Introduction
La ville d’Elena et les villages avoisinants, qui en composent la municipalité d’environ 10 000 habitants, sont situés au nord de la Bulgarie. La population de cette microrégion comprend un groupe ethnique subalterne – celui des Roms ethniques –, en interaction quotidienne avec le groupe dominant des Bulgares ethniques. La communauté arménienne de Bruxelles est, quant à elle, composée d’Arméniens dits « occidentaux » qui, pour une bonne part d’entre eux, ont fui l’Empire ottoman à partir de 1915 (Payaslian, 2007 ; Ter Minassian, 2000), lorsqu’a eu lieu le génocide, et ont accumulé depuis un « capital symbolique » les dotant du rôle de dominants vis-à-vis des Arméniens dits « orientaux », c’est-à-dire la nouvelle génération diasporique en provenance d’Arménie. Ces terrains, a priori très éloignés l’un de l’autre, se prêtent tous deux à une réflexion sur le lien entre domination symbolique, résistance culturelle et politique identitaire, cette politique pouvant reposer sur un « flux identitaire » (Eriksen et Jakoubek, 2019) qui consiste à transgresser une ou plusieurs frontières ethniques, ou sur un raffermissement identitaire, synonyme de respect rigoureux de ces frontières.
Ce lien a été éclairci via l’approche transactionnelle de Fredrik Barth (1970a), qui permet de penser la politique identitaire au-delà des identifications collectives elles-mêmes. La notion de transaction se réfère ici à l’organisation sociale et à la circulation conjointe des ressources symboliques, des coordonnées sociales, et des identifications culturelles avec lesquelles les individus peuvent jouer. J’ai restitué ces identifications telles qu’elles se produisent dans les espaces sociaux bulgare et belge, que j’ai considérés à l’aune de marchés où sont négociées des ressources symboliques – comme la reconnaissance et le prestige – que les identifications ethniques indiquent, tout en se trouvant, rétrospectivement, indiquées par elles. Comprendre les lois de ces marchés équivaut à saisir pourquoi, dans certaines situations, la négociation se solde par une acceptation de l’identification assignée – et des ressources symboliques qui lui sont associées –, tandis que dans d’autres, elles sont contestées via une inversion identitaire se produisant au niveau ethnique.
L’ethnicité doit être appréhendée ici à travers un filtre particulier de l’organisation sociale. Les groupes ethniques – ici les Bulgares et les Roms d’Elena, d’une part, les Arméniens occidentaux et orientaux de Bruxelles, d’autre part – reposent, dans la présente perspective, sur la croyance en une communauté d’origine (Weber, 1971), qui est « à son tour le fruit de la vie en commun et de l’interaction sociale » (Juteau, 2015, p. 16). Cette croyance est artificiellement cultivée dans les groupes sociaux, de manière à y organiser la différence culturelle en traçant et en maintenant des frontières ethniques, qui reposent sur des marqueurs « dont la continuité dans le temps peut aussi être spécifiée à travers les changements que connaît l’unité du fait de modifications dans les traits culturels différenciateurs définissant la frontière » (Barth, 1970b, p. 18). Tout en analysant la permanence des frontières ethniques présentes sur mes terrains, je vais questionner les processus qui les modifient (Brubaker, 2009) et les inversions identitaires qui en découlent potentiellement.
Il est peu probable que les Bulgares, positionnés en haut de l’échelle de la domination en Bulgarie, souhaitent épouser une auto-compréhension ethnique turque ou rom, tout comme il était peu envisageable, à l’époque ottomane, que des Turcs se tournent vers une auto-compréhension rom ou bulgare (Todorova, 1997). En Belgique, en ce qui concerne l’arménité, les Arméniens occidentaux se trouvent au sommet de la domination. Il semblait donc tout aussi improbable qu’ils puissent identifier les Arméniens orientaux comme leurs semblables.
J’ai toutefois émis l’hypothèse inverse d’une auto-conscience ethnique turque du groupe rom, plus valorisante, se référant à un ancien ordre politique, qui avait régné au sein de l’Empire ottoman, où elle était associée au prestige du seigneur. J’ai supposé une fluidité comparable du groupe des Arméniens orientaux de Bruxelles vers celui des Arméniens occidentaux, dans le même but : réaliser une transaction identitaire visant à se voir reconnaître un prestige symbolique socialement sanctionné comme légitime sur le plan culturel. Cette transaction dépendrait de la position socioprofessionnelle occupée : plus celle-ci serait valorisante, plus la transaction et les inversions identitaires conjointes seraient susceptibles de se concrétiser. Je suppose donc qu’il existe une corrélation forte entre identifications socioprofessionnelles et ethniques, cette corrélation pouvant être le véhicule d’une politique de rigidité ou de fluidité ethnique.
Dans ce qui suit, je vais d’abord présenter l’appareil méthodologique qui m’a permis d’examiner les interactions et les transactions ethniques à Bruxelles et à Elena. Je vais ensuite démontrer la corrélation entre identifications ethniques et socioprofessionnelles, avant d’élargir la réflexion aux paramétrages sociaux des rapports de domination et à leurs effets accumulés sur les politiques de fluidité ou de rigidité identitaire.
L’appareil méthodologique
Je vais faire appel ici à une partie des données ethnographiques que j’ai récoltées lors de deux recherches menées au cours d’une période de plus de quatre ans. La première a été réalisée à Bruxelles entre septembre 2014 et février 2015, et a donné lieu à la rédaction d’un mémoire de master 2 ; la seconde recherche, dans la microrégion d’Elena, s’est déroulée entre septembre 2015 et juin 2018, dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat en sociologie.
En ce qui concerne le cas bulgare, j’ai observé les logiques d’interaction et d’évitement situationnels entre Turcs, Roms et Bulgares de la microrégion d’Elena, dans les espaces publics tels que les marchés, les équipements sportifs ou les bureaux de vote. J’ai fait de même parmi les Arméniens occidentaux et orientaux de Bruxelles, lors d’une observation qui s’est limitée au centre culturel arménien de la ville. C’est ainsi que j’ai pu identifier certaines des variables qui informent les logiques identitaires, à l’instar des identifications socioprofessionnelles.
J’ai aussi réalisé plusieurs séjours dans la microrégion d’Elena aux côtés d’une équipe de travailleurs du bâtiment, composée de Turcs et/ou de Roms – leurs identifications ethniques oscillant en fonction des situations – et, plus occasionnellement, de Bulgares. Ces séjours correspondent à deux périodes de quatre semaines chacune, sur deux chantiers de construction à Miikovtzi et à Bouinovtzi : deux villages situés à 13 km et à 10 km d’Elena.
Travailler aux côtés de ces ouvriers du bâtiment a eu pour effet de me rapprocher d’eux, mais c’est surtout le fait d’avoir effectué des tâches manuelles peu valorisées qui a atténué la distance sociale entre nous. Il s’agit de toutes ces activités qui ne nécessitent pas de savoir-faire poussés dans le milieu du bâtiment, comme le rangement de ce qui encombre le chantier ou l’acheminement des déchets à la décharge. Lorsque je prenais en charge ces travaux, associés aux minorités ethniques subalternes de Bulgarie, je pouvais observer les inversions ethniques internes et situationnelles – et donc les transactions de ressources symboliques conjointes –, oscillant entre identifications turques et roms. Qui plus est, j’ai profité des moments où des Bulgares étaient présents pour me pencher sur les manifestations de domination symbolique vis-à-vis des Turcs/Roms, et entrevoir ainsi les réactions de résistance des « dominés » ainsi que la place qu’y occupe la politique identitaire.
Enfin, les identifications ethniques étant une question de ressenti, il a fallu en discuter lors d’entretiens semi-directifs. J’ai interviewé des individus faisant preuve d’une auto-conscience ethnique rom, turque et bulgare à Elena, et des Arméniens occidentaux et orientaux à Bruxelles. J’ai veillé à ce que les échantillons témoignent d’une diversité de classes sociales reflétant les réalités observables sur place. Je les ai aussi élargis aux trois générations précédentes afin de contextualiser chronologiquement les interactions et les transactions ethniques à Bruxelles et à Elena. J’ai également veillé à ce que ces échantillons soient représentatifs en termes de genre, en y incluant autant d’hommes que de femmes. Durant ces entretiens – une cinquantaine ont été réalisés dans la microrégion d’Elena et une vingtaine à Bruxelles –, j’ai identifié les discours mobilisés pour penser les appartenances ethniques des Turcs et des Roms, ainsi que des Arméniens occidentaux et orientaux, de manière à questionner les transactions identitaires qui leur sont liées.
L’un des principaux résultats auxquels j’ai abouti en faisant appel à cet appareil méthodologique, a consisté à établir la corrélation entre identifications socioprofessionnelles et ethniques, que j’ai fini par considérer comme un « générateur » ethnique : une véritable variable d’ethnogenèse.
Identifications socioprofessionnelles et politiques identitaires à Bruxelles
Lorsque je me suis penché sur les politiques identitaires des Arméniens de Bruxelles, j’ai concentré mes efforts sur la différenciation, en termes historiques, entre les Arméniens de l’Empire ottoman, dits « occidentaux », ayant subi de plein fouet le génocide, et les Arméniens dits « orientaux », qui ont vécu sous les régimes tsariste et soviétique à partir du début du xixe siècle jusqu’en 1991, année de l’indépendance contemporaine de l’Arménie (Payaslian, 2007). Cela dit, la frontière symbolique entre Arméniens occidentaux et Arméniens orientaux à Bruxelles répondait logiquement à des critères de différenciation informés par la conjoncture nationale, sociopolitique et économique de l’État-nation belge. Ainsi, la différentiation culturelle a été « recyclée », de sorte que la frontière symbolique repose sur ces marqueurs spécifiques, dont la continuité dépend, pour reprendre encore une fois les termes de Barth, des « modifications de traits culturels différenciateurs » (1970b, p. 18). En Belgique, ces traits et contrastes culturels ont fini par épouser la forme classique de la langue – celles des Arméniens occidentaux et orientaux étant sensiblement différentes, si bien qu’il leur est (presque) impossible de se comprendre. De même, l’interprétation du passé est intimement liée à l’organisation sociale de cette différence : cette interprétation repose, du point de vue de l’« ancienne » diaspora, sur la différenciation entre les Arméniens occidentaux authentiques qui ont dû fuir leurs terres dès l’époque du génocide ottoman, et les Arméniens « russifiés » de l’Arménie « soviétique ».
Ce qui m’a toutefois permis d’entrevoir la frontière symbolique entre les uns et les autres comme une frontière ethnique, fut l’absence ou le peu de croyance subjective en une origine commune, et la différenciation qui en découle concernant l’honneur du groupe (Weber, 1971). Weber a effectivement posé, comme le souligne Albert Doja, que « ce n’est pas le “fait de la communauté” (Gemeinschaft), pourvue d’une existence réelle et d’une origine commune réelle, mais la “croyance dans la communauté” (Gemeinschaftsglaube), telle qu’elle est développée artificiellement dans plusieurs groupes sociaux, qui constitue le trait caractéristique de l’ethnicité » (Doja, 2000, p. 433). Or je n’ai pas observé une telle croyance, ou « confédération » ethnique, parmi les Arméniens occidentaux et orientaux. Bien au contraire, comme l’illustre cet extrait de l’entretien mené avec Alexandra, 24 ans, fille d’Arméniens d’Arménie et étudiante en communication :
« Quand tu veux découvrir d’autres Arméniens qui ne viennent pas tous d’Arménie, tu vois qu’ils sont là depuis quelques années et qu’ils parlent pas arménien… Alors là, en tant qu’Arménien d’Arménie, ce premier préjugé vient : “Si tu parles pas arménien, t’es pas Arménien.” Ceux qui sont venus dans les années 1980, par exemple, les parents parlaient turc et les enfants ne parlent pas arménien. Eux, ils ont obtenu leurs papiers et leur terre d’accueil, leur terre… leurs origines, ce n’est pas l’Arménie, qu’est-ce qu’ils vont faire là-bas ? Chez eux, c’est Istanbul, c’est la Turquie1. »
Pour illustrer son propos, Alexandra a fait allusion aux Arméniens de Turquie qui ont immigré à Bruxelles dans les années 1980, mais il s’applique tout aussi bien à la « vieille communauté » arménienne qui a fui l’Empire ottoman soixante ans plus tôt. À cet égard, lorsqu’elle affirme, au sujet des Arméniens occidentaux de Turquie, que « leur terre… leurs origines, ce n’est pas l’Arménie », que « chez eux, c’est Istanbul, c’est la Turquie », j’y vois une forme de différenciation ethnique ressentie qui, étant consolidée par certaines références à des contrastes socialement sanctionnés comme pertinents sur le plan culturel, à l’instar de la langue, souligne encore davantage l’absence de croyance subjective en une origine commune des Arméniens orientaux et occidentaux. La distance ethnique qui en découle est évidente.
Les uns et les autres, tous âges confondus, m’ont ainsi fait part d’une lecture de leurs arménités respectives passant par une différenciation ethnique, qu’ils n’ont à aucun moment explicitée si l’on s’en tient au niveau pratique de leurs discours, mais que l’appareil conceptuel de Weber m’a permis d’identifier comme telle au niveau analytique.
En suivant ce modèle logique, une autre variable moins classique dans les théories de l’ethnicité, à part pour les chercheurs néo-marxistes (Bonacich, 1972 ; Szymanski, 1976), pour ceux du colonialisme interne (Blauner, 1969 ; Hechter, 1974), voire pour les instrumentalistes (Gordon, 1964 ; Gellner, 1992), est venue se glisser dans l’analyse. Il s’agit du statut socioprofessionnel, qui était à la fois un facteur de différenciation et de rapprochement entre Arméniens occidentaux et orientaux.
Dans le premier cas, lorsqu’il favorisait la différenciation, l’idée d’une spécification socioprofessionnelle partagée, nourrie par le mythe des professions libérales qu’exerceraient les Arméniens, jouait le rôle de prérequis et de catalyseur de la « groupalité » (groupness) (Tilly, 1978), c’est-à-dire du sentiment d’appartenir à un groupe soudé et distinct des autres. Une « groupalité » où les Arméniens occidentaux de la « vieille communauté », qui ont souvent acquis des capitaux symboliques permettant d’accéder à des professions libérales et hautement valorisantes dans l’imaginaire commun belge, forment un groupe différent de celui des Arméniens orientaux, des émigrés arrivant d’Arménie avec des capitaux bien moindres ne leur donnant accès le plus souvent, selon les croyances communes, qu’à des professions bien moins valorisées.
Dans le deuxième cas, lorsqu’il menait au rapprochement, le statut socioprofessionnel entraînait une nouvelle identification hybride, situationnelle, regroupant les uns et les autres dans un ensemble supra-ethnique commun. La frontière symbolique entre Arméniens occidentaux et orientaux pouvait ainsi être atténuée par ces identifications socioprofessionnelles. Le mécanisme d’atténuation était le suivant : plus le statut socioprofessionnel des Arméniens orientaux – résultant de la somme des capitaux accumulés par les nouveaux arrivants, émigrés d’Arménie, ou plutôt par leurs enfants – s’élevait dans l’espace social, plus la frontière les séparant des Arméniens occidentaux s’estompait dans les représentations communes. Ainsi, plus le capital culturel, social et, dans une moindre mesure, économique des Arméniens orientaux était susceptible de leur assurer un statut socioprofessionnel situé en haut de l’échelle sociale et conforme à la représentation que l’on se fait des Arméniens occidentaux de la « vieille communauté », plus grandes étaient leurs chances de parvenir à une identification dépassant la frontière ethnique préexistante par une mutualisation identitaire, pour se fondre dans une identification commune. C’est ce que montre cet extrait d’entretien avec Marie, 25 ans, fille d’Arméniens d’Arménie et étudiante en journalisme :
« On est de la deuxième génération. Les premiers, c’étaient nos parents, et nos parents… la plupart ont nettoyé les toilettes, les rues, ils ont gardé des gosses pour subvenir à nos besoins. Les Arméniens qui sont ici depuis un siècle, ils ont eu le temps de grandir et d’arriver à une position estimable. Nos parents, non, ils se sont sacrifiés pour nous. Du coup, à cause de ça, la seule image que ces anciens Arméniens ont des Arméniens d’Arménie, c’est… “On peut rien tirer d’eux, c’est des Arméniens d’Orient, ils sont primitifs.” Nous, les enfants de ces gens primitifs, nous leur montrons le contraire, et c’est pour ça que maintenant qu’on a grandi, qu’on a fait des études et qu’on comprend un peu ce qui se passe au niveau de ces Arméniens-là… on est au même niveau qu’eux, socialement parlant. »
« Être au même niveau qu’eux, socialement parlant », revient ici à être au même niveau qu’eux ethniquement parlant : c’est-à-dire que le ressenti d’une frontière symbolique, s’il n’est pas complètement gommé, est tout du moins considérablement nuancé par le sentiment d’ascension socioprofessionnelle. Cette atténuation de la frontière entre Arméniens occidentaux et orientaux est donc autant un instrument d’intériorisation de la domination symbolique que de résistance culturelle. Car Marie reconnaît d’abord qu’il est nécessaire d’accumuler un capital symbolique similaire à celui des Arméniens occidentaux pour être « au même niveau qu’eux ». Ceci équivaut à intérioriser les codes de la domination subie, de façon « à produire (à des degrés très divers et avec des significations très différentes) la naturalisation de son propre caractère arbitraire » (Bourdieu, 2000, p. 164). Mais il est aussi vrai qu’une fois ce capital accumulé, les Arméniens orientaux peuvent se projeter, selon Marie, dans une nouvelle arménité, partagée avec les Arméniens occidentaux. Cette politique de fluidité, ou de mutualisation identitaire, devient alors synonyme de résistance culturelle, consistant à transformer le stigmate de l’arménité « orientale » en vertu : une arménité « cosmopolite ».
On peut ainsi soutenir qu’il y a une corrélation entre les identifications socioprofessionnelles et ethniques, mais aussi et surtout que les premières peuvent jouer le rôle à la fois de « dégénérateur » ethnique – en atténuant une frontière symbolique – et de « générateur » ethnique – en faisant en sorte qu’une nouvelle frontière ethnique se substitue à celle qui est en partie transgressée. Une nouvelle frontière définissant une identification telle que les uns ne seraient pas particulièrement « occidentaux », ni les autres « orientaux », mais tous arméniens représentants d’une arménité nouvelle dans les rapports sociaux existant à Bruxelles. Une arménité dont la « groupalité » (Tilly, 1978) repose sur le statut socioprofessionnel, qui compense l’absence initiale de croyance en une communauté ethnique partagée, pour en générer une nouvelle, cette fois-ci partagée par les Arméniens orientaux et occidentaux. En effet, les Arméniens occidentaux semblaient d’autant plus enclins à partager un sentiment d’appartenance ethnique avec des Arméniens orientaux que le statut socioprofessionnel de ceux-ci répondait à l’image que l’on se fait de la « vieille communauté » occidentale.
Le cas de la microrégion d’Elena
L’expérience de la recherche menée à Bruxelles a informé la manière dont j’ai appréhendé mes résultats à Elena. J’ai ainsi fait l’hypothèse que les identifications socioprofessionnelles représentent des variables d’atténuation des frontières ethniques en place. Des frontières dont le tracé et la définition sont sujets à des négociations au quotidien, comme l’illustrent les propos d’Adem, un jeune homme de 29 ans, professeur de sport dans le secondaire et travaillant à l’occasion sur des chantiers de construction avec son père, Deniz :
« Les Bulgares, quand ils mettent du sucre dans leur café, ils tournent la cuillère vers la droite. Les Turcs, vers la gauche. Et les Roms, ils font des mouvements d’avant en arrière, au milieu de la tasse [il tourne sa cuillère vers la gauche, en souriant]2. »
C’est sur un ton humoristique que ce jeune homme, qui fait preuve d’une auto-compréhension ethnique turque, met l’accent sur la pluralité ethnique ressentie. Il révèle, au moyen de cette métaphore de la cuillère et de la tasse de café, les frontières symboliques séparant trois groupes ethniques : celui des Bulgares, celui des Turcs et celui des Roms. Au-delà de la perméabilité relative de ces frontières, Adem laisse entendre qu’il existe une frontière nette séparant les Roms des Turcs. Ce postulat est pourtant loin de faire l’unanimité, puisque la majorité des Bulgares de la microrégion d’Elena considèrent Adem et les autres individus qui revendiquent une appartenance turque comme des Roms. Cependant, la frontière symbolique entre Turcs et Roms semble souvent assez poreuse, car les Roms et les Turcs de Bulgarie sont projetés pêle-mêle dans l’ensemble flou des minorités ethniques potentiellement musulmanes. La fluidité identitaire entre les deux groupes se trouve ainsi socialement « tolérée » par les Bulgares de la microrégion d’Elena. En revanche, la frontière symbolique qui les sépare du groupe ethnique bulgare s’en trouve d’autant plus renforcée que l’image de l’Ottoman/Turc qui circule massivement dans l’opinion publique, depuis la fin du xixe siècle (Todorova, 2004), est celle d’un esclavagiste sanguinaire3, établissant un lien explicite entre l’islam et l’asservissement de la Bulgarie pendant l’époque ottomane. Ainsi, cette interaction entre ethnicité et religion épaissit à tel point la frontière symbolique entre Bulgares et minorités ethniques potentiellement musulmanes que toute transgression relève de l’exploit. Néanmoins, ce qui fait l’objet de la présente analyse, c’est la politique de glissement identitaire depuis le groupe ethnique rom vers le groupe ethnique turc.
À ce propos, les transactions identitaires permettant le passage depuis l’identification rom vers l’identification turque étaient souvent rendues possibles et réalisées, tout comme dans le cas des Arméniens de Bruxelles, par l’ascension socioprofessionnelle. En effet, plus les capitaux symboliquement légitimés d’un individu catégorisé comme rom étaient élevés – à commencer par son capital culturel et social, et surtout le statut socioprofessionnel qui en découle –, plus il était probable qu’il refuse le stigmate de la romité et se tourne vers l’identification turque, de manière à profiter partiellement des ressources symboliques socialement reconnues comme étant propres à la turcité. C’est là un mécanisme qui a été opéré par de nombreux Roms – ou, en tout cas, des personnes catégorisées comme telles – de la microrégion d’Elena. Les cas de Deniz – 60 ans, maçon respecté qui bénéficie du statut emblématique de maïstor, c’est-à-dire de « contremaître » dans le domaine du bâtiment – et de son fils, Adem, sont très parlants à cet égard. Quotidiennement confrontés aux stéréotypes culturels que l’opinion publique associe à la romité – à commencer par l’idée d’une fainéantise intrinsèque ainsi que d’un manque d’instruction et d’intelligence –, ils ont revendiqué une appartenance ethnique turque dans la plupart des situations. La revendication de la turcité est à interpréter ici comme une stratégie de revalorisation identitaire, de « bricolage » culturel, de transformation du stigmate de la romité en vertu, la turcité pouvant, certes, être associée à l’asservissement sanguinaire de la Bulgarie sous l’ère ottomane, mais aussi au passé glorieux du seigneur ottoman, métamorphosé en turc dans l’historiographie bulgare. Il va sans dire que les stéréotypes liés à la turcité sont bien moins dévalorisants dans l’imaginaire national bulgare que ceux qui sont assignés à la romité, et logiquement convoités par de nombreux Roms en quête de reconnaissance symbolique.
Cependant, face à la domination symbolique, les travailleurs du bâtiment observés – Deniz et Adem, entre autres – pouvaient aussi, à certaines occasions, recourir sciemment aux stigmates de la romité qui pesaient sur eux, de façon à fournir moins d’efforts. Si le discours de domination les décrit comme fainéants et incompétents par nature, comment pourraient-ils réaliser un travail de qualité ? C’est en tirant profit de cette logique qu’ils bâclaient délibérément certains types de chantiers, qui leur sont systématiquement confiés en raison de leur pénibilité physique et du manque de volontaires « bulgares » pour y travailler. Il pouvait s’agir de chantiers publics – comme la réparation de routes ou de ponts endommagés – ou privés. Et si j’affirme qu’ils bâclaient sciemment ces chantiers – ce qui se traduisait par des fissures, des réalisations peu robustes, le fait de négliger certains standards esthétiques, etc. –, c’est en m’appuyant non seulement sur l’observation, mais aussi sur les entretiens réalisés. Les travailleurs du bâtiment turco-roms y exprimaient avec insistance le sentiment que les tâches pénibles – dans les chantiers de construction, entre autres – sont toujours confiées aux minorités ethniques. De fait, la corrélation entre les stéréotypes qui leur sont associés et la résistance passant par le bâclage professionnel, était évidente. Surtout lorsqu’ils me confiaient eux-mêmes être las de faire « le sale travail des Bulgares » – une formule qui est revenue dans la majorité des entretiens que j’ai réalisés avec des Turco-Roms. Toutefois, connaissant l’ampleur de la discrimination ethno-raciale en Bulgarie et le peu de débouchés qui se présentent à eux, ils se montraient aussi pragmatiques, conscients que les travaux sur les chantiers et les « boulots pénibles » sont les seuls qui leur sont à la fois assurés et imposés en pratique. Pourquoi alors ne pas tirer parti de cette situation en faisant le moins d’efforts possible ? C’est l’une des formes du répertoire de l’infrapolitique subalterne à Elena que l’on pouvait identifier, au même titre que les ragots discrètement racontés à propos des classes dominantes bulgares et certaines formes d’appropriation des biens publics, venant compléter la définition que James C. Scott a donnée du concept de « résistance cachée » (Scott, 1990). Ainsi le « bâclage professionnel » représente-t-il, dans ce cas précis, une forme de résistance sciemment mobilisée pour « amadouer » les rapports de force en acceptant tacitement l’identification rom.
En somme, que ce soit à Elena ou à Bruxelles, j’ai voulu saisir la « subjectivité politique » (Foucault, 2001) propre aux interactions et aux transactions ethniques. C’est-à-dire que je me suis penché sur « la problématique de la constitution et même de l’auto-constitution du sujet », où « le sujet est mobile, divers et multiple : il se constitue en fonction de ses rapports à lui-même et aux autres. […] Le sujet n’est pas à l’origine : il apparaît à l’issue d’un travail sur soi pour s’atteindre soi-même » (Zarka, 2002, p. 259-260). Ainsi, je me suis attaché à comprendre les critères de constitution et d’auto-constitution du sujet au niveau ethnique, en fonction des rapports qu’il entretient avec lui-même et avec les autres, mais aussi des situations microsociales où lui et les autres s’inscrivent. Car si les identifications ethniques représentent inévitablement une part de la « culture », encore faut-il souligner que tout comme la « culture », elles ne fournissent que « la forme, l’habit de la situation sociale » (Leach, 1954, p. 16), et cet habit n’est pas forcément revêtu dans toutes les situations, ni dans le temps et l’espace historiques, ni d’ailleurs dans les situations du quotidien.
En effet, selon les situations, on assiste à des ajustements de l’auto-compréhension ethnique et de sa « subjectivité politique ». Ces ajustements concernent, in fine, la position occupée dans les rapports de force.
Paramétrage social des rapports de domination et politiques identitaires
À un niveau d’abstraction plus poussé, la différenciation entre Arméniens occidentaux et orientaux cristallise une variante spécifique de l’imaginaire de l’orientalisme (Said, 1978). Un imaginaire qui, dans sa version classique, délimite symboliquement le monde « civilisé », synonyme de monde européen et/ou occidental, par le contraste culturel, socialement sanctionné comme tel, avec une série d’identifications ethniques et nationales, posées comme intrinsèquement « non civilisées ». Il s’agit là de la frontière symbolique de ce que Enika Abazi et Albert Doja ont considéré comme un « système culturel » propre à la « société imaginaire occidentale et internationale » (Abazi et Doja, 2016), qui n’est pas observable dans la réalité, mais que l’on peut déduire de la façon dont sont représentés les mondes non civilisés, non européens, non occidentaux. Dans la présente variante de l’imaginaire de l’orientalisme, le monde civilisé est défini par les représentations que les Arméniens occidentaux de la « vieille communauté » de Bruxelles se font du monde non civilisé des Arméniens orientaux d’Arménie. Ces derniers sont projetés dans un cadre anhistorique où le mythe de l’arriération, de la rusticité et de la « non civilisation » orientales leur est imputé, de manière à valoriser la « civilisation » des Arméniens occidentaux.
La variante bulgare de l’imaginaire de l’orientalisme trace une même frontière symbolique entre ce qui est censé être civilisé et ne pas l’être : dans ce cas, entre les Bulgares et les minorités turco-roms de Bulgarie. Il s’agit, ici aussi, d’une technique sociale de revalorisation symbolique de soi et de son propre groupe ethnique. Elle consiste à fuir le stigmate invoqué par l’imaginaire du balkanisme (Todorova, 1997), qui délimite pareillement la « civilisation » dans le « système culturel » de représentations élaborées par la « société imaginaire occidentale et internationale », à la différence près que la « non civilisation » est assignée ici aux Balkans, et donc en partie à tous les nationaux bulgares.
Ainsi, les Bulgares tentent généralement d’échapper au stigmate du balkanisme par une transaction identitaire consistant à invoquer celui de l’orientalisme et à le projeter avec une force accrue sur les minorités ethniques. Tout ce qui peut être qualifié de « non civilisé » par le discours du balkanisme est ainsi mentalement déplacé en direction d’un orient fantasmé, où sont projetés les Turcs et les Roms de Bulgarie, de façon à rejeter aussi sur eux les stigmates du balkanisme en les amplifiant encore : en les transformant en stigmates de l’orientalisme. Toutefois, il a déjà été souligné que les stigmates qui affectent les Roms sont bien plus dévalorisants que ceux qui affligent les Turcs.
La question de la résistance des Roms et des Arméniens orientaux face à ces dominations symboliques accumulées, continue dès lors à susciter l’intérêt, au même titre que celle de la place des politiques identitaires qui en résultent.
J’ai observé à ce propos que plus les capitaux culturels, sociaux et économiques des Arméniens orientaux et des Roms sont importants, leur conférant des positions symboliques élevées dans les espaces sociaux belge et bulgare, meilleures sont aussi les possibilités de transactions de négociation, de contestation et d’affirmation identitaires pouvant déboucher sur des inversions ethniques ascendantes, vers l’arménité occidentale/cosmopolite et la turcité. Mais si lesdits capitaux, que concrétise le statut socioprofessionnel, sont des variables expliquant des politiques identitaires caractérisées tantôt par le glissement ou la mutualisation, tantôt par le raffermissement, j’ai fait l’hypothèse que, selon la configuration microsociale des rapports de domination et des possibilités de résistance, on décidera de transgresser ou de maintenir la frontière ethnique.
Et, en effet, c’est en fonction des représentations du « système culturel » invoqué dans la situation sociale où l’on se trouve, des appartenances ethniques socialement sanctionnées des participants, et des opportunités pratiques et symboliques à saisir, qu’une identification ou une autre est mise en avant dans la microrégion d’Elena.
En ce qui concerne ceux qui sont « parfois Roms, parfois Turcs », la présence physique de l’identification ethnique bulgare et la présence idéologique de la variante bulgare de l’imaginaire de l’orientalisme, accompagnées d’un refus réciproque de reconnaître une présence ethnique turque, conduisent généralement à une revendication de la turcité et des ressources symboliques conjointes. En effet, en présence des dominants ethniques et dans ces conditions microsociales, la domination symbolique exercée sur les Roms semble plus souvent contournée par les « parfois Roms, parfois Turcs » de la microrégion, principalement par un glissement identitaire vers la turcité et une projection symbolique dans le passé glorieux de l’Empire ottoman. Cependant, l’importance de cette revendication dépend du statut symbolique des Bulgares présents. En témoigne la situation d’interaction suivante entre Iordan et Véra, deux Bulgares, et Khaled4, Deniz et Adem, trois travailleurs du bâtiment turco-roms. L’un des chantiers où j’ai suivi les travailleurs turco-roms se déroulait sur la propriété de Iordan et Véra – une villa en cours de rénovation dans le village de Bouinovtzi. Lors d’une pause déjeuner où les uns et les autres étaient à proximité dans le jardin de la villa, Véra et Khaled en sont venus à parler politique, et ce dernier a fait part de sa sympathie pour le Mouvement des droits et des libertés – parti politique associé aux minorités ethniques de Bulgarie, en particulier aux Turcs (Krasteva et Todorov, 2011). La réaction de Véra a été immédiate : elle a affirmé qu’« ici [dans la microrégion d’Elena], il n’y a jamais eu de Turcs », sous-entendant que Khaled et ses collègues, qui se revendiquaient turcs, étaient des Roms/Tziganes.
Face à Iordan et Véra, dotés d’un statut symbolique très élevé, Iordan étant professeur des universités et Véra, technicienne de laboratoire dans un hôpital prestigieux, Khaled n’a pas osé remettre ouvertement en question le pouvoir de nomination de Véra. Il s’est juste contenté d’affirmer, avec un sourire gêné : « Moi, je suis un Turc. » Quelques jours plus tôt, le matin, j’avais pris un café avec Khaled et Adem devant le bistrot du village, avant de me rendre avec eux dans la villa de Iordan et de Véra. Confronté au refus similaire de Pentcho – jeune paysan possédant un très faible capital symbolique5 – de reconnaître toute présence historique de Turcs dans la microrégion, Khaled, alors vivement soutenu par Adem, avait tenu à souligner qu’ils y avaient été présents, et même qu’ils en avaient été « les maîtres » ! Le tout sur un ton humoristique, mais qui laissait deviner l’agacement de Khaled, dont l’ascendance turque, une fois encore, n’était pas reconnue.
Tout ceci ne revient pas à affirmer qu’en présence de Bulgares, les « parfois Roms, parfois Turcs » revendiquent toujours une identification turque. Pour cela, il est nécessaire qu’une « opportunité symbolique » de valorisation de soi et de son groupe passant par une telle transaction identitaire soit identifiée. En pareil cas, aucune « opportunité pratique » consistant à tirer profit du stigmate de la romité par une transaction de raffermissement de l’identification rom n’est jugée pertinente. Le calcul stratégique conduit à considérer que l’« opportunité symbolique » est plus intéressante. Mais il ne faut pas oublier que, très souvent, les Roms et/ou Turcs – en tout cas les travailleurs que j’ai suivis – acceptent tacitement les stigmates de la romité, en particulier pour « tirer au flanc », ce qui est une forme de « résistance cachée » (Scott, 1990). C’est dans les situations où aucune opportunité de cette sorte n’est identifiée, et lorsque des Bulgares sont présents, que la résistance culturelle passant par une revendication ouverte de la turcité se manifeste.
La configuration (micro)sociale des rapports de domination symbolique et des possibilités de résistance culturelle s’est ainsi avérée l’une des variables centrales des transactions identitaires à Elena, celles-ci pouvant aboutir à un glissement ou à un raffermissement identitaire. C’est en prenant en compte ces rapports que les catégorisés comme Roms se livrent à des tentatives d’inversions identitaires conduisant à l’identification turque, ou acceptent l’identification rom pour en tirer des avantages pratiques.
À l’image des « parfois Roms, parfois Turcs » de la microrégion d’Elena, les Arméniens orientaux de Bruxelles qui ont accédé à un statut socioprofessionnel valorisant, semblent se réclamer davantage d’une identification commune avec les Arméniens occidentaux, lorsque des Arméniens occidentaux sont présents. C’est ce que j’ai pu observer lors des huit entretiens que j’ai réalisés avec des Arméniens orientaux au centre culturel arménien de Bruxelles. Ce centre propose des activités culturelles – danses folkloriques, cours de langue, ateliers d’écriture, etc. – séparées en deux sous-ensembles : les activités « occidentales » et « orientales ». Malgré cette différenciation, les Arméniens orientaux et occidentaux s’y côtoient quotidiennement, ne serait-ce que dans le hall d’entrée qu’il faut traverser pour rejoindre les différentes salles. C’est justement là que j’ai réalisé les entretiens et pu observer les fragments d’une politique de mutualisation identitaire mise en œuvre par les Arméniens orientaux, lorsque des Arméniens occidentaux, intrigués par la présence du chercheur et le dispositif de l’entretien, s’arrêtaient pour demander ce qui était en train de se passer. À cet égard, les réactions des interviewés allaient toujours dans le même sens. La réponse de Hrant – 40 ans, caissier dans un supermarché – en offre un bon exemple : « Je fais découvrir la culture arménienne à ce jeune homme [le chercheur] ». La « culture arménienne » se retrouve, dans cette situation, socialement reconnue comme commune aux uns et aux autres. La présence du chercheur, qui n’est pas un Arménien, crée sans aucun doute ici le sentiment d’appartenir à une confédération supraethnique, de même que celle des Arméniens occidentaux semble appeler à une résistance culturelle ouvertement affichée, passant par une politique de mutualisation identitaire. En effet, il est probable que les Arméniens orientaux rejetaient le stigmate invoqué par l’imaginaire de l’orientalisme en puisant dans les ressources symboliques de l’arménité « cosmopolite », associée aux critères de « civilisation » des Arméniens occidentaux de la « vieille communauté » de Bruxelles.
Cependant, il faut admettre que la durée sensiblement plus courte de l’enquête à Bruxelles et, donc, le nombre beaucoup plus réduit de situations microsociales observées impliquant à la fois des Arméniens occidentaux et orientaux – situations qui se sont concentrées essentiellement au centre culturel arménien de la ville – ne m’ont pas permis d’avoir une vision optimale des effets de la configuration microsituationnelle sur les politiques identitaires. Je m’en tiendrai donc à faire l’hypothèse qu’à l’image, une fois encore, des « parfois Roms, parfois Turcs » de la microrégion d’Elena, les Arméniens orientaux de Bruxelles accepteraient aussi l’assignation orientale si elle leur procurait un avantage pratique.
Conclusion
J’ai pensé, dans cet article, les négociations identitaires de deux groupes ethniques minoritaires, à Bruxelles et à Elena. Ces deux terrains a priori très éloignés l’un de l’autre m’ont permis de mettre en œuvre une approche comparative et d’observer des similitudes importantes en ce qui concerne les effets des identifications socioprofessionnelles sur les politiques de glissement ou de raffermissement identitaire. En outre, j’ai constaté que les identifications socioprofessionnelles, en lien avec le contexte d’interaction, pouvaient jouer le rôle de variable d’ethnogenèse conduisant à des identifications nouvelles, quotidiennement remodelées dans les rapports sociaux, à Bruxelles et à Elena. Respectivement, l’identification à une arménité « cosmopolite » et à une turcité. Loin de moi, cependant, l’idée de généraliser la corrélation ainsi définie entre identifications socioprofessionnelles et ethniques, et d’énoncer une règle universellement applicable dans le vaste champ des théorisations de l’ethnicité. Cela reviendrait à nier le périple que dissimule toute tentative d’aboutir à une théorie universelle (Cohen, 1969). Néanmoins, mes résultats peuvent inviter à la réflexion et souligner un aspect souvent négligé dans les études portant sur l’ethnicité, c’est-à-dire justement les liens entre identifications socioprofessionnelles et identifications ethniques.
Tout cela étant dit, il faut encore rappeler que les identifications ethniques sont inévitablement en interaction avec des identifications nationales et supranationales. Pour les besoins de cet article, j’ai décidé de ne pas traiter de ces interactions, et donc des transactions identitaires qui leur sont liées. Il est néanmoins évident qu’une appréhension optimale des politiques identitaires nécessite de les étudier, comme je l’ai fait ailleurs en ce qui concerne le cas bulgare, en prenant en considération les interactions et les transactions entre identifications ethniques, nationales et européennes6. Quant au cas des Arméniens de Bruxelles, voire de Belgique et d’ailleurs, je ne peux qu’inviter à poursuivre une réflexion qui prenne en compte non seulement les identifications d’Arménien « occidental » et « oriental », mais aussi l’identification arménienne nationale, celles du « spectre » supranational soviétique et, enfin, l’identification européenne, dont l’importance n’est pas moindre.