Introduction

Index

Mots-clés

énergies renouvelables, énergies alternatives, force, anthropologie du territoire, géopolitique, éoliennes

Keywords

renewable energies, alternative energies, force, anthropology of the territory, geopolitics, wind turbines

Text

Ce numéro 6 de Condition humaine / Conditions politiques est introduit par trois articles sur le thème des énergies renouvelables réunis par Benoit Hazard, discutant des conceptualisations et récits qui critiquent ou accompagnent les évolutions technologiques dues à la crise climatique. Qu’il s’agisse de la notion de force comme levier de la narration sur l’Anthropocène, du concept d’« énergie appropriée » ou des assemblages de discours sur l’énergie éolienne, ces textes interrogent la façon de penser le « monde renouvelable ».

Masahiro Terada s’intéresse au concept de « force » lié à celui d’Anthropocène, auquel il préfère le terme de « géo-anthropo-histoire ». L’auteur montre que la notion de force est d’abord liée aux sciences naturelles, qui ont été les premières à réfléchir aux changements affectant le système terrestre. Ainsi, ce terme est utilisé dans son acception géologique. Il est question de force naturelle ou de force motrice dans ces disciplines. Bien que ces expressions recouvrent des significations différentes, toutes deux sont employées pour souligner la puissance humaine, comparée à la puissance naturelle. Néanmoins, Masahiro Terada note que la relation avec l’histoire n’a pas été clairement identifiée dans cette littérature. Pour y réfléchir, il propose de s’intéresser aux travaux de Dipesh Chakrabarty ou Julia Adney Thomas, historiens qui appréhendent bien la notion de force, mais dont les études, de son point de vue, manquent encore d’une analyse et d’une investigation appropriées du concept. M. Terada entreprend donc de poursuivre cette généalogie en regardant du côté de la philosophie politique, en développant la notion de force de production chez Marx, celle d’agency chez Carl Löwith, ou encore en s’appuyant sur la pensée de Kitaro Nishida ou celle de Masao Maruyama. Il cite également la chercheuse féministe Stefania Barca, selon laquelle ce concept de force est le produit d’un préjugé « européen-blanc-masculin ».

Clément Gaillard, quant à lui, retrace l’émergence de la notion de « technologie appropriée ». Apparue dans les années 1970, l’expression est tombée en désuétude dans les années 1980. Elle a été remplacée par celle de low-tech, plus courante aujourd’hui. Si la diffusion de ce second terme marque une prise de conscience des problématiques écologiques et environnementales, il ne désigne que des techniques simples, quand l’expression « technologie appropriée » – développée en 1973 par l’économiste Ernst F. Schumacher – visait à décrire une relation plus intégrée entre une technique et son contexte social, politique et écologique. Particulièrement utilisée à propos des pays en développement, elle renvoie à l’élaboration de techniques tenant compte des spécificités du terrain, évitant l’introduction de celles venues d’Occident, trop disruptives et consommatrices d’énergie. Si dans les années 1970, cette idée restait principalement théorique, elle a suscité l’enthousiasme de nombreux ingénieurs, architectes et inventeurs occidentaux, souvent issus de la contre-culture. Des méthodes de construction initialement conçues pour les populations démunies des régions tropicales ont donc été réintroduites en Europe et en Amérique du Nord. Cet enthousiasme est lié aux critiques politiques portant notamment sur la monopolisation de la production énergétique par des groupes privés ou des programmes nucléaires civils. Dans ces deux contextes, l’appropriation de ces techniques était essentiellement conçue en termes géographiques. Elles permettent en effet de repenser le rapport au territoire et aux besoins, pratiques et distributions énergétiques. Ainsi, selon Clément Gaillard, si l’on se référe au concept de « techno-géographie » du philosophe Gilbert Simondon, les technologies appropriées invitent d’abord à s’intéresser à la distribution territoriale des techniques en fonction des potentialités climatiques ou matérielles des différents milieux. Elles consisteraient à étudier les possibilités d’un lieu pour élaborer des techniques – ou des objets techniques – en adéquation avec les ressources qu’on y trouve.

Dans le dernier de ces trois articles, Gaëlla Loiseau et Arnaud Le Marchand reviennent sur les discours multiples qui entourent les projets de parcs éoliens. À partir de terrains menés auprès des acteurs et actrices pro-éoliens à Hull, au Royaume-Uni, et en Normandie, et de ceux qui y sont opposés, en particulier à la ZAD de l’Amassada dans l’Aveyron, les auteurs présentent les arguments qui visent notamment à qualifier cette énergie. Certains, comme les ingénieurs, considèrent que l’énergie éolienne est « fatale », c’est-à-dire difficilement maîtrisable. Pour nombre d’universitaires, elle doit plutôt être qualifiée d’« intermittente », car l’électricité qu’elle produit est « peu stockable et fluctuante ». Ce débat, qui émerge du domaine technique, est repris par les militants anti-éolien, qu’ils soient pro-nucléaire ou opposés à l’éolien industriel. Selon les premiers, le manque de fiabilité de l’éolien menace le système énergétique français. Pour les seconds, il nuit à l’environnement.
Les débats autour de l’énergie éolienne font appel à des arguments aussi bien scientifiques, qu’économiques et politiques. À côté de l’approche mettant l’accent sur la perte, les discours favorables à l’éolien industriel et ceux qui le critiquent se rejoignent autour des thèmes de l’inspiration, de l’énergie conçue comme une passion, une force vitale pourvue d’une dimension spirituelle. Gaëlla Loiseau et Arnaud Le Marchand montrent également comment, dans d’autres contextes, notamment au sein des seamen’s clubs et dans la communauté maritime, les récits sur l’éolien font appel à des éléments fantastiques, en particulier s’agissant des incidents dus à la présence d’éoliennes.

En interrogeant depuis des disciplines différentes le champ des énergies renouvelables, ces trois articles révèlent des mondes multiples dont les façons de dire et de faire s’affrontent parfois.

References

Electronic reference

Michela Fusaschi and Martin Lamotte, « Introduction », Condition humaine / Conditions politiques [Online], 6 | 2025, Online since 25 septembre 2024, connection on 23 mai 2025. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=1490

Authors

Michela Fusaschi

Michela Fusaschi est Professeure d’anthropologie à l’Université Roma Tre (département de Sciences politiques), où elle coordonne également la section Études de genre de l’école doctorale. Elle est chercheuse associée du Laboratoire d’anthropologie politique/LAP (CNRS-EHESS Paris), où elle codirige l’« Atelier d’ethnographie féministe et queer ». Codirectrice de Condition humaine/Conditions politiques. Revue internationale d’anthropologie du politique, elle est aussi rédactrice adjointe de la section «  Sociocultural Issues and Epidemiology  » de la revue Current Sexual Health Reports. Depuis plus de vingt ans, elle mène des recherches sur les modifications corporelles genrées, et a reçu de nombreux prix pour ses publications dans le domaine de l’anthropologie du genre.

Michela Fusaschi is Professor of Anthropology at the University Roma Tre, Department of Political Science, where she also coordinates the Gender Studies Section of the doctoral programme. She is a research fellow at the Laboratoire d’anthropologie politique /LAP, CNRS-EHESS, Paris, where she co-leads a research unit entitled Atelier d’ethnographie féministe et queer. She is co-director of Condition humaine/Conditions politiques. Revue internationale d’anthropologie du politique and assistant editor of the Sociocultural Issues and Epidemiology section of the journal Current Sexual Health Reports. She has researched gendered body alterations for over twenty years and received numerous awards for her publications on gender anthropology.

By this author

Martin Lamotte

Martin Lamotte est chargé de recherche au CNRS, directeur du Laboratoire d’anthropologie politique (UMR 8177). Il est également codirecteur de Condition humaine / Conditions politiques. Revue internationale d’anthropologie du politique, ainsi que codirecteur de la revue Monde Commun. Des anthropologues dans la cité. Depuis quinze ans, il mène des recherches sur l’économie politique des sociétés criminelles, que ce soient les gangs transnationaux (États-Unis-Espagne-Équateur) ou les réseaux de proxénétisme en France. Anthropologue urbain, il travaille aussi plus généralement sur l’anthropologie des capitalismes et la démarche ethnographique en économie politique.

Martin Lamotte is a CNRS Researcher and the director of the Laboratoire d’Anthropologie Politique (UMR 8177). He is also co-editor of Condition humaine / Conditions politiques. Revue internationale d’anthropologie du politique, as well as co-editor of the journal Monde Commun. Des anthropologues dans la cité. For the past fifteen years, he has been exploring the political economy of criminal societies, from transnational gangs (USA-Spain-Ecuador) to pimping networks in France. As an urban anthropologist, he also more broadly conducts research on the anthropology of capitalism and the ethnographic approach to political economy.