant des feux de pneus, mais Paul en est séparé par deux autres ronds-points bloqués le long de la même artère : le rond-point du Leclerc, où il se trouve, et le « rond-point » qu’on appellera plus tard des « Zébras », paralysé lui aussi, qui est en fait une bifurcation et fera partie des lieux récurrents du mouvement, auquel un petit groupe de gilets jaunes – l’équipe Zébras – restera attaché. Celui du Leclerc, à l’inverse, ne sera bloqué que sporadiquement pendant quelques mois et fera l’objet d’opérations de visibilisation, de distribution de tracts, sans être un lieu récurrent de la mobilisation. Ce n’est que plusieurs semaines plus tard que Paul fera connaissance avec le groupe de gilets jaunes de Cacahuète.
Fig. 2 – Trans-ronds-points
Après cette première journée de mobilisation itinérante, et plusieurs semaines avant d’aller rendre visite au groupe de Cacahuète, dont il entend parler tous les jours, Paul se rend sur deux autres ronds-points tout aussi essentiels pour la structuration locale du mouvement, bien qu’ils soient moins médiatisés. Le premier est celui de Châlette-sur-Loing, situé à 5,2 km au nord du carrefour de Cacahuète, auquel il est relié par la N7. Paul sympathise avec les gilets jaunes de Châlette – où quelqu’un le surnomme « le DJ de Châlette », car il passe de la musique dans les haut-parleurs – qui lui proposent de participer à des opérations péage gratuit. Le rond-point de Châlette, plus petit que celui de Cacahuète, a quatre entrées : deux par la nationale et deux par des rues bordées d’immeubles d’habitation, qui conduisent au centre de l’agglomération. Bordé par un supermarché Lidl, un McDonald’s, une station d’essence et des immeubles d’habitation, il est plus inséré que les autres dans les circulations quotidiennes du quartier. Grâce à un groupe de gilets jaunes présent tous les jours, bénéficiant de l’aide du maire communiste, c’est le rond-point qui persistera le plus longtemps. « J’avais bien aimé aussi que la mairie ait mis à disposition un frigo, une tonnelle, explique Paul. J’avais trouvé ça plutôt cool, surtout quand au même moment tu entends [un autre maire] dire “les gilets jaunes, ça, faut que ça dégage”. Évidemment, le discours n’est pas le même. »
Le troisième rond-point sur lequel Paul se rend, après celui du Leclerc, le 17 novembre, et celui de Châlette, les semaines qui suivent, est celui du Chesnoy, situé à 500 mètres au sud de Cacahuète. Plus petit que les ronds-points précédents, auxquels il est connecté par la N7, c’est aussi le plus proche de la campagne. Parmi les quatre routes qui y conduisent, outre les deux entrées de la N7, l’une mène à un lycée agricole et à un centre équestre, accessibles eux aussi depuis le rond-point Cacahuète par un autre chemin. Cette fois, Paul ne s’y rend pas par hasard, mais parce qu’il a rencontré, au cours d’une opération péage gratuit organisée depuis le rond-point de Châlette, un groupe de gilets jaunes du Chesnoy, avec qui il s’entend bien et en qui il a confiance. « Les gens du Chesnoy ne voulaient pas de chef », raconte-t-il. Ils lui disent au péage : « nous, on n’a pas auto-proclamé quelqu’un, on a voté ! ». Il s’installe donc au Chesnoy, dont il apprécie le caractère « communautaire », la conscience écologique – « pas un mégot par terre » – et la détermination – « on virait tous ceux qui foutaient le bordel ». Mais il conserve des liens avec Châlette : « Ce n’est pas que j’ai lâché Châlette, c’est que j’ai trouvé quelque chose dans ma sensibilité, c’est-à-dire avec des gens un peu plus jeunes, et peut-être aussi plus motivés à faire des actions. » Ce parcours montre bien que les trajectoires des gilets jaunes, loin d’être linéaires, se construisent par une série de rencontres, d’un rond-point à l’autre, en fonction des affinités et des convictions politiques, avant de se stabiliser, de s’ancrer sur un rond-point particulier, pour éventuellement repartir vers un autre, même si l’enracinement sur l’un des ronds-points semble le cas le plus fréquent. C’est la somme de ces cheminements giratoires, de cette itinérance politique à l’intérieur de la grappe, qui tisse, au fil du temps, une structure politique durable, mais fluide.
Quoique présentés ici séparément, ces quatre lieux ne sont pas isolés les uns des autres. Comme les îles d’un dense archipel, entre lesquelles se serait établie une circulation constante, ils sont liés par d’incessants allers-retours qui forment un écheveau de relations difficile à démêler. Même s’il s’agit d’un tissu continu, on ne peut pas y tracer des lignes arbitraires : chaque grappe a des frontières précises, aussi poreuses soient-elles. Le périmètre de l’ensemble de la grappe est délimité par des lignes de force qui opèrent par cercles concentriques. Il y a d’abord le noyau dur, celui de la grappe rapprochée, constituée de Cacahuète, Châlette, Le Chesnoy et Zébras (fig. 3) auxquels il faut ajouter la cabane construite après plusieurs mois de mobilisation, sur le terrain privé d’une casse automobile, près d’un village situé à quelques kilomètres plus au sud, toujours sur la N7. L’influence de la grappe rapprochée agit sur un rayon de quelques kilomètres, plus précisément dans l’aire d’attraction de la figure géométrique de 5,6 kilomètres de long qui sépare Châlette du Chesnoy – ou de 8,3 km, de Châlette à la cabane construite sur le terrain privé, si on inclut cette dernière dans la zone de mobilisation.
Il y a ensuite le second cercle, celui de la grappe élargie, dont l’influence se fait sentir dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres, non seulement à l’ouest et au sud du Loiret, mais dans les départements limitrophes de la Seine-et-Marne, de l’Yonne et de l’Essonne : les ronds-points de Gien (35 km), de Nemours (44 km), d’Escrennes (54 km), de Fontainebleau (57 km), de Sens (62 km), d’Orléans (71 km) et d’Auxerre (82 km) ont des relations physiques hebdomadaires avec ceux de l’est du Loiret, et des échanges quotidiens par le biais d’Internet. Au-delà de cette grappe élargie s’étend, jusqu’à une centaine de kilomètres environ, le halo de soutien, qui permet par exemple à des gilets jaunes de Savigny-le-Temple, en Seine-et-Marne, de venir soutenir des opérations co-organisées par les ronds-points de l’est du Loiret, comme le blocage de la raffinerie de Saint-Jean-de-Braye, près d’Orléans. On remarque enfin des solidarités ponctuelles lointaines, qui témoignent de la force d’attraction nationale de la grappe : deux « visites » de ronds-points de Savoie et de Bretagne ont laissé des traces jusque sur le bitume de Cacahuète où, un an plus tard, on peut encore lire, peint en jaune, le nom breton pour désigner la Bretagne : « Breizh ». Cette multiplicité des relations entre ronds-points permet à chaque gilet jaune de ne pas être prisonnier de son environnement immédiat : en cas de désaccord, de conflit ou de lassitude, ou bien par curiosité ou désir de nouer des liens un peu plus loin, on peut toujours changer de rond-point. La coexistence d’idéologies, de pratiques et de stratégies divergentes, voire diamétralement opposées, trouve dans la grappe giratoire son point d’équilibre, le principe de sa stabilité. C’est ainsi que se nouent, entre chacun des pôles du polygone, des rapports non mécaniques, caractérisés par une grande fluidité, qui prend différents visages selon la nature changeante des relations entre ronds-points.
Une typologie des formes de fluidité entre ronds-points
Chacun de ces ronds-points est doté d’une certaine personnalité sociale, construite par les discours dont il fait l’objet, et qu’il n’est pas facile de caractériser, car elle se transforme, au fil d’allées et venues qui modifient la composition des groupes militants. Avant même de mettre le pied sur l’un de ces ronds-points, j’avais entendu, fin novembre 2018, différentes versions de la présentation du mouvement local qui m’avaient paru contradictoires, polarisées entre Cacahuète et Châlette, dont les propriétés apparemment interchangeables attisaient ma curiosité. On m’avait d’abord décrit le rond-point de Châlette comme celui des « fachos » et celui de Cacahuète comme celui des « gauchos ». Puis, c’était l’inverse : le FN était au sud et la FI au nord. On m’avait ensuite expliqué que cette répartition était imaginaire, pour la bonne et simple raison que la plupart des gilets jaunes n’étaient pas des militants expérimentés, qu’ils n’étaient ni de gauche, ni de droite. Le clivage politique ne semblait donc être qu’une projection commode des représentations de quelques militants présents sur les ronds-points. Une autre distinction semblait plus solide, entre les « radicaux » de Cacahuète, et les « tranquilles » ou « légalistes » de Châlette. Par « radicaux », il fallait entendre ceux qui avaient le souci du blocage total, le désir d’organiser des opérations coup de poing, souvent illégales, pour mettre la pression sur les forces de l’ordre, les services des impôts, les notables, les principaux acteurs économiques et politiques de la région. Par « tranquilles », il fallait entendre ceux qui se souciaient plutôt des barrages filtrants, des tracts, des discussions, pour convaincre largement la population et organiser une petite contre-société, sereine en son sein, afin de mieux affronter le gouvernement. Dans certains cas, l’opposition était jugée valorisante pour Cacahuète – il y avait les « durs » et les « mous » – mais dans d’autres elle ne l’était pas – les uns étaient « cinglés » et les autres « raisonnables ». Et là encore, selon les interlocuteurs, la folie et la sagesse n’étaient pas du même côté. Elles s’imbriquaient et s’influençaient néanmoins, comme dans l’opposition entre les « fous sages » et les « sages fous » de l’usine de montres LIP de Besançon évoqués par le prêtre-ouvrier Jean Ragunès, qui voyait dans cette alchimie des contraires l’un des moteurs de la plus puissante grève autogestionnaire des années 19703.
Qui était radical et qui était tranquille, fou ou sage ? Qui était à gauche et qui était à droite, si cette distinction même était rejetée ? Dans les premiers temps, la fréquentation des gilets jaunes de ces deux ronds-points n’a pas éclairci l’opposition initiale, qui n’en finissait pas de s’épaissir : on me disait depuis Châlette qu’à Cacahuète, ils étaient « autoritaires », et c’étaient parfois les mêmes qui voyaient pourtant ceux de Cacahuète comme des « gauchistes », ce qui achevait de brouiller ma compréhension des personnalités politiques des ronds-points, d’autant que je commençais aussi à entendre parler du Chesnoy, lui-même plus ou moins radical, plus ou moins démocratique, sans savoir encore s’il s’agissait d’un autre nom de Cacahuète ou bien d’un troisième rond-point4. Comment les mêmes ronds-points pouvaient-ils être décrits de façons aussi contradictoires, selon les interlocuteurs ? Ce n’est qu’au fur et à mesure de ma participation au mouvement que j’ai fini par y voir plus clair et par comprendre que chaque rond-point avait, en fait, plusieurs personnalités, qui non seulement s’influençaient entre elles, mais s’influençaient d’un rond-point à l’autre, en fonction des circulations au sein de la grappe. Il est essentiel de souligner ici que ces rapports ne s’effectuent pas à distance, mais qu’il s’agit bien d’échanges concrets, de personnes, de matériel et d’idées, dont les transferts transforment chaque rond-point, et qu’on peut donc appeler des formes de fluidité, pour souligner qu’il ne s’agit pas d’emboîtements mécaniques, comme ceux des rouages d’une horloge.
De ces fluidités entre ronds-points, on peut esquisser une première typologie, qu’il faudrait certainement affiner et préciser par comparaison avec d’autres grappes giratoires. La première de ces catégories, c’est celle de la fluidité par coopération, de l’entraide, des dons et contre-dons. Comme le dit Paul : « Quand il manque des pneus, des palettes, des bidons sur un rond-point, les autres n’hésitent pas à venir aider. Quand j’étais au Chesnoy, pour le coup, parce qu’il y avait quand même un petit partenariat avec Cacahuète, chacun s’aidait. » Lors de l’organisation d’une manifestation ou d’une opération, cette coordination permet de travailler en commun. Il s’agit bien souvent d’une nécessité vitale dans les petites villes, où il faut instaurer un système de manifestations et d’opérations tournantes pour attirer suffisamment de monde, pour faire exister des pôles de contestation régionaux en dehors de Paris, Lyon, Toulouse, Marseille ou même Dijon et Bourges. La grappe élargie joue alors un rôle central pour nourrir les rassemblements de gilets jaunes à Gien, Nemours, Sens ou Orléans, autant de villes où se rendent les membres de la grappe rapprochée de Montargis, qui attendent des soutiens en retour.
Cette coopération n’est pas désintéressée, comme le précise Paul : « il y avait un partenariat, mais tu sentais qu’il y avait des clans ». Elle coexiste le plus souvent avec des tensions liées à la concurrence, parfois féroce, qui sévit entre les ronds-points. Il s’agit là d’une fluidité par rivalité, dont témoignent les personnalités des ronds-points, décrites plus haut. Cette rivalité pousse les ronds-points à surenchérir pour se démarquer, à chercher à mener des opérations toujours plus efficaces ou plus spectaculaires pour marquer les esprits. On peut reconnaître, dans ce souci de distinction, les luttes pour l’accaparement de capitaux symboliques qu’on retrouve dans la théorie bourdieusienne des champs. Il conduit en tout cas à des déplacements d’un rond-point à l’autre, quand les opérations sont réussies, mais aussi quand elles sont ratées – « pour moi, le rond-point X, c’est fini, ils font n’importe quoi », peut-on entendre après une défection. Cette rivalité peut parfois prendre des formes extrêmes, plus fréquentes qu’on ne le croit, qui poussent à chercher à annihiler purement et simplement un autre rond-point. L’incendie de cabane est l’une des formes classiques de cette fluidité destructrice : le déplacement d’un point à l’autre de la grappe consiste alors à porter radicalement atteinte au groupe concurrent. Comme le raconte Paul au sujet d’un visiteur venu du Chesnoy à Cacahuète : « à chaque fois qu’il venait il disait “ah ben, c’est sale, chez vous”, il insistait. Chacun défendait sa cabane, son truc. Et puis quelqu’un a pété un plomb et a dit : “Je vais te la fumer, ta cabane.” »
Mais la rivalité peut aussi s’inscrire dans des relations non destructrices, comme c’est le cas pour la fluidité par émulation, où chaque rond-point cherche à servir de modèle de conduite aux autres. Le refus de l’alcool, de la drogue et des comportements violents – parfois des conduites sexistes ou racistes – peut orienter cette dynamique et se traduire par des règlements intérieurs de ronds-points sous forme écrite. Il arrive que cette émulation se cristallise sur l’ensemble des « fonctions » d’un rond-point, qu’il s’agisse de la capacité de ralliement, de blocage, d’organisation, de la délibération, de la vie communautaire, de la solidarité, de la formation politique ou encore de la créativité (Ravelli, 2020). Là encore, la cabane, support par excellence de l’émulation qui se construit par mimétisme et dépassement, incarne plusieurs fonctions à la fois : comme le dit Paul, « pour moi, la plus belle des cabanes c’était Le Chesnoy, la plus respectueuse en tout cas, par rapport à Cacahuète qui faisait un peu squat. » La montée sur Paris, avec tous les faits d’armes dont les récits circulent au retour, crée de l’émulation entre ronds-points, d’autant plus qu’elle s’organise parfois à l’échelle de la grappe rapprochée entière, voire de la grappe élargie, ce qui peut se traduire par le fait d’occuper un wagon entier le samedi matin, ou la mise en place d’un système élaboré de covoiturage par étapes, dès l’aube. Localement, l’affrontement avec les forces de l’ordre ou les élus locaux n’est pas moins stimulant que ce qui se passe sur les Champs-Élysées. Mais l’émulation peut aussi fonctionner en sens inverse et engendrer une démobilisation, par exemple si les autres ronds-points arrêtent de bloquer la circulation : « pour tout bloquer, il faut que tout le monde bloque. Si Le Chesnoy bloque tout mais pas Châlette et Cacahuète, qui ils vont venir faire chier en premier ? Est-ce que tu as envie que les flics soient sur notre dos en permanence ? »
La fluidité conflictuelle, quant à elle, se distingue des précédentes, car elle résulte du risque d’implosion d’un rond-point, qu’elle permet de canaliser en offrant une soupape de sécurité, un refuge où s’abriter quand la tension atteint un seuil critique. C’est le cas lorsque les tensions internes et externes accumulées à Cacahuète deviennent si fortes qu’elles génèrent des migrations vers d’autres ronds-points. « J’en ai entendu parler cinquante fois de Cacahuète, raconte Paul. Tous les jours on en parlait. Au bout d’un moment ils m’ont cassé la tête avec ça – et c’est vrai que j’entendais qu’ils se prenaient la tête. […] À la fin, il y a eu tellement de problèmes aux Zébras ou à Cacahuète que des gens de là-bas venaient au Chesnoy. » Par un mécanisme de compensation, cette fluidité s’impose comme solution aux crises qui menacent l’existence des ronds-points. Elle peut fonctionner, en sens inverse, comme une revitalisation du rond-point affaibli, une fois passée la crise.
Cette fluidité conflictuelle ne se manifeste pas toujours au moment d’un affrontement ouvert, quand la crise est mûre. Il arrive souvent qu’avant l’expression du différend, par anticipation, s’opère une fluidité idéologique, qui permet de maintenir dans la grappe, mais séparés, des courants politiques fondamentalement différents, allant de l’extrême droite à l’extrême gauche. C’est ce qui explique que les personnalités des ronds-points puissent varier à ce point, d’un moment à l’autre de la mobilisation et selon les interlocuteurs. Si la camionnette des sympathisants du Rassemblement national, installée de l’autre côté du rond-point de Châlette, a fait fuir certains gilets jaunes vers Cacahuète au début du mouvement, elle a aussi suscité des tensions poussant certains de ceux de Cacahuète à changer, à leur tour, de rond-point, contribuant à une double dissémination idéologique dans l’ensemble du périmètre de la grappe giratoire. Une telle fluidité n’est pas seulement un principe d’organisation de la structure générale de la grappe. Elle se répercute aussi sur chaque rond-point particulier, en lui permettant d’être lui-même une structure politique souple, plus flexible, en particulier, que la forme traditionnelle de l’assemblée générale.
2. Le rond-point comme réfraction de la grappe giratoire
Selon les situations géographiques et sociologiques, les ronds-points sont plus ou moins isolés ou insérés dans des grappes. Certains ressemblent à l’idéal-type du rond-point isolé et localement incontournable, qui structure durablement et presque exclusivement l’expérience de ceux qui s’y installent, car ils n’ont ni le choix, ni forcément l’envie, d’aller ailleurs. Celui du Raffour, dans la vallée du Grésivaudan, en Isère, que décrivent Luc Gwiazdzinski et Bernard Floris (2019), ou encore celui de Lorraine, étudié par Raphaël Challier (2019), se rapprochent de cette catégorie. Le premier, situé à l’entrée de la ville de Crolles, où vivent 8 200 habitants, et transformé en « cité utopique » (Gwiazdzinski et Floris, 2019, p. 180), ne paraît pas façonné par sa position au sein d’une grappe, avec les contraintes et ouvertures qu’impliquent les multiples formes de fluidité. Le second, dans un bourg de 5 500 habitants que l’auteur appelle Grandménil, est marqué par le chômage et la raréfaction des services publics. S’opère en lui un passage de la « conscience triangulaire » des classes populaires – qui se comparent aux immigrés et aux privilégiés (Schwartz, 2009) – à la conscience protestataire, surgie grâce aux gilets jaunes. Ce processus a lieu, semble-t-il, dans un système essentiellement autochtone, où « tout se sait » (Challier, 2019), et qui est manifestement centré sur un seul rond-point.
Mais même dans ces cas de figure-là, il y a fort à parier que les gilets jaunes ne sont pas des familles de Robinsons sur leurs îles : les relations avec d’autres ronds-points, même à distance, façonnent les dynamiques locales de contestation. Il y a toujours une influence extérieure, ne serait-ce que par les innombrables chevaux de Troie que sont les téléphones portables, où s’immiscent les groupes Facebook, les médias, les nouvelles des manifestations et des occupations. Contrairement à ce que la géographie peut laisser croire, la grappe et le rond-point ne fonctionnent pas sur des plans distincts, comme deux étages séparés, ou deux pièces encastrées. La grappe giratoire a au contraire une influence directe sur la vie des sous-éléments du rond-point : cabanes, espaces dans les cabanes, barrages, chicanes, terre-pleins, lieux de tractage, de discussion, de déjeuner, de rencontre avec les forces de l’ordre… Tous ces points de contact sont liés les uns aux autres, mais aussi à leurs homologues des autres ronds-points.
Répercussion des formes souples de la grappe sur les structures internes du rond-point
Comme le décrit une ouvrière en intérim dans une usine proche de la grappe, qui est membre du parti communiste, Julie, les croisements entre les partisans de gauche, de droite, d’extrême gauche et d’extrême droite sont inévitables et auraient pu mener à l’affrontement physique, surtout dans de petites villes. Mais les relations fluides entre ronds-points ont permis d’éviter les sujets qui fâchent, de convaincre et de militer indirectement, parallèlement, voire de s’exiler, dans le cas de Julie, d’un rond-point vers un autre « avec moins de fachos », comme elle le formule – de façon surprenante, car c’est précisément le rond-point qu’elle quitte qui bénéficiait de l’aide du maire communiste, et dont la composition socio-politique a en fait changé au fil des mois. L’objectif à préserver, dans tous les cas, est d’éviter une rupture irrémédiable du front de lutte contre le gouvernement. En d’autres termes, le cadre de la grappe giratoire permet à l’identité de classe de primer l’identité politique, qu’elle retient mais sans l’étouffer, en lui laissant des marges d’expression et d’évitement. Les frictions entre le PCF et le RN ont eu lieu dès le premier jour, mais la fluidité des déplacements et la détermination générale ont été plus fortes :
« Comme je milite, ou militais pour le parti, pour moi c’est des gens que je connaissais au moins de vue, des gens bien engagés au Rassemblement national. Entre nous on se connaît et j’en ai pris plein la tronche dès le premier jour. […] On se connaît au moins physiquement, même si on ne connaît pas forcément les noms : aux résultats des municipales ils sont là, à chaque élection ils sont là, donc moi je sais qui ils sont. Malgré ce petit désagrément-là, ça a été une belle journée ! Ça a été très fort. Dans une petite commune, il y avait bien des gens qui n’étaient pas d’accord, mais ils prenaient leur mal en patience, les automobilistes. Non, ça a été une bonne ambiance, ce premier jour ! »
Dans la description que donne ensuite Julie de sa participation au mouvement, une gêne revient régulièrement face au racisme de certains gilets jaunes, un racisme qui non seulement s’accommode mal de l’antiracisme des autres – dont elle fait partie –, mais qui la suit aussi dans sa migration de Châlette à Cacahuète. Le rond-point, dans ce cas précis, se met à fonctionner lui-même comme une grappe giratoire et à se dédoubler : le conflit idéologique latent entre deux groupes de gilets jaunes, déclenché par des tensions dans les rapports sociaux de race, se solde par l’incendie de la cabane du rond-point (cf. fig. 3a, cabane 1), puis par la reconstruction non pas d’une mais de deux cabanes, de part et d’autre de la départementale 2107 (cf. fig. 3a, cabanes 2 et 3). Dans l’une, sans que ce soit dit explicitement, car les groupes sont toujours restés divers et mouvants, irréductibles à une seule identité politique, on trouvait plus de sympathisants de La France insoumise, du PCF et de l’extrême gauche, et dans l’autre des partisans du Rassemblement national et de formations moins connues se réclamant par exemple des Templiers, avec leur imaginaire des Croisades et des croix rouges sur les gilets jaunes. Des différences de génération et de style de vie compliquaient par ailleurs ce schéma, largement simplifié ici. L’espace du rond-point, en rendant possible la coexistence de ces groupes divergents, voire opposés, permettait en tout cas, dans la mesure du possible, de les conserver dans une même structure politique souple, à partir de laquelle l’ennemi commun pouvait être combattu.
Cette souplesse se retrouve ailleurs que dans les grands clivages idéologiques : sur la figure 4, la destruction de la première cabane, incendiée par un inconnu, est expliquée par un contexte de rivalité sans teneur politique entre les deux ronds-points, que séparent à peine 500 mètres. Ici, la conflictualité générale de la grappe se répercute dramatiquement sur l’espace d’un rond-point. Il arrive aussi, à l’inverse, que la possibilité d’exprimer ses différends sur le rond-point voisin permette une baisse de la conflictualité, due à la coexistence de multiples revendications. S’il est par exemple possible de maintenir ensemble des individus qui portent des revendications jugées inconciliables par certains gilets jaunes, comme la suppression des taxes et la hausse des salaires5, c’est parce qu’il est possible de partir ailleurs quand s’aiguise le conflit, puis de revenir quand il s’apaise, sans que l’affrontement ait été publiquement et frontalement formalisé.
Il y a donc une souplesse interne qui agit doublement, à l’échelle de la grappe et à celle du rond-point, où se reproduisent les formes de fluidité et les échappatoires permises par la grappe. C’est ainsi que peuvent être conçues et réalisées, malgré les désaccords politiques, de nombreuses actions, comme les occupations et les blocages de la plate-forme logistique d’Intermarché, d’une centrale nucléaire, d’une raffinerie, puis d’une usine de parfum, la coupure d’électricité dans une zone industrielle, le murage du centre des impôts au moyen de parpaings, ou encore l’une des plus grandes manifestations à Montargis. On mesure ici l’écart qui sépare le fonctionnement par grappe du fonctionnement par assemblées générales : même si le premier ne s’oppose pas forcément au second, il s’accompagne souvent de formes de délibération distinctes, qu’on peut appeler des « assemblées non générales ». Ces assemblées éclairent d’autres formes organisationnelles du mouvement, comme la question du rejet de la représentation politique par des porte-parole officiels.
Assemblée non générale et structure giratoire souple
Entre la vie locale des ronds-points et les regroupements nationaux des assemblées des assemblées – les « Adas », structurées d’une façon plus classique et comparables à des coordinations de grévistes dans des usines, des hôpitaux ou des universités – s’interpose une sorte de filtre qui empêche que tous les ronds-points soient représentés aux Adas. Comment expliquer que de nombreux ronds-points n’envoient pas de délégués aux assemblées des assemblées ? Il y a plusieurs raisons à cette déconnexion : les ronds-points en question n’ont pas entendu parler des Adas, leur ligne politique est trop différente, ils n’en voient pas l’intérêt, ou encore – c’est sans doute la principale raison – les règles de fonctionnement en assemblée générale structurée par un ordre du jour, des tours de parole limités, des motions et des votes, qui sont nécessaires pour élire des délégués, leur sont étrangères. On touche ici à une question centrale du mouvement des gilets jaunes, qui se définit d’abord dans l’action, par le regroupement et la confrontation, comme force agissante, plutôt que par la délibération collective, même si celle-ci est souvent nécessaire. Dans aucun des ronds-points de l’est du Loiret il n’y a eu d’assemblées générales systématiques.
Certains auront tendance à interpréter cette absence comme la preuve d’une carence, de la faillite du rond-point comme structure politique efficace. D’autres pourront, à l’inverse, idéaliser le rond-point en considérant que l’assemblée générale est, au mieux, une perte de temps, au pire un outil qui reconduit, dans le mouvement social, des rapports de domination fondés sur d’inégales dispositions à la prise de parole en public, compétence qui est loin d’être innée et suppose au contraire un long apprentissage. Comme le dit Gérard Noiriel, « la politique, au sens traditionnel du terme, est un art bourgeois. Il faut savoir bien parler, être capable d’argumenter devant une assemblée, maîtriser des dossiers, etc. Les classes populaires, massivement privées de ces ressources scolaires et culturelles, ont donc été frustrées d’être mises sur la touche par des élites parlant en leur nom » (Noiriel, 2019, p. 65). Dans le rejet de l’assemblée générale s’exprime une volonté de démocratie directe qui peut sembler paradoxale si on identifie la démocratie directe, justement, à l’assemblée générale, comme outil indispensable d’un mouvement social.
Pour sa thèse sur les mouvements sociaux en France consécutifs à la lutte contre le contrat première embauche (CPE) de 2006, Julie Le Mazier a choisi le titre « Pas de mouvement sans AG », qui illustre bien le caractère incontournable de cette forme d’organisation (Le Mazier, 2015). Mais à cette aune, la majeure partie des gilets jaunes serait restée dans la zone grise de l’infra-mouvement, faute de s’être dotée de cet outil hégémonique de la lutte sociale. Or, loin d’être rudimentaires, les groupes qui occupent les carrefours giratoires sont incomparablement plus sophistiqués que de nombreuses assemblées générales, et reposent par ailleurs sur de fréquentes réunions. Dans le cas de la grappe giratoire de Montargis, il y a eu d’innombrables discussions informelles, une pratique beaucoup plus politique qu’on le dit souvent (Duchesne et Haegel, 2004). Des cercles se sont formés par affinités, puis se sont recoupés, parfois complétés par des assemblées ponctuelles à l’échelle de ronds-points ou de fractions de ronds-points, ou encore par de courts rassemblements permettant de voter des décisions importantes. Il s’agissait, en quelque sorte, d’assemblées non générales permanentes, qui ont façonné les liens politiques jour après jour. Mais de structure décisionnelle hebdomadaire véritablement générale, rassemblant l’ensemble des participants de la grappe giratoire, comme cela a pu être le cas ailleurs, les gilets jaunes de l’est du Loiret n’en ont pas fabriqué. Il y a pourtant eu trois essais notables en janvier et février : trois réunions inter-ronds-points au moment où de nombreux groupes cherchaient à instaurer des assemblées locales régulières – dites souvent « citoyennes » – et où Commercy lançait l’assemblée des assemblées. Mais ces essais se sont soldés, de l’aveu général, par des échecs, alors que la mobilisation, pourtant, se maintenait. Comment expliquer à la fois cet échec et, malgré lui, la persistance et la vivacité du mouvement ?
Techniquement, d’abord, l’absence d’ordre du jour et de tours de parole, ainsi que le choc des personnalités cherchant plus à valider leurs propres positions qu’à construire un espace collectif, ont eu raison des assemblées. Ici, un ancien conducteur de poids lourds d’une cinquantaine d’années, aujourd’hui au RSA (revenu de solidarité active), qu’on appellera Louis, décrit sa réaction en arrivant à la réunion rassemblant des gilets jaunes de l’ensemble de la grappe restreinte. Le contexte était compliqué, car les forces de l’ordre avaient menacé d’évacuer le rond-point juste au moment de la réunion, qui avait failli être annulée :
« Déjà c’était tendu, mais une heure après les flics se sont barrés, donc on est allé à la réunion. Quand on est arrivé, le débat avait commencé, donc je pourrais pas te dire ce qui s’est passé au début du débat, mais déjà il y avait une estrade, il y avait des mecs qui… Je sais pas, ça se sentait que ça jouait trop les chefs, que c’est eux qui ont organisé ça. Alors il y a eu un moment où ils ont donné la parole. […] Il y a des trucs qui ne correspondaient pas vraiment au mouvement. […] J’étais curieux, je voulais y être, déjà une salle c’est d’autres ronds-points, c’est d’autres gens qui n’ont jamais été sur des ronds-points, donc pour moi ça a de l’importance. Mais dire que j’attendais quelque chose, je pensais pas comme ça… C’est-à-dire qu’il faut que j’y sois, à la réunion : faut que je voie et que j’écoute ce qui se dit, et comment les gens réagissent. Moi, si y a que l’estrade qui parle et que les gens parlent pas, je me dis qu’il y a quelque chose qui va pas ! »
Le premier problème est donc celui d’une hiérarchie imposée, qui contraste avec l’organisation du rond-point qui, elle, semble plus égalitaire. Le second problème est lié au premier, mais concerne surtout le contenu des débats de la réunion :
« Pourquoi ça a dérapé ? On aurait dû rester sur les revendications, et justement quand on a eu ces réunions, ça a bien parlé de soi-même, c’est qu’on voyait bien que ça partait sur d’autres choses… Il y en avait un qui commençait à dire, je sais plus ce que c’était, ah si : il était pour une association ! Eh bien la moitié de la salle s’est vidée. Ça voulait dire ce que ça veut dire. […] C’était pas que le gasoil, c’étaient pas que les taxes… Ils étaient au-dessus de ça ! Alors qu’il fallait rester en première [ligne], prendre le mouvement pour bien qu’on l’explique : c’était le carburant mais par rapport aux taxes, les produits de première nécessité, c’est tout ça. Ce qu’on aurait pu mettre en avant qui était pas mis tout de suite en avant, on aurait pu dire : les agios ! Parce que là, ça concerne tous les petits : les agios, là d’accord ! […] Là pour moi c’étaient d’autres associations qui venaient se mêler. Aujourd’hui c’est bien de trouver une convergence, et la convergence c’est bien les retraites, parce que tout le monde va s’y retrouver, à la retraite ! »
Au lieu d’aborder directement les revendications des gilets jaunes, et en particulier leurs difficultés économiques – pour acheter des produits de première nécessité, pour régler les agios imposés par les banques en cas de découvert –, on discute de propositions de création d’associations de solidarité et d’entraide, qui sont perçues comme des initiatives individuelles en décalage avec l’état du mouvement.
Plus important encore peut-être que ces clivages internes, le contexte répressif a lui aussi joué un rôle de premier plan. La destruction des cabanes, qui servaient de points de ralliement, au lieu de rendre plus aigu le besoin de réunions, a eu l’effet inverse. Les ronds-points se sont vidés, comme le raconte Paul :
« Après les cabanes, on perd beaucoup de gens, notamment notre équipe qui nous a ramené les douches, les canapés. On perd nos électriciens, l’architecte [de la cabane] vient un peu moins, on perd aussi John, lui on l’appelait Ali Baba, parce que v’là ce qu’i nous a ramené lui : des palettes, des pneus, toujours il nous ramenait un truc ! Il fouinait de partout. Donc on arrive sur un groupe à une petite dizaine de personnes, en même temps que Cacahuète commence à partir en live, donc on commence à reprendre contact avec Cacahuète pour voir qui est fiable, qui est pas fiable. On enchaîne les rendez-vous, on a reçu cinq ou dix personnes, total on en a retenu aucun ! C’est pas compliqué, on a dit : il y en a pas un là-dedans qui est carré ! »
De fait, les ronds-points ne s’opposent pas aux assemblées, car ils peuvent les rendre moins artificielles, les soutenir, tempérer les conflits d’ego qui s’y expriment. À l’inverse, en l’absence de ces espaces de vie en commun, et donc d’une soupape de sécurité permettant de diminuer les tensions interindividuelles, les tentatives de réunions en janvier et février, après la destruction des cabanes, ont aiguisé les rapports de force entre les « dirigeants », ou les « grandes gueules », et les autres. Il n’était plus possible de venir s’expliquer auprès du poêle ou du comptoir de la cabane, à part pour l’un des trois ronds-points – qui ne réussissait par ailleurs pas plus que les autres à mettre en place des assemblées régulières. Des rencontres entre la préfecture et plusieurs gilets jaunes particulièrement engagés, n’étant pas contrôlées collectivement, ont généré un climat de suspicion délétère, qui n’a pas atteint le noyau dur mais qui en a conduit certains à voir des « balances » ou des « taupes » des forces de l’ordre infiltrées partout.
Enfin, le contexte de la campagne des élections européennes a opéré d’autres divisions aux effets similaires, faisant là encore éclater les esquisses d’assemblées. De nombreux gilets jaunes se sont en effet considérés comme « trompés » ou « trahis » par ceux qui se présentaient comme leurs porte-parole sur les plateaux de télévision, à la radio et dans les journaux, mais qui menaient leur propre barque politique. Malgré une prise de position claire de l’une des trois réunions – pendant les mois de janvier et février – se prononçant contre toute présentation de listes électorales « gilets jaunes » aux européennes, certains ont décidé de lancer leur propre liste6. Court-circuitée, l’assemblée locale naissante perdait tout son sens. S’il est possible de ne pas respecter les décisions collectives, de contourner la souveraineté collective, à quoi bon passer des heures à discuter ? Le fait qu’il s’agisse des élections européennes est important : les formes de la politique traditionnelle ont porté préjudice à un mouvement qui avait des objectifs autrement plus larges que la constitution de listes électorales. C’est dans ce contexte que la politique internationale s’est invitée dans la vie du rond-point, puisqu’une réunion secrète a été organisée en ville par le numéro deux du gouvernement italien, Luigi Di Maio, avec des gilets jaunes locaux tentés par la constitution d’une liste européenne gilets jaunes, malgré la décision collective. Cet événement a eu un effet diplomatique immédiat : l’ambassadeur de France à Rome a été rappelé par le gouvernement français. Localement, c’était un élément de plus montrant l’impossibilité de contrôler collectivement les porte-parole des gilets jaunes. Cet ensemble de facteurs explique la défiance et la lassitude qui ont entraîné l’échec des assemblées générales. Il souligne l’importance, par contraste, de l’organisation spécifique par grappes de ronds-points.
Plutôt que de voir l’assemblée générale – ou d’autres outils habituels des mouvements sociaux comme les cortèges, les porte-parole officiels, le positionnement sur le spectre gauche-droite – comme une panacée dont l’absence serait une tare indubitable, il est plus prudent d’en chercher les limites concrètes et précises : dans les conditions de surgissement du mouvement local, avec sa détermination et sa variété idéologique, les assemblées générales risquaient de semer des divisions profondes et durables, portant atteinte aux germes de démocratie directe poussant sur la grappe giratoire. D’une certaine façon, ce qui s’est passé est moins l’échec du rond-point à organiser l’assemblée générale que l’échec de l’assemblée générale à répondre aux besoins du rond-point, c’est-à-dire préserver une expression de classe qui ne se fait entendre qu’en maintenant ensemble toutes les voix, aussi discordantes soient-elles, au-dessus des clivages sociologiques et politiques conventionnels.
Conclusion
À l’analyse, il apparaît clairement que l’idée d’une absence d’organisation des gilets jaunes est difficile à tenir. Bien sûr, le défaut d’assemblées locales n’est pas nécessairement un atout dans la mobilisation, car il a empêché de nombreuses prises de décision collectives et limité le développement et la cohérence du mouvement dans son ensemble, dont les formes de coordination sont restées vulnérables. Labile et fragile, la grappe de ronds-points a échoué à endiguer la décrue du mouvement, dévoilant ses propres limites et son incapacité à faire surgir un contre-pouvoir durable. Mais la structure de mobilisation par grappes – dont on retrouve de nombreux exemples aux configurations variables dans d’autres régions mobilisées, comme en Bretagne, en Bourgogne, en Gironde, en Alsace – en devenant un niveau d’organisation essentiel du mouvement, voire sa « cellule » de base, apparaît autrement plus complexe, enracinée et solide que des formes plus traditionnelles. Sa dynamique permet d’attirer à elle des dizaines de milliers de travailleurs précaires qui ne se sont jamais mobilisés auparavant, de fabriquer des ressources manquantes, de déployer des mobilisations tournantes sur des centaines de kilomètres, dans des zones parfois difficiles d’accès, d’éviter des clivages idéologiques irrémédiables par priorisation de revendications de classe et de rendre possible la coexistence de stratégies différentes – certaines plus radicales, d’autres plus pacifiques – devenues complémentaires. La force d’attraction de cette structure souple est aussi, sans surprise, ce qui lui a valu d’être durement réprimée et contrôlée : les préfectures ont non seulement détruit les cabanes, mais systématiquement cherché à détacher du lot des interlocuteurs stables et fiables, des « représentants de ronds-points », de façon à éviter d’être débordées par ce mouvement protéiforme. Cette fixation officielle allait de fait à l’encontre d’une conscience « trans-ronds-points », revendiquée par certains gilets jaunes pour se distinguer de ceux qui se sentent attachés à un rond-point particulier (fig. 2). La conscience trans-ronds-points est plus largement répandue qu’il n’y paraît : quand qu’on écoute attentivement les entretiens, pour reconstituer les déplacements, on s’aperçoit que les gilets jaunes, malgré leur prédilection pour certains ronds-points, ont été en majorité, à des degrés divers, des trans-ronds-points, portant en eux la possibilité d’une convergence des ronds-points – voire d’une coordination de l’ensemble des grappes, capable d’enrichir de façon spectaculaire les registres du mouvement social.