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Les mobilisations sonores pendant la révolution de Maïdan : entretiens avec Liubov Morozova

Louisa Martin-Chevalier et Liubov Morozova
décembre 2023

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1441

Résumés   

Résumé

Il s’agit d’un entretien avec Liubov Morozova, qui a joué un rôle actif durant ces mois de contestations, filmant, enregistrant et documentant les mobilisations sonores pendant les événements de Maïdan, crise majeure dans l’histoire post-soviétique de l’Ukraine. Celle-ci se remémore, dans le cadre de cet entretien, ces événements qu’elle a suivis au quotidien, tout en se replongeant dans ses archives personnelles précieuses, qu’elle a souhaité intégrer à ses réponses. Elle répond à mes interrogations concernant la place de la musique lors de ce mouvement contestataire qui a eu des incidences notables sur l’évolution géopolitique de l’Ukraine. À l’image de la place Tahrir ou Gezi, Maïdan devient le synonyme du combat pour la liberté, la démocratie et la dignité humaine.

Abstract

This is an interview with Liubov Morozova, who played an active role during those months of protest, filming, recording and documenting the sound mobilizations during the Maïdan events, a major crisis in Ukraine’s post-Soviet history. In this interview, she recalls the events she followed on a daily basis, while delving into her precious personal archives, which she wished to include in her answers. She answers my questions about the role of music in this protest movement, which had a significant impact on the geopolitical evolution of the Ukraine. Like Tahrir Square or Gezi, Maïdan has become synonymous with the fight for freedom, democracy and human dignity.

Index   

Index de mots-clés : Ukraine, Maïdan, Mobilisations sonores.

Texte intégral   

1. Introduction

1« Le matin du 7 décembre 2013, lorsque Markiyan Maceh de Lviv a installé le premier piano révolutionnaire1 devant les militaires et à côté de l’administration présidentielle à Vulutsya Lyuteranska, il ne pouvait pas soupçonner l’ampleur des troubles que cela provoquerait », écrit Liubov Morozova quelques mois après les événements qui ont lieu place Maïdan (« Sounds of Maidan », 2014). Ancienne directrice artistique de l’Orchestre symphonique de Kyiv (2018-2022), elle répond à mes interrogations concernant la place de la musique lors de ces mouvements contestataires récents qui ont eu des incidences notables sur l’évolution géopolitique de l’Ukraine. En effet, la révolution de Maïdan – qualifiée de « coup d’État » par Poutine – commence fin novembre 2013 pour dénoncer les inflexions pro-russes du président ukrainien Ianoukovitch. Investissant la place de l’Indépendance – Maïdan Nezalezhnosti en ukrainien – des Ukrainiennes et des Ukrainiens dressent des tentes et construisent des barricades, se réunissent et échangent autour de leur mécontentement et de leurs aspirations à se détacher de la tutelle de la Russie. À l’image de la place Tahrir ou Gezi, Maïdan devient le synonyme du combat pour la liberté, la démocratie et la dignité humaine (Shukan, 2016). Ce mouvement contestataire – appelé Maïdan en référence à cette place centrale de Kyiv occupée par les manifestantes et les manifestants – durera jusqu’à l’annexion de la Crimée à la fin du mois de février 2014, devenant ainsi le point de départ de la guerre du Donbass qui se poursuit aujourd’hui.

2Depuis des siècles, la place Maïdan est le théâtre d’événements culturels, politiques et historiques qui revêtent une grande importance pour la population ukrainienne. La musique a joué un rôle important lors de ces célébrations, à l’image des nombreuses activités musicales qui ont lieu pendant les événements de 2013-2014, sur la scène de Maïdan ou dans les rues, ou à l’image du désormais célèbre piano révolutionnaire de Maïdan. Liubov Morozova a joué un rôle actif durant ces mois de contestations, filmant, enregistrant et documentant cette crise majeure dans l’histoire post-soviétique de l’Ukraine. Celle-ci se remémore, dans le cadre de ces entretiens, les événements de Maïdan qu’elle a suivis au quotidien, tout en se replongeant dans ses archives personnelles précieuses, qu’elle a souhaité intégrer à ses réponses.

3L’entretien avec Liubov Morozova a été réalisé en deux fois, par visioconférence, les 11 et 27 septembre 2023, en anglais et en ukrainien, après qu’elle a reçu les questions en amont (à sa demande). Leah Batstone, musicologue spécialiste de la musique en Ukraine au xxe siècle et directrice artistique du Ukrainian Contemporary Music Festival, a aidé à la traduction de l’ukrainien vers l’anglais. J’ai réalisé la traduction en français.

4Des travaux expérimentaux ukrainiens consacrés à « faire entendre la guerre » sont actuellement en cours comme ceux menés par le groupe Ukrainian Artistic research on War Experiences LISTEN LIVE « Land to return, land to care2 » ou encore « Ukrainian women creators with their weapons », créé par les compositrices Karmella Tsepkolenko (1955), Hanna Kopiika (1983), Asmati Chibalashvili (1986) et Kira Maidenberg-Todorova (1985) depuis mai 2022, dont les œuvres sont composées d’après des poèmes d’écrivaines ukrainiennes. Il s’agira de poursuivre ces réflexions dans le contexte actuel en interrogeant les enjeux liés à la violence inhérente au conflit, les enjeux de genre et aux incidences de l’exil sur la création artistique.

2. Entretien

5Au moment de la révolution de Maïdan, pouvez-vous nous parler de votre activité professionnelle ?

6Pendant la révolution de Maïdan, j’écrivais des critiques de concerts et des annonces pour la revue Kommersant en Ukraine [un quotidien économique], une publication détenue intégralement par des Russes. À l’époque, les événements de Maïdan étaient à peine couverts par la presse, à l’exception de quelques médias d’opposition (principalement Hromadske TV Channel et Channel 5). Comme il était important pour moi de montrer mon engagement civique, j’ai d’abord rejoint les manifestations de Maïdan, mais j’ai ensuite réalisé que la distance qui séparait Maïdan – en tant que place centrale de la capitale – de la résidence du président en exercice était trop importante pour qu’il réagisse, ou du moins qu’il se sente menacé. Ironiquement, le slogan populiste de la campagne présidentielle de Ianoukovitch était « J’écouterai tout le monde ». Mais en réalité, il n’a entendu que la voix du Kremlin.

7Comment s’est manifesté votre engagement pendant la révolution de Maïdan ? Vous parlez d’un « pèlerinage »…

8Début 2014, un petit groupe (jusqu’à 20 personnes) de « pèlerins » (en fait, des activistes de diverses confessions religieuses, plusieurs athées) s’est formé et a trouvé une faille dans la barrière de police qui empêchait les manifestants de s’approcher de la résidence de Ianoukovitch. Les colonnes de manifestants s’arrêtaient périodiquement à 500 mètres de l’entrée principale. Ils n’étaient pas autorisés à aller plus loin. Une petite église a été construite près de l’« entrée arrière » quelques années avant ces événements. Elle a été construite sur le site d’un grand monastère. Cet endroit était appelé le « puits des cloches » ; selon la légende, il y avait des sources dans ce périmètre dans lesquelles les moines attachaient de petites cloches. L’eau les mettait constamment en mouvement, de sorte qu’un tintement mélodieux pouvait être entendu partout sur la pelouse.

9Étant donné que la loi autorise tous les pèlerins à assister à l’office, la police et la Berkut [surnommées aigle royal, ce sont des anciennes unités spéciales servant de police antiémeute et dépendent du ministère de l’Intérieur] ont dû nous laisser passer. En général, ils nous accompagnaient jusqu’à l’église, se tenant autour de nous et nous encerclant avec leurs armes. Ils s’attendaient toujours à des provocations de notre part. Une fois, ils ont aligné dix-neuf bus de leur unité pour faire face à dix-neuf pèlerins, ils avaient tellement peur de nos marches quotidiennes Je voulais que l’on nous entende au moins un peu de l’autre côté de la barrière, et c’est ainsi qu’à Noël [célébré le 7 janvier selon le calendrier orthodoxe] j’ai emmené des chanteurs qui chantaient de manière sonore des chants de Noël [on peut voir et entendre ce moment sur la vidéo que Liubov a filmée3]. Le dernier voyage a eu lieu le 19 janvier, jour de la fête de L’Épiphanie. C’est alors que Maïdan est entré dans sa deuxième phase sanglante et qu’il est devenu impossible de poursuivre notre « pèlerinage ».

10Pourquoi la place Maïdan a-t-elle été l’épicentre des manifestations ? Peut-on dire que dans l’histoire post-soviétique de l’Ukraine, la place Maïdan a été au cœur des mouvements de contestations ?

11Le cœur des manifestations est resté sur la place Maïdan et dans les rues avoisinantes [d’autres lieux de contestations ont cependant émergé, notamment dans l’est du pays]. En dehors du périmètre des tentes des manifestants, Kyiv a vécu un quotidien normal, comme si rien ne se passait. Les journaux officiels n’ayant pratiquement pas parlé des manifestations, de nombreux habitants de Kyiv n’avaient pas du tout entendu parler de la révolution de Maïdan.

12Il y a trois « Maïdan » en Ukraine : La Révolution de granite [mouvement étudiant qui a eu lieu du 2 au 17 octobre 1990, qui demandait la démission du Premier ministre Vitaliy Massol et la mise en place de nouvelles élections] ; la Maïdan orange [manifestations qui ont eu lieu à la suite de la proclamation le 21 novembre 2004 du résultat du deuxième tour de l’élection présidentielle donnant la victoire à Ianoukovitch ; elles sont organisées par Viktor Iouchtchenko et Ioulia Tymochenko] et la Révolution de la dignité (également appelée Euromaïdan ou Révolution de Maïdan [c’est cette appellation qui sera choisie dans l’article], même si, en fait, les principaux appels à un retour aux valeurs démocratiques ont été lancés après l’utilisation d’armes contre les manifestants qui souhaitaient revenir à une ouverture politique vers l’Europe).

13J’ai vu la Révolution de granite à la télévision, c’était en 1990 et je n’avais que 9 ans. Et malgré le fait que mon père était membre du Parti communiste, je me souviens de la sympathie générale (y compris celle de ma famille) pour les étudiants affamés avec des bandages blancs sur le front. Il est intéressant de noter que les leaders de ce mouvement sont devenus par la suite des personnalités culturelles influentes. Markiyan Ivashchyshyn a notamment fondé l’emblématique restaurant artistique Dzyga à Lviv, et Oles Doniy a fondé un certain nombre de clubs artistiques à Kyiv et à Kharkiv, sous le nom de The Last Barricade. Dzyga et Last Barricade sont tous deux connus pour leurs nombreux festivals et projets artistiques.

14Contrairement à la période de la Révolution de granite, j’étais plus proche de la Révolution orange de 2004 ; j’ai étudié à l’Académie nationale de musique, qui est située sur la place Maïdan même, juste à côté du monument de l’Indépendance. Je me souviens de ce moment non seulement à cause de ses symboles orange, mais aussi à cause du slogan « Ensemble, nous sommes nombreux ». Ce slogan correspondait tout à fait à l’esprit de ces contestations. Très vite, le groupe Grindzholy en a fait une chanson4, avec laquelle il s’est même présenté au Concours Eurovision, mais sans grand succès. La chanson est un ensemble de chants sur lesquels on peut se réchauffer en sautant sur la place Maïdan en hiver !

15La Révolution de Maïdan a commencé au même endroit, mais à une échelle beaucoup plus grande que les deux précédentes. L’un des symboles de la révolution, le « yolka » [arbre de Noël], est apparu entre la stèle et l’Académie nationale de musique. La dispersion des manifestants – pourtant pacifiques – le 30 octobre a eu lieu sous prétexte de l’installation de cet arbre de Noël. La foule en colère qui est descendue dans la rue le 1er décembre 2013 a accroché des drapeaux et des slogans sur le cadre de l’arbre. Le mot « yolka » a été inventé par le président Ianoukovitch lorsqu’il ne se souvenait plus du nom ukrainien (il était russophone dans la vie de tous les jours). La foule s’est rassemblée sur la place Maïdan, dans la rue Khreshchatyk jusqu’à la Philharmonie [Théâtre philharmonique national]. La musique, en tant que mouvement de contestation non violent, est devenue un symbole de la Révolution de la dignité et a continué à être entendue même pendant les jours les plus sombres de Maïdan.

16Avez-vous ressenti que le rôle de la musique avait évolué pendant ces semaines de protestations ?

17Je ne peux pas affirmer que la musique a directement influencé le cours des événements pendant la Révolution de Maïdan. Nous aimerions croire en la possibilité d’un changement social et politique par le biais de la culture, mais malheureusement, cela ne suffit pas. L’impuissance de la musique classique à améliorer le monde a été prouvée par la Seconde Guerre mondiale : le Troisième Reich a exalté la musique classique et des personnes ont été exécutées au son des œuvres éternelles de Bach. Je n’utilise pas l’expression « front culturel », mais je pense plutôt que la guerre que la Russie a déclenchée immédiatement après les événements de Maïdan en 2014 est une guerre contre la culture ukrainienne en tant que manifestation de l’identité. La musique pendant Maïdan était l’une des manifestations de cette identité.

18À mon avis, la musique pendant Maïdan était importante pour garder à l’esprit les valeurs universelles et ne pas désespérer, même dans les moments les plus difficiles. Elle a occupé différentes fonctions. Les cloches de la cathédrale Saint-Michel ont sonné dans la nuit du 11 au 12 décembre, celles qui avaient depuis longtemps pour fonction d’avertir dun danger. Le piano qu’Oleh et son fils Markiyan Macekh de Lviv ont installé le 7 décembre dans la rue Bankova, devant le cordon de soldats qui n’étaient pas autorisés à s’approcher du bureau présidentiel, démontrait les intentions pacifiques des manifestants (voir photographie).

Exemple 1 : Markiyan Macekh jouant du piano le 7 décembre 2013 rue Bankova, photographie prise par Andrey Meakovsky et Oleg Macekh

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19Plus tard, ces « pianos révolutionnaires », apparus dans d’autres rues de Kyiv et d’autres villes ukrainiennes pendant les événements de Maïdan, ont permis aux manifestants d’exprimer leur créativité et de rassembler des personnes partageant les mêmes idées autour de l’instrument. D’autres sonorités ont été entendues comme celles de la trompette ; Kostyantyn Oliynyk, un habitant de Kharkiv, a joué de la trompette dans les endroits les plus agités de Maïdan ; il a joué sous les tirs dans les rues Hrushevskoho et Instytutska, soutenant la résistance des manifestants5.

20La croyance dans les pouvoirs guérisseurs de la musique a conduit quatre Houtsoules [population montagnarde vivant principalement dans les Carpates] de Verkhovyna à jouer de la trembita6. Selon les croyances populaires, la trembita est censée éloigner les mauvais esprits. Les Houtsoules ont donc joué quatre tremblitas en hromovytsia (un épicéa frappé par la foudre) devant le cordon militaire de la rue Hrushevskoho pendant les journées les plus froides et les plus violentes du début du mois de février 20147.

21Toujours dans la rue Hrushevskoho, les femmes qui livraient de la nourriture aux manifestants tapaient régulièrement sur des réservoirs rouillés. Bien sûr, il ne s’agissait pas de musique au sens étymologique du terme, mais les événements de la rue Hrushevskoho sont devenus une sorte de mystère de rue.

22Ainsi, je peux noter que l’intensification des manifestations a conduit, à chaque fois, à l’émergence d’instruments plus bruyants qui avaient également une fonction sacrée ou mystique (cloches, tremblants, chars de frappe), et le piano symbolisait la dimension pacifique de la protestation.

23Vous évoquez dans vos articles l’affrontement violent qui a lieu à Vulutsya Grushevskogo entre les militants du Maïdan et les milices, dans la nuit du 24 au 25 janvier (2014), comme le montre la vidéo YouTube, intitulée Un extrémiste s’est emparé du piano. Pouvez-vous nous en parler ?

24Comme je l’ai mentionné plus haut, le piano symbolisait la dimension pacifique des manifestations. Cette vidéo YouTube montre que les prétendus extrémistes ne sont pas des « têtes brûlées », mais des personnes culturellement éduquées qui veulent une vie meilleure pour leur patrie. Je voudrais également souligner que le jeu du manifestant, dont le visage est caché sous une cagoule (symboliquement, le nom de ce couvre-chef vient d’une ville de Crimée), n’était pas un acte public. Il jouait avant tout pour lui-même. L’« extrémiste » s’appelait Bohdan Dniprov et a déclaré lors d’une interview : « Lorsque les combats ont commencé dans la rue Hrushevskoho, il était impossible de passer à côté de l’instrument, et à chaque fois, je m’asseyais et jouais quelque chose. Plus tard, je me suis procuré des partitions, j’ai appris des morceaux, puis je me suis assis et j’ai commencé à écrire de la musique. C’est à ce moment-là que je suis né en tant qu’être humain. Je suis né pour la deuxième fois, pour ainsi dire. J’ai commencé à m’intéresser à la culture. Après Maïdan, j’ai commencé à jouer. J’ai commencé à me demander qui j’étais, pourquoi je le faisais, ce que je faisais. J’ai commencé à ne pas vivre pour moi8. »

25À l’image d’Orchestre debout [orchestre participatif né lors du mouvement citoyen parisien Nuit Debout en 2016], un « ensemble musical de Maïdan » a-t-il été formé ?

26Pour être honnête, je n’ai jamais entendu parler d’un tel ensemble.

27J’ai lu que de nombreuses œuvres du répertoire traditionnel ukrainien étaient chantées pendant les événements de Maïdan. Vous souvenez-vous de certaines de ces mélodies ?

28Il est intéressant de noter que les paroles de certaines chansons folkloriques ont été transformées. Par exemple, « Le pin brûlait, il brûlait » est devenu « Le pneu brûlait, il brûlait » (en lien avec l’incendie de vieux pneus pendant les manifestations9).

29La chanson des insurgés Lenta za lenta était également souvent jouée sur la place10. Contrairement aux chansons lyriques telles que What a Moonlit Night, Oh in the Cherry Orchard ou le tube des années 1970, Chervona Ruta, tout le monde ne connaissait pas les paroles de la chanson des insurgés, mais elle était jouée sur scène par des musiciens professionnels.

30Je voudrais également mentionner la chanson Plyve kacha po tysyni du groupe a cappella Pikardiyska Tertsiya de Lviv. Cette chanson a été enregistrée lorsque Maïdan a fait ses adieux aux morts en février 201411. Par la suite, le groupe Pikardiyska Tertsiya a exclu cette chanson de son programme de concert, car elle était devenue plus qu’une simple musique.

31Quel rôle a joué l’hymne ukrainien ?

32De sa fonction solennelle, l’hymne s’est transformé en un symbole qui a uni des centaines de milliers de personnes. Dès novembre 2013, une tradition a été instaurée sur la place Maïdan, qui consistait à chanter l’hymne national toutes les heures. Peu importe ce que les gens faisaient, lorsque l’hymne était joué, ils essayaient de s’arrêter, de presser leur main droite contre leur cœur et de commencer à chanter. Cela a donné un sentiment d’unité dans la lutte pour l’avenir du pays. Au-delà de la place Maïdan, l’hymne a été joué dans les escaliers mécaniques du métro lorsque les gens se rendaient à une manifestation, ou même dans les quartiers les plus reculés de Kyiv lorsque les jeunes rentraient chez eux.

33Y a-t-il eu des chansons ouvertement protestataires ? Des chansons composées pendant Maïdan ?

34Oui, j’ai mentionné l’une d’entre elles ci-dessus – Burning Tyre. Une autre chanson populaire était Guitar Overkill du présentateur de télévision Michael Shchur (pseudonyme de Roman Vintoniv) sur Viktor Ianoukovitch12. Le journaliste de Hromadske TV, Bohdan Kutepov, a également créé une sorte de hip-hop à partir d’une interview de l’homme politique du Parti des régions13 Mykhailo Chechetov14. Dans cette interview, il répétait constamment les mêmes thèses sur la yolka et sur le fait que « les politiciens ont volé un morceau de bonheur aux enfants ».

35Aujourd’hui, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, la langue russe ainsi que toute référence culturelle à la Russie sont rejetées car symbolisant le caractère colonialiste du pays. Était-ce également le cas pendant les événements de Maïdan ?

36Non, pendant les événements de Maïdan, le russe était très répandu. De plus, à cette époque, les Ukrainiens croyaient encore qu’il était possible d’influencer la société russe et que le problème ne venait pas de la société elle-même, mais du président et des propagandistes. En particulier, les « voix de Maïdan » ont lancé des appels en russe sur scène15. Les Ukrainiens ukrainophones et russophones ont participé à des actions communes, et le terme « nationaliste ukrainien russophone » a été largement utilisé.

37Comme dans tous les conflits du monde, ces rassemblements sont parfois aussi l’occasion de revendications parallèles de nature ultranationaliste, raciste, antisémite ou autre. Y a-t-il eu des actions de cette nature ?

38Non, je ne me souviens d’aucune chanson liée au racisme ou à l’antisémitisme. Les forces d’autodéfense du Maïdan étaient divisées en « sotni », des unités structurelles de base composées chacune de 70 à 150 personnes. Il y avait notamment une « sotni juive ». En ce qui concerne le racisme… la « muse de Maïdan » était une pianiste noire, Antoinette Mishchenko16. Elle jouait tous les jours sur la place Maïdan, rassemblant des foules d’auditeurs ; comme elle jouait dans un froid glacial, elle a souffert plus tard d’une grave maladie de la main et n’a pas pu se produire pendant un an.

39Des musiciens professionnels sont-ils venus jouer sur la place Maïdan (sur scène ou dans les rues) ?

40Oui, de nombreux musiciens professionnels jouaient à la fois sur scène et dans la rue.

41Ainsi, Svyatoslav Vakarchuk figurait non seulement sur la liste du bloc pro-présidentiel Our Ukraine People’s Self-Defence (alors dirigé par Yuriy Lutsenko), mais il a également présenté son propre parti, Holos, en 2019. Le « golden line-up » du groupe Okean Elzy, qui n’avait pas joué ensemble depuis huit ans, s’est réuni sur la place Maïdan le 14 décembre 201317.

42Sinon, d’autres artistes étaient présents également, tels que Tartak, Kozak System, Mandry, Komu Vnyz. La plupart des groupes qui se sont produits sur Maïdan étaient peu connus. Les artistes célèbres craignaient la réaction négative du gouvernement.

43Qu’en est-il d’Oleg Skripka [musicien et compositeur ukrainien, membre du groupe Vopli Vidopliassov, décoré du titre de chevalier de l’ordre national du Mérite en France en 2008] ?

44La performance musicale d’Oleh Skripka et de VV [Vopli Vidopliassova] était attendue depuis longtemps sur la place Maïdan, mais elle n’a jamais eu lieu. En 2012, Oleh Skrypka a fait une déclaration controversée selon laquelle « Viktor Ianoukovitch est un meilleur gestionnaire que Viktor Iouchtchenko » et a sympathisé avec le Parti des régions. Pendant la révolution de la dignité, Skrypka a prononcé un discours qui a été perçu par les manifestants comme une critique déguisée de la révolution de Maïdan. Des fragments de ce discours ont également été diffusés par des chaînes de télévision pro-gouvernementales.

45Les concerts organisés sur la place Maïdan ont-ils été diffusés à la télévision et/ou à la radio ?

46Personne, à l’exception de la chaîne internet Hromadske TV et de la chaîne marginale Channel 5, qui n’était pas disponible sur tous les postes de télévision à l’époque, n’a montré les événements de Maïdan. [Comme elle a pu le montrer avec certains supports qui accompagnent cet article, Liubov Morozova recommande notamment les vidéos de la chaîne Babylon’13.]

47[Fin de l’entretien]

48Bien qu’il soit trop tôt pour le dire, il serait intéressant de voir si des mobilisations sonores actuelles s’inscrivent, voire se réclament des événements de Maïdan. Nous pouvons citer le projet « Ukrainian women creators with their weapons » précédemment mentionné, les chansons féministes et militantes des Dakh Daughters, le collectif Nova Opera ou les œuvres contemporaines de Anna Korsun, Yana Shliabanska et Maxim Kolomiiets qui les présentent comme des œuvres de résistance. Dans quelles mesures observe-t-on des formes d’engagement ou de mobilisations chez les musiciens et musiciennes ukrainiennes depuis l’invasion russe de février 2022 ?

Notes   

1 C’est ainsi qu’elle nomme le piano installé par Markiyan Maceh pour faire face aux forces de l’ordre le 30 novembre 2013, après l’avoir peint en bleu et jaune – couleurs du drapeau ukrainien. L’image est rapidement reprise dans les réseaux sociaux et dans la presse : https://www.theguardian.com/artanddesign/2014/dec/05/thats-me-in-picture-ukraine-protest-piano-matsekh

2 https://www.landtoreturn.com.ua/en/listen-live-land-to-return-land-to-care.html

3 https://youtu.be/E04gfABwsLs?si=JyjT0PYxvYdK2IuE

4 La chanson Razom nas bagato https://youtu.be/_I5vzGZUmz4?si=dnkQpYX4S_V8VEa1

5 https://youtu.be/bJPNTUC3zWU?si=xdVId9VmgWVqZszx

6 Construite comme une corne alpine en bois, elle est l’un des instruments traditionnels les plus utilisés en Ukraine.

7 https://youtu.be/4aJwmrHr_aw?si=HzhYHNXpasOKTZcK

8 https://suspilne.media/208395-geroi-nebesnoi-sotni-majdan-istoria-u-zvukah ; cette page rassemble notamment des enregistrements sonores et des vidéos de chansons réalisés pendant les événements de Maïdan.

9 https://youtu.be/HoUaFFfkU_E?si=mh0gO8DHfUywXG0G

10 https://youtu.be/GfPw0XNFCQc?si=n3t_uetdTeF-BhJA ; cette vidéo laisse entendre cette chanson qui s’entremêle aux sons de détonations et des armes le 19 février 2014.

11 https://youtu.be/XZOmqRzLqp8?si=7YqlC4GEJgfdJ4-l

12 https://youtu.be/YFVQORiEMbU?si=F_lepQBrEeGpJdf9

13 Fondé en octobre 1997 sous le nom de « Parti du renouveau régional d’Ukraine », ce parti politique ukrainien pro-russe et régionaliste est dirigé jusqu’en 2010 par Viktor Ianoukovitch qui devient alors président de l’Ukraine. Ce parti est interdit depuis le 21 février 2023.

14 https://youtu.be/bWUltCPD7ps?si=-x6ACPVtedpAzMBr

15 Voici par exemple un discours de Ruslana [en russe], gagnante de l’Eurovision : https://youtu.be/YRJLCWk-Cok?si=N5Xdqe5Cp6sVuZ4G

16 https://youtu.be/35Y72yM4sOU?si=M0AYgQ4TVJnllrK0

17 https://youtu.be/MfUvKkz579Q?si=TZY1LWdnesnRYgHv

Citation   

Louisa Martin-Chevalier et Liubov Morozova, «Les mobilisations sonores pendant la révolution de Maïdan : entretiens avec Liubov Morozova», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Numéros de la revue, Sons et esthétiques dans la protestation sociale. Mouvements post-altermondialistes, Europe, mis à  jour le : 07/12/2023, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1441.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Louisa Martin-Chevalier

Louisa Martin-Chevalier est maîtresse de conférences à Sorbonne Université, où elle enseigne l’histoire de la musique ainsi que l’analyse des xxe et xxie siècles. Elle poursuit ses recherches sur l’avant-garde russe et plus largement sur la création musicale dans les pays de l’Est et de l’Europe centrale, du début du xxe siècle à nos jours, en interrogeant les enjeux de genre ainsi que les incidences des mouvements migratoires et de l’exil. Co-responsable de l’équipe de recherche « Cadres institutionnels et sociaux » de l’IReMus, elle s’investit dans les projets en cours sur l’organisation des pouvoirs dans les institutions musicales. Par ailleurs, elle coordonne le séminaire GeMM « Musiciennes en Europe de l’Est aux xxe et xxie siècles : circulations, mobilisations et exils ». Elle a co-créé le séminaire européen « Building Relationships in a Changing World - European Musicological Seminar » ainsi que le séminaire de recherche-action innovant « Former un collectif sans chef·fe ». Maîtresse de conférences en musicologie. IReMus, Sorbonne Université, France. Louisa.martin-chevalier@sorbonne-universite.fr

Quelques mots à propos de :  Liubov Morozova

Liubov Morozova est actuellement gestionnaire de projet à l’Institut ukrainien (depuis janvier 2023) et dramaturge de concert et de ballet au théâtre Altenburg Gera (depuis février 2023). Ancienne directrice artistique de l’Orchestre symphonique de Kyiv (2018-2022), elle a animé deux saisons du programme #MuzLove/« Lecture. Music » sur la chaîne de télévision UA : Culture TV Channel (saison 1, saison 2). Elle a également été commissaire de nombreux festivals comme le Bouquet Kyiv Stage, ainsi que Knyzhkovy Arsenal, Donkult, Galiciyakult, du programme parallèle du festival ODESSA CLASSICS et d’un certain nombre de cycles de concerts. Enfin, elle a donné des cours sur les musiques d’avant-garde des années 1920 à Kyiv et à Kharkiv dans le cadre d’un certain nombre de formations supérieures. Elle est l’autrice de nombreux articles sur la musique classique et contemporaine pour des périodiques ukrainiens et étrangers, dont l’article à propos de Maïdan « Sounds of Maidan » (2014). Gestionnaire de projet et dramaturge Institut ukrainien et théâtre Altenburg Gera.