Les directeurs scientifiques des deux volumes en hommage à Christophe Charle ont réussi à faire preuve à la fois de cohérence et d’originalité. Outre que ces mélanges permettent de revenir sur le parcours et l’œuvre de l’historien du XIXe siècle, ils abordent son travail de comparatiste, pour le Dictionnaire historique de la comparaison, et l’un de ses derniers ouvrages (Discordance des temps), considéré comme symbolique de ses recherches, pour « La modernité dure longtemps ». Penser les discordances des temps avec Christophe Charle.
Dans « La modernité dure longtemps », Christophe Charle conclut les douze études réunies par une postface en forme de retour sur son parcours de chercheur. Trop jeune pour avoir vécu de près Mai 68, car né en 1951, il estime néanmoins avoir été marqué par cette première crise. Les « crises » feront l’objet de nombre de ses livres, depuis celle qu’avait déclenchée par l’affaire Dreyfus, jusqu’aux crises du champ littéraire, du théâtre, des sociétés impériales ou encore de la vie intellectuelle. Dans cet exercice d’auto-analyse, Christophe Charle donne l’exemple de la modestie, reconnaissant que : « L’historien n’est pas toujours le mieux placé pour comprendre ce qui l’a vraiment conditionné dans ses choix d’objets et de période et ses oublis. » Il décide ainsi de s’intéresser aux élites au moment où beaucoup de ses contemporains se focalisent sur les groupes et les masses.
Normalien, il travaille successivement avec Pierre Vilar pour sa thèse de troisième cycle, puis réalise sa thèse d’État avec Maurice Agulhon. Son compagnonnage avec Pierre Bourdieu, et plus largement son groupe et sa revue (les Actes de la recherche en sciences sociales), est bien connu. De celui-ci, il retire un goût pour le collectif – qu’il a prolongé à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC), laboratoire qu’il a longtemps dirigé – ainsi qu’une réelle inventivité méthodologique issue du contact avec d’autres disciplines. Professeur au collège, puis au lycée, il fait un passage au CNRS avant de devenir professeur à l’université, d’abord à Lyon-III puis à Paris-1. Au cours de sa carrière, il pratique la micro-histoire sociale, en particulier la prosopographie dont il est l’un des maîtres, oscillant entre possibilités de généralisation et cas particuliers. Il reste également attentif à la « déconstruction » des outils utilisés par l’historien, comme en témoignent ses réflexions sur l’historiographie. En complément de cet autoportrait, le lecteur pourra également lire un « Abécédaire » rassemblé par ses proches et collègues de l’IHMC, plus intime et subjectif. On découvrira ses habitudes de travail, sa pratique du vélo, son humeur et son humour, ou encore son rôle de directeur de thèses et de laboratoire. Une bibliographie complète de ses travaux, jusqu’en 2020, clôt le volume sur la modernité. Une œuvre appelée à se prolonger avec un livre sur Paris « capitales » du XIXe siècle, déjà écrit, mais dont la publication est retardée par la pandémie, ainsi que plusieurs contributions à l’étude des enseignants-chercheurs de l’UFR d’histoire de l’université Paris-1, écrites à l’occasion du jubilée de cette dernière.
Le Dictionnaire historique de la comparaison dirigé par Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et Marie-Bénédicte Vincent a la valeur d’un outil pour le comparatiste. Si l’histoire comparée a parfois été accusée de « renforcer les stéréotypes nationaux », d’être « arbitraire » ou d’ignorer les circulations, elle a su se renouveler et multiplier les échelles d’analyse. Ainsi, pour les directeurs scientifiques, ce « présent ouvrage est fondé sur ce pari : celui du caractère heuristique du comparatisme, pensé et pratiqué comme une approche expérimentale autant que réflexive du travail historien. » Le comparatisme permet par exemple d’éviter le travers de la singularité de chaque objet, mais s’avère exigeant que cela soit (pluri)disciplinairement et méthodologiquement. Les contributeurs du volume se proposent ainsi d’aborder la question du comparatisme à l’aune de l’œuvre de Christophe Charle, en soulignant sa démarche exemplaire. Prolongeant les œuvres de Marc Bloch et d’Émile Durkheim, son travail s’est singularisé par la pluralité des objets étudiés, déjà évoquée plus haut, et des méthodes : « prosopographies, statistiques, questionnaires, analyses factorielles, comptages, tableaux et visualisations, analyses de fictions, d’œuvres théâtrales et d’œuvres d’art, ainsi que l’approche archivistique classique. »
L’ouvrage montre aussi quels enseignements tirer de l’art de la comparaison historique selon Christophe Charle. Premièrement, qu’il impose une nécessaire mise à distance par rapport à la seule historiographie française. Deuxièmement, « le pragmatisme et l’empirisme réflexif. L’historien fait avec les sources dont il dispose et les moyens du bord, même s’il en connaît les limites. » La comparaison est un moyen et non pas une fin, une « course de fond, celle que l’on mène pendant de longues années à travers de nombreux paysages. » À titre d’exemple, les contributeurs citent volontiers son livre sur la crise des sociétés impériales, sur les intellectuels européens et ses récents ouvrages collectifs autour de la vie intellectuelle et de l’Europe.
Ce dictionnaire se situe donc à cheval entre l’usuel et le mélange. Il a été rédigé par plus de 70 anciens élèves, collègues français et européens de Christophe Charle, principalement historiens mais également sociologues ou littéraires. Certaines entrées ont un intérêt assez général pour l’histoire comparée (sur l’épistémologie, les méthodes, les échanges interdisciplinaires) ; d’autres concerneront davantage les spécialistes des mêmes thématiques que celles étudiées par Christophe Charle. Dans tous les cas, ces différentes notices montrent à travers de nombreux exemples les valeurs heuristiques de la comparaison pour l’histoire culturelle et plus largement.
Le présent volume est organisé en neufs sections : la première sur les enjeux épistémologiques de la comparaison, une boîte à outils autour des méthodes employables, puis une série d’exemples : groupes sociaux, pratiques politiques, cultures européennes, lieux. Une section s’emploie à étudier les rapprochements disciplinaires possibles et souhaitables (« Croisements »), une autre se penche sur la « temporalité ». La dernière (« Collectifs ») est consacrée aux acteurs du comparatisme avec lesquels Christophe Charle a cheminé.
Avec « La modernité dure longtemps ». Penser les discordances des temps avec Christophe Charle, François Jarrige et Julien Vincent proposent des mélanges plus classique mais ayant la particularité d’être centrés sur l’essai de Christophe Charle, la Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité. Son livre peut se lire comme une synthèse et un aboutissement des nombreuses thématiques de recherche qu’il abordées. Il illustre également la force de l’œuvre de Christophe Charle : la combinaison entre histoire sociale et histoire culturelle et le recours à la comparaison comme méthode, auquel s’ajoute un certain « prudence » méthodologique. Les deux directeurs scientifiques ont retenu cet ouvrage afin d’articuler cet hommage puisqu’il est aussi symptomatique de la position de l’historien, entre passé et présent, « tout entier traversé par la discordance des temps. » pour reprendre les mots de Christophe Charle. Dans son essai, « il y démontre comment, après 1815, s’élabore une première idée de la modernité, dans un rapport obsessionnel au passé révolutionnaire et un nouvel horizon prophétique tendu vers l’avenir. » Il fait l’histoire d’une idée incarnée, liant approche transversale et études de cas, tout en repartant des réflexions sur les régimes d’historicité de Reinhart Koselleck et François Hartog.
Les douze contributions réunies dans le mélange reviennent sur la discordance des temps à partir de cas très variés mais situés au XIXe siècle pour la plupart : cette discordance est à l’œuvre dans la collection du Centre national des arts plastiques (CNAP) étudiée par Laurent Jeanpierre, au sein des avant-gardes artistiques de Béatrice Joyeux-Prunel, des débats entre scientifiques de l’après-guerre étudiés par Pierre Verschueren, chez les élites administratives allemandes après 1945 (Marie-Bénédicte Vincent), dans la culture matérielle de la Belle Epoque (Anaïs Albert). Rémy Pawin aborde de son côté les représentations discordantes de la Commune quand Quentin Deluermoz relit la Commune à l’aune du processus de civilisation. Julien Vincent et François Jarrige analysent respectivement les trajectoires de l’abbé Grégoire et de Jacques Ellul à l’aune de cette même notion. Nicolas Delalande s’interroge sur la modernisation de l’Etat, Delphine Diaz sur l’expérience des exilés du XIXe siècle et Ludivine Bantigny sur Mai 68. Plus largement, « les articles réunis dans ce volume s’efforcent de montrer que la temporalité historique est produite symboliquement, institutionnellement et matériellement par une diversité d’acteurs, de milieux et de dispositifs. » Les deux coordinateurs reviennent au passage sur l’engagement citoyen de Christophe Charle, dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche notamment, et sur le rôle émancipateur de l’histoire. En effet, « historien avant tout, Christophe Charle considère l’histoire comme un antidote à toutes les prophéties futuristes quelles qu’elles soient. » Cet ensemble de contributions fouillées et articulées sont comme autant de reflets de l’héritage historiographique légué par Christophe Charle.
En définitive, ces deux volumes constituent des hommages à la fois réussis, utiles et lumineux, auxquels s’associe le rédacteur de ce compte rendu, ancien étudiant en master de Christophe Charle.