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Des musées français. La voix-off de mon premier court-métrage On french museums. My first short film’s voice-over

Bepunu Kayapó
juin 2024

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.2181

Index   

Texte intégral   

Préambule

1Je n’avais jamais fait un voyage aussi long.

2C’est là que j’ai commencé à apprendre.

3Nous sommes partis du Brésil dans un avion vraiment énorme et je me suis souvenu d’un film que j’avais vu. Dans ce film, l’avion tombe au milieu de la mer.

4Mais on a traversé la mer, loin vers l’Est et on est arrivé à Paris. C’était vraiment bien de pouvoir rencontrer personnellement les gens avec qui nous avions travaillés pour faire l’exposition.

5Nho’ti nikjê est le nom de mon premier film qui veut dire « de l’autre côté de la grande mer » dans notre langue. J’ai fait ce film pour que les gens de mon village et aussi les autres villages mebêngôkre puissent voir ce que nous avons vu lors de notre voyage en France en 20101. Nous étions cinq du village de Moikarakô à partir là-bas. Il y avait nos deux chefs Pinky et Kaikuare qui est aussi chamane, une femme Kokoti spécialiste en peinture corporelle, un instituteur Bepdjy et moi. Mon nom est Bepunu et je suis cinéaste.

6Ensuite, j’ai fait un deuxième montage plus court en gardant toutes les parties de Nho’ti nikjê qui montrent des musées. Akjabor l’a présenté à Paris, et comme c’était pour des Français, on a mis ensemble nos commentaires pour les traduire dans votre langue. C’est ainsi que nous avons fait. Ce que vous allez lire, c’est la voix-off de cette vidéo dans laquelle j’avais mis mes pensées sur notre travail dans les musées à l’époque2.

7Voici le texte qui commente ce documentaire.

Ce que nous pensons de vos musées ? Voilà, ce que dit ce film

8Ce que nous pensons de vos musées ? Voilà, ce que dit ce film. C’était étrange pour nous de voir comment vous faites vos musées, comment vous gardez des choses, beaucoup de choses, pour les montrer à vos enfants ; pour qu’ils apprennent. Vous gardez des ossements comme des trophées de chasses anciennes, vous tuez des animaux pour les montrer ensuite comme s’ils étaient vivants, vous avez des arbres et des herbes médicinales à l’intérieur des bâtiments du Musée, vous avez toujours les vêtements des rois d’autrefois.

9Les forêts et les montagnes aussi sont gardées à l’intérieur des Parcs. Là, il ne faut pas toucher, prendre, cueillir, manger. Il faut suivre les chemins pour regarder.

10Voilà ce que j’ai pensé en visitant les musées de la France.

Des os, la peau, la peur

11Quand je suis entré dans la Grande Galerie3, j’ai vu la baleine. Jamais je n’avais vu de musée aussi gigantesque que celui-là, et jamais je n’avais vu un poisson mort aussi énorme. J’ai connu des musées avant au Brésil, mais c’étaient des musées plus petits et avec des bêtes vivantes. Celui-ci est différent. Il y a des os, beaucoup d’os, des poissons morts et d’autres choses comme cela. Au Muséum de Paris, il y a des animaux morts très anciens, il y a des carapaces de tortue de terre, des ossements de bêtes mortes, des dinosaures et des animaux qui n’existent plus. C’est ainsi : ici, il y a beaucoup d’os.

12La peur. C’est d’abord de la peur que nous avons ressentie. L’animal est mort mais sa chair est là. Il semble vivant mais il n’est pas vivant. Moi j’étais là et je voyais un animal mort qui avait toujours sa propre chair et son regard à lui. Un œil très semblable, tout pareil à un vivant et pourtant non, il est mort. Sa peau, son poil son regard. L’animal est là pour du vrai et pourtant il n’est pas là. Au début j’ai cherché des indices sur le sol, quelque chose, peut-être du sel pour sécher le sang et l’eau de la bête morte. Rien. La première fois, nous avons eu peur.

Vous avez tellement chassé

13Vous avez tellement chassé4 qu’il n’y a plus de tigre blanc, ils ont disparu, sauf au Musée. Ici vous n’avez plus de jaguar dans la forêt, vous n’avez que des vaches dans les près et des os dans les musées.

14C’est ainsi que vos enfants apprennent dans les musées ce qu’est un tigre et un jaguar.

15Alors en voyant cela moi je pensais. Je me disais qu’il fallait que je travaille pareillement pendant ma vie pour laisser des choses anciennes. Ou alors travailler pour laisser des choses de maintenant puisque plus tard, les choses de maintenant deviennent à leur tour des choses anciennes. Je pensais cela. Il faut que je montre mon travail, ce que je fais, pour qu’après mes petits-enfants et mes arrières-petits-enfants puissent venir et voir.

16En traversant vos musées, en fait ces lieux où vous garde des choses anciennes pour qu’elles puissent être vues, je me demandais ce que j’allais faire moi qui suis cinéaste. Je me demandais : et moi, qu’est-ce que je vais laisser ? Il faut garder quelque chose.

17Pendant des années nous avions discuté et travaillé pour faire nous-même une exposition qui parle de notre peuple Mebêngôkre appelé aussi Kayapó. Pendant longtemps nous avions échangé avec les chercheurs et les spécialistes du Musée Goeldi de Belém et du Museum de Paris, pendant longtemps nous avions discuté de ce qu’il fallait choisir de montrer et comment le faire, avec tous les gens du village. Puis l’exposition a été finie.

Des statues, des cages et un monde sous terre

18Dans les musées5, vous avez aussi beaucoup de statues.

19Vous avez plusieurs sortes de musées, partout, en ville et dans la campagne.

20Il y a des statues de personnes mortes depuis très longtemps dans la rue.

21Nous avons visité une animalerie. Dans ce magasin, il y a beaucoup d’animaux en cage qui attendent d’être regardés, ou vendus pour sortir des cages. Kokoti explique que les perroquets sont tristes dans ces cages et qu’ils peuvent mourir de tristesse. Elle raconte comment elle grimpe dans l’arbre pour chercher ses perroquets qu’elle élève. Elle essaie de lui enseigner, au propriétaire du magasin, comment soigner les animaux.

22Vous les Français, vous n’avez pas peur d’aller sous terre. Le métro est comme un vers souterrain.

23Kaikuare le cacique explique que vous avez l’air très différents vous les Français de nous les Kayapó6. Mais qu’en venant ici, il a compris que nous étions proches. Il pense qu’autrefois dans les temps anciens les Kayapó vivaient ici, puis qu’ils ont préféré partir.

24Nous avons chanté dans ces endroits où nous avons été accueillis.

Des eaux, des animaux et des arbres réservés

25Puis nous sommes partis en train7, vers l’Ariège.

26Le chef explique que les Français n’ont pas su se mobiliser contre les projets de barrage, et il exhorte sa communauté à lutter contre celui de Belo Monte, projet énorme sur le fleuve Xingu au Brésil.

27Nous chantons un chant de lutte.

28Là, c’est une machine qui fabrique des bottes de foin. L’instituteur explique que les Français, pour manger de la viande, au lieu de chasser l’abondant gibier dont il a vu des traces, préfèrent travailler très dur pour faire du foin qu’on donne aux animaux domestiques.

29Ici, c’est comme un musée sans mur. On peut voir très très loin avec ces jumelles. A Orlu, on a marché sur les chemins. Attention, on ne peut pas marcher en dehors des sentiers, c’est interdit. On ne peut pas toucher ni prendre de feuilles, on n’a pas le droit de chasser. Il n’y a que le directeur du Parc qui ait le droit de prendre des bêtes dans ses pièges à lui, il nous a montré comment il les attrape. Mais les personnes, les habitants eux ne peuvent pas. C’est ainsi. C’est ainsi que vous conservez le milieu naturel, l’environnement.

Nous l’avons appelé le musée de la reine

30Nous l’avons appelé le musée de la reine8. Jamais je n'avais vu une maison de reine et jamais je n’avais vu un château pareil. Il y a là une tour très haute avec une pièce réservée exprès pour garder la robe de la reine. De cela j’ai été vraiment très surpris : pourquoi garder des choses comme ça ? La reine est morte et on garde sa robe. Sans doute que c’est parce qu’elle fut une très grande reine. Nous, nous ne gardons pas les vieux vêtements. Nous jetons les vieilles choses, et les os. Nous gardons des chants et des peintures. Avant les personnes étaient enterrées en même temps que les objets qui leur appartenaient.

31Je n’avais jamais fait un voyage aussi long. C’est pendant les voyages qu’on apprend, on apprend en voyageant.

Un monde sous terre... et des os

32Jamais je n’avais vu ça9. Jamais je n’étais entré dans un lieu pareil. Une grotte. Alors j’ai voulu entrer pour connaître, pour voir de mes propres yeux, je voulais voir les peintures faites par le peuple français des temps d’autrefois. Ce peuple-là peignait sur la pierre. Ou alors ces peintures c’était juste quand ils s’entrainaient à peindre, peut-être. On ne sait pas. Dans cette grotte nous avons vu des motifs de peintures corporelles semblables aux nôtres. Ils peignaient les animaux sur la pierre, c’étaient des chasseurs, des bons chasseurs. J’aurais voulu en savoir plus, j’ai tant de questions sur ces peuples d’autrefois, quelles langues parlaient-ils ? Je ne sais pas, et personne ne sait.

33Dans le musée de la préhistoire, il y a les dessins des peintures, on voit une carte avec des lieux de chasse dessinée sur la pierre. Et des os…. C’est un squelette de mammouth.

34Le Parc, c’est pareil à un musée. On ne peut pas toucher, on peut voir. Nous c’est très différent. On chasse, on peut aller marcher partout où on veut, on cueille et on prend des feuilles mais cela n’épuise pas pour autant la forêt. C’est notre manière à nous de protéger et de garder la forêt qui est différente. Votre manière à vous c’est comme ça : la forêt reste dans une maison au Museum, la nature est enfermée dans un parc.

35Dans le Muséum, c’est l’endroit qui est le plus bizarre pour nous10. C’est cela, ce musée est le plus étonnant qui soit pour nous. Le plus différent de ce que nous connaissons nous. Que des os, que ça ! Il n’y a vraiment que des os. On peut voir des os de tout, de toute sorte d’animaux, des bêtes et des poissons, et tous ces os sont séparés et organisés. Qu’est-ce qu’on voit ? il y a des os de poisson de chez nous, des os de plusieurs sortes d’animaux aquatiques, des os de bêtes ramenés à chaque chasse, les os de tous les gibiers possibles, des os humains. Tout est classé.

Nous l’avons appelé la maison de la forêt

36Nous l’avons appelé « la maison de la forêt ». Ici au Muséum11, la forêt est dans une maison. Je me souviens bien de la première impression quand on est arrivé. Quand on est entré là, c’était comme arriver à l’abattis de ma belle-mère, comme suivre les chemins qui vont dans la forêt vers les jardins. J’avais la sensation qu’un jaguar pouvait surgir à n’importe quel moment. Mais non, ici il n’y en a plus. Ils sont morts.

37La Galerie des Enfants, c’est notre exposition au Muséum. Je trouve notre exposition vraiment bien, j’ai beaucoup aimé ce travail que nous avons fait ensemble. La Galerie des Enfants est un grand espace et on peut y découvrir plein de choses.

38Regardez ! Pour moi surtout, elle est bonne pour penser. Pour penser la vie.

39Nous avons laissé nos arcs et nos flèches, nous les avons donnés. Ce n’est plus pareil maintenant, c’est notre exposition.

40Le directeur de la serre tropicale nous avait raconté une histoire. Il nous a raconté comment vous aviez fait cela : chacune de ces plantes vous êtes allez les chercher loin, vous les avez prises ailleurs pour les planter ensuite ici, et c’est ainsi que vous avez fait une maison pour la forêt. J’ai bien compris comment vous faites.

Garder pour montrer

41Après j’ai vu d’autres exemples de ces êtres morts que vous montrez dans les musées. Tiens j’ai vu un jaguar fait en polystyrène ! Et puis j’ai compris comment vous faisiez cela, vous nous avez expliqué comment on fait les animaux naturalisés dans les laboratoires du Musée, tout ça. C’est ainsi que vous gardez les choses pour les enfants, vous gardez les choses anciennes, les animaux morts pour pouvoir leur montrer, pour qu’ils connaissent toutes ces choses. ça là je le vois mais mon petit-fils et mon arrière-petit-fils pourront pareillement connaître ces choses, ils pourront les voir vraiment. C’est bien car ainsi les enfants se souviennent, ainsi ils peuvent voir. Vous leur donnez à voir les choses.

42C’est cela, garder pour montrer. Dans les musées, vous gardez les choses pour les montrer.

Notes   

1 Ce voyage s’insérait dans le cadre d’un projet de recherche franco-brésilien entre l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement) et le MPEG (Museu Paraense Emilio Goeldi) en collaboration avec le Museum national d’Histoire naturelle de Paris qui avait sollicité les habitants de Moikarakô (Terre Indigène Kayapó – TIK Brésil) pour son exposition de la Galerie des Enfants.

2 « Musées miroirs » (Bepunu Kayapó 2011), monté en collaboration avec Rosileide Gomes Costa et Pascale de Robert au Museu Paraense Emilio Goeldi, a été présenté une première fois par le leader Akjabor Kayapó dans le séminaire « L’imaginaire du musée » organisé par Yves Girault (MNHN 2011). Ce documentaire de 20 mn a ensuite été présenté et discuté dans deux autres séminaires parisiens autour des cinéastes autochtones organisés respectivement par Irène Bellier, Jessica de Lardy et Barbara Glowczewski (EHESS 2014) et par Emmanuel de Vienne (Fabriqu’am, univ. Nanterre 2016). Il est accessible online.

3 Après le générique, une séquence dans la Grande Galerie de l’Evolution au MNHN.

4 Dans la Salle des espèces menacées et disparues au MNHN.

5 Dans la Cathédrale, bord de Seine et rues de Paris.

6 Cérémonie d’inauguration de la Galerie des Enfants au Museum de Paris.

7 Au lac de Filheit puis dans la Réserve Nationale d’Orlu dans les Pyrénées ariégeoises.

8 Au château de Foix et son musée.

9 A la grotte de Niaux et au Parc de la Préhistoire de Tarascon-sur-Ariège.

10 Dans la Galerie de Paléontologie et d’Anatomie comparée au MNHN.

11 Dans les Grandes Serres du Jardin des Plantes puis dans la Galerie des Enfants au MNHN.

Citation   

Bepunu Kayapó, «Des musées français. La voix-off de mon premier court-métrage », Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Amazonies mises en musées. Échanges transatlantiques autour de collections amérindiennes, mis à  jour le : 12/06/2024, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=2181.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Bepunu Kayapó

Cinéaste du village de Moikarakô dans la Terre Indigène Kayapó (TIK) au Brésil, Bepunu Kayapó s’est intéressé très jeune aux technologies numériques et a suivi des formations de cartographie puis de vidéo et de photographie. Il filme les fêtes, travaille sur les rituels et le quotidien de son peuple Mebêngôkre, mais accompagne aussi les mouvements de lutte pour les droits des amérindiens, au Brésil et à l’étranger. Il a participé à plusieurs projets de recherche, est associé du laboratoire Paloc, a présenté ses films dans des festivals importants et est un des membres fondateurs du groupe de cinéastes amérindiens mebêngôkre : Coletivo Beture.