Commencé en 2021 au Musée du Quai Branly à Paris, le cycle de séminaires « Chiffrer et déchiffrer les empires XVIIIe-XXIe siècle » coorganisé par Emmanuelle Sibeud, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris 8, et Béatrice Touchelay, professeure d’histoire contemporaine à l’université de Lille, se prolonge cette année au Campus Condorcet à Aubervilliers1. Destiné à tous ceux, étudiants en master et en doctorat, chercheurs en quête d’un lieu de formation et de discussion sur l’histoire contemporaine des empires coloniaux, ce séminaire alterne comme l’année précédente des séances de présentation de recherches récentes et de fonds d’archives aussi nombreux que différents qui conservent des séries statistiques coloniales encore trop peu exploitées
Soutenu par deux UMR CNRS, l’IDHES Paris 8 et l’IRHiS Université de Lille, et par l’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), ce cycle participe à un programme de recherche plus vaste consacré aux statistiques coloniales et postcoloniales contemporaines qui est financé par l’ANR-21-CE41-0012 « Compter en situation coloniale et post coloniale XIXe-XXIe siècle (Afrique francophone) » (COCOLE). Il réunit des historiens, des économistes, des sociologues, des spécialistes de science politique et de gestion de différentes universités françaises (Aix-Marseille, La Rochelle, Lille, Paris1 Panthéon-Sorbonne, Paris-Dauphine, Paris-Nanterre) qui coopèrent étroitement avec des partenaires étrangers de l’Institut Marc Bloch de Berlin et de l’université de Genève pour l’Europe, et des Universités Cheikh Anta Diop (UCAD) à Dakar (Sénégal), d’Antananarivo (Madagascar) et Dschang (Cameroun) ainsi que de l’Institut d’études avancées de Saint-Louis au Sénégal. L’organisation d’un cycle de séminaires au Centre Jacques Berque à Rabat (Maroc) en 2022 (« Les chiffres au Maroc et au Maghreb XIXe-XXIe siècle ») permet d’élargir le cercle des intervenants et le champ géographique des études entreprises2. L’intervention de spécialistes d’histoire culturelle enrichirait incontestablement ce panel et la compréhension des relations interindividuelles et des rapports de forces propres au monde colonial.
L’ambition de ces programmes consiste à créer un réseau de chercheurs en sciences humaines et sociales qui utilisent les statistiques de façon critique, et plus largement qui s’intéressent aux chiffres, aux modalités de leur fabrication, à leurs usages et à leurs effets sur les sociétés qu’ils sont censés représenter. D’abord concentré sur l’ancien empire colonial français en Afrique, et par conséquent sur une partie du monde francophone, ce projet est destiné à s’élargir pour englober, à terme, d’autres empires (britannique portugais, etc.), d’autres continents et des comparaisons plus larges.
L’intérêt des jeunes chercheurs, étudiants de master ou doctorants pour le cycle des séminaires « Chiffrer et déchiffrer les empires XVIIIe-XXIe siècle » révèle que, contrairement aux idées généralement établies, les chiffres ne font pas peur aux historiens. Il montre aussi qu’une analyse minutieuse des chiffres, leur déconstruction et leur interprétation, celle des catégories sur lesquelles ils s’appuient (sexuelles, raciales, par exemple), celles qu’ils contribuent à créer (actifs/inactifs, qualifiés/non qualifiés, urbain/rural, etc.) et des archétypes qu’ils façonnent (supports de la propagande coloniale comme la figure du bon sauvage, ou de la publicité avec le zouave de Banania…) éclairent d’un jour nouveau les sociétés coloniales et postcoloniales, ainsi que l’organisation du monde contemporain. Partager avec les apprentis historiens la richesse des enseignements tirés d’un usage critique des chiffres en croisant les regards et les expériences est l’un des piliers fondateurs des séminaires et du dynamisme de la recherche entreprise dans le cadre de l’ANR COCOLE qui réunit une trentaine de chercheurs confirmés doctorants et post-doctorants.
La co-organisation par Emmanuelle Sibeud et Béatrice Touchelay d’un colloque sur « Les mesures du travail en situation impériale et leurs héritages », en juillet 2022, au Campus Condorcet a permis de croiser les regards de chercheurs britanniques, français, haïtiens, malgaches et sénégalais sur les chiffres du travail et de tester les hypothèses de recherches retenues pour les séminaires et pour l’ANR (programme présenté à la fin de cet article).
Il est un peu tôt pour évaluer les résultats de ces démarches. La fréquentation des séminaires, qui reprennent en format hybride à partir de la première séance, le 22 septembre 2022 (programme joint à la fin de l’article) donnera une première mesure de la réussite de l’initiative. Une meilleure compréhension et un meilleur usage des statistiques dans les mémoires de masters d’histoire qui seront soutenus en 2023 et l’augmentation du nombre des étudiants qui choisiront des sujets obligeant à mobiliser des chiffres (statistiques fiscales, cadastre, pouvoir d’achat, niveaux de vie ou migrations, par exemple), ou bien qui s’intéresseront à l’histoire institutionnelle des services de statistiques coloniales et postcoloniales et de leur personnel (statisticiens et parties prenantes des enquêtes), ou bien encore aux usages des chiffres pour gouverner (choix entre « la navigation à vue » et l’usage de critères plus rationnels) ou pour convaincre (chiffres et représentations des colonies), aux recensements et aux enquêtes qui accompagnent le passage aux indépendances, donneront la mesure de notre capacité à séduire.
L’objectif des séminaires est aussi de sensibiliser le monde des archivistes et des archives à l’importance des informations statistiques. Il s’agit là d’un véritable défi car les statistiques sont partout, on en trouve dans presque toutes les archives coloniales et postcoloniales. Qu’il s’agisse des statistiques officielles portant le visa des autorités politiques, des recensements et des enquêtes ou des comptabilités publiques et privées, ces chiffres sont disséminés dans les documents administratifs et privés. Les statistiques disponibles au sein des archives sont variées (relevés des passages d’automobiles au poste de police, relevés de prix sur les marchés – mercuriales, flux de marchandises, archives douanières, etc.) et dispersées dans des dossiers très différents (archives du contrôle, du commerce, archives douanières etc.). Les manuels des enquêteurs par exemple, et les recommandations vestimentaires qui s’y trouvent, ou bien les commentaires des enquêteurs sur les bulletins individuels de certaines enquêtes (description des lieux, habitations, vêtements, modes de vie, etc.) sont autant d’échos des situations coloniales en acte. La façon dont les archivistes appréhendent ces statistiques, l’intérêt qu’ils manifestent pour leur fabrication et leurs usages, apparaissent à travers la présentation d’un certain nombre d’archives publiques (Archives diplomatiques, Nantes et La Courneuve ; Archives nationales du monde du travail – ANMT, Roubaix et Archives nationales d’outre-mer – ANOM, Aix-en-Provence) au cours des séminaires de 2021-2022. Le cycle 2022-2023 donne la parole aux archivistes de fonds privés (archives bancaires) et à la présentation de la documentation conservée par la bibliothèque Alain Desrosières de l’INSEE.
Un des résultats importants du séminaire est déjà d’avoir commencé à montrer la richesse des enseignements que l’on peut tirer des statistiques pour toutes les formes d’histoire (culturelle, politique, sociale, etc.) et d’avoir fait se rencontrer des archivistes, des étudiants et des chercheurs pour en discuter. Au titre des bénéfices du projet, on peut évoquer l’intérêt suscité par la présentation d’un fonds non classé conservés aux ANOM et qui s’intitule « statistiques », intérêt qui a d’ailleurs contribué à convaincre la direction des Archives nationales et l’INSEE d’entreprendre son inventaire pour le rendre rapidement accessible à la consultation.
Du point de vue de la recherche, les travaux récents ou en cours qui sont présentés lors des séminaires montrent la richesse de l’usage critique des statistiques. Ils s’inspirent des développements de l’histoire des statistiques des années 1990 (travaux de Theodore Porter3 et d’Alain Desrosières4 en particulier, et de leurs critiques5 qui ont établi la socio-histoire de la quantification. Ils s’inspirent aussi de l’analyse de l’emprise des chiffres sur les sociétés contemporaines6 et celle des conséquences de cette emprise7 en cherchant à « déconstruire » les statistiques officielles, à préciser leur relation avec les pouvoirs politiques (« government by numbers »)8 ou économiques,9 ou avec les représentations du monde (les fondements des classifications, monde développé/sous développé, par exemple, et tout ce que cela comporte de dépréciatif, sont statistiques). Depuis ces travaux, qui ont profondément renouvelé leur approche, les statistiques ne sont plus appréhendées comme de simples techniques, ou via les seules institutions qui les produisent, mais comme des éléments structurants des organisations et sociétés qui les fabriquent et qu’elles influencent en retour. L’approche critique des statistiques et de leurs classifications permet d’éclairer la manière dont les sociétés sont ordonnées, les intentions de leurs commanditaires, la reconnaissance et les positions sociales de leurs producteurs, les moyens dont ils disposent, les relations entre enquêteurs et enquêtés et les usages des chiffres. Elle permet aussi de pointer ce que les chiffres ne disent pas (l’invisibilité de la marginalité, de la fraude ou du travail domestique non marchand, par exemple) ou ce qu’ils disent mal (la mesure des inégalités non monétaires, par exemple).
La démarche vise à attirer l’attention des chercheurs qui, soit utilisent les statistiques sans s’interroger systématiquement sur leurs origines, leurs usages ou leurs limites, soit s’en détournent parce qu’ils ne les jugent pas fiables ou parce qu’ils ne les comprennent pas.
La recherche s’engage dans deux voies déjà balisées, la socio-histoire de la quantification et l’histoire de la colonisation et de ses héritages, dont elle entend croiser les approches. Elle s’inspire des perspectives ouvertes par les histoires connectées et impériales10 pour dépasser la binarité colonisateur/colonisé11 à travers l’analyse des relations provoquées par la production de statistiques au sein de l’administration et des acteurs de la colonisation à différents niveaux (du local à l’international). Ce faisant, elle cherche à préciser dans quelle mesure les statistiques contribuent à l’asymétrie des relations entre colonisateurs et colonisés12 et à ses héritages.
L’analyse minutieuse des enquêtes (dates, fréquences, méthode, échantillons), celle du choix des enquêteurs, celle de leurs résultats permet de pointer les tensions entre les décideurs, les acteurs de la colonisation, notamment entre les groupes de pression des entreprises13, les colonisés et l’administration. En questionnant le gouvernement par les statistiques dans des territoires sans État, ou à souveraineté limitée, l’objectif est aussi d’enrichir notre compréhension des différences entre les traditions impériales14 et entre les imaginaires coloniaux.
L’approche est originale puisqu’à quelques exceptions près et jusqu’à la période récente, la socio-histoire de la quantification ne s’est pas beaucoup préoccupée des situations coloniales et post-coloniales, ni des empires, tandis que les histoires de la colonisation et des indépendances ont négligé les statistiques, jugées trompeuses ou allusives. Il s’agit à travers les séminaires et le programme ANR de susciter un regard critique sur ces chiffres, qui, « bons » ou « mauvais », existent en nombre et méritent d’être analysés pour nous informer des intentions de leurs commanditaires, du contexte et des conditions de leur production, de leurs auteurs et des ressources qu’ils ont mobilisées, de leurs usages et de leur réception. Il s’agit d’acérer les regards des historiens sur les statistiques qu’ils utilisent, de les inviter à les « décortiquer » en mobilisant la pluridisciplinarité et l’analyse critique pour savoir ce que ces chiffres, les classements et les catégories qu’ils génèrent nous apprennent des sociétés coloniales et postcoloniales d’Afrique francophone, dans un premier temps, et de leurs rapports avec la métropole et de ses héritages.
Ce programme entend aussi attirer des chercheurs vers des terrains trop peu défrichés. Ainsi, il conviendrait de mieux cerner ce que les statistiques peuvent apporter à l’histoire culturelle des mondes coloniaux et postcoloniaux. Il reste aussi à préciser comment ces statistiques contribuent à la formation des États-nations post-coloniaux15 lorsqu’il s’agit d’anciennes colonies, à s’interroger sur l’impact des modalités de fabrication et des usages des chiffres précoloniaux sur les statistiques coloniales puis à cerner les effets de l’expérience statistique coloniale sur les statistiques de la métropole ainsi que sur celles des jeunes États après les indépendances.
Des historiens ont étudié les conséquences de la généralisation des méthodes statistiques, le plus souvent importées de l’ancienne métropole, sur la standardisation des comportements, sur la conception d’une « voie unique de développement »16 ou sur la « marchandisation » de toutes les formes de richesses17. Leurs recherches largement fondées sur les statistiques ont amélioré la compréhension des mécanismes du pouvoir18, de l’impérialisme19, de la domination et de la continuité entre les périodes coloniale et postcoloniale20. Des recherches récentes sur l’administration coloniale21, la formation des administrateurs coloniaux, sur les institutions coloniales, les taxes22, par exemple, s’inscrivent dans la lignée de Cooper et Stoler23 en « repensant » le colonialisme et les liens entre savoirs et domination24. D’autres travaux25 ont mis en évidence la diversité des situations des colonies d’Afrique selon la densité de la population, la taille des territoires, la présence d’élites autochtones et les ressources humaines et budgétaires dont disposait l’administration coloniale. Aucun à ce jour n’a pris comme cible le dénominateur commun de ces territoires que sont les statistiques.
Le personnel, titulaires et vacataires (effectifs, recrutement, formation, etc.), les services statistiques (budget, locaux, relations avec les administrations coloniales, etc.), l’organisation et le déroulement des enquêtes, les objectifs de leurs commanditaires et les usages de ces données, en bref l’histoire institutionnelle, sociale et intellectuelle de la production des statistiques dans les anciennes colonies françaises d’Afrique puis dans leur héritage après les indépendances, n’ont pas été étudiés. La méthode et les objectifs des statistiques démographiques sont certes mieux connus26, mais les statistiques économiques et sociales restent dans l’ombre. Alors que la plupart des historiens s’accordent depuis longtemps sur le manque de fiabilité des outils quantifiés27, rares sont ceux qui cherchent à l’expliquer. Des travaux récents d’économistes coordonnés par Denis Cogneau (projet ANR Afristory, Paris School of Economics) s’intéressent certes au rôle des indicateurs, mais sans interroger leur construction28.
Or, de nombreuses questions, comme celle des responsabilités respectives des États (métropolitains puis souverains) et des patronats coloniaux et postcoloniaux dans la lenteur du développement économique des anciennes colonies, gagneraient à s’appuyer sur une analyse systématique des statistiques produites dans les territoires. La compréhension du rôle de ces chiffres dans le processus de colonisation puis de domination coloniale et dans le passage aux indépendances paraît nécessaire pour saisir le fait colonial, étudier l’héritage de la colonisation, mieux analyser les caractéristiques culturelles de l’immigration vers les anciennes métropoles ou plus largement l’impérialisme contemporain.
De la même façon, la compréhension des étapes de la fabrication des statistiques coloniales et postcoloniales et de leur rôle dans l’élaboration des politiques publiques (de répartition, de développement, du travail) doit être améliorée pour comprendre pourquoi elles ont été produites, pour analyser leur contribution à la construction des administrations coloniales, pour saisir leurs biais et les erreurs d’appréciations qu’elles peuvent induire. Il reste aussi à interpréter systématiquement les données disponibles en tenant compte de toute leur complexité en situation coloniale, comme le fait Westland29 pour le pouvoir d’achat dans les villes ouest-africaines. Les études sur les budgets, les salaires et les modes de vie des ménages se multiplient pour l’Afrique anglophone, mais elles sont moins nombreuses du côté francophone limitant les perspectives comparatives. Les travaux des politistes et des économistes qui mettent au point une nouvelle histoire quantitative de l’Afrique30 pour reconstituer des séries sur les finances publiques et les conditions de vie des autochtones ouvrent la voie à une meilleure compréhension des dynamiques à l’œuvre dans la production des statistiques. Il appartient aux historiens de généraliser l’approche qualitative des statistiques pour compléter ces études sérielles, ce qui ne peut se faire qu’en réseau et en croisant l’expérience des anciennes colonies et de l’ancienne métropole.
La recherche projetée s’appuie sur plusieurs hypothèses.
La première hypothèse est que l’étude historique du rôle et des transformations des statistiques coloniales et postcoloniales éclaire plus largement les mécanismes de domination par les chiffres. En saisissant le fait colonial par les statistiques, le réseau entend préciser ce que la production de statistiques enseigne sur le processus de colonisation puis de décolonisation et, plus largement, sur les mécanismes du pouvoir. L’analyse des processus de production des statistiques dans différentes configurations (politiques et géographiques) doit apporter un éclairage nouveau sur les modes de vie, les jeux d’acteurs et les rapports de force qui caractérisent l’arène coloniale et les débuts des indépendances. En incluant ou en excluant (ce qui est compté « compte », et ce qui ne l’est pas est marginalisé), en classant et en hiérarchisant, les statistiques modèlent les sociétés et les façonnent souvent à l’image de leurs commanditaires. En éclairant à la fois le quotidien et les tendances, à l’échelle individuelle et mondiale, l’étude des statistiques permet de comprendre les continuités qui, malgré les ruptures politiques (indépendances), maintiennent la hiérarchie des pouvoirs, le plus souvent au détriment des populations et des nations anciennement colonisées. Ce faisant, elle ouvre la voie à une nouvelle approche des mécanismes de la colonisation puis des indépendances et de ceux qui sous-tendent toute organisation sociale et politique, ce qui n’avait pas été fait jusqu’alors.
La seconde hypothèse est que l’examen minutieux du processus de production des statistiques complète les connaissances des historiens, spécialistes de l’histoire économique et sociale et de l’histoire coloniale et postcoloniale. Il éclaire des interrelations entre personnes et institutions, met en évidence des hiérarchies internes aux administrations ou des tensions qui se manifestent au moment de la rédaction des rapports, de la fourniture des données ou de leur interprétation. Certaines statistiques comme les statistiques de prix ou les statistiques commerciales ou douanières informent sur des aspects de l’activité qui sont difficiles à saisir, comme les modes de vie, les consommations des populations, le mimétisme ou l’imitation des comportements des colons. La compréhension des statistiques conforte l’analyse des hiérarchies entre différentes catégories d’acteurs : (administrations/administrateurs, colonisés/colonisateurs, enquêteurs/enquêtés).
Troisième hypothèse, la déconstruction des indicateurs et la reconstitution minutieuse des étapes de leur fabrication31 permettent de préciser dans quelle mesure ils sont influencés par les sociétés qu’ils sont censés représenter et comment en retour, ils influencent ces sociétés. Elle informe aussi sur la nature et les attentes de leurs commanditaires et utilisateurs, sur leurs producteurs (statisticiens, enquêteurs, intermédiaires des enquêtes), leur formation, leur recrutement et leurs réseaux, leur carrière, leurs relations avec les « élites » nationales, régionale et locales.
Ainsi pour résumer, le programme vise à faire prendre les statistiques pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des conventions résultant d’accords qui, à un moment donné, reflètent des situations, des rapports de force et un certain équilibre, et comme un élément de langage qui n’est pas simplement un instrument de mesure ou de classement, mais qu’il convient d’interroger pour apprendre tout ce qui est possible sur leurs auteurs, leurs commanditaires, les relations entre les partenaires mobilisés dans leur fabrication, leur diffusion et leur impact sur les sociétés qu’ils informent. Croisant les regards des historiens sur ces statistiques en les « décortiquant », il vise à comprendre ce qui se cache derrière la simplification des faits par les nombres, à savoir ce qu’ils ne décrivent pas ou mal, ce qu’ils dissimulent, à analyser les silences des statistiques qui contribuent à la fois à « invisibiliser » (activités domestiques, travail des femmes) et à mettre au premier plan (production marchande), qui modèlent aussi une réalité conforme aux attentes de leurs commanditaires. Les axes de recherche retenus visent à mieux comprendre l’importance actuelle des statistiques, à en préciser les enjeux en termes de politique publique, d’indépendance et de souveraineté nationale comme à tous les niveaux (individuel, national, international).
En cherchant à relier les chercheurs et les archivistes dans un projet de socio-histoire de la quantification en situation impériale, il s’agit d’enrichir les réflexions sur le principe de souveraineté32 et l’héritage de la colonisation33 et d’impulser une réflexion collective sur la signification du rejet des statistiques34 comme manifestation politique d’une révolte à bas bruit contre l’autorité. Un vaste chantier en perspective.