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 Editorial

Jean-Marc Chouvel
juin 2013

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1La métaphore fut longtemps le seul outil pour naviguer entre les arts. Et ce n’est sans doute dans un premier temps qu’à une indigence de la langue que l’on a dû ce croisement du vocabulaire qui a autorisé les couleurs orchestrales et les rythmes visuels. Le formalisme commun proposé par la connaissance scientifique autour de la propagation d’onde a nourri le fantasme d’un substrat théorique partagé. Quelques approximations sur la notion d’harmonie ont renforcé le prestige de cette navigation hasardeuse. Peu importe après tout si la rigueur scientifique ne trouvait pas son compte dans ces escapades sémantiques. L’enjeu véritable de l’aventure était de rejoindre un autre plan de la conception artistique. Un art est comme aimanté par sa limite, par le champ aveugle de ses impossibilités. Représenter le musicien en train de jouer, le visage en train de chanter, était un défi pour le peintre, et donner l’illusion du paysage fut aussi un défi pour le symphoniste. L’art se nourrit de ce type d’illusion, à la fois pour exacerber les ressources de sa virtuosité et pour exaspérer ses limites. On peut reconnaître, dans ce principe d’ingérence, la quête d’une fonction métaphysique, et sans doute universelle, de la création. Car ce n’est pas une question de « violon d’Ingres », c’est-à-dire un doux divertissement de dilettante, que ces incursions menées dans le territoire de son autre irrémédiable. Ce n’est pas le côté toujours un peu douteux de l’analogie qu’il faut retenir de ces insistantes escapades dans une dimension interdite. Non, il s’agit de quelque chose de plus fondamental : il s’agit de réparer la coupure originelle de l’espace et du temps, de donner une chance à leur rencontre et à leur noce.
Si Hegel devait reprendre aujourd’hui son entreprise de classification des beaux-arts, il serait sans doute confronté à un problème qui n’avait pas lieu d’être à une époque où les distinctions du sensible corroboraient les clivages académiques entre les disciplines artistiques. Dès la fin du dix-neuvième siècle, dans l’effervescence des découvertes scientifiques qui allaient aboutir à la dualité onde-corpuscule, commencent à émerger un nombre considérable de travaux explorant les frontières conceptuelles entre les sensations et entre les arts, cherchant explicitement à les faire exploser. Les correspondances poétiques, A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, les tentatives fusionnelles ou synesthésiques, ont formé un terreau que les nouveaux moyens techniques de présentation, d’exposition et de projection sonore et visuelle ont définitivement permis d’installer dans le paysage artistique.
Mais comment s’opère cette nouvelle phase de l’art qui vise à la multisensorialité ? Quelles sont les modalités créatrices de ces passages de plus en plus transparents, quelle est l’essence du geste commun et du mouvement partagé, quelle est la logique des échanges fertiles qui se développent désormais au sein même des pratiques artistiques ? Qu’est-ce qui garantit que la multiplication des médias n’est pas un plaquage fortuit qui tente de faire sens d’un non-sens ?
En s’appuyant sur la description d’expériences singulières, ce numéro de Filigrane souhaite aborder les questions fondamentales de « ce qui fait connivence » entre la musique et les arts dits « plastiques ». Mais plus encore, il essaie de poser la question de ce qui est principiel dans tout moment de création et dont la modalité de révélation dans une forme ou une autre n’est après tout que contingente.
Un nouveau régime de l’œuvre d’art a assimilé la nature physique et physiologique de cette contingence. L’entrée dans l'Ère numérique n’est pas pour rien dans ce chamboulement des limites. Pour la première fois en effet, une œuvre n’est plus définie par la spécificité de son domaine matériel, pour la première fois, tous les arts partagent le même support, à travers un codage méticuleux de l’information qu’ils transmettent. Certes, la sculpture résiste encore un peu par rapport à la peinture. Certes, il n’est pas plus question de parler d’aura qu’à l’heure de la « reproduction mécanique ». Mais la réalité est que les œuvres circulent plus que jamais, parlent plus que jamais, et qu’au fond le recueil de poème, la reproduction du tableau ou l’enregistrement du concert ne sont jamais que des fichiers voisins dans un même dossier, que des quantités de bits codées par des formats différents mais partageant la même capacité d’adressage. Dès lors on ne compte plus les programmes qui opèrent des transmutations de données et qui réalisent en temps réel des lectures plastiques de la musique ou des conversions musicales du graphisme. Au point que cette convergence impossible qui a irrigué l’histoire de l’art devient une réalité pratique presque banale.
Et si, au fond, la séparation de l’espace et du temps n’était qu’une affabulation conceptuelle ? Que ce soit par l’usure des catégories ou par la magie d’une pensée qui découvre qu’elle ne sait pas se scinder aussi radicalement en constituants primaires, l’idée de relire aujourd’hui les relations entre musique et arts plastiques, de rouvrir ce dossier maintes fois compulsé, pourrait bien révéler quelques surprises.

Citation   

Jean-Marc Chouvel, « Editorial», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Musique et Arts plastiques, mis à  jour le : 04/09/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=544.

Auteur   

Jean-Marc Chouvel