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Paroles de céramistes amérindiennes : entretiens avec Iamony Mehinako et Mahuaderu Karàjà

Sylviane Bonvin-Pochstein et Nathalie Petesch
juin 2024

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.2174

Index   

Texte intégral   

Ici dans le Xingu, elle avait une grande réputation de céramiste. Les peuples voisins, comme les Kuikuro, les Kalapalo et les Kamayura, recherchaient, en priorité, ses céramiques. Ils venaient faire l’acquisition de plats en céramique auprès d’elle, en échange de colliers de nacre. Elle en fabriquait des grands et des petits.

Quand j’étais encore jeune, vers l’âge de 10 ans, je restais toujours avec elle. Je m’amusais à fabriquer de petites céramiques. J’aimais être au côté de ma grand-mère. Un jour, elle me demande si je désire apprendre à faire des céramiques. Je lui réponds oui. Alors, elle m’interroge si j’aurais la patience d’apprendre. Je ne sais pas comment répondre à cette question. Alors, je lui souris. Je lui ai dit : « Si cela me plaît, je continuerai, sinon j’arrêterai ». Donc je l’ai accompagnée dans son travail. Au début elle me donnait à faire les petites boules de céramique, les tsaki tsaki, qu’elle mettait dans certaines céramiques pour faire du bruit. Je l’aidais aussi à cuire ces petites boules.

(Iamony Mehinako, 2012)

Iamony

1Iamony Mehinako est une céramiste de renom comme sa grand-mère l’était avant elle. Elle fabrique de grands récipients en terre cuite très réputés pour leur solidité et leur esthétique. Dans le village de Tuatuari, elle est connue pour ses talents de céramiste mais aussi comme épouse de Pirakuman, un des chefs Yawalapiti décédé en 2015 et leader incontesté des luttes amérindiennes au Brésil. Au moment de notre rencontre, Iamony était la seule à connaitre les techniques de préparation de l’argile et de façonnage dans le village, puisque les Yawalapiti ne pratiquent pas cet art dont Iamony avait appris les gestes de sa grand-mère Wauja. Dans le PIX (Parc Indigène du Xingu) où se trouve le village de Iamony, cohabitent une dizaine de groupes différents qui forment une société pluriethnique. Ils parlent des langues arawak (pour les Yawalapiti, les Wauja et les Mehinako), caribe, tupi, tupi-guarani et trumaï, et se reconnaissent une certaine autonomie politique tout en maintenant des échanges économiques, matrimoniaux et surtout cérémoniels (Menget, 1993). Si tous vivent de la pêche et de la culture du manioc, chacun garde des spécialités et les Wauja et les Mehinako qui maîtrisent cet art fabriquent les céramiques utilisées dans les autres villages. D’après les mythes, cette exclusivité dans l’art de la céramique et la grande diversité des objets et des formes ont été attribuées à ces deux ethnies par un serpent-canot à l’origine de l’humanité (Barcelos Neto, 2006). Malgré l’adoption de récipients en aluminium, les techniques traditionnelles pour confectionner des marmites céramiques de toutes dimensions et de toutes formes se maintiennent et se transmettent. Chez les potières Wauja et Mehinako, c’est au sein de la famille, auprès de leur mère ou de leur grand-mère, que se fait l’enseignement des connaissances et des savoirs. L’apprentissage repose sur l’observation et l’imitation. La transmission des connaissances artistiques spécifiques et notamment l’art du modelage ou « l’école » de la céramique comme une métaphore de l’identité wauja, commence vraiment avec la période de réclusion à la puberté (Barcelos Neto, 2006). L’art du façonnage est considéré comme une spécialité féminine alors que les meilleurs spécialistes pour peindre les céramiques sont souvent des hommes.

« A l’apparition de mes premières menstruations, je suis entrée en réclusion pour une période de quatre ans. Ma grand-mère en profite pour m’enseigner à tresser des hamacs, des nattes en fibres de buriti et à filer le coton. Ma mère n’a pas participé à mon éducation. J’ai tout appris de ma grand-mère. Je lui ai dit : - Grand-mère quand je sortirai, tu pourras continuer à m’enseigner à faire des céramiques ? Elle rit et dit - Ah, tu insistes encore ! - Oui, je le veux, - D’accord, mais tu es à présent une jolie fille. Je t’avertis que tu vas te salir en travaillant l’argile. - ça m’est égal, j’aime ce travail. C’est ainsi que s’effectua mon apprentissage. Mais, elle n’est jamais allée collecter l’argile. C’était mon grand-père et mon oncle qui allaient la collecter. Il fallait aller très loin, à plus de 3 à 4 jours de voyage, à l’époque il n’y avait pas de canot à moteur et il fallait ramer…

Puis j’ai grandi, je me suis mariée et j’ai quitté mon village pour rejoindre les Yawalapiti, loin de ma grand-mère. A la naissance de mon premier enfant, ma grand-mère décéda.

J’avais 25 ans quand j’ai voulu reprendre la céramique. J’ai demandé à ma mère de m’aider car un américain m’avait passé commande de plats en céramique. Mais ma mère n’a pas voulu, ni m’aider à les fabriquer, ni continuer à me former. Elle ne voulait pas qu’ensuite je puisse enseigner la céramique Mehinako chez les Yawalapiti où j’habitais. Alors j’ai demandé à ma cousine. C’est la fille de mon oncle paternel qui a épousé une femme Wauja, fille de chef.. Elle a accepté puis est venue passer un mois ici en apportant l’argile nécessaire. Elle a fabriqué de nombreux plats et je l’ai regardé faire. Puis son mari a voulu retourner dans son village et elle est repartie. Elle m’a laissé l’argile qui restait.

A l’époque, j’habitais au poste Leonardo car mon mari Pirakuma travaillait pour la Funai. Ma mère est venue me rendre visite mais elle ne voulait toujours pas compléter ma formation en céramique. Alors Pirakuma m’a parlé. Il m’a rappelé que j’avais déjà appris beaucoup de choses auprès de ma grand-mère et que j’appartenais à une lignée de céramistes. Donc il fallait que je persévère, que j’essaye toute seule.

Il me restait de l’argile alors je me suis lancée. Je ne savais plus très bien comment faire, en particulier les quantités d’argile et de dégraissant à mélanger. J’ai confectionné un petit plat à beiju. Mais en séchant il s’est totalement fissuré. J’ai dit à mon mari que je n’y arriverai pas. Mes parents habitaient près de Leonardo et ils revinrent me rendre visite. J’ai alors parlé avec mon père pour lui expliquer mon problème. Mon père me répondit qu’il ne savait rien en matière de céramique, qu’il aidait ma mère uniquement pour collecter les éponges nécessaires à la fabrication du dégraissant. Contrairement à mon grand-père qui lui avait aidé son épouse dans la fabrication. Mais mon père a parlé à ma mère pour la convaincre de m’aider. Alors elle m’a expliqué comment faire, notamment les proportions à respecter dans le mélange de l’argile avec le dégraissant, mais sans me montrer. Le lendemain, j’ai repris la pièce fêlée et j’ai constaté qu’elle collait à mes mains. J’ai recommencé le mélange jusqu’à ce que l’argile n’adhère plus à mes doigts. Puis j’ai refait une pièce qui en séchant ne se fissura pas. Mais ce n’était pas terminé ! Quand j’ai voulu lisser la pièce, je faisais plein de trous ! Alors je regardais Pirakuma et lui répétais que je n’y arriverai pas. Mais il continuait à m’encourager. J’ai persévéré mais ce que je faisais était toujours très laid ! Je refaisais et c’était encore plus laid ! Peu à peu je corrigeais mes erreurs et j’améliorais mon travail. Finalement j’y suis parvenue. J’avais réalisé quatre pièces quand ma mère est revenue à la maison. Elle m’a dit qu’enfin j’avais appris à faire de la céramique. Et depuis je n’ai pas arrêté de faire de la céramique.

J’utilise de l’argile blanche pour fabriquer la pièce, mais aussi de l’argile rouge que j’utilise au moment du polissage. Je passe de l’eau pour lisser la céramique puis de l’argile rouge.

Je prépare ensuite le dégraissant. Je vais chercher des éponges dans la rivière. Il y en a beaucoup près d’ici. Il faut les couper, c’est du travail. Puis on les brûle. Une fois les éponges brûlées, on récupère la cendre et on la tamise. Le dégraissant est prêt. On va ensuite collecter de l’argile loin d’ici. Puis je mélange l’argile avec le dégraissant.

Ensuite je peux façonner la céramique. Je la monte en trois fois, en lissant et en laissant sécher à chaque fois. Une fois terminée, je laisse sécher la pièce entre 1 et 2 mois.

Puis je la lisse avec un instrument en métal. Jadis on le faisait avec une coquille mais c’est plus rapide avec du métal. Ensuite je la polis puis je la mouille et je passe une pierre pour terminer le polissage. Si nécessaire, je passe de l’argile rouge.

Je passe ensuite à la cuisson qui doit se faire avec un seul type d’écorce. Je n’ai pas de four, j’utilise juste des morceaux de céramique comme le faisait ma grand-mère. Je dépose la céramique sur un lit d’écorces. J’ajoute des écorces tout autour de la pièce. Je recouvre le tout avec des morceaux de terre cuite, puis je mets le feu. Ensuite on la laisse refroidir durant environ quatre heures avant de la peindre. La dernière phase est celle de la décoration. D’abord, on passe à l’aide d’une éponge le jus d’une écorce mélangée avec de l’eau. Cela permet d’imperméabiliser la céramique. Si je vends la céramique à des galeries, j’ajoute du charbon de bois au jus d’écorce pour teindre en noir l’intérieur du plat. Si le plat est destiné à la cuisson de la nourriture, j’utilise le jus sans charbon de bois et la céramique reste blanche.

Ensuite, on dessine des motifs sur les parois. On utilise les mêmes que pour les peintures corporelles. De nos jours, les pigments de rocou et de génipapo sont de plus en plus remplacés par des peintures acryliques. Nos céramiques jouent un rôle important dans les échanges avec les autres villages. On la troque contre des perles de verre et des marmites en aluminium. Elle sert aussi à rétribuer les chamans. Dans le village, je ne vends pas mes céramiques, je les troque. On me demande surtout des grands plats pour cuisiner, préparer le mingau de manioc. Je les échange contre des colliers en plaques de gastéropode. En ville, je vends mes céramiques à des boutiques d’artisanat indigène. Et il m’arrive de répondre à la demande de galeries des grandes villes. Dans ce cas, je n’hésite pas à vendre mes céramiques.

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Fig. 1 : Marmite ulupi à fond noir, fabriquée par Iamony Mehinako pour le Muséum de Toulouse en 2012 (MHNT.ETH.2012.9.39).

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Fig. 2 : Iamony Mehinako façonnant le récipient ulupi

2Bien qu’elles vivent à plus de 500 km l’une de l’autre, Iamony Mehinako et Mahuaderu Karajà, chacune reconnue pour des savoirs et talents spécifiques en céramique dans leurs villages respectifs, ont été des partenaires importantes du projet mené depuis 2010 par le Muséum de Toulouse en association avec Jabiru Prod et le centre EREA (CNRS/LESC). Pour réactualiser le fonds existant du Muséum, il s’agissait de mener un travail de collecte de productions matérielles et immatérielles contemporaines en collaboration avec six sociétés amérindiennes du Brésil central. La collecte, associée à une enquête ethnographique, des ateliers de transmission de savoir-faire et de formation vidéo, a permis de documenter de façon plus approfondie les collections de céramiques du muséum de Toulouse et d’apporter dans la muséographie une autre forme de récit, qui cherche à contrecarrer le phénomène d’anonymisation des collections et de leurs auteurs existant dans les musées1. Dans le même temps, les amérindiens travaillent à la « mise en patrimoine » d’éléments culturels, matériels et immatériels, autant pour accompagner la transmission locale, que pour gagner une meilleure visibilité et une reconnaissance dans un paysage social et politique global (Nahum-Claudel et alii., 2017).

Mahuaderu

« J’ai appris la céramique avec ma mère en la regardant me faire des poupées en argile et des petits pots. J’ai joué avec ces petits objets en céramique quand j’étais petite. A cette époque dans les années 1940/50, les femmes faisaient des pots et des plats en argile cuite et des petits ritxoko pour leurs enfants. Puis elles ont commencé à échanger leur céramique avec les tori, ‘les blancs’, contre des morceaux de tissu et d’autres objets » (Mahuaderu Karaja, 2011).

3Mahuaderu Karajà est née et vit dans le village de Hawalo/santa Isabel dans l’île du Bananal sur le fleuve Araguaia, territoire ancestral du peuple Iny karajà (Petesch 2001). Veuve assez jeune, elle a développé son activité artisanale au sein de son unité domestique transformée en petit atelier avec l’aide de sa fille et de parentes proches. Elle est une céramiste de renom parmi les femmes Iny Karajà qui collectent sur les berges du fleuve l’argile nécessaire à la fabrication de leurs objets, parmi lesquels les ritxoko. Ce sont des figurines humaines ou animales en céramique peinte servant de jouets pour les enfants, et qui sont désormais commercialisées et inscrites depuis 2012 au patrimoine culturel du Brésil (Lima e Leitão, 2019). Cet art a connu une évolution figurative due entre autres à l’essor de la commercialisation. La nécessité de se conformer aux canons esthétiques de la clientèle a contribué à libérer la créativité des céramistes qui ont imposé leur propre style, individuellement ou entre villages. Les statuettes sont devenues la principale vitrine de la culture iny karajà vis-à-vis de l’extérieur. Pour le Muséum, il s’agissait d’illustrer avec les collections l’évolution de cet art iny karajà entre une « phase ancienne » et une « phase moderne » opérée à partir du milieu du 20e siècle. C’est notamment de cette évolution que nous parle Mahuaderu tour à tour chez elle, entourée d’autres femmes céramistes de différentes générations, face aux photos de ritxoko anciennes gardées dans les musées, puis sur le chemin du lieu de collecte de l’argile. Au-delà de l’évolution des formes et des dessins, Mahuaredu insiste aussi sur le rôle de son art pour assurer la transmission de sa culture indigène.

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Fig. 3 : Mahuaderu Karajà en train de collecter de l’argile sur un gisement des berges du fleuve Araguaia

Toutes les ritxoko (des musées) montrées en photos ont été fabriquées pour être des jouets d’enfants et non pour être vendues. Les poupées en terre cuite destinées aux enfants étaient de petite taille. Après les céramistes ont fait des ritxoko plus grandes pour les vendre aux Tori les non-indiens. On ne peignait pas les poupées jadis, mais on faisait des incisions dans l’argile avant la cuisson puis on rehaussait ces incisions avec un peu de teinture. Le fruit du genipa était utilisé seulement pour les peintures corporelles ; sur la céramique on utilisait une teinture tirée de l’écorce d’un arbre appelé uraru wohona car cette teinture durait plus longtemps que le genipa. On utilisait aussi une teinture jaune tirée du rhizome de curcuma qui était cultivé dans les jardins. Les figures humaines en cire sont fabriquées seulement par les hommes2. Regardez sur les photos, on voit l’appartenance aux différentes classes d’âge et aussi certains statuts sociaux c’est indiqué sur les ritxoko par les peintures et les parures corporelles, et par l’aspect physique. Voilà une peinture propre aux femmes veuves, ici un dessin propre aux hommes, des ornements corporels importants pour jeunes femmes et jeunes hommes, et là les personnes âgées, senandu, avec un vieux pagne et le dos voûté...

Aujourd’hui, peu de petites filles sont désireuses d’apprendre à faire de la céramique. Normalement, l’apprentissage se fait très tôt en regardant la mère ou une autre femme de la famille modeler l’argile... J’ai vraiment commencé à fabriquer des ritxoko à partir de ma réclusion quand viennent les premières règles. J’ai appris à modeler l’argile et aussi à faire des nattes. Puis j’ai fait des jouets en argile pour mes enfants, mais peu pour mes petits-enfants qui préfèrent les jouets des tori (non amérindiens). Je n’ai pas gardé de ritxoko fabriqués par ma mère, seulement des pots et des plats. J’ai enseigné la céramique à ma fille Maixa et depuis longtemps nous travaillons ensemble. Maintenant mes petites-filles commencent à apprendre.

J’ai commencé à faire des figures traditionnelles comme le faisaient ma mère et les anciennes céramistes puis j’ai copié des femmes comme Xurere qui ont innové en faisant des bras et des jambes aux ritxoko. Ensuite les céramistes ont innové à la demande des tori et de Noël3 ; il fallait montrer « comment vivent les Karajà » et les « histoires karajà » J’aime bien faire des ritxoko de personnages anciens car je connais beaucoup d’histoires que m’ont racontées ma mère et mon oncle Watau. C’est moi qui ai créé les personnages à plusieurs têtes. Quand une femme crée un nouveau ritxoko et qu’il se vend bien, il est adopté par les autres céramistes.

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Fig. 4 : Série de ritxoko dans la maison de Mahuaderu à Santa Isabel/Hawalo

Voyez, deux types d’argile sont extraits de ce lieu : de l’argile blanche (su kura), utilisée uniquement pour les ritxoko, et de l’argile rouge (su so) utilisée aussi pour fabriquer des pots pour conserver l’eau plus fraîche. La meilleure argile est de couleur ocre (su bure) et se trouve sur les rives de l’Araguaia à hauteur de Mirindiba et d’Aruana. Avant, les femmes extrayaient l’argile, en faisaient des boules et les laissaient sécher quelques jours de façon à réduire leur poids ; puis elles les rapportaient au village dans leurs grands paniers (weriri). De nos jours, les femmes mettent l’argile dans des grands sacs en plastique et attendent que les hommes leur apportent les sacs avec un véhicule. Pour creuser des trous et extraire l’argile, on utilisait jadis des instruments en pierre. Une bonne argile ne doit pas contenir de sable sinon elle a plus de risque de se briser à la cuisson. L’argile est bonne à travailler quand elle est humide, voilà pourquoi il faut la mouiller pour pouvoir la malaxer et lui donner une consistance homogène. Ensuite on peut la mélanger avec la cendre de l’arbre cego machado

4Ces entretiens avec des données sur l’exploitation des ressources naturelles, les objets, des récits et enregistrements autour de rituels et savoir-faire précis (rites de passage, funérailles, cures chamaniques, relation à l’au-delà...) ont été collectés pour compléter et documenter les collections déjà conservées à Toulouse. Développer cette collaboration autour de la patrimonialisation des cultures amérindiennes permet de réinterroger les collections anciennes tout comme nos pratiques à leurs égards. Il s’agit de participer activement à la réflexion sur la constitution du patrimoine de demain en collaboration avec les « sachants » amérindiens.

Je vais vous raconter l’histoire de l’origine des ritxoko :

Dans les temps anciens, il existait sur le territoire des Javaé un grand aigle harpie qui s’attaquait aux enfants Iny. Quand ceux-ci allaient dans la forêt pour déféquer, l’aigle les attrapait et les dévorait. Les Iny étaient tristes et ne savaient quoi faire pour protéger leurs enfants ; à maintes reprises ils essayèrent d’attraper l’aigle harpie, mais ce dernier parvenait toujours à s’échapper.

Un jour, ce fut le neveu du guerrier Sanawe qui fut emporté par l’oiseau et Sanawe décida de le tuer. Il observa l’aigle harpie pour voir comment il procédait et il eut une idée pour le piéger. Il fallait attirer l’oiseau avec un Iny ni, un faux Iny. Il alla en discuter avec les autres hommes dans la maison des Ijaso et leur demanda d’aller collecter de la cire d’abeille en grandes quantités. Il fabriqua donc un jeune garçon en taille réelle avec de la cire d’abeille ; il le recouvrit de petites plumes blanches pour cacher la couleur noire de la cire, lui mit des ornements et le posa sur le sol comme s’il était en train de déféquer. Il se cacha ensuite derrière un arbre et attendit le grand aigle. Celui-ci arriva, fit plusieurs tours au-dessus de l’enfant de cire puis fonça sur lui pour l’emporter. La cire était très lourde et il ne parvint pas à le soulever ; quand il voulut le lâcher, ses serres restèrent collées à la figure de cire et il ne put s’envoler. Le guerrier Sanawe se précipita alors sur l’aigle et le tua d’un coup de massue. C’était la première figure humaine modelée par les Iny. Par la suite les femmes en fabriquèrent des plus petites en argile, en guise de jouets pour leurs enfants. Seuls les chamanes continuèrent à utiliser les figures humaines en cire dans leurs relations avec les esprits.

Iamony et Mahuederu

5Emanant de peuples indigènes de langues et cultures différentes, les voix de Iamony Mehinako et de Mahuederu Karaja entrent néanmoins en parfaite résonance.

6En bien des aspects, ces deux céramistes se ressemblent et ont suivi un parcours similaire, leur conférant un statut iconique parmi d’autres artisanes de renom. Ce sont des femmes fortes, déterminées, qui ont choisi dès l’adolescence de se former à cette activité manuelle, physiquement éprouvante, et de passer plusieurs années à parfaire leur technique et stimuler leur créativité pour faire de cette pratique un métier. Elles appartiennent toutes deux à cette génération charnière qui, vers la fin du siècle dernier, fit sortir la céramique amazonienne de la sphère domestique et de ses frontières ethniques, lui permettant d’atteindre une reconnaissance mondiale.

7Dans leur démarche, elles ont réussi à maintenir un équilibre entre le respect de la tradition, du savoir transmis par leurs aînées, et la nécessité de satisfaire la clientèle, de s’adapter au changement. Rester soi-même tout en adoptant des éléments extérieurs s’inscrit, il est vrai, au cœur du mode de reproduction sociale des groupes amazoniens (C. Fausto, 2011). A l’instar des figurines de Mahuederu, les marmites de Iamony obéissent aux règles ancestrales de fabrication et affichent clairement leur appartenance ethnique. Ouvertes à la commercialisation, ces céramiques ne perdent en rien leur statut et leur usage traditionnels au sein des systèmes d’échange de biens et de services opérant tant au Xingu que sur les rives de l’Araguaia.

8Iamony et Mahuederu se sont forgé une âme de guerrière, de résistante. Gardiennes d’un art qu’elles ont contribué à développer, elles se battent pour en assurer la pérennité au sein de leur communauté, malgré une transmission rendue difficile par la scolarisation des jeunes filles et leur manque d’appétence à l’égard d’une activité rude et salissante. Les artisanes ont ainsi élargi leur champ d’enseignement en participant à des ateliers d’apprentissage ou en collaborant avec les professeurs des écoles, de manière à susciter l’intérêt des jeunes élèves pour la céramique.

9Dans les propos de ces deux femmes transparaît la fierté d’appartenir à des lignées de céramistes qui depuis le temps des origines, celui du serpent-canot et de l’aigle harpie, se transmettent un héritage artistique qui les engage à utiliser l’argile comme un support à l’écriture d’un récit collectif : la saga d’un grand peuple indigène décrit à travers ses doutes et ses engagements, ses acquis et ses renoncements, une longue histoire de résistance culturelle dans laquelle les femmes ont joué un rôle important.

10Ces paroles de céramistes nous sont ainsi données « à voir et à entendre ». A notre tour d’en assurer la transmission.

11Iamony s’est éteinte le 25 mai 2021, mais sa parole est désormais portée par d’autres femmes, artistes ou leaders politiques.

Bibliographie   

BARCELOS NETO, Aristoteles, « A cerâmica wauja : etnoclassificação, matérias-primas e processos técnicos ». Rev. do Museu de Arqueologia e Etnologia, São Paulo, 15-16, 2005-2006.

FAUSTO, Carlos, “Mil anos de transformacion. La cultura de la tradicion entre los Kuikuru del Alto Xingu » dans CHAUMEIL Jean-Pierre, ESPINOSA de RIVERO Oscar et CORNEJO CHAPARRO Manuel (Eds), Por onde hay soplo. Estudios amazonicos en los paises andinos, IFEA, Lima, 2011, pp. 185-216.

LIMA, Nei Clara et LEITÃO, Rosani Moreira. « Patrimônio cultural Iny-Karajá e política de salvaguarda : diálogo interculturale trabalho compartilhado » dans LIMA FILHO Manuela et PORTO Nuno (org). Colecoes etnicas e museologia compartilhada. Goiania : Editora da Imprensa Universitaria, 2019, pp. 223-260.

MENGET, Patrick. « Les frontières de la chefferie. Remarques sur le système politique du Haut Xingu (Brésil) », L’Homme, 126-128, 1993, pp. 59-76.

NAHUM-CLAUDEL, Chloé ; PETESCH, Nathalie ; YVINEC, Cédric, « Pourquoi filmer sa culture ? Rituel et patrimonialisation en Amazonie brésilienne », Journal de la Société des américanistes, 103 (103-2), 2017, pp. 47-80.

PETESCH, Nathalie, La Pirogue de sable. Pérennité cosmique et mutation sociale chez les Karaja du Brésil central. Paris : Peeters, 2001.

Notes   

1 Voir le lien vers le film Ritxoko, la céramique karajà : https://youtu.be/qSBAuH6A568

2 Les figures en cire d’abeille confectionnées par les hommes ont une fonction plus symbolique (liée au rituel d’initiation masculine), voire chamanique.

3 Noël Haddad tenait un commerce d’artisanat dans la ville de Sao Felix.

Citation   

Sylviane Bonvin-Pochstein et Nathalie Petesch, «Paroles de céramistes amérindiennes : entretiens avec Iamony Mehinako et Mahuaderu Karàjà», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Amazonies mises en musées. Échanges transatlantiques autour de collections amérindiennes, mis à  jour le : 12/06/2024, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=2174.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Sylviane Bonvin-Pochstein

Sylviane Pochstein Bonvin est formée en histoire de l’art, anthropologie de l’art, patrimoine et muséologie à l’École du Louvre, et en conservation préventive à l’Université de Paris-Sorbonne. Actuellement, elle est chargée des collections ethnographiques/anthropologie culturelle du MHNT, le muséum d’histoire naturelle de Toulouse. Elle a participé à plusieurs travaux de recherche et de collecte sur le terrain dans le Brésil central entre 2011 et 2016.

Quelques mots à propos de :  Nathalie Petesch

Nathalie Petesch, anthropologue, est membre du centre EREA du LESC (CNRS / Université Paris Ouest). Elle a mené ses recherches en Amazonie brésilienne chez les Karaja de l’Araguaia, ainsi qu’à la frontière Pérou/Colombie/Brésil chez les Cocama de l’Amazone. Elle a collaboré avec le Muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse dans plusieurs missions de préservation et de valorisation du patrimoine culturel indigène chez différentes ethnies du Brésil central. En parallèle de sa recherche dans l’aire amérindienne, elle participe à des études ethnologiques et sociologiques en France dans l’industrie et le commerce.