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Claire Bodin (dir.), Entretiens avec Camille Pépin – Un espace à soi

Frédérick Duhautpas et Sandra Soler
juin 2020

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/filigrane.1041

Index   

Texte intégral   

Claire Bodin (dir.), Entretiens avec Camille Pépin –  Un espace à soi, Présences Féminines, éditions La Nerthe, 2018, 104 pages.

1Sandra Soler et Frédérick Duhautpas

2Ce petit livre consacré à la compositrice Camille Pépin, lauréate du Grand Prix SACEM 2015, réunit les transcriptions de plusieurs entretiens réalisés en 2017 dans le cadre de la septième édition de Présence Féminines1, auxquels nous avions eu la chance d’assister. Ces rencontres ayant été particulièrement riches et intéressantes en termes de contenu, l’idée d’en proposer une transcription s’avérait plus que bienvenue. On ne pourra que saluer l’initiative de Claire Bodin, la directrice de ce festival qui a réuni ces textes. Il aurait été, en effet, dommage que le souvenir de ces échanges ne subsiste que dans la mémoire imparfaite des seules personnes présentes lors de ces entretiens. La compositrice avait été invitée en tant qu’artiste en résidence, à l’occasion de ce festival, qui est, d’ailleurs, à notre connaissance, l’un des seuls à mettre à l’honneur la musique des femmes. Celui-ci, en effet, entend valoriser et faire (re)découvrir la richesse parfois insoupçonnée des œuvres de compositrices de toute époque confondue en interprétant et, souvent même, en créant leurs œuvres devant un public toujours réceptif et avide de découvertes. Depuis l’édition 2017, le festival invite des compositrices en résidence et leur passe même commande pour l’occasion. C’est d’ailleurs à cette occasion, que le festival créera notamment ses pièces Chamber Music et Indra en 20172.

3Ce livre constitue donc une trace écrite de quelques-uns des moments forts de l’édition 2017. À noter que la directrice d’édition a pris le parti de réorganiser l’ordre des échanges par souci d’unité et de cohésion des thématiques dans le livre. Et cela fonctionne très bien et ne dénature aucunement la substance des échanges qui reste fidèle aux entretiens d’origine. Il est un fait que les échanges lors d’une discussion informelle ne ressortent pas toujours bien à l’écrit et nécessitent parfois des ajustements, d’où le choix judicieux de l’éditrice de réorganiser le contenu. Le livre s’articule donc autour de six sections organisées selon certaines thématiques ou groupes de questionnements spécifiques. La première section porte plus particulièrement sur son rapport personnel à la création : la routine de travail, la disposition d’esprit par rapport à la gestation de l’œuvre, la nécessité d’un temps et d’un espace de travail à soi pour se concentrer sur l’écriture, ou encore les impressions à la première écoute lors de la création. La partie suivante est plus spécifiquement consacrée à son parcours, à son langage musical et à son univers artistique.

4La compositrice y fait part de ses expériences depuis ses débuts dans le monde de la musique à Amiens jusqu’au CNSMD de Paris : ses premiers contacts avec la musique à travers la danse, les inquiétudes familiales initiales par rapport à son projet de se consacrer professionnellement à la composition. Cette deuxième partie se consacre aussi, a-t-on dit, à son langage musical, ses influences (Bartók, Ravel, Stravinsky) et d’une façon plus générale à son univers intérieur et ses inspirations poétiques et autres. D’un point de vue musicologique, c’est probablement quelque chose que l’on aurait sans doute aimé voir développer davantage, mais gardons à l’esprit que ces rencontres s’adressaient d’abord à un large public qui n’est pas forcément porté sur les questions techniques. La troisième partie se concentre sur les œuvres de la compositrice. Et c’est également l’une des plus intéressantes d’un point de vue musicologique dans la mesure où la compositrice nous livre certaines clefs pour aborder plusieurs de ses œuvres et notamment les éléments d’inspirations ayant présidé à leur genèse.

5On y aborde tour à tour Vajrayana et ses références à la religion tibétaine, Kono Hana et la mythologie japonaise, Luna et la mythologie romaine, la commande du festival Chamber Music et les poèmes de James Joyce, ou encore l’hommage à Lili Boulanger avec Indra et ses références à la mythologie hindoue. La quatrième partie est plus spécifiquement tournée vers la question de la création féminine et des mécanismes historiques et sociaux d’invisibilisation de l’activité des compositrices. Dans la cadre d’un festival visant en premier lieu à mettre en avant la création artistique des femmes, trop souvent invibilisée, il paraissait, en effet, incontournable d’aborder cette problématique au regard notamment de l’expérience personnelle de la compositrice à ce sujet. Plusieurs questions portaient donc sur les différentes difficultés qu'elle a pu parfois rencontrer en tant que femme souhaitant se consacrer à la composition musicale de nos jours.

6Rappelons, à cet égard, que si, de nos jours, il semble encore nécessaire d’organiser un festival spécifiquement consacré aux compositrices, ce n’est pas, comme on le croit parfois, pour célébrer un prétendu « tempérament  féminin »3 en art – comme s’il s’agissait d’une « niche » réservée à un public amateur d’un certain type de « sensibilité » attachée à l’idée de « féminité ». La nécessité de ce festival tient surtout au fait que les œuvres de ces artistes à part entière restent encore trop souvent ignorées et jouées. Il n’y a que rarement d’autres occasions de les entendre. Cette invibilisation, on le sait, se fonde moins sur les critères esthétiques fallacieux souvent avancés, que sur des préjugés et des idées reçues durablement ancrés dans les usages. Il n’y a pas une « sensibilité » artistique à laquelle pourrait être ramenée la grande diversité des approches créatives de ces musiciennes. Une pièce écrite par une femme ne signifie pas « musique de nature  féminine ». Car aucune compositrice n’est nécessairement tenue de se conformer aux stéréotypes de genre définissant la « féminité ». Et puis, qu’est-ce que la « féminité » en art, dans l’absolu, si ce n’est un ensemble essentialisé de constructions sociales ? Là n’est donc pas le propos de ce festival, si besoin est encore de le rappeler. Au contraire, nous avons ici affaire, dans le cadre de cet évènement, à une variété de sensibilités très différentes les unes des autres qui ne sauraient se réduire à un « tempérament commun ». Si ces pièces sont programmées dans le cadre de ce festival, c’est avant tout parce qu’elles sont rarement programmées ailleurs - les salles de concerts faisant encore la part belle aux productions masculines.

7Car il reste un fait que la création des femmes est encore, aujourd’hui, minorée et rarement jouée, sous maintes prétextes bien souvent spécieux. C’est bien de cela dont il est question: de l’invisibilisation écrasante des compositrices. Les évolutions et les consécrations occasionnelles que peuvent connaître certaines musiciennes comme Camille Pépin, ne sont souvent que l’arbre cachant la forêt : cela n’enlève rien aux embûches qu’elles connaissent, au demeurant, dans leur parcours professionnel. La compositrice, elle-même n’y a pas échappé, en dépit de cette reconnaissance acquise : elle évoque, d’ailleurs, dans les entretiens, différentes situations où le fait d’être née femme a donné lieu à un traitement différentiel dans son parcours.

8Et c’est cette question que cette partie entend aborder plus particulièrement. Plusieurs points faisaient déjà allusion à cette problématique dans les parties précédentes4. Mais c’est cette section qui l’aborde pleinement de front. Plusieurs questions portaient donc sur son parcours de professionnalisation au regard de ces différentes difficultés rencontrées par nombre de musiciennes lorsqu’elles entendent se consacrer à la composition musicale. L'accès aux études de composition semble encore marginal pour nombre de femmes. Comme l’évoque la compositrice, lors de ses études, elle se trouvait, par exemple, être la seule femme à fréquenter les cours qui constituent le cursus pour devenir composit.eur.rice. Son expérience fait écho à ce que de nombreuses femmes ont pu connaître dans leur parcours. Se consacrer à la composition en tant que modus vivendi n'a jamais été tâche facile pour quiconque –homme ou femme. Mais cette activité est rendue d’autant plus difficile pour les femmes du fait des préjugés encore persistants quant à leurs compétences. Bien entendu, comme l’évoque la compositrice, la condition des femmes se consacrant à la musique à quand même largement évolué si l’on compare à ce qu’elle était il y a cent ou deux ans.

9D’un point de vue institutionnel, les femmes ont, certes, indéniablement plus facilement accès aux études de composition. Elles peuvent plus facilement décider se consacrer à ce métier. Il ne leur est plus spécifiquement interdit de s’y consacrer. Mais, au-delà des formes de coercition institutionnelle ou familiale qui entravaient jadis les aspirations des jeunes compositrices, il existe d’autres formes de coercition, beaucoup plus pernicieuses, de nature symbolique, représentationnelle et culturelle, qui peuvent facilement dissuader certaines musiciennes au regard de la façon dont elles peuvent minorer insidieusement la légitimité de ce type d’activité chez la gente féminine. Ce témoignage met l’accent sur un point important de cette problématique : le cercle vicieux qu’engendre ce phénomène d’invisibilisation et de minorisation des compositrices dans l’histoire: il se traduit par une absence de modèles pour les jeunes musiciennes en termes de vocations professionnelles. Difficile quand on est une jeune musicienne de se projeter dans le costume de compositrice, quand l’histoire et l’actualité des programmes présente encore si peu de modèles de femmes auxquelles s’identifier. Au niveau psychologique, il en résulte bien souvent un doute quant à sa légitimité, à sa prétention. Ce contexte androcentré a donc un impact souvent insoupçonné : il participe à la violence symbolique5 et peut dissuader bon nombre de celles qui souhaiteraient s’y consacrer. Cela ne fait, d’ailleurs, qu’illustrer le courage et l’abnégation incroyables dont ont dû se munir nombre de compositrices qui ont dû braver le scepticisme général de leur entourage, de leurs enseignant.e.s ou de leurs pair.e.s pour se consacrer à cette vocation.

10Pour nourrir les échanges à ce sujet, les répondant.e.s ont élaboré leurs questionnements en s’appuyant sur des citations d’autrices et compositrices célèbres telles Virginia Woolf, Clara Wieck Schumann, Alma Schindler, Nadia Boulanger, Madalena Casuna, entre autres ; apportant ainsi une perspective historique à ces problématiques de légitimité et de visibilité auxquels sont confrontées les compositrices encore aujourd’hui. On pense notamment, aux paroles terribles écrites par Gustav Mahler dans une lettre en 1901 à son épouse Alma Schindler où il lui demandait de renoncer à la composition par amour pour lui. Exemple sur lequel s’appuieront notamment les répondant.e.s pour questionner la compositrice à ce sujet. Lui serait-il possible d’abandonner la composition si elle se retrouvait dans la même situation qu’Alma Mahler ? Une telle éventualité, de nos jours, lui paraît inenvisageable.

11On l’a dit, le festival a franchi une nouvelle étape en 2017, en invitant la compositrice en résidence et en lui passant commande pour l’occasion, notamment la pièce Indra. La compositrice évoque, à cet égard, le défi qu’a été la création de cette pièce pour le festival et sa satisfaction de la voir aboutir. Cette pièce, dédiée à Lili Boulanger, première femme lauréate du prix de Rome, donne lieu à un hommage à son parcours incroyable, et célèbre en même temps la voie qu’elle a su, par son exemple, ouvrir aux musiciennes des générations suivantes. La thématique inspirée de la mythologie hindoue fait ici écho à sa fameuse « Vieille prière bouddhiste » composée il y a cent ans de cela. Les deux dernières sections, plus courtes, abordent des questions diverses et variées. La cinquième section, intitulée « jardin secret », contenant deux échanges, n’est pas véritablement centrée sur une thématique aussi nettement unifiée que les autres. Mais si l’on devait définir un dénominateur commun, on pourrait sans doute dire que cette section se place plus ou moins sous le signe du partage. D’une part, elle est invitée à partager des recommandations de lecture, une idée ou des citations et d’autre part, il est lui demandé ce que sa musique aurait à apporter au monde. Pour cette dernière question, elle explique que sa création répond d’abord à une « nécessité intérieure », pour faire écho, sans doute, à cette notion si chère à Kandinsky et à Schönberg. Au détour de cette réponse, la compositrice en vient également à souligner que le travail de composition même s’il se réalise chez soi, est un travail à part entière et non un passe-temps de femme au foyer, contrairement aux idées reçues qu’on se fait parfois de son activité. S’en suit une section courte consacrée aux questions diverses du public portant sur l’improvisation, sur le caractère libérateur et exutoire de l’écriture et sur ses projets à venir.

12La toute dernière section du livre comprend les différents prix et distinctions musicales que la compositrice a obtenus au cours de sa carrière encore courte mais intense, ainsi que son catalogue. En somme, ce petit livre très synthétique explore de façon tout à fait réussie plusieurs facettes de la vie artistique de cette compositrice. Cet ouvrage n’entend pas forcément proposer une étude exhaustive de son œuvre, puisqu’il s’agit ici avant tout de restituer différents échanges à un point donné de son parcours. Il n’en reste pas moins une ressource précieuse dans la mesure où il livre un certain nombre de clefs utiles pour comprendre sa démarche et ainsi prolonger l’expérience de l’écoute. Il constitue, à cet égard, une introduction idéale pour découvrir l’univers poétique de cette musicienne. On tient ici, désormais, l’une des premières publications qui lui est consacrée qui sera, à n’en pas douter utile à celles et ceux qui souhaiteront poursuivre l’exploration de cet univers riche en promesses.

Notes   

1 Les différentes interviews recueillies dans cet ouvrage sont le fruit de trois rencontres entre l'autrice et la compositrice, organisées dans le cadre du septième festival Présences Féminines, qui s'est tenu du 24 mars au 1er avril 2017. Elles se sont tenues respectivement le samedi 25 mars au Théâtre Jean Racine du Conservatoire de Toulon Provence, le jeudi 30 mars à la bibliothèque Albert Camus à La Valette et le samedi 31 mars au Théâtre Marc Baron de Saint-Mandrier.

2 Indra a été reprise ensuite lors de l’édition 2018 de Présences Féminines à l’occasion de la commémoration du centenaire de la mort de Lili Boulanger.

3 L’idée d’une sensibilité spécifiquement « féminine » en art relève de préconceptions essentialistes.

4 La compositrice l’évoquait notamment dans la section concernant son parcours, plusieurs anecdotes touchant à la façon dont elle a pu vivre parfois un traitement différentiel de par son statut de femme.

5 Au sens bourdieusien du terme.

Citation   

Frédérick Duhautpas et Sandra Soler, «Claire Bodin (dir.), Entretiens avec Camille Pépin – Un espace à soi», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. [En ligne], Compte rendu, La composition musicale et la Méditerranée, Numéros de la revue, mis à  jour le : 01/06/2020, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/filigrane/index.php?id=1041.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Frédérick Duhautpas

Frédérick Duhautpas est enseignant-chercheur à MUSIDANSE, université Paris 8.

Quelques mots à propos de :  Sandra Soler

Sandra Soler est musicologue et pédagogue à l’université de Barcelone et associée à MUSIDANSE.