Nous sommes en octobre 2020 et il n’y a pas de bonnes nouvelles à l’horizon1. Le site de l’Articulation des peuples indigènes du Brésil (APIB) fait état de 36 847 autochtones contaminés par le coronavirus, 852 morts de la Covid-19, 158 peuples infectés. Dans tout le pays, les pajés2 ont lancé l’alerte contre la peste qui pourrait venir dans les villages, ramenée une fois de plus par les Blancs : il faut, disent-ils, attendre, s’éloigner les uns des autres, planter de la nourriture pour rester longtemps sans sortir des villages. Il faut se préparer au mauvais temps.
Cependant, s’éloigner de la maladie est presque impossible, elle envahit les territoires au travers des corps des non-autochtones, comme toujours, avec l’exploitation minière, l’extraction du bois, l’invasion des terres, la chasse et la pêche illégales. Beaucoup de gens sont présents sur le territoire pour exploiter ses richesses : 20 000 mineurs, avec la complicité cupide d’un pays qui ne respecte pas le caractère sacré de la Terre-Mère, ni les droits originels des peuples autochtones. On veut profiter de la pandémie, faire tomber tous les obstacles qui se mettent entre le lucre et la dernière forêt, la dernière rivière. Les peuples autochtones eux-mêmes sont les derniers obstacles. Au Brésil, nous aimons les peuples autochtones dessinés dans les livres d’histoire : nous les aimons au passé. Tout au plus en tant que personnages de romans ou de films romantiques.
Les femmes et les hommes tombent depuis longtemps devant les forêts qu’ils protègent au prix de leur sang. Je présente mes respects à Paulinho Guajajara, qui a lutté contre la destruction de la forêt. Ils tombent maintenant devant les envahisseurs de leurs territoires, à cause de l’implacable xawara3 que la cupidité des hommes a réveillée parce qu’ils ont blessé la terre, avec la violence de leurs machines. Au nom de tous ceux qui sont morts de la Covid, je dis à haute voix le nom du leader Paulinho Paiakan.
Les autochtones du Brésil comptent leurs morts : vieux, jeunes, hommes et femmes, mais ils ne peuvent pas leur rendre les honneurs qui sont dus, selon des rites spécifiques : c’est le temps de la Covid. C’est une autre mort, peut-être plus triste, plus intense. J’entends les cris des mères, je suis désolée devant les pleurs des fils et des filles, des amis séparés par la maladie. La terre ressent aussi la douleur de ses enfants, il est urgent de l’entendre. Le pays brûle comme jamais. Le feu envahit les villages, tue les animaux, détruit tout. Aujourd’hui, le Brésil brûle son avenir. Et le prix de ce crime ne pourra pas être payé.
De loin, j’ai reçu des nouvelles du peuple autochtone pataxó de la ville de Prado, dans l’État de Bahia : malgré toutes les difficultés, notamment le manque d’eau, ils plantent des haricots, des tomates, des salades, de la coriandre et bien d’autres légumes. Ils se disent heureux de la bonne récolte qu’ils feront dans trois ou quatre mois. À la fin du travail, ils partagent un délicieux repas, chantent et dansent pour demander la pluie à Dieu, à Niamisu, comme disent certains.
Je les interroge sur la pandémie et ils me répondent que certaines personnes sont tombées malades dans la région, mais que grâce aux médicaments fabriqués par Doña Jovita, la chamane la plus connue du territoire, personne n’est mort. Ils disent que dès le début, avant même que la première personne ne tombe malade, elle avait déjà prévenu que le médicament contre la maladie se trouvait dans la forêt, dans la connaissance de ses ancêtres.
Le témoignage pataxó m’amène à en chercher d’autres similaires. J’écris donc à Glicéria Tupinambá, étudiante à l’Institut fédéral de Bahia, dans la ville de Porto Seguro. Elle est fille du pajé du village de Serra do Padeiro, situé sur la terre tupinambá d’Olivença, dans l’État de Bahia. Glicéria me dit que son peuple a résisté à la maladie grâce aux connaissances des anciens. Je l’interroge sur le nombre de cas. Elle m’informe qu’une seule famille est tombée malade et que personne n’a utilisé les médicaments de la pharmacie, que tous ont été guéris grâce aux thés et aux bains d’herbes préparés par sa mère, épouse du pajé, Maria da Glória de Jesus. À la fin de cet échange, mon interlocutrice tupinambá m’envoie une vidéo dans laquelle sa mère parle de la pandémie et du médicament qu’elle-même a préparé pour tout le village.
Au début de la vidéo, elle se présente comme l’épouse du pajé et la mère du cacique4 Rosivaldo de Jesus, plus connu sous le nom de Babau. Elle est bien habillée, appuyée contre la cuisinière à bois, où bout une grosse marmite. Elle raconte qu’en 2016, lors d’une fête qui a eu lieu dans le village, « les enchantés5 sont arrivés au pajé » pour lui dire qu’une maladie très dangereuse allait arriver de l’extérieur du pays – une maladie « très forte » –, et qu’ils devaient prendre soin de leur santé, planter leurs aliments, car il y aurait une crise économique, aussi grave et sérieuse que la crise sanitaire. À cause de la maladie, il faudrait rester au village, sans sortir pour acheter de la nourriture. De plus, tout deviendrait très cher pour les pauvres.
Quand la crise est arrivée, Doña Maria a demandé à Dieu, à Tupã et à tous les enchantés de lui révéler un médicament pour cette dangereuse maladie. Elle raconte qu’à la suite de cette demande, le caboclo6 Juremeira, un enchanté très sage, est venu7 à la rencontre du pajé et lui a dit comment préparer le thé pour prévenir la Covid. L’enchanté a ajouté que tout le monde devait rester au village, disant qu’il était temps pour le quetaí – une expression pour dire aux gens de rester isolés, sans se rassembler ni quitter le territoire. Juremeira a dit qu’il était également nécessaire d’empêcher les personnes étrangères au village d’entrer chez eux.
Après avoir expliqué tout ce contexte, Doña Maria da Glória en vient à la recette du remède : elle montre et décrit les ingrédients soigneusement disposés sur la table en bois. Il y a cinq herbes différentes, trois bouquets de chaque plante, plus un peu de miel et de la cachaça, une boisson alcoolisée très populaire au Brésil, à base de canne à sucre. Cette recette donne les proportions pour environ deux litres d’eau. Après, elle montre la grosse marmite d’au moins vingt litres où elle fait le thé, qu’elle partage généralement avec les autres familles du village, peut-être pour signifier que, dans le village, ils prennent soin les uns des autres.
Avant de laver toutes les feuilles et de les porter au feu, Dona Maria da Glória précise que tout le monde peut faire du thé, même s’il n’est pas indigène, mais qu’il faut croire : « si vous n’avez pas la foi, tout ça est inutile ». Elle parle aussi de l’importance de savoir où cueillir les herbes : il faut qu’elles proviennent d’un endroit propre, connu, « il faut avoir de la science ! »
De l’autre côté du pays, la page Web de l’Institut socio-environnemental nous donne des nouvelles de Cecilia Barbosa Albuquerque, née dans le village de Iauaretê, près de la ville de São Gabriel da Cachoeira, dans l’État d’Amazonas. Elle est à la fois bonne connaisseuse de la tradition, enseignante, artisane, femme d’affaires et mère. Après avoir traité sa famille contre la Covid-19 à l’aide de plantes de la maison et de la forêt, elle a proposé à tous les artisans d’échanger leurs connaissances sur la lutte contre la maladie virale en utilisant l’application WhatsApp. Elle juge important de savoir ce que chaque communauté est en train de faire pour se défendre contre le coronavirus. Elle dit : « Tout ce que je sais, je vais l’enseigner aux autres. Ce que je sais, je vais vous apprendre à l’utiliser, à le faire... »
Cecilia explique que les herbes sont principalement récoltées dans des endroits proches de la maison, certaines dans la forêt, mais il y en a d’autres qui ne peuvent être achetées que sur les marchés de Iauaretê. Elle affirme que toute personne qui boit du thé n’a pas besoin d’être hospitalisée, car dans ce cas, la maladie n’atteint pas sa forme grave. Elle regrette la mort de certains membres de son peuple qui, selon elle, sont morts parce qu’ils ne faisaient pas confiance à la médecine ancestrale, laquelle n’a pas été inventée dans le contexte actuel, mais a longtemps protégé les autochtones de nombreuses maladies apportées par des non-autochtones.
Cependant, comme Maria da Glória, Cecilia est convaincue que les thés ne fonctionnent que s’ils sont suivis de prières et de la « fermeture du corps » effectuées par les pajés. Cette opération, qui fait appel à des prières spécifiques, empêche toutes les choses néfastes d’entrer dans les corps des personnes qu’elle protège. Il est donc évident que la prévention et le traitement des maladies basés sur la médecine ancestrale sont étroitement liés à la foi et au travail spirituel des sages des communautés, hommes et femmes.
Du sud de Bahia au nord du Brésil, des femmes se consacrent à écouter les pajés et les entités sacrées, à apprendre de leurs ancêtres et de leurs contemporains la sagesse venue des temps anciens, mais constamment mise à jour, en fonction des besoins de leurs peuples, dans leur lutte pour la survie. Elles travaillent avec créativité et amour pour « retarder la fin du monde », comme le dit l’intellectuel autochtone Ailton Krenak, auteur d’Ideias para adiar o fim do mundo8.
Sur ce sujet, les professeurs de l’Université fédérale d’Amazonas Rosana Zau Mafra, Dimas José Lasmar et Alexandre Almir Rivas ont publié une note technique du Département d’économie et d’analyse (DEA), intitulée « O Consumo de Remédios caseiros durante a Pandemia do Covid-19 e a Evidência da Bioeconomia9 ». Cette publication est le résultat d’une brève enquête sur la consommation des médicaments faits maison pour la prévention ou le traitement de la Covid-19, menée entre le 26 et le 29 mai 2020. L’étude montre que 64 % des 105 personnes interrogées (dont environ 70 % de femmes) ont utilisé ces médicaments pour prévenir ou traiter les symptômes de la maladie. Parfois, des médicaments pharmaceutiques sont utilisés en même temps qu’eux.
À partir de ces données, les chercheurs affirment qu’il faut reconnaître que non seulement en Amazonie, où se trouve la plus grande population indigène du Brésil, mais aussi dans tout le pays, il faut discuter une bio-économie basée sur l’utilisation des ressources naturelles issues de la biodiversité locale et de la biotechnologie. En outre, il faut penser à construire une chaîne de production de plantes médicinales, ainsi qu’à informer les agents de santé qui travaillent avec ces populations, qui utilisent des traitements à base de plantes à la fois pour des raisons culturelles et parce qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter des médicaments dans les pharmacies, qui sont de plus en plus chers.
Donc, pendant que le gouvernement brésilien met en œuvre un projet qui vise à exterminer les peuples autochtones du Brésil, basé sur l’abandon délibéré de ces populations, des femmes comme Cecilia échangent des recettes de thé via WhatsApp, car elles ne peuvent pas se rencontrer en personne pour le moment. Des femmes comme Maria da Glória prennent la responsabilité de produire du thé et des bains thérapeutiques pour toute la communauté, en même temps qu’elles partagent les connaissances ancestrales. La solidarité fait aussi partie de la guérison.
À l’heure d’aujourd’hui, où l’on compte plus d’un million de morts dans le monde, le moment est peut-être venu d’inviter la science des peuples des forêts et la médecine ancestrale à échanger avec la science et la médecine modernes, à égalité. Il faut écouter ces peuples, savoir ce qui les protège. Il est nécessaire d’apprendre de ces peuples que, malgré tous les fronts d’extermination mis en place contre eux, ils s’obstinent à continuer d’exister. Malgré tout, ils résistent à la « fin du monde ». Krenak, dans le livre Ideias para adiar o fim do mundo, exhorte les hommes et les femmes à retarder la fin du monde, à s’inspirer de ces peuples « très attachés » à la Terre, qui rêvent10 pour produire le lendemain, qui se nourrissent de rêves, de créativité et de poésie.