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Rémy Campos et Nicolas Donin (éd.), L’analyse musicale, une pratique et son histoire, Genève, HEM-Droz, 2009, 456 p.

Jean-Marc Chouvel
mai 2011

Index   

1Cet imposant ouvrage tend explicitement à combler un manque dans l’épistémologie d’une discipline, l’analyse musicale, largement pratiquée, que ce soit dans les conservatoires ou dans les universités. Son centre de gravité est essentiellement français ou francophone, et sa couverture historique fait le lien entre l’analyse motivique, issue de l’engouement pour le Wagnérisme, et la sémiologie de Jean-Jacques Nattiez. On ne trouvera dans les articles qui composent ce recueil quasiment aucun développement sur des théories analytiques qui sortiraient de ce contexte. Par exemple, les analyses liées à des théories comme celles proposées par Riemann ou Schenker, auteurs dont l’aire d’influence reste notoirement anglo-saxonne, sont à peine mentionnées, malgré l’intérêt récent de quelques chercheurs francophones pour ces questions. Aucune place n’est faite non plus aux avancées les plus marquantes de la discipline depuis ces vingt dernières années, et la vision proposée de la contribution de la psychologie de la musique et des sciences cognitives est pour le moins réductrice (p. 18 et p. 28). C’est un choix méthodologique assumé, mais dont on peut interroger la nécessité, d’autant qu’il risque de donner de la discipline en question une image bien surannée… D’autre part, le centrage sur le niveau immanent et la pratique paradigmatique est patent, au point que le même diagramme (certes célèbre) de l’analyse d’une mélodie du XIVe siècle par Nicolas Ruwet se retrouve (certes dans des typographies différentes) dans deux articles (p. 109 et 435), sans pour autant qu’aucune place ne soit donnée aux nombreuses discussions et critiques auxquelles ledit diagramme a pu donner lieu…

2Un des articles les plus intéressants du recueil est sans conteste celui qu’a rédigé Nicolas Donin pour l’introduire. C’est à partir de lui qu’on peut comprendre le projet du livre, et dégager une perspective épistémologique pour le travail qu’il représente. Nicolas Donin reprend à la sociologie des sciences de Bruno Latour, l’idée qu’il convient de réévaluer l’importance des savoir-faire dans l’activité scientifique, et procéder pour cela à une mise à distance de l’objet « analyse », un « estrangement » dont l’objectif serait de « mieux la comprendre, la pratiquer, l’enseigner » (p. 21). Elle devient alors un objet « pour l’histoire ; pour l’anthropologie ou la sociologie ; pour l’informatique ; enfin pour une musicologie générale » (id.). Ces quatre directions épistémologiques sont celles qui ordonnent le livre. Mais la première, comme l’indique le titre de l’ouvrage, est majoritairement privilégiée. Cela donne l’occasion de laborieuses exhumations, comme celle à laquelle se livrent les deux éditeurs au sujet de l’activité analytique qui a accompagné le wagnérisme, ou l’article de Sophie Maisonneuve sur les commentaires discographiques des années 1910 à 1950. De nombreuses tentatives analytiques sont passées au crible, dans des genres assez divers : Olivier Roueff donne un aperçu captivant de l’analyse du Jazz dans l’entre-deux guerre, en décryptant avec minutie les présupposés des auteurs de ces analyses révélant des « points de vue » (des points d’écoute) qui nous informent autant sur les auteurs des analyses que sur les œuvres analysées ; Gianmario Borio se penche sur la réception de l’œuvre de Debussy par les compositeurs sériels, avec le même genre de constat ; Esteban Buch commente les enjeux de pouvoir et de préséances théoriques qui ont opposé Frisch et le music criticism au Forte de la set theory, autour de l’analyse de Schœnberg ; François Delalande propose un aperçu synthétique des pratiques de transcription nécessaires à l’analyse des musiques électroacoustiques telles qu’elles se sont développées dès les premières œuvres des années 1950. On a, à travers ces études, de nombreux cas symptomatiques des carences de l’analyse, ou de ses difficultés à s’approprier son objet. Les textes de Kofi Agawu et de Xavier Bisaro tentent de rendre leur part à une tradition orale de l’analyse et à une description des procédures pédagogiques, alors que la traduction d’un texte de 1994 par Marion A. Guck, « Fictions analytiques », vient opportunément poser la question du rapport entre « un arrière plan de croyances » et des « structures musicales qui monopolisent l’attention » au premier plan, à travers une subtile analyse du vocabulaire des analystes. On doit aussi à Marc Chemillier et à Jonathan Goldman deux textes sur l’analyse paradigmatique, l’un pour expliciter l’influence de Gilbert Rouget dans l’émergence de ce concept, et l’autre pour promouvoir l’usage de l’informatique dans sa pratique. Alexander Rehding montre quant à lui, à partir d’un problème d’interprétation du texte musical de la Sonate pour piano, opus 106, « Hammerklavier » de Beethoven, l’importance philologique de l’analyse et les différences que des traditions théoriques peuvent induire sur le choix de telle ou telle option. L’ensemble de l’ouvrage tend d’une part, pour reprendre les termes de Nicolas Donin, à une « exploration pragmatique du concept d’analyse », et d’autre part à une « généalogie des opérations analytiques ». Il se conclut par un article où Rémy Campos tente de faire une histoire de l’analyse musicale en France au XXe siècle, mettant en avant les enjeux institutionnels de cette pratique.

3La considérable somme d’informations contenue dans ce livre constitue un effort sans précédent en langue française pour dresser le bilan d’un champ disciplinaire en plein bouleversement au cours de la période considérée, même si la période en question ampute la discipline de ses origines historiques les plus profondes et de ses développements les plus récents. On peut se demander ce qui a nécessité la réalisation d’un tel ouvrage aujourd’hui et sous cette forme. Sans doute l’impression, pour une nouvelle génération d’analystes, d’avoir subi un appareil conceptuel dont les tenants et les aboutissants n’étaient pas suffisamment explicités, dont le projet était compromis dans des conflits de scientificité, entre la banalisation de procédures ordinaires peu efficaces et la surestimation de complexités théoriques plutôt vaines. La nécessité d’une démarche épistémologique rejoint-elle la mode de l’évaluation qui envahit toute la sphère sociale ? Peut-être faut-il y voir aussi un désir d’empirisme. Ne vaut-il pas mieux en effet se rapprocher des réalités pratiques, se livrer à un déchiffrage et à une critique des discours avérés, plutôt que de s’investir une fois de plus dans un renouvellement de la capacité théorique promis à cette même érosion du temps que l’on peut constater à chaque page pour les essais antérieurs ? Enfin il y a sans doute aussi cette satisfaction d’être « analyste de l’analyse », au-dessus de la mêlée ou, pour reprendre les termes de Nicolas Donin, dans la « suspension provisoire de son engagement personnel dans (ou hors de !) la pratique de l’analyse » (p. 32).

4Au fond, l’auteur de ce compte-rendu peut avoir l’impression de faire un commentaire de commentaire de commentaire. C’est sans doute un des risques de la prise de conscience exégétique et cela peut donner un sentiment de vertige, mais aussi de perte de repères. Peut-être que cet ouvrage doit être lu, au fond, comme un plaidoyer pour revenir de toute urgence au plus près de l’objet initial de toutes ces enquêtes : la musique.

Citation   

Jean-Marc Chouvel, «Rémy Campos et Nicolas Donin (éd.), L’analyse musicale, une pratique et son histoire, Genève, HEM-Droz, 2009, 456 p.», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], L'individuel et le collectif dans l'art, Numéros de la revue, Comptes rendus de lecture, mis à  jour le : 31/01/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=268.

Auteur   

Jean-Marc Chouvel