Introduction
Au Mexique, nous sommes confrontés à l’une des pires crises des droits humains de l’histoire contemporaine du pays, qui se poursuit avec l’administration actuelle du gouvernement de « centre gauche » d’Andrés Manuel López Obrador (2018-2023). Au cours des quinze dernières années, la stratégie de militarisation et de criminalisation du marché de la drogue par le biais de la « guerre contre le narcotrafic » (2006-2021) a laissé un solde de 350 000 morts, 94 000 disparus, 52 000 corps non identifiés restant sous la garde de l’État, 4 806 fosses clandestines et des milliers de déplacés internes. La Commission nationale de recherche (Comisión Nacional de Búsqueda, 2021) rapporte ces chiffres de la terreur. Bien qu’ils rendent compte de l’impact terrible de la violence, ils sont toujours considérés comme un sous-registre, car ils ne tiennent pas compte, par exemple, de plus de 70 000 migrants en transit qui ont disparu, comme le signalent les « caravanes de mères » centraméricaines. Ceux d’entre nous qui, dans le domaine de l’anthropologie juridique, ont opté pour un activisme juridique1 basé sur la recherche collaborative, c’est-à-dire l’utilisation de la recherche anthropologique pour la coproduction de connaissances pouvant être utilisées pour soutenir les luttes des acteurs sociaux avec lesquels nous travaillons, sont confrontés à des contextes d’impunité dans lesquels la justice d’État est totalement discréditée, ce qui nous amène à faire face à de nouveaux défis pour l’« usage émancipateur du droit » (De Sousa Santos, 2012).
Au cours des vingt-cinq dernières années, mon engagement scientifique s’est centré sur une anthropologie juridique féministe basée sur des méthodologies collaboratives liées à l’activisme juridique. Tout en menant une réflexion critique permanente sur le droit et les droits, j’ai participé à des initiatives qui soutenaient les luttes pour la justice des peuples et des organisations indigènes s’appuyant sur l’appropriation et la resignifiation des législations nationale et internationale. Dans cette perspective critique, j’ai pris part à l’élaboration de rapports d’expertise anthropologique qui ont contribué à la défense des femmes indigènes dans les processus juridiques nationaux et internationaux (Hernández Castillo, 2016). Mais l’« usage émancipateur du droit » est confronté à de nouveaux défis dans des contextes où faire de l’activisme ou de la recherche implique de risquer sa vie aux côtés des acteurs sociaux avec lesquels nous travaillons. Le plus grave dans certaines régions du Mexique ne réside pas seulement dans l’impunité et l’inefficacité du système de sécurité publique et de justice d’État, mais dans le fait que la violence émane des institutions mêmes qui devraient nous protéger (Melenotte, 2021). La disparition de personnes, les mutilations qui leur sont infligées et leur occultation dans des fosses clandestines font désormais partie de la « pédagogie de la terreur » qui utilise les corps comme symboles pour marquer des territoires, maintenir la terreur et contrôler la population (Segato, 2013). Ce constat nous a amenés à repenser nos stratégies de recherche dans des groupes interdisciplinaires qui donnent la priorité à l’entraide (autocuidado) et construisent leurs problèmes scientifiques en dialogue avec les acteurs sociaux.
Dans cet article, je souhaite partager quelques réflexions théoriques et méthodologiques nées de mon expérience d’accompagnement de la lutte juridique et/ou politique de différents collectifs qui, dans des contextes de violences extrêmes, ont trouvé dans l’organisation collective un moyen de reconstruire le tissu social de leurs communautés et d’affronter les perspectives hégémoniques sur la justice et la réparation. Je souhaite aborder les enseignements méthodologiques que j’ai tirés des échanges de savoirs avec les femmes qui luttent contre les violences extrêmes et avec des collectifs de familles de personnes disparues, pour revendiquer la richesse épistémique qu’implique le fait de mener une recherche selon une démarche collaborative qui met au centre les besoins spécifiques des organisations.
Une justice d’État et des réparations qui ne réparent pas
Le 27 juin 2019, la ministre de l’Intérieur mexicaine (Secretaría de Gobernación), Olga Sánchez Cordero, et le gouverneur de l’État de Coahuila, Miguel Riquelme, ont présenté des excuses publiques, conformément à une recommandation de la Commission nationale des droits humains (Comisión Nacional de Derechos Humanos, CNDH), pour le dénommé « massacre d’Allende », qui a eu lieu le 18 mars 2011 dans la municipalité d’Allende, Coahuila. Au cours de cet épisode de disparition massive – 42 personnes selon les chiffres officiels et quelque 300 selon les habitants –, un groupe criminel a occupé la ville, fait des descentes dans les maisons et enlevé bon nombre d’habitants dans un contexte d’impunité totale. La reconnaissance publique de la responsabilité de l’État, qui a laissé survenir cet événement ignominieux, n’a pas répondu aux attentes de réparation des familles de l’organisation Forces unies pour nos disparus (Fuerzas Unidas por Nuestros Desaparecidos, FUNDEC), qui ont déclaré à ce sujet : « Si les excuses sont bel et bien un signe de reconnaissance de la responsabilité [de l’État] dans ces crimes atroces que nous subissons depuis plus d’une décennie, il ne peut s’agir d’un acte isolé ou initial, il doit être associé à des enquêtes claires, exhaustives, indépendantes, qui permettent de connaître la vérité, d’établir la responsabilité de hauts fonctionnaires qui ont laissé se produire ce massacre2 » (Cedillo, 2019).
Cette critique, formulée par les familles de disparus, des limites de la « mesure de réparation » révèle combien il est nécessaire de considérer la réparation dans une acception plus intégrale et, surtout, de mettre au centre l’éclaircissement de la vérité qui, dans le cas de la disparition forcée, implique la réapparition des personnes et la recherche de justice, basée sur les conceptions et les demandes spécifiques des victimes. L’exploration des différents sens de la justice et de la réparation, souvent construits selon des perspectives épistémologiques et ontologiques différentes de celles qui sont revendiquées dans les cadres juridiques nationaux, est fondamentale pour toute stratégie de justice réparatrice susceptible d’être promue au Mexique.
La construction de tout un appareil bureaucratique d’accueil des victimes comprenant les commissions fédérée et nationale de recherche, ainsi que des bureaux de procureurs spécialisés dans les disparitions forcées et les disparitions causées par des particuliers, non seulement n’a pas entraîné un meilleur accès à la justice pour les familles de personnes disparues ou assassinées, mais a également créé un réseau administratif complexe qui tend souvent à « revictimiser3 » ceux qui cherchent un soutien (Hernández Castillo, 2021a). Ce sont également des espaces qui produisent des discours et des pratiques homogénéisants en matière de justice et de réparation. La diversité ethnico-culturelle du pays n’est pas reconnue dans la formulation des politiques publiques, ni dans les stratégies de l’État concernant la disparition de personnes, les féminicides ou les massacres.
Parmi les multiples histoires réduites au silence par les discours de l’État figure celle des indigènes disparus, séquestrés, kidnappés, assassinés, dont les ossements sont retrouvés dans les fosses clandestines que les collectifs de recherche citoyenne découvrent dans tout le pays. Les hommes et femmes indigènes disparus sont absents non seulement de leurs foyers et de leurs communautés, mais aussi des statistiques officielles sur la disparition forcée et causées par des particuliers. Une politique de réparation qui ne prend pas en compte d’autres manières d’être et d’être-au-monde, de vivre la disparition et le deuil, est vouée à l’échec dans un pays caractérisé par sa diversité culturelle.
Alliances et coproduction de connaissances dans les contextes de violences extrêmes et de disparition forcée
Au cours de la dernière décennie, mes recherches engagées sur les violences au Mexique se sont confrontées à de nouveaux défis quand les manifestations de violence sont devenues plus complexes, dans des contextes marqués par les complicités entre le crime organisé et les représentants de l’État. Bien que, tout au long de ma carrière universitaire, j’aie connu différents contextes de violence, je pense que les vulnérabilités de ceux d’entre nous qui font de la recherche activiste se sont accentuées face à la diversité d’acteurs armés qui exercent des violences en toute impunité et à la sophistication des formes de production de la souffrance sociale. Ces nouveaux défis nous ont obligés à créer des stratégies collectives de recherche au sein d’équipes interdisciplinaires qui travaillent avec des organisations de la société civile. Les réflexions que je partage ici découlent de trois expériences de recherche-action, en tant que membre de l’équipe d’anthropologie juridique du Centre de recherche et d’études supérieures en anthropologie sociale (CIESAS) et en tant que membre puis conseillère du Groupe de recherche en anthropologie sociale et médico-légale (GIASF).
1) L’une d’elles concerne mon travail d’accompagnement des actions menée par des femmes indigènes victimes de violence militaire et paramilitaire au Chiapas et au Guerrero. L’élaboration de rapports d’expertise anthropologique pour la Cour interaméricaine des droits humains (CoIDH) et pour des organes de justice nationaux m’a permis d’aborder les modes spécifiques de compréhension du préjudice et de la justice à partir de concepts relatifs à la personne qui déstabilisent les perspectives du droit libéral. La préparation d’expertises s’appuyant sur des méthodologies dialogiques et la coproduction de connaissances à partir d’un féminisme qui se voudrait décolonial, m’ont amenée à confronter a minima les hiérarchies épistémiques qui tendent à réifier le système judiciaire. De même, comprendre en tant que partie intégrante du conflit lui-même le contexte de violences structurelles et d’impunité qui a rendu possible l’usage de la violence sexuelle comme forme de torture a été un apprentissage fondamental de ces expériences, que j’aborderai plus loin (Hernández Castillo, 2016 et 2017)4.
2) La deuxième expérience dont s’inspirent ces réflexions s’est déroulée aux côtés de parents de personnes disparues dans l’État du Sinaloa, qui recherchent leurs proches à coups de pelles et de pioches. Ce travail m’a rapprochée de la pédagogie de la terreur, dans sa forme la plus crue, lorsque j’ai accompagné les processus d’exhumation de leurs fils, filles, maris ou pères. Bien que notre recherche collaborative menée avec ces collectifs puisse se situer dans ce que certains auteurs ont appelé le « tournant médico-légal5 » en anthropologie, le contexte dans lequel ces exhumations ont lieu diffère considérablement de ce qui a été décrit dans la littérature, de plus en plus abondante, portant sur ce que Francisco Ferrándiz a appelé les « ethnographies au pied de la fosse » (Ferrándiz, 2014 ; Sanford, 2003 ; Rojas-Perez, 2017). Il ne s’agit pas d’un contexte de justice transitionnelle dans lequel les exhumations peuvent être utilisées lors de processus juridiques concernant des violations graves des droits humains, comme ceux qu’ont décrit Victoria Sanford pour le cas guatémaltèque, Juan Pablo Aranguren en Colombie (2016) ou Isaias Rojas-Perez pour le cas péruvien (2017). Dans le cas du collectif des « Traceuses d’El Fuerte » (Rastreadoras de El Fuerte), il s’agit d’exhumations réalisées par les mères elles-mêmes, qui ne cherchent pas à trouver les coupables ou à judiciariser les cas. Comme elles le soulignent elles-mêmes, leur objectif est de « retrouver leurs trésors et leur donner une sépulture digne ». Elles ne le font pas dans le cadre d’une mise en scène scientifique médico-légale, ni avec une large couverture médiatique, comme nous le décrivent les ethnographies denses des ouvrages précités, mais dans des contextes de violence, où les auteurs continuent d’agir librement et, souvent, d’occuper des postes de fonctionnaires dans les services de sécurité locaux. Dans ces contextes, faire de la recherche collaborative, c’est mettre le corps au centre de la violence (Hernández Castillo, 2019a ; Hernández Castillo et Robledo Silvestre, 2020).
3) La troisième expérience que j’évoquerai est celle que j’ai vécue avec un collectif de parents de personnes disparues dans l’État du Morelos, appelé « Rentrer à la maison Morelos » (Regresando a Casa Morelos). Il s’agit d’une organisation composée de mères, de sœurs et d’épouses de disparus, qui se sont réunies afin de dénoncer l’usage criminel que cet État fédéré fait des fosses communes pour cacher les corps de personnes disparues6. Les cas des fosses communes de Tetelcingo et Jojutla, où 201 corps ont été enterrés de manière irrégulière, sans avoir été autopsiés et avec des signes de torture pour beaucoup d’entre eux, a une fois encore mis en évidence la responsabilité de l’État dans la disparition de personnes. La douleur et l’angoisse de l’incertitude que produisent la pensée que leurs fils ou leurs filles pourraient se trouver parmi les corps violentés, qui attendent toujours d’être reconnus dans ces fosses communes, ont été à l’origine de la force politique qui a amené les organisations familiales à se mobiliser dans différents espaces nationaux et internationaux. Avec ces « collectives » (« colectivas », au féminin dans le texte), j’ai accompagné la supervision et la documentation des processus d’exhumation, ainsi que la lutte politique pour l’identification et la restitution des corps retrouvés dans ces fosses (Hernández Castillo, 2020 ; 2021a ; 2021b).
Je ne compte pas traiter en profondeur, dans cet article, de ces trois expériences, mais j’aimerais partager certaines des leçons reçues et des défis liés à la conduite de recherches anthropologiques dans des contextes marqués par des violences extrêmes.
Dans de nombreux contextes dans lesquels j’ai travaillé, les connaissances médico-légales sur les disparitions et les recherches sur le terrain ont été privilégiées, notamment en raison de la découverte de fosses clandestines dans l’ensemble du pays. Cependant, la complexité du problème de la disparition de personnes au Mexique nous a montré les limites de la médecine légale pour trouver, identifier et restituer les corps de milliers de personnes disparues. Et plus encore pour expliquer ces disparitions et enquêter sur les conditions qui les ont rendues possibles. Le défi monumental que représente l’identification du nombre actuel de corps sans nom qui se sont accumulés et ont été placés sous la tutelle de l’État, et l’obligation de répondre aux demandes de justice des familles de disparus ont mis en évidence la nécessité de nouer des dialogues interdisciplinaires entre les sciences sociales, le droit et les sciences médico-légales, en reconnaissant les savoirs et les expériences de celles et ceux qui ont fait de la recherche de leurs proches leur projet de vie (Robledo Silvestre et Hernández Castillo, 2019a).
Face à la problématique de la disparition de personnes au Mexique, l’anthropologie sociale et plus particulièrement l’anthropologie juridique ont beaucoup à apporter à l’analyse et à la recherche de solutions. Grâce à la recherche engagée et collaborative, nous avons contribué à l’analyse des contextes de violence qui ont rendu possible la disparition, l’assassinat, puis l’inhumation des personnes disparues (Robledo Silvestre, López López, Querales Mendoza et Hernández Castillo, 2018). Grâce à l’expertise anthropologique, nous avons documenté la reconstruction du sens de la justice et de la réparation des familles, afin d’envisager des formes alternatives de justice transformatrice, au-delà du système pénal (Hernández-Castillo, Gerardo, Sandoval, Rodríguez et Velázquez, 2020). Concernant la disparition de personnes dans des régions indigènes marquées par le racisme structurel, il nous a fallu placer l’analyse de la construction culturelle du corps, de la mort et du deuil au cœur du débat, afin que les processus d’exhumation n’entraînent pas de nouvelles revictimisations (Hernández Castillo, 2019b). Dans le travail d’accompagnement et de diffusion des luttes menées par les mères de disparus dans le Sinaloa et le Morelos, nous avons contribué à l’enregistrement de la mémoire historique des survivants, comme une ressource pour rendre sa dignité à la mémoire des morts (Hernández Castillo et Robledo Silvestre, 2020 ; Hernández Castillo, 2021a).
Chacune de ces expériences a été un apprentissage, qui a ébranlé plusieurs de mes certitudes épistémiques concernant la justice, les droits et la réparation.
Remettre en question les perspectives hégémoniques sur la justice et les réparations
J’ai écrit ailleurs sur les « théorisations incarnées » que les familles de personnes disparues ont développées lors de leur processus de recherche et de construction de communautés émotionnelles et politiques (Hernández Castillo, 2021c). En engageant leur corps dans ces recherches et en faisant de la lutte pour la vérité leur projet de vie, elles ont commencé à interroger le langage juridique et médico-légal qui distingue les disparitions forcées des disparitions causées par des particuliers, ou qui désigne leurs proches bien-aimés comme des « restes humains ».
Le concept même de « réparations » a été rejeté par de nombreuses familles de personnes disparues ou massacrées, qui considèrent que ce terme chosifie leur douleur et réduit leur perte à un préjudice pécuniaire. Le parent d’un migrant hondurien, massacré en 2012 à Cadereyta dans le Nuevo León, commentait lors d’un atelier : « Mon frère n’était pas une voiture, donc que quelqu’un veuille venir faire des réparations, c’est offensant pour nous7. » Si les cadres législatifs bornent souvent les termes dans lesquels les avocats des droits humains travaillant avec les victimes mènent leur activisme politique, il est important de commencer à déplacer ces limites épistémiques, en intégrant les concepts utilisés par les acteurs sociaux eux-mêmes, dans les espaces de conflit. Les alliances construites entre certains secteurs du monde universitaire engagés dans les luttes pour la justice et les avocats des droits humains ont influencé les expertises anthropologiques et l’analyse contextuelle de telle sorte que ces dernières commencent à être intégrées aux stratégies juridiques visant à obtenir des réparations intégrales et à reconnaître les différents contextes sociaux qui favorisent les préjudices8.
Un élément commence à être réellement pris en compte : l’importance des mesures de réparation communautaires, lorsque les dommages, individuels ou collectifs, affectent le tissu social de la communauté ou de la région où ils ont lieu. À cet égard, la Cour interaméricaine des droits humains (CoIDH) a été pionnière dans la problématisation de la figure de la « victime » en reconnaissant que les graves violations des droits humains commises à l’encontre d’une ou plusieurs personnes peuvent avoir des répercussions sur la communauté et, par conséquent, requérir des réparations allant au-delà de celles d’ordre pécuniaire et individuel. Depuis 1989, le Système interaméricain des droits humains reconnaît la valeur de l’expertise anthropologique pour contextualiser les préjudices et les définitions de la justice qui vont au-delà du dommage individuel et de la conception libérale de la personne. Bien qu’il existe un vaste débat sur la manière dont ces expertises peuvent reproduire des perspectives essentialistes et anhistoriques de la culture et réifier des hiérarchies épistémiques au sein desquelles la connaissance anthropologique est supérieure aux savoirs locaux (Loperena, Mora et Hernández Castillo, 2020), il est important de reconnaître l’impact qu’elles ont eu sur la culture juridique des juges de la CoIDH. Par exemple, certains jugements reconnaissent que les maladies spirituelles résultant de l’impunité peuvent affecter l’intégrité collective d’un groupe (Cas Moiwana vs. Surinam, 2005), et qu’un préjudice individuel peut avoir des répercussions sur la communauté et donc requérir des réparations collectives (Cas Inés Fernández Ortega vs. Mexique). Si la plupart des affaires concernent des communautés ou des membres des peuples indigènes, il a également été reconnu que des phénomènes tels que la disparition forcée peuvent affecter le tissu social des communautés paysannes, comme dans le Cas Alvarado vs. Mexique, en 2018 (Robledo Silvestre, López López, Querales Mendoza et Hernández Castillo, 2018).
En parallèle, l’expertise contextuelle a également permis d’analyser les conditions sociales, politiques et économiques en amont desquelles un préjudice est causé comme faisant partie du préjudice lui-même. En ce sens, l’idée que les mesures de réparation impliqueraient pour la victime un retour aux conditions antérieures à l’acte violent a été interrogée par des expertises comme celle présentée par la spécialiste en études de genre Marcela Patricia Huaita Alegre, pour l’examen du cas « Campo Algodonero » (« Champ de coton ») vs. Mexique9. L’affaire est connue sous ce nom car les plaignantes étaient les mères de huit jeunes femmes dont les corps ont été retrouvés dans un champ de coton à Ciudad Juárez, Chihuahua. Elle est considérée comme un cas paradigmatique de litige stratégique pour la défense des droits des femmes, en raison de la reconnaissance internationale des causes structurelles de la violence de genre qui en a résulté. En 2009, la CoIDH a décrété que les féminicides du « Campo Algodonero » correspondaient à un modèle de violence systématique fondé sur le genre, l’âge et la classe sociale, et a exhorté le gouvernement mexicain à prendre une série de mesures de réparation « visant à identifier et éliminer les facteurs structurels de la discrimination », en vue de remédier aux inégalités de genre implicites qui ont généré la violence.
L’importance des rapports d’expertise contextuelle tels que celui du Campo Algodonero pour élargir la signification de la réparation au-delà de son aspect pécuniaire, m’a convaincue d’accepter l’invitation du Centre des droits humains de la montagne du Guerrero Tlachinollan (Centro de Derechos Humanos de la Montaña de Guerrero Tlachinollan) et du Centre pour la justice et le droit international (Centro por la Justicia y el Derecho Internacional, CEJIL) à réaliser une expertise sur l’impact communautaire du viol d’une dirigeante indigène me’phaa, Inés Fernández Ortega, par des membres de l’armée mexicaine, le 22 mars 2002. L’un des objectifs du rapport d’expertise était de démontrer que les violences sexuelles subies par la victime avaient eu un impact non seulement sur elle et sa famille, mais aussi sur les femmes de sa communauté et de l’organisation à laquelle elle appartenait. Je comprends maintenant que la nécessité d’une telle expertise était affirmée non seulement par les représentants légaux, mais aussi par Inés elle-même qui, dès le début de ce processus, insistait sur le fait que son viol faisait partie d’une série d’agressions contre son peuple et son organisation (Organización Indígena del Pueblo Me’phaa), et ne pouvait donc pas être examiné de manière isolée. Sa conviction a obligé ses avocats à plaider devant la Cour l’obtention de réparations communautaires dans une affaire de viol individuel, une stratégie juridique qui n’avait jamais été utilisée auparavant devant cette instance de justice internationale (Hernández Castillo, 2016).
Élargir la documentation des préjudices pour y inclure les affectations spirituelles implique de mener un débat épistémique auquel participeront non seulement ceux qui rendent la justice, mais aussi les avocats des droits humains avec lesquels nous travaillons. Le langage hégémonique du droit a marqué les représentations de la justice des avocats, mêmes des plus progressistes, de sorte qu’il est difficile pour eux de reconnaître l’existence d’autres épistémologies, et plus encore d’autres ontologies, c’est-à-dire l’existence d’autres mondes où la définition d’une personne ne se résume pas à son corps matériel, et où l’humanité inclut d’autres êtres de la nature. Ces limites épistémiques du droit font que certains défenseurs des droits humains ne reprennent pas à leur compte les recommandations des expertises anthropologiques dans la préparation de leurs arguments écrits ou lorsqu’ils plaident devant la Cour.
Toutefois, la formation d’équipes interdisciplinaires pour l’élaboration d’expertises intégrales visant à documenter les atteintes à la santé physique et émotionnelle des victimes, ainsi qu’à leur environnement familial et communautaire, nous a obligés à créer des ponts entre les différentes spécialités, en ouvrant des espaces de rencontre et d’échange des savoirs10. En leur sein, des psychologues, des médecins, des avocats et des anthropologues apprennent à trouver un langage commun qui nous permette de reconnaître les possibilités émancipatrices du droit, tout en tenant compte de la richesse épistémique dont disposent les peuples indigènes pour penser de manière créative la justice et la réparation.
De la même façon, ma collègue anthropologue, Mariana Mora, a inclus les affectations spirituelles qu’a eues sur leurs parents la disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa, à Iguala, Guerrero, les 26 et 27 septembre 2014, dans l’excellent rapport intitulé « Yo sólo quería que amaneciera. Informe de Impactos Psicosociales del Caso Ayotzinapa » (« Je voulais juste que le soleil se lève. Rapport sur les impacts psycho-sociaux du cas Ayotzinapa »)11. Bien que le langage du droit tende à limiter les possibilités de conceptualiser des torts et d’imaginer d’autres manières de concevoir la justice et la réparation, ces expériences nous ont appris qu’il existe des espaces de dialogue dans lesquels l’anthropologie juridique peut contribuer à repenser les justices à partir d’autres épistémologies, pour chercher des stratégies plus créatives que celles, punitives, de l’État moderne. En tant qu’anthropologue juridique et féministe, je me confronte à un dilemme en concevant le droit positif comme un produit culturel du libéralisme qui doit être analysé de manière critique. Cependant, en tant qu’activiste, je ne peux que reconnaître les potentialités qu’il offre comme outil permettant de construire une vie plus juste dans des contextes de violences extrêmes comme ceux que nous vivons actuellement au Mexique.
Questions anciennes et nouvelles pour l’anthropologie juridique féministe
Bien que je n’aie pas mené mon travail de recherche collaborative avec les collectifs de familles de personnes disparues depuis mes espaces d’activisme féministe, cette ligne directrice a été présente à la fois dans mes pratiques de recherche éthico-politiques, et dans les perspectives analytiques qui ont guidé mon travail universitaire et de défense juridique12.
Dans le contexte politique du Mexique, j’ai dû prendre mes distances vis-à-vis d’un féminisme libéral qui a principalement lutté pour la reconnaissance des droits individuels, sans reconnaître l’hétérogénéité des expériences qui marquent la vie des femmes au Mexique, ni les hiérarchies ethniques, raciales et de classes qui configurent de façon différenciée les expériences d’exclusion de genre et les façons dont nous organisons et nous représentons la justice. Documenter l’hypothèse selon laquelle, pour de nombreuses femmes mexicaines, la reconnaissance de leurs droits collectifs comme peuples est une condition indispensable au plein exercice de leurs droits de genre, a impliqué de confronter les perspectives anti-autonomistes et ethnocentrées de quelques féministes. Cette trajectoire académique et politique m’a amenée à aborder le thème de la disparition forcée en considérant avec une certaine vigilance épistémologique les perspectives généralisantes sur la justice, les préjudices et les constructions victimisantes et disqualifiantes des actrices sociales. Le chemin accompli dans l’analyse du pluralisme juridique m’a appris à reconnaître l’existence de conceptions variées de ce qu’est une personne, qui doivent être explorées pour comprendre les différentes façons dont le tort est vécu et la justice, comprise.
Ce sont quelques-unes des préoccupations qui ont motivé mes recherches lorsque j’ai commencé à accompagner les processus des organisations de familles de disparus, composées en majorité de femmes, et que je me suis confrontée aux limites de l’activisme juridique dans des contextes organisationnels où la plupart d’entre elles ne croient plus dans les institutions de l’État, ni dans la lutte juridique comme principal moyen de dénoncer l’impunité et d’obtenir réparation des préjudices subis.
Ce sont surtout les mères, comme celles de la place de Mai (Madres de la Plaza de Mayo) en Argentine, ou du Groupe de soutien mutuel (Grupo de Apoyo Mutuo) au Guatemala, qui se sont mobilisées pour rechercher leurs enfants, en politisant leur identité maternelle pour faire de tous les disparus et disparues leurs fils et leurs filles. Les messages imprimés sur les tee-shirts portés durant les marches ou les journées de recherche sont passés de « Je te chercherai jusqu’à te retrouver » à « Nous les chercherons jusqu’à les retrouver ». Leur identité de « mères » a été mobilisée politiquement pour obtenir la solidarité de la société civile, le soutien logistique des institutions locales et ce qu’elles considèrent comme une « protection relative » face aux groupes du crime organisé qui contrôlent la zone.
Cette position suppose une sorte de réserve éthico-morale chez les auteurs de la violence, qui respecteront la figure de « la mère ». Selon cette logique, l’une des Traceuses d’El Fuerte racontait qu’un jour, un homme lourdement armé, le visage masqué, l’avait empêchée de pénétrer sur un terrain où l’on supposait que se trouvaient des fosses clandestines. Elle l’avait réprimandé en ces termes : « Jeune homme, pousse-toi et laisse-moi passer, un jour ta mère te cherchera comme moi, et tu voudras qu’elle te retrouve. » Le jeune lui a répondu en l’appelant par son prénom : « Mes respects, doña, entrez et cherchez-le »13.
Lorsqu’on leur demande pourquoi les hommes de leurs familles participent si peu à l’organisation, elles expliquent généralement que c’est pour des raisons de sécurité, car il est plus difficile d’attaquer une mère qu’un père, et parce que les hommes ont des horaires de travail plus stricts, alors que ceux des femmes sont flexibles. Toutefois, quand on connaît davantage le contexte dans lequel les disparitions ont lieu et les recherches sont menées, on constate qu’elles ne sont pas plus en sécurité que les hommes, et que leurs emplois ne sont pas toujours plus flexibles. Cela veut dire que dans leurs réponses, elles reproduisent des imaginaires sociaux sur le féminin et le masculin qui ne répondent pas toujours à la réalité concrète dans laquelle elles vivent. La « pédagogie de la terreur » a franchi toutes les limites éthiques et morales ; le respect de la « mère mexicaine » ne fait plus partie des modes d’action des sicaires, ni des forces de sécurité avec lesquelles ils sont en collusion. Les mères des disparus sont au centre de la violence. La liste de ces femmes est longue, elles viennent de tout le pays, de différentes professions et classes sociales. Le cas le plus connu est peut-être celui de Marisela Escobedo, dans l’État de Chihuahua14. Dans le cas spécifique des Traceuses d’El Fuerte, l’une de leurs camarades (compañeras) de l’organisation des familles à Culiacán, Sandra Luz Hernández, la mère d’Edgar García, a été assassinée le 11 mai 2014, alors qu’elle menait l’enquête pour retrouver son fils. Son assassin a fait des aveux et a remis l’arme avec laquelle il l’a tuée et les vêtements ensanglantés qu’il portait. Un an plus tard, le juge Sergio Valdez Meza l’a libéré par manque de preuves15.
La mobilisation de l’identité politique de « mères » a été largement remise en question par les chercheuses féministes, surtout à partir de l’analyse de l’expérience des Madres de la Plaza de Mayo. Le principal argument avancé contre ce que l’on a appelé le « maternalisme » ou « familisme » est qu’il mobilise les valeurs les plus traditionnelles de la société liées à la famille hétérosexuelle. En affirmant que les femmes ont été socialisées selon une éthique du soin des « autres » (enfants, parents, frères et sœurs, etc.) et que cette même éthique a conduit les mères à quitter leur espace privé pour chercher leurs enfants, à coups de pelles et de pioches dans le cas mexicain, au risque de leur vie, continuant ainsi d’endosser leur rôle traditionnel de soigneuses, que de nombreux féminismes ont contesté. Marysa Navarro (1989) et Elizabeth Jelin (2007, 2011), deux des principales représentantes du féminisme universitaire argentin, ont interrogé la manière dont ce « maternalisme » exclut d’autres identités politiques qui se sont mobilisées pour les droits humains en Argentine, tout en perpétuant les imaginaires patriarcaux concernant le rôle des femmes dans la société et leur rôle de mère.
Ces critiques à propos des stratégies que les femmes des milieux populaires utilisent pour s’engager pour la justice me rappellent les vieux débats autour du « paradigme des intérêts » utilisé par les féminismes blancs du Nord global pour disqualifier le potentiel transgressif des femmes pauvres qui se mobilisent pour leurs besoins matériels16. Dans nos recherches menées à partir d’une anthropologie juridique féministe, nous avons confronté ces perspectives, qui tendent à établir des hiérarchies politiques entre les mouvements de femmes en considérant celles qui sont plus proches de l’agenda politique féministe comme les plus émancipées, avec celles qui s’appuient sur d’autres discours et pratiques sans se réclamer du féminisme, comme de simples prolongements des idéologies patriarcales du sexe et du genre. Cette perspective analytique a été popularisée par Maxine Molyneux (1985), qui a établi une division entre les femmes pauvres, qui se mobilisent autour d’intérêts pratiques, et les féministes, qui défendent des intérêts stratégiques. Les « intérêts pratiques » se définissent comme ceux qui sont basés sur la satisfaction des besoins découlant de la position des femmes dans la division sexuelle du travail. Les « intérêts stratégiques », quant à eux, comprennent des revendications visant à transformer les relations inégalitaires entre les genres. Seuls les intérêts stratégiques sont considérés par nature comme intrinsèquement politiques et potentiellement transformateurs. Dans d’autres travaux, j’ai critiqué ces typologies dichotomiques (Hernández Castillo, 2008) qui sous-estiment le fait que les contributions critiques des femmes pauvres organisées – dans notre cas, les mères et épouses de disparus – peuvent perturber l’ordre social, en ne discutant pas la manière dont ces femmes, dans le cadre de leurs stratégies de recherche, déstabilisent les discours du pouvoir ou reconstruisent leurs identités collectives (voir aussi Álvarez, 1990 ; Kabeer et Vericat Núñez, 1998).
Les critiques adressées au « familisme » supposent, d’une part, que les rapports familiaux revendiqués par ceux qui se sont organisés contre la « disparition forcée » sont toujours des liens de sang, principalement ceux de la famille nucléaire. Cependant, les familles que nous avons connues au sein du mouvement sont aussi diverses que la géographie nationale, et incorporent des parentés rituelles comme le compérage (compadrazgo), ou des relations politico-affectives comme celle que j’entretiens avec une famille du Sinaloa dont la fille adolescente a été un temps sous ma garde. Cela veut dire que dans la pratique, les « familles » qui se sont constituées au sein des collectifs de recherche sont beaucoup plus larges que celles unies par des liens de sang, et nous sommes sûrs que dans les organisations qui se sont formées dans des régions indigènes du Mexique, les liens de parenté ne dépendent pas uniquement de la génétique et incluent dans de nombreux cas des communautés entières.
Bien que les collectifs de familles de disparus avec lesquels j’ai travaillé dans le Sinaloa, le Morelos et le Honduras ne revendiquent aucun agenda féministe, ni n’ont l’intention d’affronter les relations patriarcales qui encadrent leur vie quotidienne, partir à la recherche de leurs fils et filles, de leurs maris, frères, filleuls, a impliqué que soient négociées, dans l’espace domestique, de nombreuses activités qui déstabilisent les rôles de genre. Au niveau du processus de politisation, leur participation à des espaces de confluence avec d’autres familles les a amenés à situer leurs recherches dans le cadre de revendications plus larges contre la violence et l’impunité. À cet égard, Shaylih Muehlmann (2017) analyse comment les femmes qui ont participé à la Caravane pour la paix en 2012 ont changé de point de vue à propos du lien entre le racisme, la militarisation, la politique en matière de drogues grâce aux dialogues qu’elles ont établis avec les mères de jeunes afro-américains victimes de violences policières.
Ces dialogues politiques ont permis à nombre d’entre elles de considérer le problème de la disparition forcée au-delà de leur expérience personnelle. Ainsi, la généralisation à partir de la construction limitée et traditionnelle des identités de « mères » ne nous permet pas de voir les processus et les transformations complexes qui reconfigurent les identités politiques des mères qui composent tous ces collectifs de recherche.
Comme nous l’avons signalé, les mères du Sinaloa et du Morelos ne cherchent pas seulement leurs fils et leurs filles, mais bien tous les disparus. Elles sont d’ailleurs nombreuses à continuer d’accompagner leurs camarades dans leurs recherches alors qu’elles ont retrouvé leur proche. En considérant les corps retrouvés comme des personnes et pas uniquement comme des restes humains, et en les adoptant comme les leurs, elles rompent avec la « privatisation des morts » et renforcent le sentiment de former une communauté (Rojas-Perez, 2017).
Au lieu de disqualifier le manque de radicalité féministe des femmes qui composent les collectifs de familles de recherche, le défi épistémologique et politique consiste à comprendre leurs pratiques quotidiennes de résistance, à reconnaître les zones grises dans lesquelles elles reproduisent les discours de pouvoir et à soutenir la systématisation et la reconnaissance de leurs expériences et savoirs.
Les complexités des violences patriarcales
Les trois scénarios ethnographiques dans lesquels j’ai mené mes recherches au cours de la dernière décennie montrent que les frontières entre les forces de sécurité et le crime organisé sont très floues. Contrairement à ce qui s’est produit dans les processus de répression politique des dictatures latino-américaines, où les principaux responsables étaient des forces de sécurité ou des groupes paramilitaires liés à l’État, au Mexique, nous sommes face à différents types d’acteurs qui agissent selon différentes stratégies de violence et de contrôle territorial en fonction du contexte local. Dans de nombreuses régions, les agents de violence sont des forces de sécurité municipales, fédérées, fédérales ou militaires, liées au crime organisé ; dans d’autres, les organisations criminelles agissent directement, dans des contextes d’impunité. Mais il est clair que dans 99 % des cas, les auteurs sont des hommes violents. Les militaires qui ont violé Inés Fernández Ortega et Valentina Rosendo Cantú, dirigeantes du peuple me’phaa dans les montagnes du Guerrero, les assassins qui ont jeté dans des fosses clandestines les corps aujourd’hui exhumés par les Traceuses d’El Fuerte du Sinaloa, et les criminels qui ont utilisé les fosses communes de Jojutla et de Tetelcingo comme des « dispositifs de disparition », partageaient tous des cultures masculines violentes, dans des contextes où l’impunité donne la permission de tuer.
En d’autres termes, l’une des racines de la crise des droits humains au Mexique réside dans la violence patriarcale, un problème sur lequel les féministes travaillent depuis toujours. Toutefois, dans le milieu académique mexicain, l’analyse et l’activisme féministe se sont surtout concentrés sur la question du féminicide, en raison de l’urgence et de la gravité de ce problème. L’analyse féministe de la disparition forcée, du déplacement et des massacres d’indigènes, de paysans et de migrants, reste en suspens, tout comme les alliances entre les organisations féministes mexicaines et les familles de disparus et de massacrés. Au sein du féminisme radical et autonome, il existe une position selon laquelle il s’agit d’un problème d’« hommes qui s’entretuent » et donc pas d’un problème qui concerne le féminisme.
Dans une perspective intersectionnelle et antiraciste, plusieurs universitaires et activistes féministes ont souligné que les hommes et les femmes pauvres et racisés sont les principales victimes de la violence patriarcale exercée par l’État et les groupes criminels17. Cette violence patriarcale s’exerce sur les corps construits comme « jetables » par un système néocolonial, classiste et raciste, qui rend possible ces formes extrêmes de violence. En d’autres termes, le racisme déshumanise et rend inintelligible la valeur des corps situés dans des territoires racialisés (Cacho, 2012 ; Hernández Castillo, 2019c).
En parallèle, les masculinités violentes promues par le système capitaliste et patriarcal ont trouvé une niche de marché dans le crime organisé, où leur capacité de violence est hautement valorisée. Ce « capitalisme gore », tel que l’a défini la critique féministe Sayak Valencia (2010), a accentué les exclusions à l’œuvre dans la société mexicaine, laissant un large secteur d’hommes pauvres et racisés dans l’incapacité de remplir le rôle de « fournisseurs » que leur assigne le système patriarcal. Face à une culture capitaliste de consommation qui déshumanise tout en promouvant des valeurs qui décrètent que pour « être quelqu’un », il faut pouvoir acheter une voiture, un Iphone, un Ipad, ces jeunes ont trouvé dans leur capacité de violence une marchandise dont la vente leur donne du pouvoir et du contrôle sur des corps et des territoires.
La disparition de jeunes, ou leur assassinat, comme violence du crime organisé, laisse des séquelles qui marquent la vie de leurs mères, leurs épouses, leurs sœurs (Smith, 2016). Il ne s’agit pas d’« hommes qui s’entretuent », mais d’une violence patriarcale qui touche des familles et des communautés entières, surtout dans des régions pauvres et racialisées. Face à cette réalité complexe, ce sont les femmes, organisées dans des collectifs de familles de disparus, qui nous ont donné quelques pistes pour favoriser des stratégies de reconstruction du tissu social, et pour repenser la justice à partir d’autres cadres et épistémologies, qui ne passent pas toujours par la justice d’État.
Réflexions finales
Dans le contexte actuel de crise des droits humains, il est urgent d’articuler notre production de recherche aux luttes des familles de disparus et des victimes de violences extrêmes. L’anthropologie juridique a contribué à l’activisme juridique, mais le défi est de soutenir la recherche de la vérité et de la justice depuis des perspectives plus créatives, qui placent au centre les expériences, les demandes et les connaissances des victimes.
Face à une recherche positiviste, il est important de défendre une recherche collaborative, dans laquelle le problème de recherche, les voies méthodologiques et les produits finaux sont le résultat de dialogues de savoirs et de négociations avec les collectifs. Le long chemin parcouru par l’anthropologie juridique mexicaine dans la reconnaissance d’autres épistémologies et dans l’analyse des contextes de pluralisme a beaucoup à apporter pour trouver des manières plus créatives de comprendre les justices et d’aspirer à la guérison de communautés blessées par la violence.
Être disposés à déstabiliser nos certitudes épistémiques et écouter d’autres manières de concevoir les préjudices et les réparations seront des conditions nécessaires pour nouer des alliances dans la recherche de nouvelles stratégies pour reconstruire le tissu social rompu de nos communautés.