David Graeber (1961-2020)

Texte

Au moment où nous nous apprêtons à finaliser le premier numéro de cette revue consacrée à l’anthropologie et au politique, notre communauté est bouleversée par la nouvelle de la disparition, le 2 septembre 2020, de David Graeber, anthropologue américain, professeur à la London School of Economics, auteur prolifique de nombreux chefs-d’œuvre sur la dette, le pouvoir des rois, la folie bureaucratique, les « jobs à la con », les communautés de pirates ou les communautés paysannes de Madagascar. Intellectuel issu de milieux ouvriers, érudit et écrivain fascinant, il a été tout aussi bien un homme public et un théoricien anarchiste, qu’un activiste des mouvements altermondialistes et d’Occupy Wall Street, dont il aurait inventé le slogan « Nous sommes les 99 % ». L’annonce de la disparition d’une figure aussi influente – également connue dans le milieu scientifique pour son ouverture d’esprit, mais aussi pour sa posture d’universitaire anti-académique – a immédiatement produit sur les réseaux sociaux une vague de témoignages et de réactions qui dépasse largement le cercle international des anthropologues et celui des activistes et militants proches de sa sensibilité politique, pour gagner le monde, bien plus étendu, des médias traditionnels et des pages personnelles de curieux, de lecteurs, d’électeurs de tous horizons sociaux et de toute orientation politique. Jamais anthropologue, depuis au moins un demi-siècle, n’avait su construire une œuvre et tenir en même temps un rôle public qui lui permettent de toucher, en lui parlant de manière toujours percutante, un si large public. Graeber a été sans aucun doute l’un des anthropologues les plus influents de notre temps, aussi bien pour le contenu intrinsèque de son œuvre, que pour avoir su montrer la pertinence et l’importance de ce type d’approche de connaissance du monde dans la contemporanéité, accompagnant et rendant meaningful la discipline au cœur du xxie siècle. Voilà un terme, « discipline », qu’il n’aurait pas utilisé, non seulement pour le renvoi implicite à l’ordre et à la contrainte de ses multiples sens, mais aussi parce que l’anthropologie de Graeber n’est pas réductible à une simple branche du savoir. Ouverte à l’interdisciplinarité – de l’archéologie des sociétés néolithiques à la pensée économique, en passant par la philosophie politique et autres domaines – son anthropologie est également « grande ouverte », sur notre société et notre temps : ce sont les questions d’aujourd’hui qui conduisent à l’identification d’une problématique ; elles méritent donc d’être analysées historiquement et anthropologiquement comme objets scientifiques, comme dans le cas de la dette, problème des plus actuels pour des millions de personnes alors qu’il remonte à plus de cinq mille ans, ou celui des « jobs à la con », véritable plaie d’un capitalisme postfordiste qui produit de la valeur monétaire en asséchant le sens de l’activité humaine. L’anthropologie ainsi conçue devient elle-même culture : une manière de voir le monde, comme de le vivre, de comprendre de manière empathique l’autre (les laissés-pour-compte et les exploités, certes, mais aussi les riches, dans leur insatisfaction constante) ; une manière de critiquer le réel, mais toujours avec les pieds bien ancrés dans cette réalité dont on parle, avec ses contraintes et ses occasions de libération et de jouissance, en visant une transformation émancipatrice des formes de notre vivre ensemble. Une anthropologie on ne peut plus militante, sans doute, mais en même temps un engagement humain et intellectuel qui repose sur un travail scientifique extrêmement rigoureux et novateur.

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David Graeber on a boat at Fire Island.

▪ Crédits : Attribution : David Graeber, source : Wikimedia Commons. Licence : CC BY-SA 4.0.

Il y aura certainement à l’avenir de nombreuses occasions de réfléchir, en lui exprimant reconnaissance et estime collectives, au legs de sa pensée. Mais la mort survenue trop précocement, à 59 ans, alors qu’il était au sommet de son activité sociale et intellectuelle et de sa contribution généreuse au monde commun (il n’aurait jamais parlé de « carrière »), fait déjà apparaître son œuvre comme une totalité. Pour celles et ceux qui s’intéressent à l’étude anthropologique des questions politiques, viendra le temps d’aller y chercher tous les éléments qui peuvent s’apparenter à ce que l’on nomme « anthropologie politique » comme branche disciplinaire. Dans ce sens, on regardera surtout du côté de l’ouvrage On Kings1, où Graeber revient de manière novatrice, avec son « mentor » et coauteur Marshall Sahlins, sur la problématique classique de l’origine du pouvoir et de l’autorité ; on cherchera également ailleurs, dans des ouvrages qui ne sont pas centrés directement sur des questions « politiques », mais qui traitent finalement tout autant de celle du pouvoir, comme Debt: The First 5,000 Years2, où la naissance des inégalités et des relations de dépendance est analysée comme la conséquence de l’instauration d’une obligation morale, comptabilisée administrativement, faite au subalterne de payer ce qu’il doit au puissant. Pourtant, il serait vain de tenter de reconstituer et d’extrapoler à partir de l’anthropologie de Graeber une contribution spécifique à un champ disciplinaire. Si contribution il y a, elle consiste justement à montrer que ce que l’on entend par « politique » ne peut pas être décrit et délimité comme un simple aspect organisationnel de la vie sociale. Le « politique », même quand il n’est pas nommé, couvre l’ensemble de la vie sociale sans pouvoir en être détaché. Pour cette même raison, Graeber nous montre que l’anthropologie ne peut pas être un savoir qui se contente de sa propre spécialisation ; tout en étant un regard sur le monde, elle en constitue aussi une part et, dans sa sensibilité militante, une ouverture sur d’autres possibilités de vivre ensemble. De ce point de vue, les avis des anthropologues peuvent différer tant à propos des contenus pour ainsi dire idéologiques de l’anthropologie anarchiste de Graeber, que de la distinction qu’il y a lieu de faire ou non entre la fonction scientifique et l’engagement intellectuel et politique. Par exemple, on pourrait voir dans sa théorisation des espaces préfiguratifs de l’après-capitalisme inspirés d’expériences communautaires alternatives une sorte d’utopisme où la littérature anthropologique servirait, de manière un peu artificielle, à trouver dans l’histoire des exemples d’altérités possibles. Et pourtant, cet anarchisme anthropologique ne s’est jamais traduit, comme c’est le cas pour d’autres, par une sorte de primitivisme. Bien au contraire, les communautés que Graeber prenait en exemple (de celle que formaient des paysans en marge des traites esclavagistes et coloniales à celle, flottante et libertaire, des pirates) étaient surtout des expériences novatrices ‒ et non pas traditionalistes ‒ de reconstitution de liens sociaux dans un contexte de fuite ou d’effondrement de systèmes inégalitaires, à travers l’affirmation positive d’une autonomie, d’une organisation sociale et politique qui soit horizontale et égalitaire : l’inégalité n’est pas une fatalité de l’histoire humaine. Proposer ces exemples pour inspirer les mouvements contestataires contemporains, porteurs d’alternatives au « capitalisme » dévastateur, pourrait être vu comme l’effet d’un excès d’idéalisme. Celui qui a conduit, dans certains cas, les expériences contestataires à se focaliser sur l’élaboration de règles et de procédures internes, afin de respecter les principes alternatifs du consensus et de l’horizontalité ‒ principes qui, finalement, n’ont pas vraiment changé les rapports de force avec le « système ». En ce sens, l’anthropologie politique de Graeber est fille de son temps, des évolutions tardives du mouvement altermondialiste réprimé au début du xxie siècle et de l’émergence, au sein de la majorité de la population, de contestations « populistes », « antipolitiques » et « anti-castes », caractérisées par une même méfiance envers tout ce qui relève de la représentation politique et de la délégation du pouvoir. On pourrait également voir une contradiction entre la proposition d’une horizontalité du pouvoir dans les mouvements contestataires et le rôle de protagoniste qu’il y a finalement joué ou que l’on a voulu lui attribuer, notamment dans les médias. Mais Graeber n’a jamais revendiqué un tel rôle, se contentant de contribuer, avec ses armes et ses capacités, et pourquoi pas en mettant à profit sa visibilité médiatique, à une entreprise collective. Un intellectuel par ses actes, en pratique, et non par statut. D’ailleurs, son engagement anarchiste, nourri par la pensée anthropologique, n’a jamais envisagé d’évasion définitive des rapports de force historiques, car c’était bien au contraire une utopie qui travaillait constamment à la transformation, à la fois matérielle et culturelle, du réel. Un engagement anthropologique qu’il laisse désormais comme legs à qui voudra l’entendre, dans un monde qui n’a heureusement pas encore épuisé ses possibilités.

1 David Graeber and Marshall Sahlins, On Kings, Chicago, Hau Books, 2017.

2 David Graeber, Debt : The First 5,000 Years, Brooklyn, Melville House, 2011.

Notes

1 David Graeber and Marshall Sahlins, On Kings, Chicago, Hau Books, 2017.

2 David Graeber, Debt : The First 5,000 Years, Brooklyn, Melville House, 2011.

Illustrations

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David Graeber on a boat at Fire Island.

▪ Crédits : Attribution : David Graeber, source : Wikimedia Commons. Licence : CC BY-SA 4.0.

Citer cet article

Référence électronique

Riccardo Ciavolella, « David Graeber (1961-2020) », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 1 | 2020, mis en ligne le 25 novembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=107

Auteur

Riccardo Ciavolella

Riccardo Ciavolella est chercheur CNRS, membre de l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, UMR 8177 du CNRS et de l’EHESS, où il enseigne l’anthropologie du politique. Son travail interroge l’émergence du politique et l’imagination de possibles dans les marges et les fins des mondes, en Afrique comme en Europe. Auteur d’ouvrages et articles ethnographiques et théoriques, il a publié entre autres des monographies sur le politique aux marges en Afrique de l’Ouest (Karthala, 2010), le manuel Introduction à l’anthropologie du politique (De Boeck, 2016, avec Éric Wittersheim) et l’essai L’ethnologue et le peuple (Mimésis, 2020) sur les liens entre anthropologie et Résistance à partir de l’expérience d’Ernesto de Martino. En parallèle de son écriture théorique, il expérimente d’autres langages, surtout littéraires, influencés par l’imagination anthropologique.

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