À la différence de ce qui s’était passé à Paris où des cortèges, au sens de manifestations mobiles, s’étaient tenus dès le 17 novembre, à Marseille, lors des deux premiers samedis, les gilets jaunes avaient mené des actions de blocage et d’occupation, par groupes réunissant quelques dizaines de personnes. Les cibles de ces actions avaient été par exemple le tunnel Prado-Carénage, qui est payant et permet de traverser le centre-ville de Marseille, les centres commerciaux de La Valentine et des Terrasses du Port, ou encore différents ronds-points comme celui de la place Castellane et celui de l’avenue du Prado. Après ces différentes actions, une centaine de personnes s’étaient réunies le 24 novembre devant la préfecture des Bouches-du-Rhône. La manifestation du 1er décembre, de type cortège, qui partit du Vieux-Port, fut la première d’une longue série et marqua le début d’une pratique qui deviendra régulière et bientôt ritualisée : la manifestation-défilé gilet jaune du samedi. Suite aux mobilisations des premiers samedis, les gilets jaunes de Marseille se structurèrent en différents groupes indépendants les uns des autres, tenant des assemblées générales ou encore des ateliers de travail, et se retrouvant chaque semaine pour défiler ensemble.
Ces manifestations se déroulèrent dans un contexte local déjà tendu, notamment du fait des mobilisations contre la municipalité, en réaction à l’effondrement de deux immeubles rue d’Aubagne le 5 novembre 2018, qui fit huit morts, et au projet de transformation de la place Jean-Jaurès1 – mobilisations qui furent à plusieurs reprises violemment réprimées. Un grand nombre de militants mobilisés sur ces questions participèrent à différentes manifestations gilets jaunes. Le 1er décembre, par exemple, la manifestation gilet jaune se mêla à la « marche pour le droit à un logement digne » organisée par le Collectif du 5 novembre2, créé par des habitants du quartier de Noailles à la suite des effondrements. Celle-ci fut marquée par une série de violences : voiture de police en feu, barricades sur la Canebière, tirs de Flash-Ball et de grenades lacrymogènes contre des lancés de bouteilles et de projectiles en tout genre. Semaine après semaine, forces de l’ordre contre manifestants, violences policières contre violences populaires, ITT3 contre ITT, les participants des manifestations revendicatives du samedi firent l’expérience de la violence. Qu’elle ait émané des forces de l’ordre ou des manifestants, cette violence laissa des traces et transforma les pratiques et les personnes mobilisées.
Cette recherche débuta à la suite de ma participation à plusieurs manifestations gilets jaunes début décembre 2018, du fait de la convergence de ces manifestations avec d’autres, notamment celles du Collectif du 5 novembre auxquelles je participais en tant qu’activiste. Les caractéristiques des manifestations gilets jaunes me rappelèrent le travail en cours dans le cadre de ma thèse de doctorat, portant sur les « cortèges de tête ». Ces derniers sont apparus dans les manifestations revendicatives pendant le mouvement contre la loi Travail de 2016 (qui avait pour objectif de flexibiliser le code du travail), et se sont imposés depuis comme une pratique récurrente. Le nom « cortège de tête » indique le positionnement en tête de cortège, devant les cortèges syndicaux. À Marseille, les « cortèges de tête » réunirent jusqu’à plusieurs centaines d’individus et menèrent des actions telles que l’occupation de la gare Saint-Charles (principale gare ferroviaire de Marseille) ou des dégradations, notamment au siège du Medef ou du Parti socialiste. Avant 2016, les manifestations revendicatives à Marseille, organisées la plupart du temps par les organisations syndicales, étaient très structurées et prévisibles ; leurs parcours ainsi que le placement de chaque organisation étaient strictement définis au préalable, et les pratiques rencontrées restaient presque exclusivement dans le domaine légal. Nouvelle pratique s’ajoutant au répertoire d’action collective traditionnel (Tilly, 1984, p. 89-108), les « cortèges de tête » se caractérisent par l’absence de déclaration préalable, un parcours évoluant au fil de la manifestation, une volonté d’indépendance envers les syndicats et les partis politiques et l’acceptation par les participants d’un niveau de violence certain. Autant de similitudes avec les manifestations de gilets jaunes, qui me poussèrent à me questionner sur l’apparition et l’influence des pratiques des « cortèges de tête » dans ces manifestations, particulièrement sur le rapport à la violence et à ses usages. Ce texte ne cherche pas à répondre à ces questionnements dans leur globalité, mais à les éclairer au prisme du terrain marseillais.
Mon travail ethnographique combine une enquête relevant de l’observation participante avec des entretiens longs non directifs et l’utilisation d’archives, soit produites par les acteurs (tracts ou graffitis par exemple), soit sonores et visuelles (captées lors des manifestions). Les données de terrain qui seront présentées dans cet article ont été anonymisées4.
Des espaces sociaux hétérogènes
Comme indiqué précédemment, un premier constat a porté sur les analogies entre les pratiques des « cortèges de tête » et celles des manifestations de gilets jaunes. Ces deux formes de mobilisation se rapprochent en effet sur certains points, mais s’éloignent sur d’autres, notamment en ce qui concerne le positionnement politique. Lors de mon travail de recherche sur les « cortèges de tête » marseillais, j’avais pu noter une forte hétérogénéité des acteurs. Mobilisant ardemment les lycéens en 2016, ces espaces furent marqués par la présence de militants d’âges très variés, avec néanmoins une surreprésentation des personnes de moins de 40 ans. Le caractère intergénérationnel des manifestations de gilets jaunes était particulièrement marqué, plus encore que dans les « cortèges de tête ». Les personnes rencontrées pour cette recherche étaient de tous âges, des adolescents aux octogénaires. On constatait qu’un grand nombre de femmes étaient présentes dans les « cortèges de tête », tout comme dans les manifestations de gilets jaunes, notamment à l’avant des cortèges et parmi ceux qui utilisaient des pratiques dites « black blocs5 ». La diversité sociale, bien que réelle dans les « cortèges de tête », semble avoir été plus marquée lors des manifestations de gilets jaunes. En dehors des lycéens, les « cortèges de tête » de 2016 à Marseille se caractérisèrent par une surreprésentation de personnes ayant un niveau de diplôme supérieur à bac +3. Les niveaux de diplôme et les catégories sociales des individus mobilisés dans les manifestations de gilets jaunes étaient multiples, allant de petits patrons de PME non diplômés à des agents d’entretien, en passant par des infirmières. Chez les femmes, certains milieux professionnels, comme celui de l’aide à la personne, étaient particulièrement présents. L’hétérogénéité de ces espaces se traduisit aussi par des attitudes très diverses, notamment concernant l’emploi de la violence, allant du refus de tout type de violence à l’usage de la violence sur des personnes dépositaires de l’autorité publique, en passant par la violence contre les biens.
Bien que variés pour ce qui est des aspects précédemment cités, les acteurs des « cortèges de tête » étaient plus homogènes que ceux des manifestations de gilets jaunes, notamment du point de vue de leur lieu de vie et de leur sensibilité politique. Les personnes rencontrées au sein des « cortèges de tête » vivaient exclusivement dans la ville de Marseille, alors que celles qui étaient mobilisées dans les manifestations de gilets jaunes pouvaient habiter hors de cet espace géographique. Si la plupart vivaient à Marseille, un nombre non négligeable d’entre elles habitaient des villes et des villages distants de plus d’une centaine de kilomètres. Parmi ces personnes, certaines étaient présentes également sur des ronds-points proches de leur domicile, tandis que d’autres participaient exclusivement aux manifestations du samedi. En ce qui concerne leur positionnement politique, les acteurs des « cortèges de tête » se réclamaient exclusivement de la gauche, de l’extrême gauche, de l’ultragauche ou encore de l’anarchisme. Ces cortèges étaient marqués par la forte présence de personnes s’inscrivant dans des réseaux militants nés en amont de ces mobilisations, notamment dans des groupes politiques d’ultragauche. L’ultragauche n’est pas un ensemble politique unifié, mais ce terme, utilisé notamment par les services de police et de renseignement, désigne différents groupes et tendances politiques appartenant au socialisme révolutionnaire, ayant en commun le refus de la représentativité, contrairement à l’extrême gauche, et s’inscrivant dans un héritage politique qui valorise l’action directe. Les participants aux manifestations de gilets jaunes appartenant à des réseaux militants constitués en amont étaient, eux, largement minoritaires. Leurs sensibilités politiques étaient beaucoup plus diverses, certains se déclarant proches du Rassemblement national ou de l’Union populaire républicaine, d’autres brandissant fièrement un drapeau noir ou rouge, un grand nombre de personnes s’affirmant peu politisées, pour certaines apolitiques, et beaucoup se mobilisant pour la première fois. Enfin des participants aux « cortèges de tête », bien que minoritaires, prirent également part aux manifestations gilets jaunes, certains appartenant à des groupes d’extrême et d’ultragauche. Il faut noter une évolution au fil des samedis de mobilisation des positionnements politiques des acteurs, visible notamment par la transformation des slogans, avec une disparition de ceux qui affichaient leur appartenance à l’extrême droite et un déplacement net vers la gauche et l’ultragauche des personnes mobilisées. Ce qui peut s’expliquer non seulement par la diminution du nombre de participants, par leur politisation croissante au fil des samedis, mais aussi par la présence de militants antifascistes faisant la « chasse » aux personnes affichant leur appartenance à l’extrême droite.
La diversité des acteurs participant aux deux espaces étudiés peut notamment s’expliquer par la volonté des personnes interviewées de se mobiliser ensemble, indépendamment de leur corporation ou d’un syndicat.
Transformation des formes de mobilisation
Ces deux phénomènes, l’apparition des « cortèges de tête » et les manifestations gilets jaunes, peuvent être interprétés comme une remise en question de l’efficacité des modes d’action traditionnels, notamment des manifestations revendicatives syndicales. Clamant leur indépendance vis-à-vis des syndicats et des partis politiques, ils sont pensés par les acteurs comme de nouveaux espaces de lutte.
« De toute façon ça ne sert plus à rien les syndicats comme la CFDT, ils sont du côté des patrons, et les autres, ils ont plus aucun pouvoir. » (Antoine, non syndiqué, cinquante ans, manifestant gilet jaune.)
« Non je ne suis pas antisyndicale, le travail des syndicats dans le monde de l’entreprise, aux prud’hommes ça me paraît nécessaire, mais dans la rue c’est autre chose. » (Coline, trentenaire syndiquée, participante à des « cortèges de tête » depuis 2016.)
Des entretiens réalisés auprès des participants aux « cortèges de tête » et aux mobilisations gilets jaunes, il ne ressort pas un rejet global du rôle des syndicats dans le monde du travail, un certain nombre des acteurs de ces deux espaces étant eux-mêmes syndiqués, mais plutôt une perte de confiance dans leur capacité à mener à la victoire une mobilisation sociale. Ce que les personnes rencontrées expliquent notamment par le peu d’avancées sociales qu’ont connues les travailleurs ces deux dernières décennies et la « cogestion » par l’État et certains syndicats des questions liées au travail. Les personnes rencontrées parmi les gilets jaunes et dans les « cortèges de tête » qui avaient eu précédemment des expériences de mobilisation, évoquent régulièrement des mouvements sociaux qui, de leur point de vue, se sont soldés par un échec : le mouvement contre la réforme des retraites de 2003 ou les mobilisations contre la loi Travail, notamment. Les personnes interviewées partagent le sentiment d’un recul des politiques publiques menées en France et ne se satisfont plus d’une opposition se limitant aux manifestations syndicales et au vote.
Lors de manifestations syndicales, en tête de cortège, dans le « carré de tête », se trouvent les représentants des différentes organisations, suivis de plusieurs cortèges, dans un ordre négocié en fonction des forces présentes. Ces manifestations sont encadrées par un service d’ordre, qui a pour mission de réduire autant que possible l’imprévisibilité des réactions des personnes mobilisées et d’assurer la sécurité de la manifestation. Les rassemblements et défilés revendicatifs qui, jusqu’au début du xxe siècle, prenaient un caractère insurrectionnel, lieux d’émeute et d’affrontement violent avec les forces de l’ordre, sont devenus, hors événement exceptionnel, des espaces déclarés, hiérarchisés et encadrés se différenciant volontairement de l’émeute (Sommier, 1993, p. 69). Une partie des participants aux « cortèges de tête » aspirent à renouer avec des pratiques comme l’émeute et revendiquent une absence de hiérarchie et de service d’ordre, ne souhaitant pas « domestiquer » les participants, libres par exemple d’utiliser ou non la violence. À Marseille, les manifestations de gilets jaunes se tinrent sans service d’ordre et revendiquèrent l’absence de hiérarchie. Il faut noter cependant que, tout comme pour les « cortèges de tête », les cortèges gilets jaunes furent menés à différentes reprises par des individus organisés en amont de la manifestation, notamment autour de banderoles renforcées6, permettant aux acteurs de se protéger des charges des forces de l’ordre. Les acteurs de ces deux espaces affirment leur indépendance vis-à-vis des syndicats, cependant la tenue des « cortèges de tête » est conditionnée par le calendrier imposé par ceux-ci, alors que les mobilisations de gilets jaunes sont autonomes dans le choix des dates de manifestations. Les participants aux manifestations gilets jaunes auprès desquels j’ai mené mon étude revendiquent l’horizontalité de ces espaces où, tout comme dans les « cortèges de tête », le positionnement de chaque manifestant est déterminé par ses objectifs et les risques qu’il est prêt à prendre.
Les pratiques autour des parcours choisis par les participants de ces deux espaces s’éloignent aussi profondément des pratiques syndicales. Les organisations syndicales définissent en amont le parcours des manifestations revendicatives. À Marseille, la Confédération générale du travail (CGT) et plusieurs autres organisations syndicales ne déclarent pas les parcours des manifestations auprès de la préfecture, mais les négocient avec les forces de l’ordre7. Une fois le parcours déterminé, en amont de la manifestation, celui-ci n’est plus modifié. Les « cortèges de tête », comme les manifestations gilets jaunes laissent leurs parcours évoluer au fil de la manifestation, notamment en fonction du positionnement des forces de l’ordre, avec la volonté affichée de ne plus se satisfaire des manifestations telles qu’elles sont proposées par les syndicats.
« Les manifs Vieux-Port-Castellane puis tout le monde rentre chez soi, ça suffit. On en a fait des tas… Nous on veut continuer la manif, les surprendre, tourner à gauche ! » (Julie, lycéenne en 2016, participante à des « cortèges de tête » depuis les mobilisations contre la loi Travail, ainsi qu’à des manifestations de gilets jaunes, sans toutefois porter le fameux gilet.)
En 2016, le placement en tête de défilé des cortèges étudiés ainsi que la question du parcours furent des points de forte tension entre les participants aux « cortèges de tête » et les organisations syndicales, allant jusqu’à l’affrontement physique entre des manifestants du « cortège de tête » et des membres du service d’ordre de la CGT. À la fin de chaque manifestation, avant d’arriver sur la place Castellane, lieu où se terminent officiellement les manifestations syndicales, le « cortège de tête » tournait à gauche pour continuer son parcours pendant plusieurs heures, ce que les participants appellent « manifestation sauvage » et qui a parfois un but précis, comme par exemple rejoindre une autoroute ou une gare ferroviaire, en évoluant notamment en fonction du placement et des tentatives de dispersion des forces de l’ordre. De même, les parcours des gilets jaunes, fortement contraints eux aussi par les forces de l’ordre, s’éloignaient profondément des parcours habituels des manifestations syndicales, avec la volonté affirmée de gêner le plus possible les autorités, en choisissant notamment de relier des points stratégiques comme des centres commerciaux, des entrées d’autoroutes, des péages. Les acteurs, en participant à ces espaces, ont pensé que leur mobilisation allait au-delà d’un simple défilé revendicatif.
Se distinguant une fois de plus des manifestations syndicales, dont les revendications se focalisent sur un objet précis (l’opposition à un projet de loi, par exemple), les manifestations de gilets jaunes, tout comme les « cortèges de tête » de 2016, ont remis plus largement en cause le système économique et démocratique dans son ensemble, dépassant très rapidement la question de l’augmentation du prix de l’essence consécutive à la hausse de la taxe carbone, d’une part, ou celle de la loi Travail, d’autre part. Le slogan « Contre la loi Travail et son monde », écrit sur des tracts, des bannières portées par les participants marseillais des « cortèges de tête », ou encore « graffé » au passage indique clairement que ces derniers avaient pour objectif de se battre non seulement contre la loi Travail, mais aussi contre le monde qu’elle symbolisait. Ce monde de la loi Travail, ennemi des « cortèges de tête », serait le capitalisme néolibéral, idée que l’on retrouve dans un autre slogan scandé dans ces cortèges lors de chaque manifestation depuis 2016, et repris par certains gilets jaunes : « Ah ah ! anti, anti-capitaliste... Ah ah ! » La diversité des inscriptions sur les gilets ou des slogans utilisés dans les manifestations de gilets jaunes – comme « Macron démission ! » – atteste de cette volonté de questionner la société contemporaine de manière plus globale, tout comme le fait de demander la mise en place d’un référendum d’initiative citoyenne, ou encore le rétablissement de l’impôt sur la fortune.
Le rapport à la violence
Dans le débat public, très rapidement, la question des usages de la violence, qu’elle émane des participants ou des forces de l’ordre, a pris le dessus. Les pratiques utilisant la violence à différents degrés étaient observables dans les « cortèges de tête » et dans les manifestations gilets jaunes à Marseille, qu’il s’agisse d’une tactique face aux forces de l’ordre, comme l’usage de banderoles renforcées ou d’incendies de poubelles, de dégradations volontaires de magasins, de panneaux publicitaires, de lieux représentant l’État ou le pouvoir politique local. Ces violences peuvent être en partie analysées comme le résultat des caractéristiques des « cortèges de tête » et des manifestations de gilets jaunes : des espaces imprévisibles, hétérogènes et non hiérarchisés, ces particularités pouvant favoriser l’apparition de comportements violents, comme le souligne O. Fillieulle (1993, p. 9-13) à propos de l’émergence de la violence dans les manifestations de rue. Mais l’usage de la violence ne peut être considéré comme le résultat d’une simple agrégation de caractéristiques morphologiques, celui-ci n’étant ni systématique (un certain nombre de manifestations étudiées se passèrent sans que des pratiques violentes puissent être observées), ni unanime (un nombre important de participants rencontrés firent le choix de ne pas utiliser ces pratiques et celles-ci furent au cœur de débats internes, notamment en assemblée générale).
Lors des mobilisations de 2016, la question des usages de la violence prit une place importante dans les débats des assemblées de lutte non syndicales. À Marseille, ces discussions se tinrent principalement dans deux espaces : d’une part les assemblées de Nuit debout, et d’autre part celles de 13 En Lutte8. Dans le cadre de Nuit debout, l’usage de différentes formes de violence, loin d’être unanime, pouvait être fortement critiqué par certains participants. L’adhésion à ces pratiques était bien plus forte chez les participants aux assemblées de 13 En Lutte, ce qui peut partiellement s’expliquer par la présence de membres de groupes politiques valorisant l’action directe et s’inscrivant dans la continuité des pratiques dites « black blocs », utilisées notamment à Seattle en 1999 (Dupuis-Déri, 2003, p. 74-80) lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce. Bien que cette question ait suscité des débats au sein de différents groupes de gilets jaunes à Marseille, il semble qu’elle ait été pensée par les acteurs davantage comme une réaction aux violences émanant des forces de l’ordre que comme une stratégie politique, ce qui peut s’expliquer notamment par une présence moindre de groupes politiques utilisant ces tactiques.
Comme au printemps 2016, les personnes mobilisées dans le cadre des manifestations gilets jaunes firent face à de nouvelles pratiques du maintien de l’ordre. La doctrine du maintien de l’ordre « à la française », inspirée par des théories datant de la fin du xixe siècle, considère que les individus perdent tout discernement lorsqu’ils sont réunis en foule sous l’influence d’un leader charismatique9. Les personnels de police et de gendarmerie dévolus au maintien de l’ordre sont donc formés à la gestion d’une foule pensée comme homogène et non comme une agrégation d’individualités distinctes. Les unités spécialisées formées au maintien de l’ordre sont, d’une part, les escadrons de gendarmerie mobile (12 801 militaires) et, d’autre part, les compagnies républicaines de sécurité (CRS) (13 100 fonctionnaires de police)10. Le 1er décembre 2018 par exemple, 65 000 policiers et gendarmes ont été déployés sur l’ensemble du territoire français et le 8 décembre, 89 00011. Un grand nombre de policiers et de gendarmes participant au maintien de l’ordre ne sont donc pas spécifiquement formés pour le faire. Depuis les mobilisations de 2016, sur l’ensemble du territoire français, des armes jusque-là utilisées dans la gestion des violences urbaines, notamment lors des émeutes des banlieues de 2005, telles que les lanceurs de balles de défense ont peu à peu fait leur entrée dans l’arsenal à la disposition des policiers et des gendarmes déployés pour la gestion du maintien de l’ordre en manifestation, ce qui a contribué à une militarisation de ces unités (Jobard, 2016, p. 24-29). Une autre évolution à noter est la mobilisation, à partir des manifestations contre la loi Travail de 2016, de forces de l’ordre non spécialisées et non formées dans le maintien de l’ordre, comme les brigades anti-criminalité (BAC), notamment en charge des interpellations. Ces brigades particulièrement mobiles, le plus souvent en civil, ont pour objectif premier, comme leur nom l’indique, de lutter contre la criminalité et évoluent donc dans des milieux bien éloignés des manifestations revendicatives. Depuis le mois de mars 2019 à Paris, les brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M), sont déployées les jours de mobilisation dans le but d’intervenir rapidement pour épauler les forces de l’ordre. Ces brigades sont composées de membres des compagnies d’intervention formées au maintien de l’ordre aux deux tiers et de membres de la BAC pour un tiers. Ces brigades motorisées rappellent fortement les brigades de « voltigeurs », qui avaient pour objectif de disperser la foule et qui furent dissoutes lors de la mobilisation de 1986 contre le projet Devaquet, suite à la mort de Malik Oussekine. À Marseille, depuis 2016, les manifestations sont marquées par la présence systématique de la BAC, régulièrement critiquée pour ses méthodes violentes et à la limite de la légalité par un grand nombre de participants, et par l’usage régulier de tirs de Flash-Ball. Plusieurs des manifestants interviewés, qu’il s’agisse de participants à des « cortèges de tête » ou à des événements de gilets jaunes, avaient un passif douloureux (hors manifestation) avec ces brigades intervenant fréquemment dans des quartiers populaires. Un grand nombre des manifestations organisées dans ce cadre se terminèrent en effet par des affrontements et des arrestations, notamment la « marche de la colère » du 14 novembre 2018, qui se termina par une « ratonnade12 » menée par la BAC dans le quartier de Noailles. La manifestation du 1er décembre fut quant à elle marquée par la mort de Zineb Redouane, survenue à la suite d’un tir de grenade lacrymogène reçu alors qu’elle se trouvait à la fenêtre de son appartement donnant sur la Canebière. Même si, officiellement, la BRAV-M fut mobilisée uniquement à Paris, la présence de gendarmes motorisés poursuivant et gazant les manifestants put être plusieurs fois observée lors des manifestations de gilets jaunes à Marseille. Cette évolution des pratiques de maintien de l’ordre s’accompagna d’une judiciarisation et d’une criminalisation des mouvements sociaux, se traduisant notamment par l’usage très fréquent des comparutions immédiates pour juger les personnes arrêtées lors de manifestations. Ces jugements accélérés furent massivement utilisés lors des émeutes des banlieues de 2005, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Cette judiciarisation fut particulièrement forte à l’encontre du mouvement des gilets jaunes. Entre le 17 novembre 2018 et le 30 juin 2019, selon les chiffres communiqués par les parquets de France au ministère de la Justice, il y eut 3 163 condamnations de gilets jaunes, dont 1 995 dans le cadre de comparutions immédiates.
Les méthodes de gestion des manifestants par les forces de l’ordre précédemment évoquées, ont contribué à unir les manifestants très divers qui ont fait face au même niveau de violence, par exemple lors de charges, de gazages ou de nasses, quelles que soient leurs propres pratiques, violentes ou non.
La nasse, dont le nom vient d’un outil de pêche permettant de piéger les poissons, est une technique utilisée par les forces de l’ordre, consistant à encercler un groupe de façon à l’empêcher de sortir du cordon policier. Cette technique est fréquemment utilisée à Marseille depuis 2016, le plus souvent en fin de manifestation, lorsque les manifestants sont moins nombreux. Le maintien dans la nasse peut durer quelques minutes ou plusieurs heures, il s’accompagne souvent d’altercations verbales ou physiques entre manifestants et forces de l’ordre, lesquelles procèdent en général à des contrôles d’identité et, régulièrement, à des interpellations. Loin de permettre un apaisement des relations entre les différents acteurs en présence, cette technique de maintien de l’ordre contribue donc à faire monter le niveau de tension. Les personnes interviewées évoquent aussi les violences, jugées inadmissibles, utilisées à l’encontre des mobilisations lycéennes de 2016 et de décembre 2018, lors desquelles des lycéens furent grièvement blessés, notamment par l’usage de lanceurs de balles de défense. Les acteurs rencontrés considéraient pour la plupart la violence physique comme inacceptable ; l’expérience de violences émanant des forces de l’ordre les a bouleversés dans leurs valeurs profondes. Considérant qu’il était injustifié d’employer la force contre eux, les participants des manifestations se sont sentis solidaires face à ce qu’ils ont vécu comme une attaque, et ce malgré leurs différences, notamment sur la question des pratiques violentes. Le sentiment de colère évoqué par toutes les personnes rencontrées apparaît comme le résultat de l’expérience collective de la violence, contribuant à construire une impression d’appartenance au groupe et à transformer les rapports de celui-ci comme des individus aux forces de l’ordre (Jobard, 2016, p. 26). Ces violences, ressenties comme une injustice, contribuent à amener certains participants à remettre en question le monopole d’État sur la violence physique légitime.
« J’avais la rage… après moi aussi je criais : “Tout le monde déteste la police !” J’avais envie de leur faire la même chose que ce qu’ils nous faisaient, qu’ils comprennent... » (Lucien, quarantenaire mobilisé pour la première fois dans le cadre des gilets jaunes.)
Pour certains participants, comme Lucien, les violences subies ont renforcé leur détermination. Les manifestants revendiquent le « droit de manifester » et justifient par exemple le port de masques et de casques par l’impossibilité de manifester sans cet équipement, notamment à cause des gaz lacrymogènes et des Flash-Ball. Les violences venant des forces de l’ordre sont aussi évoquées par un certain nombre de participants pour expliquer le choix de recourir à la violence contre elles. Ce sont ces mêmes violences et les sentiments qu’elles provoquent qui sont aussi évoqués par les participants s’abstenant de recourir à la violence, pour expliquer qu’ils acceptent que d’autres manifestants en fassent usage. Pour d’autres encore, ces violences sont invoquées pour expliquer qu’ils aient cessé de participer à ces manifestations. Certains gilets jaunes rencontrés ont fait le choix de ne plus se rendre aux manifestations tout en continuant de participer aux réunions de différents groupes de gilets jaunes. Les émotions évoquées par les participants, loin d’être uniquement l’expression d’un ressenti individuel, sont partagées par le groupe et contribuent à façonner sur le long terme les rapports que celui-ci entretient avec les forces de l’ordre, notamment sur la question des usages de la violence. La prise en compte des émotions est donc nécessaire pour analyser les passages à l’acte violent en manifestation, non pas comme relevant d’une dimension irrationnelle, mais au contraire d’une dimension sociale (Lefranc et Sommier, 2009, p. 275).
La question du choix de recourir à la violence étant pratiquement absente du débat public, une dichotomie s’imposa, en 2016 et lors du mouvement des gilets jaunes, entre les manifestants faisant usage de la violence et les autres. Tout comme lors des émeutes des banlieues de 2005, les participants faisant le choix d’user de violence se virent assigner le rôle de casseurs, portant en eux de manière presque intrinsèque la violence, dont les autres manifestants furent appelés à se désolidariser. Celui qui est violent n’est plus considéré comme une personne venue pour se faire entendre, mais simplement comme un casseur. Une fois qu’on l’a ainsi déshumanisé, on rend la violence physique utilisée à son encontre acceptable pour les personnes extérieures (Héritier, 2003, p. 399-419). Les participants rencontrés dans ces deux espaces ont conscience de la diversité des pratiques violentes qui s’y développent et, pour beaucoup, refusent la dichotomie imposée entre manifestants « violents » et « non violents », renforçant une fois de plus la solidarité du groupe.
« Moi, le 12 du mois, j’ai plus rien… Je fais comment pour vivre ? C’est pas violent ça ?! » (Christophe, quarantenaire mobilisé pour la première fois dans le cadre des gilets jaunes.)
Christophe refuse la dichotomie « violence/non violence » du discours médiatique et gouvernemental ; en mentionnant la violence sociale qu’il subit, il questionne le caractère violent de la société.
« Avant quand j’entendais parler de trucs, de violences, à la ZAD ou les lycéens, je me disais c’est des gauchistes ou des jeunes excités, maintenant je comprends… » (Laurence, trentenaire mobilisée pour la première fois dans le cadre des gilets jaunes.)
Laurence a vécu l’expérience des violences rencontrées dans ces espaces comme un bouleversement profond de ses valeurs, non seulement dans son rapport à la violence, mais aussi de manière plus générale dans son rapport à l’État et aux forces de l’ordre.
L’usage de pratiques black blocs (tenue noire, déplacement en groupe, protection collective, banderoles renforcées…) put être observé dans les « cortèges de tête », comme dans les manifestations de gilets jaunes, à Marseille et dans un certain nombre de villes en France. Différents individus, appartenant pour certains à des groupes politiques d’ultragauche, firent le choix d’utiliser ces pratiques et s’organisèrent en amont des manifestations, sans pour autant former un groupe politique existant hors de la manifestation (Dupuis-Deri, 2003, p. 74). Une partie des personnes rencontrées employa ces techniques de lutte à différents degrés, certaines de manière occasionnelle, d’autres presque systématiquement. Les participants ont opéré une distinction forte entre la violence contre les biens, dont les cibles furent pensées par les acteurs comme des symboles du capitalisme et de « ceux qui se gavent », et la violence contre les personnes, s’exerçant uniquement contre les forces de l’ordre, théorisée comme le miroir de la violence exercée par ces dernières, qui s’accompagne d’une remise en question du monopole de la violence par l’État. Au fil des manifestations gilets jaunes, comme au cours des « cortèges de tête » en 2016, on a pu noter qu’une proportion croissante des participants a fait le choix d’utiliser ces pratiques. Ce qui se justifie, pour les acteurs, par l’épreuve des violences policières subie lors de précédentes manifestations. L’« accumulation d’expériences fâcheuses » (Boukir, 2018, 39) dans les rapports avec les forces de l’ordre, date après date, pour les manifestants, tout comme pour les habitants de quartiers dits « sensibles », contribue à une montée des tensions réciproques. Le fait qu’une plus large proportion des manifestants a eu recours à la violence peut aussi s’expliquer par la diminution du nombre de participants au fil du temps et le retrait de certains, effrayés par ces usages et par les techniques de maintien de l’ordre évoquées précédemment. Enfin, le choix de recourir à la violence et à l’émeute au cours des manifestations fut pensé par certains acteurs comme une réponse à la surdité des dirigeants politiques.
« Les manifs des retraites, on avait bien vu qu’elles étaient... c’étaient des grosses manifs avec du monde, mais ça a rien changé. Parce que le défilé traditionnellement genre du 1er mai, c’est chouette, mais en fait ça fait pas peur au gouvernement ! » (Lola, 26 ans, participante à des « cortèges de tête » depuis 2016.)
« De toute façon la seule chose qui les fait reculer c’est la peur, le reste c’est gentillet… ils n’en n’ont rien à faire. » (Christophe, quarantenaire mobilisé pour la première fois dans le cadre des gilets jaunes.)
Lola et Christophe considérant qu’ils ne sont pas entendus par les forces dirigeantes, envisagent la violence comme le mode d’action pouvant conduire à une victoire, c’est-à-dire permettre que leurs revendications soient prises en compte. Les « cortèges de tête » et les manifestations gilets jaunes ont ainsi questionné non seulement l’efficacité du répertoire d’action légale (par exemple : manifestation syndicale, grève, pétition) pour remporter une victoire sociale, mais aussi le système de démocratie représentative défini comme permettant à la population d’exprimer par le biais de ses représentants la volonté générale.
« Moi, avant, j’y croyais à la démocratie et tout ça, mais c’est du pipeau, le 49.3, 2005… J’ai même déchiré ma carte d’électeur. » (Mathieu, quarantenaire, participant à des « cortèges de tête » depuis 2016 et gilet jaune.)
« Si on va mettre un bulletin dans l’urne, ça va changer quoi ?! Rien. La gauche, la droite, ils nous gouvernent tous pareil depuis 30 ans, au moins là, ils ont peur, Macron a eu peur ! » (Louise, trentenaire gilet jaune, avait déjà participé à des manifestations revendicatives de manière occasionnelle.)
Mathieu et Louise ont tous les deux choisi de recourir à la violence lors de manifestations et considèrent ce choix comme un moyen d’action politique. Un grand nombre d’acteurs rencontrés, aussi bien gilets jaunes que participants à des « cortèges de tête », questionnent la réalité de notre système démocratique, en évoquant par exemple le rejet du traité établissant une constitution européenne lors du référendum de 2005, suivi de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, ou encore le recours à l’article 49 alinéa 3 de la constitution, notamment en 2016 pour faire adopter la loi Travail sans passer par le vote du Parlement. Ces participants partagent le sentiment de voir appliquer les mêmes politiques, notamment en matière d’austérité économique, par la gauche et par la droite, comme lors des émeutes des banlieues où « ils [les émeutiers] expriment leur rage à propos du monde social et tentent de se rendre visibles sur la place publique à défaut d’autres moyens de se faire entendre : votes, grèves, relais d’opinion [...]. Faute de pouvoir s’exprimer par des voies conventionnelles et démocratiques, la colère se focalise sur le face à face jeunes/policiers » (Kokoreff, 2014, p 741). Les gilets jaunes, comme les participants aux « cortèges de tête », qui font le choix d’utiliser des pratiques émeutières les considèrent comme un ultime moyen de se faire entendre politiquement par les dirigeants. Les cibles des dégradations commises lors des manifestations de gilets jaunes et des « cortèges de tête » à Marseille sont par exemple des multinationales, des assurances, des vitrines publicitaires, ou encore le magasin de l’Olympique de Marseille. Ces dégradations sont pensées par les acteurs comme porteuses d’un message profondément politique, critique de notre société de consommation et des inégalités qu’elle engendre. Enfin, lors des manifestations, les membres des forces de l’ordre sont considérés comme les représentants directs de l’État face aux acteurs mobilisés. Utiliser la violence contre ces agents constitue, pour les acteurs rencontrés qui ont fait ce choix, une victoire immédiate – même si elle est de courte durée – contre l’État.
Pour conclure, l’apparition des « cortèges de tête » en 2016 et les manifestations de gilets jaunes, comme nouveaux espaces de lutte, ont répondu au besoin de nouvelles pratiques revendicatives s’ajoutant au répertoire d’action préexistant et le questionnant. Les participants portèrent la lutte au-delà de ce que proposent les manifestations syndicales, en permettant à des individus très divers de se mobiliser ensemble en dehors du cadre de ce qui est autorisé par l’État. À Marseille, ces pratiques s’inscrivent désormais de façon récurrente dans les manifestations revendicatives. Lors des manifestations contre la réforme des retraites fin 2019-début 2020 par exemple, la présence d’un « cortège de tête » et d’un cortège de gilets jaunes fut notable et ceux-ci continuèrent à plusieurs reprises le défilé en dehors du parcours négocié par les syndicats.
Ces nouveaux espaces de lutte virent cohabiter différents usages de la violence. Beaucoup des participants rencontrés, bien conscients de l’hétérogénéité des pratiques en la matière, refusèrent de se désolidariser autour de la dichotomie « violent/non violent ». Les méthodes actuelles de maintien de l’ordre, traitant les manifestants comme une foule homogène et usant d’armes pouvant être létales, ont contribué à unir des manifestants très différents et à légitimer pour une partie d’entre eux l’usage de pratiques violentes. Ce recours, pensé comme un miroir des violences non seulement policières, mais aussi sociales subies par les participants, est aussi théorisé par un certain nombre d’entre eux comme le seul moyen à leur disposition pour se faire entendre.
Les violences visibles dans ces espaces, qu’elles émanent des forces de l’ordre ou des participants aux manifestations, au-delà de leur effet immédiat, ont transformé les pratiques des manifestations revendicatives et les participants, notamment dans leur rapport à l’État et à la démocratie représentative13.