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Wará, l’esprit de la connaissanceWará, the spirit of knowledge

Alba Lucy G. Figueroa
juin 2024

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.2179

Index   

Texte intégral   

1Wará, c’est l’esprit de la connaissance… C’est la sagesse et la beauté produites par un peuple amazonien, les Sateré-Mawé, autour du guaraná ou waraná, une liane qui produit des graines dont on fait une boisson. Les Anciens, réunis en conseil, ont décidé de constituer l’ « Académie du Wará » pour réfléchir et agir afin que leur peuple garde la fierté de ses traditions amérindiennes. Ils redoutent que la scolarisation prodiguée aujourd’hui n’éloigne les jeunes générations de cette sagesse. En ce sens, l’Académie du Wará préfigure bien un musée puisqu’elle œuvre pour la préservation de la mémoire, la récupération, la valorisation et le renforcement de la tradition. De fait, cette institution constitue une composante forte de la culture sateré-mawé. Ainsi, la réalisation d’une modeste exposition, en collaboration avec la Sorbonne Nouvelle (cf. Thiérion et Souto, ce même volume), nous est apparue comme un moyen de contribuer à cette dynamique1.

2Le contenu de l’exposition Waraná/Guaraná, sagesse et art d’un peuple amazonien est marquée par des moments forts de ma recherche de terrain, et notamment le recueil, l’enregistrement, la transcription et la traduction des récits des anciens recueillis en langue satéré. À cette époque, j’ai eu la chance d’être accompagnée par un professeur sateré-mawé qui me les traduisait. J’enregistrais, j’écoutais plusieurs fois les cassettes et, en soirée, je tentais d’éclairer le sens des paroles collectées et m’interrogeais sur les récits traditionnels. Lesquels d’entre eux étaient les plus représentatifs, lesquels étaient plus importants aux yeux des Sateré-Mawé ? A l’époque, ils en désignèrent deux ; le premier était celui de l’Empereur, et l’autre raconte l’origine du guaraná.

3Alors que tous ces récits étaient collectés auprès d’Anciens, des connaisseurs de la tradition qui ne parlaient que leur langue sateré-mawé, un seul mot en portugais ressortait des enregistrements : l’empereur (o Emperador en portugais). Lorsque je leur demandais quelle en était la raison, ils me dirent se souvenir d’un « Empereur » puis, devant mon insistance, ils le nommèrent Dom Pedro sans hésiter.

4Ce n’est que plus tard que j’ai eu accès à la Crônica da missão dos padres da Companhia de Jesús no Estado do Maranhão (1607-1698) de João Felipe Bettendorf, qui constitue le premier récit jésuite rédigé au cours du XVIIe siècle. Il raconte que pour pouvoir agrandir les plantations et cultiver les terres du centre missionnaire de Belém au Collège Santo Alexandro, les jésuites durent mettre au point des stratégies pour faire venir de la main-d’œuvre. Alors qu’ils avaient obtenu de la Couronne2 la fin du travail esclave des Amérindiens, comment justifier le déplacement des groupes d’indigènes dont ils avaient besoin ? Il fallut user de supports juridiques pour se justifier, notamment auprès des autres colons. Pour les Jésuites, il s’agissait de convaincre les Amérindiens de « descendre » le fleuve jusqu’à la ville de Belém (descimento) pour travailler à leur entreprise missionnaire « de façon volontaire » en échange, disaient-ils, de protection, évangélisation et salaire. En somme, il s’agissait d’obtenir un accord qui préfigurait déjà une sorte de « consentement libre et éclairé ». L’histoire raconte que parmi les Sateré-Mawé, un groupe accepta de rejoindre l’entreprise jésuite : ils allèrent à Belém où ils finirent par s’intégrer à la société coloniale et ‘devenir les japonais, les colombiens, les portugais et tous les autres’. En cours de route, une partie de ceux qui avaient commencé le voyage décida de faire demi-tour et de rejoindre leur territoire. Face à ce refus, il leur fut officiellement octroyé le droit de revenir chez eux avec la fonction de s’occuper du « jardin de l’Empereur », c’est-à-dire de la forêt dont on exploitait les ressources au bénéfice du Portugal. Cet épisode a été comme une première reconnaissance du droit à la terre pour les Sateré-Mawé et « l’Empereur » fut alors en quelque sorte sanctifié, incorporé comme s’il était un Empereur indigène, à l’égal d’un démiurge. C’est la raison pour laquelle ce récit revêt pour les Sateré-Mawé la même importance que celui de l’origine du guaraná . C’est aussi pour cela qu’il ouvre l’exposition : le contact avec les Blancs s’est fait par le biais de cette espèce de contrat et l’intermédiaire de cette figure.

5Leur territoire, situé entre les fleuves Andirá et Marau et leurs affluents, abrite aujourd’hui environ 16 000 habitants, qui ont pris le nom de Sateré-Mawé, même s’ils avaient auparavant des origines et des appellations diverses. Le deuxième grand récit mis en scène dans l’exposition est celui du guaraná , une plante à laquelle les Satéré-Mawé se sentent identifiés, à la fois parce qu’elle est une plante endémique de cette région, et parce que toutes les recherches montrent que ce peuple l’a domestiquée. Ce récit rassemble des sources émanant de différents conteurs. Centrée sur le guaraná (waraná), l’exposition montre les étapes du processus de transformation de la plante jusqu’à la boisson. Elle s’attache à mettre en valeur les articulations avec le contexte culturel, formé d’autres récits et de rites identitaires, comme le rite de l’application des fourmis tocandeiras, en lien avec la cosmologie (figure 1).

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[Fig. 1]. panneau de l’exposition présentant le rite de la tocandeira. Pour les jeunes garçons, ce rite d’initiation consiste à enfiler le gant garni de fourmis dont la piqure est extrêmement douloureuse.

6Le gant forme un cosmogramme, trois strates superposées y apparaissent, à l’image de celles qui définissent la conception du monde des Sateré-Mawé. La strate supérieure est associée à un démiurge qui voulait créer une autre terre différente de celle qu’il habitait. Au sein d’une fratrie des démiurges, lui, le plus âgé, devint le soleil et fit de ses sœurs la terre et les eaux. La partie supérieure du gant est ornée de plumes d’ara et de harpie féroce associées au domaine du ciel qui est propre à ce démiurge originaire. Les plumes d’ara ont une signification très importante dans le chamanisme, tandis que les plumes d’aigle, un prédateur par excellence, font référence à la guerre. La partie inférieure du gant, nommée jupe, représente les domaines de la terre et des eaux, résultat de la transformation des femmes ancestrales. Les fourmis, associées à la terre, et les serpents, associés aux eaux, sont également liés au récit de l’origine de la nuit, un autre récit fondamental. La tocandeira constitue le rite de maturité progressive des hommes et demande à être accompli une vingtaine de fois depuis l’enfance. Au milieu du gant, entre le ciel et les eaux, c’est place de l’accomplissement de l’humanité qui est représentée : la terre ferme, c’est-à-dire aussi là où le guaraná est cultivé.

7La consommation quotidienne du guaraná est en lien avec l’onto-cosmologie. Elle est la consubstantiation implicite des Sateré-Mawé avec un démiurge, fils de celle qui a été transformée en une deuxième terre par le soleil, lui-même résultant de la transformation du démiurge originel. Les Sateré-Mawé se considèrent comme les fils ou les frères du guaraná pour être apparus sur terre, ainsi qu’ils le racontent, par le même orifice que cette plante. En effet, le récit rapporte qu’au cours d’un affrontement entre groupes lié à une vengeance, un fils est tué mais que, par la volonté de sa mère, il renaît et apporte un nouveau régime d’interactions entre humains fondé sur le dialogue et non sur la violence. La ressemblance entre la graine du guaraná et un œil, en l’occurrence celui du fils tué de la démiurge, est mobilisée par les Sateré-Mawé pour souligner l’association entre la consommation omniprésente du waraná et le fonctionnement de leur société.

8La consommation du guaraná définit ainsi une conception de la politique. Au cours des réunions pour la prise de décision, la cuia (calebasse) qui contient le guaraná râpé et qui circule entre les participants recueille et mêle les intentions et les savoirs de ceux-ci (figure 2).

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[Fig. 2]. La boisson dans la cuia, prête à être partagée.

(© Alba Figueroa, s/d)

9Le tuxaua (chef de la communauté) est le dernier à boire. Le guaraná, selon les Sateré-Mawé, est venu pour en finir avec la haine et la vengeance, les conflits entre groupes, et pour inaugurer une ère nouvelle, le temps de l’argumentation, de la parole partagée entre tous. Ils voient en lui l’esprit de la connaissance. Les Sateré sont convaincus de son pouvoir et veulent que ses vertus soient reconnues à travers le monde.

10Au festival de Montignac, j’ai été très heureuse d’échanger avec un chercheur autochtone, un éleveur de rennes sibérien accompagné d’un anthropologue. Celui-ci m’a indiqué que le guaraná était connu jusqu’en Sibérie. La mondialisation du guaraná, telle que les vieux narrateurs le disaient, est en passe de se réaliser.

Notes   

1 Article élaboré à partir d’un entretien transcrit et traduit avec Pascale de Robert, à Montignac en 2021.

2 En 1609, le Roi Felipe II de Portugal a proclamé la liberté des peuples autochtones du Brésil.

Citation   

Alba Lucy G. Figueroa, «Wará, l’esprit de la connaissance», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Amazonies mises en musées. Échanges transatlantiques autour de collections amérindiennes, mis à  jour le : 12/06/2024, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=2179.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Alba Lucy G. Figueroa

Anthropologue brésilienne, Alba Lucy Figueroa a obtenu son doctorat en anthropologie sociale à l’EHESS (Paris) et mené ses principales expériences professionnelles au sein d’institutions brésiliennes chargées des politiques publiques de santé et de sécurité alimentaire pour les peuples amérindiens et afro-brésiliens.