Aux éditions Fage avait déjà paru, en 2015, sous la plume du même duo d’auteurs, La Perte et la mémoire. Vandalisme, sentiment et conscience du patrimoine à Lyon. Le présent ouvrage est plus large, plus ambitieux mais tout aussi précis que le précédent et, comme lui, guidé par le souci de montrer que le patrimoine est, certes, affaire de science, mais aussi de conscience et même de sentiment. Les « émotions patrimoniales » (Daniel Fabre) ne sont jamais loin de la raison organisatrice qui, depuis deux siècles au moins en France, édifie et modifie sans cesse l’administration chargée des traces léguées par le passé. Dans leur avant-propos, les auteurs soulignent à juste titre que l’histoire patrimoniale est une « histoire en mouvement », incessamment renouvelée par les publications savantes (dont ils notent que beaucoup s’inscrivent dans le contexte de l’histoire culturelle) mais aussi par les émois et élans populaires autour des lieux et pratiques du patrimoine.
De là l’impression paradoxale que ressent le lecteur au premier contact de ce massif imposant – 1024 pages, 958 notices – qui semble figer cette histoire en mouvement dans les pages très denses mais vouées à l’obsolescence rapide d’un dictionnaire imprimé. Peut-être les sommes de ce type ont-elles aujourd’hui plus leur place sur un site internet dédié, permettant la mise à jour régulière des notices, que chez un éditeur traditionnel (dont l’engagement et la qualité du travail doivent être salués). Mais, outre qu’un tel site demande temps et argent pour être correctement entretenu, il n’est pas sûr que le lecteur trouverait le même plaisir à lire les notices proposées sur écran. Car, soulignons-le d’emblée, il s’agit rarement de notices courtes et factuelles ; la plupart déploient sur plusieurs pages une histoire et une argumentation qui font de ce dictionnaire un véritable ouvrage de référence et de travail, à la fois précis et inspiré, sérieux et visant un (assez) large public de curieux et d’amoureux du patrimoine. Les index des patronymes et des toponymes qui complètent la liste des entrées sont fort commodes.
De l’humaniste italien Leon Battista Alberti (auteur du premier traité moderne d’architecture au XVe siècle) au philosophe allemand Johann Joachim Winckelmann (qui renouvelle profondément l’histoire de l’art trois siècles plus tard), une centaine de notices biographiques présentent les principales figures de la théorie comme de la pratique du patrimoine ; à côté de personnages célèbres tels que Viollet-le-Duc, Henri Langlois ou l’abbé Grégoire (sur lesquels on apprend encore des choses en feuilletant le livre), on en découvre d’autres dont, avouons-le, nous ignorions jusqu’au nom… Une bonne partie sont français, un grand nombre italiens, la plupart sont européens, comme il se doit dans un dictionnaire qui fait la part belle au patrimoine monumental classique. On retrouve ce déséquilibre – assumé – dans le choix des entrées par sites et monuments (d’Alésia à la Villa Hadriana) comme dans celui des institutions et thématiques (de « Patrimoine alimentaire et culinaire » à Voyages pittoresques et thématiques dans l’ancienne France). On trouve néanmoins des notices sur quelques objets extra-européens mais qui sont toujours en quelque façon liés à l’histoire européenne du patrimoine, pour le meilleur et parfois pour le pire ; ainsi d’Angkor, de Casablanca ou du palais d’été de Pékin mis à sac par le corps expéditionnaire franco-britannique en 1860.
Bien évidemment, au petit jeu du dictionnaire, il est loisible de s’étonner de quelques absences, dont le sens interroge : une notice est consacrée aux Halles de Paris (dites « Halles de Baltard »), détruites au début des années 1970 malgré la mobilisation des défenseurs de l’architecture industrielle du XIXe siècle, mais la gare d’Orsay, sauvée dans la foulée pour être transformée en musée (et quel musée !) n’y a pas droit ; il y a une notice sur l’économie du patrimoine mais pas sur le droit (les principales lois, à commencer par celle de 1913, qui a fait l’objet d’une étude approfondie à l’occasion de son centenaire sous l’égide du Comité d’histoire du ministère de la Culture, auraient pu être rassemblées et commentées) ; le Centre des monuments nationaux a sa notice mais pas la Réunion des musées nationaux ; aucune notice sur la télévision ou l’audiovisuel malgré l’importance de ces médias tant pour les représentations du patrimoine, elles aussi récemment étudiées (voir les travaux de Thibault Le Hégarat), que pour le patrimoine qu’ils constituent eux-mêmes… Dernier exemple : si les ministres Malraux, Duhamel et même Lecat ont chacun une notice qui rend justice à leur politique du patrimoine, ce n’est pas le cas de Jack Lang, qui ne démérita pourtant pas en la matière, de la création de l’opération Journées Portes ouvertes des monuments historiques en 1984 (devenues Journées européennes du patrimoine) à celle de l’École nationale du patrimoine en 1990, en passant par les dépôts d’archives déconcentrés (par exemple les Archives nationales du monde du travail à Roubaix)… Cette absence étrange est-elle l’écho des polémiques qui accusèrent le ministère Lang de « délaisser le patrimoine » dans les années 1980 ?
Le dictionnaire n’ignore pas d’autres polémiques, qui accompagnent l’histoire du patrimoine mais les aborde à la juste distance, sans prendre excessivement parti, y compris lorsque le sujet traité est d’une actualité brûlante ; ainsi du traitement équilibré donné à la polémique de 2018 sur l’exclusion de Charles Maurras des commémorations officielles, ou à la question éminemment politique des restitutions d’objets aux pays africains. Quelques discrètes prises de position montrent toutefois que les auteurs ne sont pas de simples observateurs mais qu’ils ont leur opinion. On le voit notamment dans l’article consacré aux Musées, signé Patrice Béghain, qui s’inquiète du tournant « communautaire » et de la possible instrumentalisation « au service de causes extérieures » que révèle la discussion dont l’ICOM a été le théâtre, en 2019, à partir de la proposition faite par la conservatrice danoise Jette Sandahl de réviser la définition de ce qu’est le musée : non plus une institution qui « conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité », mais un « lieu de démocratisation inclusif et polyphonique », dédié au « dialogue critique sur les passés et les futurs ». Une définition par la fonction (critique) plus que par le contenu (les collections) que Béghain juge « idéologique ».
Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’admirer l’ampleur et la qualité du travail accompli par deux auteurs qui ont mobilisé un très grand nombre de sources et de travaux dans les disciplines les plus diverses pour proposer une somme qui n’a pas d’équivalent en langue française.