En 2007, sur le forum 4chan, naît un phénomène destiné à revenir régulièrement sur les réseaux socio-numériques et le Web : le rickroll. Il s’agit d’inviter l’internaute à cliquer sur un lien hypertexte en lui proposant un contenu attrayant, pour le diriger en fait vers la chanson (et souvent le clip) Never gonna give you up de Rick Astley, sortie en 1987. Se « faire rickroller » est passé dans le langage courant, tandis que la Maison Blanche ou les Anonymous se sont emparés du rickroll1, le popularisant davantage. Aussi potache qu’il puisse paraître, le rickroll illustre plusieurs caractéristiques de la viralité en ligne et des « phénomènes Internet ». Qu’ils s’incarnent dans des figures célèbres (Sad Keanu, Chuck Norris facts), des animaux (les chats, de Colonel Meow à Grumpy Cat), des manifestations de peoplelisation rapides (Numa Numa Guy2 par exemple), ou encore des anonymes (parfois collectifs comme dans le cas des participants au Harlem Shake), ils sont difficiles à saisir dans le temps, même court, de l’histoire du Web. Les historiciser, comme le propose le projet HiVi (A History of Online Virality)3, représente un défi : sous l’effet des évolutions rapides du Web et des pratiques numériques (de production comme de consommation des contenus), ces phénomènes comptent en effet des déclinaisons multiples et souvent éphémères, tout en devenant des artefacts culturels reconnus. Ainsi font-ils l’objet d’une patrimonialisation, notamment au sein de plateformes dédiées (une des plus célèbres est Know Your Meme4), tandis qu’en parallèle les acteurs institutionnels de l’archivage du Web sont aussi confrontés à la difficulté de préserver ces traces.
Pour saisir les enjeux et défis méthodologiques que présente l’histoire de la viralité en ligne, nous reviendrons tout d’abord sur un besoin d’historicisation, au sein d’études de plus en plus abondantes, mais qui prennent peu en compte les temporalités. Nous verrons ensuite ce que partage l’histoire de la viralité avec l’histoire culturelle, en termes d’émotions, circulations, appropriations, représentations, etc. Enfin nous aborderons les sources possibles pour la saisir.
1. De la mémétique à la diversification des approches
Les phénomènes viraux en ligne mettent au défi la recherche par la multiplicité des éléments à appréhender et la combinaison de formes textuelles, vidéo, sonores, graphiques. Des études se concentrent sur les vidéos virales sur YouTube5 ou les mouvements sociaux et leurs expressions sur Twitter6. D’autres appréhendent des formes mixtes, à la faveur d’entrées thématiques (les chats7 chez E.J. White, les usages politiques8, notamment par les extrêmes9, etc.). Toutefois, analyser l’animation 3D du Dancing baby (1996), la Hampster Dance (1998), le composite qu’est la One million Dollar Homepage (2005), un hashtag comme #MeToo (2017) ou l’image de l’œuf sur Instagram (2019) ne relève pas exactement de la même lecture sémiotique10, ni des mêmes contextes de production, de circulation et de réception qui doivent être réinscrits dans l’histoire du Web, des plateformes et des usages numériques.
Certains de ces phénomènes vernaculaires sont générés par des utilisateurs, alors que d’autres relèvent du buzz marketing11. Les premiers naissent dans des espaces du Web structurés comme des forums combinés à des imageboards (galeries d’images), dont l’accès est relativement anonyme et dont les contenus sont très peu modérés ou modérés par des bénévoles (par exemple, 4chan, ou Reddit)12. Les seconds s’appuient d’emblée sur les médias de masse tels YouTube13 ou MTV (par exemple Kanye West interrompant Taylor Swift aux MTV Video Music Awards de 200914). Certains sont explicitement politiques, d’autres plus ludiques, tandis que les frontières restent ténues entre les deux, comme l’illustre la créature créée en 2005 par Matt Furie dans la bande dessinée Boy’s club, Pepe the Frog. Instrumentalisée par l’extrême-droite américaine tout au long des années 2010 (fig. 1), elle devient aussi le symbole de la dénonciation des violences policières à Hong Kong en 201915. Sans être soluble dans la question de la désinformation, du trolling16 ou de la participation et de l’influence, la viralité invite aussi à interroger ces notions. Aussi n’est-il pas étonnant que plusieurs disciplines se soient emparées de cette question.
1.1. Des études pionnières
En 1976 le biologiste britannique Richard Dawkins crée la notion de mème. La mémétique est une théorie des formes culturelles (à l’aide de la métaphore génétique) reposant sur un modèle de dissémination d’éléments discursifs ou sémiotiques capables de se répliquer et ainsi de se diffuser dans un espace culturel17. L’expression de « mème » connaît alors un large succès, d’abord auprès des premiers usagers et théoriciens d’Internet, puis, après les années 2000, en désignant des formes sémiotiques plus spécifiques, visuelles le plus souvent. Les mèmes concentrent une bonne part des analyses, au point d’être régulièrement confondus avec l’idée de viralité. Pour autant, tout mème n’est pas amené à devenir viral, son écho pouvant rester limité, et toute viralité ne repose pas uniquement sur des mèmes visuels (cf. la viralité de #metoo ou #jesuischarlie).
Henri Jenkins, chercheur américain spécialiste des médias, adopte une compréhension des phénomènes de circulation culturelle moins déterministe que celle de Dawkins. Dans sa série de textes « If it does not spread, it’s dead »18 de 2009, il développe la notion de spreadable medias, en construisant un modèle qui repose sur la convergence des médias, la circulation transmédiatique des contenus et la diffusion volontaire. Il opère une critique radicale de la métaphore de la viralité, en accordant un pouvoir d’agir et un vrai rôle aux usagèr·es qui produisent ou trouvent du sens dans ces contenus. Il pointe le fait que les contenus se transforment au fur et à mesure de leur diffusion, leur transformation étant une condition intrinsèque de leur diffusion.
À partir de 2013, Limor Shifman (actuellement professeure au département de communication et journalisme de la Hebrew University de Jérusalem) suggère aussi de considérer les mèmes non pas comme des unités qui se répliqueraient d’elles-mêmes, mais comme des « ensembles de contenus partageant des caractéristiques sémiotiques, formelles et/ou de positionnement », « créés en connaissance de l’existence des autres contenus du même ensemble », et qui « ont été diffusés, imités et/ou transformés via internet par de nombreux usagers »19.
Le débat reste toutefois largement circonscrit à une théorie médiatique de la culture. Professeur en communication, Ryan Milner20 enrichit la discussion d’un travail sur les contextes socio-anthropologiques et politiques. En effet, il se penche sur une série de mèmes qu’il analyse en termes de rapports de pouvoir. Il met ainsi en valeur l’aspect collectif de la constitution d’un mème et sa circulation au sein de groupes sociaux.
1.2. Un intérêt pluridisciplinaire
Les travaux de Milner sont concomitants d’une diversification des approches autour des phénomènes viraux. On peut relever l’intérêt de la linguistique pour les formes mémétiques21, ou les approches dans le domaine sémiotique22. D’autres travaux ne font pas des phénomènes de viralité leur objet principal, mais ils se confrontent à la circulation des discours entre communautés et notamment dans des forums23. Les sciences de l’information et de la communication ne sont pas en reste : les approches médiatiques de la circulation des hashtags sur Twitter sont nombreuses et en constante actualisation24, les recherches sur les fake news et les politiques de modération des grandes plateformes également25. On peut relever des recherches accordant une place centrale aux images26. Les sciences informatiques et managériales travaillent à modéliser les processus de diffusion et de circulation de l’information, sur des corpus parfois imposants27. Des chercheurs en muséographie se sont aussi penchés sur ces phénomènes qui rencontrent leurs missions de préservation et/ou leurs contenus28, ce dont témoignent les réinterprétations de tableaux célèbres (notamment l’auto-portrait de Ducreux, fig. 2) et les défis lancés par les institutions elles-mêmes lors de la crise de la COVID-19, comme le Getty Museum Challenge29.
Malgré ces approches multidisciplinaires, la dimension trans-plateforme et polysémique des circulations est encore peu étudiée. Ceci implique un croisement des sources, des espaces et des temporalités, et une contextualisation qui ne peut laisser insensibles les historiens.
1.3. Une histoire encore balbutiante
L’histoire et les approches diachroniques sont encore peu représentées, même si l’on peut par exemple évoquer, à la croisée de l’histoire et de l’archéologie des médias, l’ouvrage Spam30, un article sur l’histoire des gifs31 ou l’entrée Memes de Jim McGrath32. Quelques travaux considèrent explicitement la viralité pré-numérique33 tandis qu’humour et viralité n’ont évidemment pas attendu l’avènement du Web pour se combiner34.
Outre que la viralité se saisit de l’histoire et qu’on ne compte plus les usages de figures historiques, et notamment Hitler35 ou Staline (voire la combinaison des deux dans la série de mèmes Hitler vs Staline36), la reprise de la phrase Keep calm and carry on, apparue lors de la Seconde Guerre mondiale et déclinée sur la Toile, ou les mèmes médiévaux37, les phénomènes viraux requièrent une contextualisation spatiale et temporelle.
Les phénomènes mémétiques connaissent des premières formes de périodisation. E.J. White se prête ainsi à l’exercice sur la présence en ligne des chats en distinguant la période 1995-2004 ou le temps des webcams et des blogs ; 2005-2011 ou l’ère des mèmes et enfin celle à partir de 2012, marquée par les chats célèbres (celibrity cats)38. Patrick Davison fait quant à lui des émoticônes des premières formes de mèmes39 précédant le Web (on pourrait également ajouter les chaînes d’e-mails, qui ont traversé les âges d’Internet). Ainsi les formes virales permettent de saisir plusieurs décennies de cultures numériques, largement vernaculaires, et d’enrichir une histoire du Web qui s’est considérablement étoffée ces dernières années40.
2. Une histoire des cultures numériques
La viralité permet d’entrer de manière transversale et diachronique dans l’histoire du numérique (histoire du Web, des plateformes, de l’audience sur les réseaux socio-numériques, des formats techniques tels les gifs, etc.). Elle implique de penser les représentations comme les pratiques. La préservation de ses contenus constitue un condensé de bien des enjeux culturels et de patrimonialisation des sources nativement numériques. L’historicisation de la viralité doit composer avec le mouvement perpétuel, la perte, l’éphémère, des fluctuations temporelles et spatiales, mais aussi de sens. Elle s’inscrit pleinement dans plusieurs dimensions de l’histoire culturelle que souligne la RHC dans sa ligne éditoriale, notamment « l’attachement aux phénomènes et aux processus de création mais aussi, voire davantage, aux diffusions, transmissions, modes de communication ; l’analyse des circulations et des appropriations41 ».
2.1 Affects et attention
Entre le travail numérique invisible, les incitations des réseaux socio-numériques à la circulation des contenus via les notifications, les outils de commentaires et de réaction, les algorithmes de recommandation et le recours aux affects, ce sont toutes les caractéristiques de l’économie de l’attention qu’on retrouve dans les contenus viraux.
Le rôle des affects est indéniable dans le partage de contenus42, notamment la peur, l’anxiété et la colère43. Bien sûr d’autres affects peuvent être convoqués comme le partage de contenus humoristiques ou attendrissants44. Mais c’est aussi un « régime d’alerte permanente45 » qui sous-tend la viralité. Celle-ci est soutenue par les plateformes et leur modèle économique. Ainsi Tommaso Venturini46 évoque-t-il la combinaison d’un marché de plus en plus standardisé des publics en ligne, combiné au rôle des bots, aux métriques mises en place par les plateformes, aux algorithmes d’apprentissage profonds, etc., destinés à susciter l’engagement des publics.
Les contenus viraux sont représentatifs des tensions qui traversent le Web et les réseaux socio-numériques et de leur marchandisation. Outre la vente aux enchères de mèmes (Charlie bit my finger, Disaster Girl) qui pose la question de la valeur des artefacts numériques, des fortunes et réputations se sont bâties sur la « culture du LOL », de la viralité ou des mèmes, notamment celle de Ben Huh grâce à Cheezburger47. La patrimonialisation des mèmes porte aussi ces ambiguïtés, entre wikis amateurs, course à l’audience et monétarisation par certaines plateformes48, qui profitent de leur réputation pour fournir des services de conseil commerciaux.
2.2. Circulations transmédiatiques et variations de sens
La viralité s’inscrit dans des espaces (des plateformes, des contextes politiques, des espaces géographiques) et des temporalités souvent peu considérées. Pourtant étudier des phénomènes viraux consiste à rendre compte de la circulation et de la transformation des contenus (« le flux prend le pas sur l’origine49 »).
Un exemple de circulation entre médias est celui de Disaster Girl, photographie que Dave Roth prend de sa fille en 2005. Bien que mise en ligne sur Zooomrdébut 2007, la photographie ne gagne en popularité qu’à la faveur de son impression papier en 2008, quand le photographe amateur la soumet à JPG Magazine pour un concours de photographies. Reprise en ligne, la fillette et son sourire ambivalent sont alors surimposés à une série de catastrophes dont le naufrage du Titanic. Elle a été vendue aux enchères pour 473 000 $ sous forme de NFT en 202150.
Un autre cas, exemplaire des changements de sens au fil des plateformes, est l’image macro Distracted Boyfriend. Elle est initialement employée en 2017 sur Instagram pour inviter à se moquer d’un ami qui tombe facilement amoureux (« Tag that friend who falls in love every month51 »). Quelques mois plus tard son succès est assuré par son usage sur Facebook ciblant Phil Collins se retournant avec concupiscence vers la « pop » (rappelant les liens entre culture pop et mémétique) et sur Twitter l’image macro est associée à des commentaires pour chaque personnage. Elle devient alors plus abstraite (fig. 3).
Comme le souligne Ben Tadayoshi Pettis : « Les mèmes étant étroitement liés aux identités et aux communautés culturelles, la définition d’un mème particulier est un processus sans fin. Cela complique considérablement la tâche de l’historien du Web, qui doit d’une manière ou d’une autre enregistrer une histoire stable d’un mème intrinsèquement instable52 ».
Leur plasticité permet des variations de significations, des appropriations et des dérivés parfois éloignés de la forme initiale : ainsi la vidéo « Leave Britney Alone » est-elle détournée pour inviter à laisser Michael Jackson ou encore Miley Cyrus en paix, l’émotion étant remplacée par un ton ironique ou cynique, invitant aussi à une lecture genrée de cette viralité.
Si l’observation synchronique est délicate, la difficulté d’un compte-rendu diachronique l’est d’autant plus. Il est toutefois possible de retracer la circulation de certains phénomènes Internet de manière assez précise, comme pour le Harlem Shake. Une chronologie établie à partir d’un corpus de presse française nationale et régionale permet d’en suivre les manifestations53. Ainsi en février 2013 L’Express, TV Mag ou encore Le Figaro, La Voix du Nord et Libération consacrent un article au phénomène. Le 20 février 2013 le Harlem Shake a sa version « stade Rochelais », le 21 février 2013 c’est une version par les étudiants en STAPS dans le Loiret, suivi de près par les footballeurs girondins, Mâcon et Dijon, etc. Il n’en demeure pas moins que la viralité met au défi les sources et méthodologies historiennes.
3. Des sources abondantes mais hétérogènes
Alors qu’il est plutôt aisé de constituer de vastes corpus de phénomènes viraux, la transnationalité comme la quantité et la variété technique des données et des sources se posent comme un défi constant pour la recherche54.
3.1. Des périmètres et ambitions variés
Certaines sources sont disponibles sur le Web vivant, d’autres sont archivées. Certaines relèvent d’espaces commerciaux, d’autres d’espaces institutionnels de patrimonialisation. Certaines sont plus nationales quand d’autres sont internationales. Cet éclectisme pose évidemment la question de l’interopérabilité des données, de leur croisement, des sources à privilégier.
Ainsi peut-on distinguer des sources auxquelles est habitué l’historien, notamment celui des médias :
- La presse, si elle est rarement le premier acteur de la circulation, peut jouer un rôle d’amplificateur. Elle développe un discours sur les mèmes et se fait chambre de résonance de phénomènes particuliers (mort de Grumpy Cat en 2019 ou phénomène du Harlem Shake en 2013 par exemple). On peut ajouter ici une spécialité de la presse en ligne : les classements des meilleurs (ou des pires) mèmes de l’année.
- Tout comme la presse, le monde audiovisuel amplifie des phénomènes viraux : ainsi Numa Numa Guy inspire un Numa Remix dans South Park, le Numa Numa Chipmunk ou le Pikachu Numa Numa en 2008. Même principe pour le film inspiré des aventures de Grumpy Cat (Grumpy Cat’s Worst Christmas Ever, 2014). Déjà la série Ally McBeal avait fait du Dancing Baby, qui circulait initialement via email, un élément récurrent à la fin des années 1990. Du côté de la musique aussi, les circulations sont explicites, que ce soit pour la Hampster Dance ou encore la popularité renouvelée de Never Gonna Give You Up. Ce dernier est également intéressant, à l’instar du Harlem Shake, par les manifestations dans l’espace public qu’il entraîne, comme en témoignent le « rickroll » d’une manifestation anti-gay en 2015 par un groupe musical, les Foo Fighters. Des documentaires tels ceux abordant #FreeBritney (Framing Britney Spears, 2021) ou Pepe the Frog55, des séries comme Black Mirror ou Clickbait, accordent aussi une place importante à la viralité (tout en nécessitant une approche spécifique de ces univers fictionnels et des représentations à l’œuvre).
Des contenus exclusivement disponibles sur le Web sont également exploitables en quantité sur :
- Les plateformes de sociabilité numérique elles-mêmes (YouTube, Twitter, Facebook, etc). Elles offrent des outils de suivi de la circulation et de la popularité des contenus, comme le tri des hashtags, mais aussi des sélections de mèmes.
- Les messageries (WhatsApp, Telegram, Signal, etc.) et les systèmes nationaux de SMS. Ils sont particulièrement difficiles à observer. Une approche ethnographique reste de rigueur la plupart du temps56, possibilité qui échappe à l’historien qui arrive après ces phénomènes.
- Les imageboards, forums spécialisés faisant une large place aux images (de 4chan à 9gags), ou des plateformes plus généralistes (tumblr et Reddit), réputées pour leur capacité à générer des contenus viraux, ou encore des forums. Suivre un mème invite en effet à remonter à son origine, souvent liée à une discussion sur l’un de ces services.
- Les plateformes de patrimonialisation à but lucratif telles que knowyourmeme.com ou icanhas.cheezburger.com. Tout en compilant et documentant de manière régulière et soutenue la production des mèmes « à la source », elles participent de leur diffusion, et tirent profit de ces visites grâce à une stratégie commerciale reposant sur le merchandising et la vente d’espace publicitaire.
- Les plateformes de patrimonialisation non lucratives, à commencer par Wikipedia. Elles sont souvent moins systématiques dans la collecte et le recensement des phénomènes viraux. Elles participent toutefois à la sélection des mèmes qui « feront date ».
- Les archives du Web, qu’elles soient le fait d’initiative nationales (souvent des bibliothèques nationales, par exemple au Danemark, en Grande-Bretagne ou à la BnF pour la France) ou privées (Internet Archive). Elles sont la source sans doute la plus pérenne pour les futurs historiens de la viralité. C’est déjà le cas pour des phénomènes remontant à une dizaine d’années comme le Harlem Shake, dont une partie des contenus n’est plus disponible en ligne. Certaines institutions proposent aussi des sélections de mèmes57.
3.2. Une source pérenne : les archives du Web
Le Web archivé soulève des questions spécifiques58. Les archives du Web n’ont en effet pas pour vocation d’être exhaustives mais représentatives : il est impossible de préserver l’intégralité des contenus en ligne sur une base quotidienne et chaque institution définit ses périmètres de collectes, mais aussi leur récurrence, la profondeur de capture, etc. Les institutions d’archivage du Web conservent au final plus régulièrement des sites web institutionnels ou culturels que les contenus vernaculaires. Ceci est lié en premier lieu aux pratiques elles-mêmes : si l’on prend l’exemple de la BnF, des collectes quotidiennes de la presse en ligne sont faites, des collections spéciales sont créées à l’occasion d’évènements d’actualité59, mais l’ensemble des sites qui entrent dans le périmètre du dépôt légal sont recueillis au cours de deux collectes annuelles. Ces dernières sont susceptibles de passer à côté de phénomènes intenses, mais très courts dans le temps, qui requièrent une réactivité extrême60, s’approchant de l’archive vivante. En outre la viralité se déploie davantage sur les réseaux socio-numériques et il faut composer avec leur moindre archivage, voire leur absence d’archivage (TikTok). L’INA, qui œuvre à la préservation de l’audiovisuel en France, a en charge un périmètre plus restreint que la BnF et peut mener des collectes plus régulières sur ces sites. Il capte la viralité, notamment sur Dailymotion, YouTube (fig. 4) et Twitter, qu’il a commencé à archiver en 2013 puis à la faveur de collectes spéciales (attaques terroristes de 2015 notamment61).
Il faut également souligner des enjeux de recherchabilité dans les archives du Web : la viralité est difficile à nommer et retrouver, puisqu’elle ne s’appuie pas forcément sur un site web spécifique ou un terme de recherche unique (et qui ne sera pas forcément indexé). Le caractère visuel des phénomènes Internet dans des fonds dont la recherchabilité repose souvent sur le textuel, ajoutent à la difficulté d’étudier la reproduction des mèmes. Il faut y ajouter dans certaines institutions des politiques de dédoublonnage des éléments archivés, alors qu’au contraire le chercheur qui se penche sur la viralité s’intéressera à ces doublons qui témoignent d’une circulation intense et répétée. Notons également que l’archivage de Twitter fige un tweet à un instant t, le nombre de retweets indiqué dans l’archive étant celui qui a cours au moment de l’archivage – il ne permet pas de mesurer la popularité a posteriori. Enfin les périmètres des archivages institutionnels sont en général définis nationalement et ces phénomènes transnationaux requièrent de se déplacer d’un fonds à un autre, avec tous les changements dans les modalités de collecte, outils et interfaces que cela implique et les difficultés de fusion des corpus - l’accès aux données archivées étant limitées dans bien des pays pour des raisons de droit d’auteur aux enceintes des bibliothèques. Toutefois, les métadonnées sont parfois exportables et permettent des études transnationales quantitatives, mais dans un Web archivé dont il faut comprendre les biais, tout en appréciant leur apport pour saisir ces phénomènes.
Ainsi, à la quantité importante des sources à appréhender pour pouvoir « suivre » un contenu viral de manière consistante à la fois dans le temps et « l’espace », s’ajoute la variété des sources et données. Le travail méthodologique et technique doit en conséquence relever plusieurs défis : comment identifier les contenus à collecter en lien avec une famille de mèmes ? Comment mesurer les manques et lacunes, les bruits et silences dans les archives ou le « Web vivant » ? Comment décrire ces phénomènes formellement, notamment par leurs métadonnées ou à l’aide d’expressions régulières ? Peut-on les repérer automatiquement ou doit-on les collecter « manuellement » ? Surtout, comment les contextualiser en tenant compte des variations de sens, d’audience, de modèles économiques ou de curation des plateformes ? L’approche historienne, qui induit une attention particulière non seulement à l’égard des temporalités mais aussi des spatialités pour contextualiser un phénomène viral, invite par le croisement des sources à reconstruire un phénomène total, à la fois sociotechnique, culturel, patrimonial, politique et économique. Elle peut s’appuyer sur une lecture distante, appuyée sur des outils computationnels (par exemple Iramuteq pour l’analyse textuelle, Gephi pour la visualisation de réseaux, etc.). Mais elle ne peut s’en contenter pour saisir pleinement les circulations de sens entre communautés, l’expression d’affects qui ne sont perceptibles qu’à la faveur d’une approche hybride, saisissant des récurrences/motifs mais aussi des expressions singulières, etc. Ces phénomènes sont par ailleurs trop massifs pour permettre la seule approche qualitative. L’historien se doit autant que l’est son objet, d’être « dans la circulation et l’appropriation » à l’égard des approches développées dans d’autres disciplines : il ne peut ignorer l’approche sémiotique, comme il ne peut négliger des approches en humanités numériques (fouilles de données, analyse de sentiments, etc.), afin de concilier les échelles micro et macro qui caractérisent ces phénomènes. Cette souplesse, qui s’approche parfois de l’artisanat, et ces variations d’échelles, lui permettent de renouer malgré le caractère très contemporain de son objet avec les enjeux d’une histoire culturelle, sensible « aux contingences, aux événements et aux situations singulières » et « regard sur les perceptions et les imaginaires, incarnés dans des expressions concrètes et des usages62 ».