En me recevant dans le bureau où il gère ses exploitations agricoles au Brésil et au Paraguay, Rafael Soares1 paraît inquiet. Suspicieux, il m’interroge pour connaître les raisons de mon enquête. Il me prend d’abord pour un écologiste, un défenseur du mouvement autochtone, un militant « socialiste », et même un espion au service d’un pays étranger (la France). Pendant quelques minutes, il me questionne, et je le rassure, lui expliquant que mon intérêt ne porte ni sur les normes environnementales, ni sur les conflits fonciers, mais uniquement sur ses pratiques agronomiques dans la plantation de soja. L’inquiétude de Rafael tient au fait que cette région de l’État brésilien du Mato Grosso du Sud, frontalière du Paraguay, est connue pour ses conflits fonciers (Monteiro, 2020). Le Mato Grosso du Sud est l’un des États qui comptent à l’heure actuelle le plus d’assassinats d’autochtones2, ce qui relève, selon certaines analyses, d’un génocide contre les populations kaiowa e guarani3 présentes sur ce territoire (Ioris, 2021). Rafael craint que je ne veuille en savoir plus sur les conflits qui traversent sa région et adopte envers moi une attitude défensive. Jusqu’à la fin du xixe siècle, les groupes autochtones menaient une vie relativement préservée dans les forêts et les savanes naturelles d’une zone peu fréquentée par les entreprises coloniales nationales (Almeida et Mura, 2004). Hormis quelques tentatives isolées de peuplement de la frontière (Antunha Barbosa, 2022), seule la guerre de la Triple Alliance, qui a opposé le Brésil au Paraguay de 1864 à 18704, a véritablement ouvert la région aux premiers flux migratoires (Vietta, 2013). Rafael Soares, en tant que Brésilien, se définit comme l’héritier de cette histoire. Il se présente ainsi : « Je suis de la quatrième génération héritière d’un processus de guerre victorieux contre le Paraguay ». Rafael se réclame du peuplement historique de la région, initié après la guerre. Il me raconte l’installation de sa famille gaúcha ‒ nom donné à une population d’origine européenne venant du sud du Brésil ‒ qui a eu, dit-il, « la responsabilité de faire produire la terre », de « mettre au propre » le territoire et d’« ouvrir les champs ».
À l’heure actuelle, le territoire frontalier est massivement déforesté, la plantation de soja5, s’étendant au-delà du Brésil, façonne matériellement le paysage (Oliveira et Hecht, 2016) de part et d’autre de la frontière, et fait du Paraguay le lieu du « sous-impérialisme » brésilien (Vuyk, 2014). À perte de vue s’étalent les champs de monoculture. De-ci de-là, les petites réserves légales de forêts6 forment des îlots dans la marée uniforme du vert sojicole. Le réseau des voies d’exportation se densifie depuis les petites pistes de terre qui longent les champs jusqu’aux routes asphaltées, puis des silos jusqu’aux industries de trituration du grain, avant de rejoindre les ports (Gordillo, 2019). Au cours du processus historique d’établissement de ces infrastructures agricoles, les populations amérindiennes ont été confinées dans de toutes petites réserves de terres (Colman et Brand, 2008). Lorsqu’elles sont devenues trop étroites, diverses communautés ont amorcé, dans les années 1970, une longue lutte territoriale (T. Benites, 2012). Depuis 1988, la Constitution brésilienne reconnaît un droit au territoire pour les populations autochtones et prévoit la restitution et la démarcation progressives des terres. Cependant, les gouvernements successifs tardent à mettre en place cette restitution et les communautés entreprennent de récupérer leur terre traditionnelle en occupant les fermes (E. Benites, 2020). Cette lutte donne souvent lieu à de violentes représailles de la part des acteurs de la plantation (Mattos Johnson et Becker, 2023).
Cet article est issu d’un travail de terrain mené, dans le cadre d’une thèse de doctorat en anthropologie, des deux côtés de la frontière qui sépare le Brésil et le Paraguay, dans des communautés autochtones et auprès de différents acteurs de l’agrobusiness transfrontalier7. Si ma thèse interroge la plantation en tant que territoire de coprésence de ces deux populations, le présent article met l’accent sur les producteurs, techniciens ou agronomes de la plantation, rencontrés dans les coopératives agricoles, les syndicats, les instituts de recherches ou au sein de réseaux d’interconnaissance. La plantation est ici conçue de diverses manières (Chao, 2023). Il s’agit, tout d’abord, d’un ordre agronomique de simplification et d’homogénéisation écologique où une espèce est privilégiée en tant que marchandise (Tsing, 2016). C’est également une formation spatiotemporelle relevant d’un concept analytique qui résulte du système esclavagiste décrit par certaines universitaires afro-américaines (Wynter, 1971 ; McKittrick, 2013). On observe que la plantation n’échappe pas à une logique raciale, en ce qu’elle s’inscrit dans l’entreprise coloniale menée par des pionniers blancs du Brésil au Paraguay (Sullivan, 2013 ; Nickson, 1981 ; Oliveira, 2016) et qu’elle est à l’origine de la dépossession territoriale des populations autochtones et de leur exclusion vers les marges (Sullivan, 2021). La suspicion dont fait preuve Rafael à mon égard en s’assurant que nous n’évoquerons pas ensemble les questions environnementales ou foncières reflète la menace que ressentent les défenseurs de l’ordre de la plantation. Mon objectif est ici de saisir les considérations sociales, morales et politiques que recouvrent les affirmations de Rafael. Celui-ci se perçoit, d’une part, comme l’héritier d’un processus guerrier et pionnier, et d’autre part, comme celui qui doit perpétuer un type singulier de rapport au vivant, consistant à le « faire produire ». Il me semble qu’il existe des liens entre l’imaginaire militaire et pionnier, la relation de contrôle et de domestication entretenue avec l’environnement et la manière d’appréhender et de traiter les conflits fonciers de la région.
La plantation de soja est majoritairement un monde d’hommes (Leguizamón, 2019), et les propos de Rafael rendent compte d’une construction spécifique de la masculinité : il y a d’abord les valeurs militaires dont il se réclame, ensuite la suspicion dont il fait preuve face aux questions sur les sujets environnementaux et fonciers. Dans la lignée des études classiques sur la construction des masculinités (Connell, 2005), et plus précisément sur les masculinités en contexte agricole (Campbell et Bell, 2000), des recherches ont mis l’accent sur l’inégale répartition genrée des responsabilités environnementales (MacGregor, 2009 ; Enarson et Pease, 2016 ; Ruault et al., 2021). À leur suite, cet article mène une étude des masculinités pionnières (Basso, 2021) visant à penser l’expression d’une masculinité violente dans le contexte du Mato Grosso du Sud. Les acteurs de la plantation de soja se disent pionniers, issus de migrations européennes blanches ; ce sont des propriétaires, des producteurs agricoles et de farouches ennemis des Amérindiens.
Il ne s’agit pas de faire une sociologie de la répartition genrée des tâches au sein des exploitations agricoles8, mais de repérer, dans les pratiques et les discours de ces hommes, les affects et les attachements qui rendent compte de l’ordre masculin de la plantation. Pour mener mon ethnographie de plus de deux ans dans diverses communautés autochtones, de part et d’autre de la frontière, j’ai été encouragé par mes hôtes kaiowa e guarani à réaliser un travail auprès des propriétaires terriens. Parce que je suis un homme européen perçu comme blanc, mes hôtes considéraient qu’il serait plus facile pour moi d’accéder à ce groupe social (Quashie, 2020). Du fait de la suspicion qui pèse généralement au Brésil sur les anthropologues9 et des tentatives d’intimidation que j’ai moi-même subies en raison des crispations autour des enjeux fonciers et ethniques (Morais, 2017), il était impossible d’aborder frontalement la question foncière sans mettre en danger la poursuite de mon enquête. Face à cette difficulté, j’ai dû aborder les questions qui m’intéressaient de manière détournée, en adoptant une méthodologie déjà éprouvée dans d’autres contextes, proche de celle qu’a mise en œuvre la sociologue Claire Cosquer. Dans son travail sur les migrations blanches privilégiées à Abu Dhabi, l’autrice relève la difficulté d’enquêter sur les questions raciales auprès des dominants et pose les bases d’une éthique située (Cosquer, 2019). Elle remet en question l’éthique absolue de l’enquête et propose de faire preuve d’un « cynisme méthodologique » reconnaissant les différentiels de pouvoir, « l’indissociabilité des choix épistémologiques et éthiques » et l’« indexation partielle de l’éthique sur les “reliefs” du pouvoir » (Cosquer, 2020). Comme elle, parce que j’étais moi-même confronté à la difficulté d’aborder de front les questions foncières et raciales avec les acteurs de la plantation, j’ai fait de cette limitation du terrain une proposition éthique et épistémologique pour élaborer ma stratégie d’enquête. Celle-ci reposait sur l’hypothèse qu’en m’entretenant avec eux de pratiques agronomiques, j’en viendrais à obtenir des renseignements sur leurs représentations sociales. J’ai donc mené une ethnographie de la plantation assortie d’entretiens portant sur les choix techniques et les trajectoires biographiques. Ces matériaux ethnographiques recueillis auprès des exploitants ont été complétés par une revue de la littérature locale produite par les pionniers contemporains de l’établissement de la plantation transfrontalière. À cela s’ajoute l’étude d’un rapport de la comission d’enquête du parlement brésilien, datant de 2017. Cette consultation a été menée de 2015 à 2017 auprès des producteurs de la région et donne à entendre leurs craintes à l’égard des autochtones. Je commencerai par analyser l’héritage pionnier et militaire revendiqué par ces hommes, avant de mettre en évidence leur sentiment d’être menacés par la lutte autochtone. Ces idéalisations et représentations sociales seront ensuite confrontées aux pratiques agronomiques de lutte contre les nuisibles. Cela permettra de mettre au jour, à travers une confusion des ordres sociaux et agronomiques, la masculinité assiégée de la plantation.
Ordre pionnier et peur de l’invasion
À 82 ans, Ramão Ney Magalhães est une figure politique locale. Brésilien possédant également des terres au Paraguay, Ramão a pris part à la création de la Famasul, le syndicat agricole de l’État du Mato Grosso du Sud. En 2018, en pleine campagne présidentielle, il est animateur de l’équipe de soutien à Jair Bolsonaro, le futur président du Brésil. Pendant de longues heures, chez lui au Brésil, autour d’un chimarrão10, il me raconte sa saga familiale. Je l’avais déjà découverte dans les récits exaltés qu’il rapporte dans un livre d’histoire de la région consacré aux trajectoires des familles pionnières, édité par le syndicat agricole.
« Nos grands-pères et nos pères, qui ont défriché ces sertões11 frontaliers, ont ramené les vaches, ont exploité l’herbe maté, ils ont abattu les arbres pour construire les ranchs et les foyers où nous fûmes abrités des incertitudes du temps. » (Ney Magalhães, 2013.)
Dans son ouvrage, et dans l’entretien qu’il m’accorde, Ramão loue les pionniers qui, à l’image de ses ancêtres ou de ceux de Rafael Soares12, sont arrivés depuis la fin du xixe siècle par vagues successives du sud du Brésil, portés par l’imaginaire du sertão : une terre vierge à conquérir, à nettoyer et à faire produire. Le chariot des hommes pionniers y est mobilisé comme allégorie de l’avancée sur le sol, et le sertão devient le lieu support de l’identité. Comme Ramão, les agriculteurs que je rencontre dans leur ferme réactualisent les tropes du mythe agraire américain (Paul, 2014). Dans les récits des pionniers, aucune place pour les femmes, seuls les pères et les grands-pères sont responsables de la pacification et du défrichage du territoire. Un champ propre est, pour eux, la représentation idéale d’une nature domestiquée. Cet imaginaire pionnier, fondé sur les valeurs masculines – le courage face à l’inconnu et la force contre une nature à dominer –, est nourri par la fierté nationaliste héritée de la victoire remportée lors de la guerre de la Triple Alliance, de 1864 à 1870. Cette guerre a façonné la frontière actuelle et donné naissance à des mythes bellicistes valorisant l’homme brésilien dans l’imaginaire national, et façonnant ainsi l’idéal colonial dans les identités locales (Squinelo, 2009 ; Nickson, 2019). Au Paraguay, l’identité nationale est en partie construite autour de la langue guarani, ce qui alimente les représentations négatives que les Brésiliens peuvent avoir des Paraguayens et réactualise la victoire militaire brésilienne. L’avancée contemporaine de la plantation sur le territoire paraguayen (Souchaud, 2002b) se fait au nom du progrès et de la supériorité brésilienne tout en réduisant les Paraguayens à une condition subalterne : l’altérité amérindienne. La plantation de soja, en amplifiant le contrôle sur l’environnement visant à le dominer, devient aussi « la culture de la blanchité, de la modernité et de l’entrepreneuriat » (Hetherington, 2019, p. 47).
Afin de comprendre les effets du nationalisme et de cet imaginaire militaire sur les conflits fonciers actuels opposant, de part et d’autre de la frontière, les propriétaires brésiliens aux populations kaiowa e guarani, je me suis intéressé à une enquête du parlement brésilien datant de 2017. Face à l’impossibilité d’interroger directement les producteurs agricoles sur ces conflits13, ce document m’a permis de compenser les lacunes de mon ethnographie, en me donnant accès à certains discours à propos des autochtones. Intitulé Relatório da CPI da FUNAI-INCRA (Rapport de la Cour parlementaire d’enquête de la Fondation nationale de l’Indien et de l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire), ce texte est issu d’une commande des députés dits « ruralistes », qui représentent les producteurs agricoles réunis au sein du Front parlementaire de l’agrobusiness. Notons que deux membres de l’équipe responsable de la rédaction du rapport intégreront le premier gouvernement de Bolsonaro, notamment Tereza Cristina, l’ancienne présidente de la Famasul, le syndicat agricole du Mato Grosso du Sud, qui deviendra ministre de l’Agriculture14. Ce document à charge, accuse des fonctionnaires d’une institution publique, la FUNAI, de connivence avec la lutte autochtone et criminalise les leaders amérindiens, les anthropologues et les indigénistes, qui œuvrent en faveur de la reconnaissance des territoires autochtones (Costa, 2023). Pour élaborer ce texte de plusieurs milliers de pages, les enquêteurs parlementaires, sympathisants de l’agrobusiness, se sont rendus auprès de représentants agricoles et de propriétaires dont les fermes sont partiellement occupées par les autochtones, afin de recueillir leurs doléances. Ce long texte restitue les discours des producteurs concernant les conflits fonciers, qu’il m’était alors impossible de solliciter ouvertement. Il rend compte d’un imaginaire affectif et politique où les agriculteurs subissent la menace de l’invasion autochtone.
L’épigraphe du texte rend hommage à la diversité et au métissage brésilien et salue les communautés autochtones qui ont servi pendant la guerre contre le Paraguay. Cela dessine en creux les contours d’une amérindianité perçue comme bénéfique par l’État, contrastant avec les Amérindiens « envahisseurs des champs » dont il est question dans le corps du texte. Les agriculteurs interviewés pour l’élaboration du rapport racontent leurs histoires familiales et l’implantation de leurs ancêtres dans la région. À l’image de Rafael Soares, ils exaltent leur statut de vainqueurs de la guerre, vantent leurs ancêtres pionniers et nient la présence d’autochtones au moment de l’arrivée de leur famille sur ces terres, afin de contrer les revendications territoriales des Kaiowa e Guarani15. Un agriculteur s’adresse en ces termes aux enquêteurs :
« Ici, c’est une aire de frontière. Ça n’a jamais été une terre indigène. Ce sont des aires que le Brésil a gagnées pendant la guerre du Paraguay. À l’époque, le président a appelé des producteurs d’autres États à acheter des terres ici pour…, comme c’est une zone de frontière, pour ne pas laisser ces terres vides. Ces terres ont été achetées et sont dans ma famille depuis plus de cent ans. Nous sommes là, et on a des problèmes depuis que notre terre a été envahie. »
Un autre, déplorant l’invasion de sa ferme :
« Je suis Evaldo E., je suis propriétaire à P. Notre propriété est très vieille… si bien que mon grand-père est déjà né là-bas, en 1902. Depuis quelques années... Notre ferme a été envahie en novembre 2009. […] À l’époque, c’étaient des plantations et, quand ils sont entrés, l’impact a été si grand… Parce que, là-bas, il n’y a même pas de village indien. Ce qui nous désavantage, c’est qu’on est proche du Paraguay, parce que nos propriétés sont sur la limite avec le Paraguay. Tout indique que 90 % des Indiens qui sont entrés sont des Indiens du Paraguay. »
Ces extraits sont révélateurs de la négation de la présence autochtone sur le territoire au moment de l’installation des premiers colons, mais également des accusations d’illégitimité adressées aux Amérindiens, qui seraient originaires du Paraguay. De surcroît, les rédacteurs du rapport font état de la préoccupation des propriétaires à propos d’une supposée organisation politique autochtone : « L’agriculteur Osmar Luis B. a aussi révélé l’existence d’un “plan” organisé à long terme pour transformer toute la région du “cône sud” en une “Nation indigène” ». Le rapport se poursuit ainsi :
« Le mouvement délibérément préparé et organisé pour l’invasion de propriétés rurales est encouragé à dessein, et contient une forme bien particulière d’agir stratégique. Le groupe organisé pratique le pillage, caractérisé par des actes de violence, des menaces et des destructions de plantations et de matériels, précisément pour rendre impossible la continuité de l’activité agricole. Conséquemment, de manière préétablie, ils enrégimentent les femmes, les enfants et les vieillards dans le but de donner l’illusion d’un état de vulnérabilité de l’occupation indigène, afin que le pouvoir judiciaire renonce à restituer leur bien à ses propriétaires légitimes. »
Pour les détenteurs de terres de la région, les autochtones sont soit des imposteurs paraguayens profitant des dispositions légales en vigueur au Brésil pour envahir leur territoire productif, soit des agents d’un mouvement réfractaire à la production agricole. Les auteurs du rapport en appellent donc à l’État pour mettre fin aux « invasions » et à l’« insécurité juridique » dans laquelle vivent ces propriétaires. Ces deux concepts d’« invasion » et d’« insécurité juridique » ont été élaborés pour partie dans ce rapport. Ils alimentent les projets de révision de la Constitution, comme la « thèse du marco temporal16 », en discussion dans les instances législatives brésiliennes, qui vise à interdire de reconnaître que des terre appartiennent aux communautés lorsqu’elles ne peuvent pas prouver qu’elles y étaient présentes à la date de promulgation de la Constitution, c’est-à-dire en 1988 (Carneiro da Cunha et al., 2017). La négation de la présence historique des populations autochtones sur le territoire est donc un enjeu fondamental des conflits fonciers. Les auteurs du rapport suggèrent en outre que la restitution des terres aux autochtones prévue par la Constitution fédérale met en péril la propriété privée. En 2018, au Mato Grosso du Sud, en pleine campagne présidentielle, Jair Bolsonaro déclara : « Si j’assume la présidence, l’Indien n’aura pas un centimètre de terre en plus » (De Olho nos Ruralistas, 2018)17. Au cours de mon enquête, en 2018, tous les propriétaires, parmi mes interlocuteurs, étaient des soutiens de Bolsonaro. Lorsqu’il était question des conflits fonciers, les mêmes termes d’« invasions » et d’« insécurité juridique » étaient les principales catégories qu’ils employaient, ce qui témoigne de la diffusion de ces représentations dans leur milieu social. Alors que je ne sollicitais pas ces discours, on m’a souvent répété que produire était devenu extrêmement difficile dans ce contexte imprévisible. Mes interlocuteurs se posaient en victimes des « envahisseurs » autochtones et de l’État, laxiste et inconséquent, incapable de soutenir la production agricole dans la région.
Ces discours, où il est continuellement question d’invasion, de mise en péril de la propriété et de leur statut de victime, rendent compte d’une mentalité d’assiégés, obsédés par la menace que représente à leurs yeux l’Autre amérindien. Cette hantise de l’invasion, doublée d’un sentiment de vulnérabilité et de dépossession, est caractéristique du positionnement victimaire d’une masculinité blanche blessée (De Santana Pinho, 2021). L’insécurité juridique provoquée par l’« autochtone envahisseur » exprime la blessure d’une blanchité menacée de perdre ses droits de propriété sur la terre. La recrudescence des attaques contre les communautés autochtones, associée à la prolifération des armes à feu destinées à défendre la propriété privée, au cours du mandat de Bolsonaro, traduit en actes la revendication d’un privilège mis en péril.
Eugénisme et correction du sol
L’ordre social élaboré par les acteurs de la société agricole repose, à l’heure actuelle, sur la négation de la présence historique des autochtones sur le territoire. Or, celle des Guarani inquiétait déjà les premiers pionniers de la région, qui nourrissaient des projets eugénistes.
En 1939, José de Melo e Silva, un magistrat de la petite bourgade frontalière de Bela Vista, s’interroge à propos de la population de la frontière. Dans un livre intitulé Fronteiras Guaranis, il décrit les conditions environnementales et climatiques de la zone frontière. Il vante la richesse du sol, la beauté des horizons, la salubrité du climat et loue les mérites de la « civilisation de la frontière » qu’il faut installer sur ce sol. Selon lui, la végétation de ce milieu tropical doit être domptée et aménagée afin de favoriser la venue de pionniers18. La présence des Amérindiens guarani19 lui inspire cependant certaines craintes, et il entreprend de décrire cette « civilisation Guarani », qu’il perçoit comme une menace.
« L’étude de certains aspects de la civilisation guarani au Paraguay se justifie par la nécessité que nous avions de faire une présentation de ces gens, dont les coutumes influencent la vie presque embryonnaire de la frontière du sud Mato Grosso, même si nous sommes convaincus que les éléments les plus subtils et purs, qui maintiennent vives les traditions de leur race, ne se déplacent pas jusqu’à nous, en dépit de toutes les convulsions sociales qu’ils ont produites pour retarder le progrès et la grandeur de la glorieuse nation voisine. » (Melo e Silva, 1939, p. 94)
Le magistrat rend les Guarani responsables du retard économique et culturel du Paraguay, mais également des difficultés rencontrées pour établir la domination brésilienne à la frontière. Melo e Silva présente une situation frontalière déplorable : les descendants acculturés des Guarani historiques sont plus nombreux que les Brésiliens blancs et menacent la « civilisation de la frontière ». Ce texte est une étude à visée anthropologique, mais surtout un appel au gouvernement autoritaire de l’Estado Novo20 pour qu’il mette fin à cette présence autochtone et pour qu’il peuple et nationalise la frontière. Il présente son projet politique ainsi : « La sublime et délicate mission de construire la civilisation de la frontière doit être dévolue préférentiellement au Brésilien » (p. 274).
Pour mener à bien le projet politique et social consistant à « construire la civilisation de la frontière », Melo e Silva préconise de recourir au Brésilien, afin de mettre en œuvre un « modèle de vie rigoureusement brésilien ». Selon lui, « nationaliser la frontière ne signifie pas en bannir le descendant guarani » (p. 274). Il appelle à peupler la frontière afin d’en « corriger les défauts » : « Que les Brésiliens viennent de partout pour se fixer sur ce sol » (p. 275).
L’auteur préconise donc l’installation dans la région de colons brésiliens, capables de corriger, par « la leçon de l’exemple », les tares des habitants guarani :
« Il est nécessaire que se produise une fusion avec les étrangers [les Guarani] qui se trouvent là et que, de cet amalgame, résulte la prédominance de nos coutumes et l’empire de la civilisation nationale. Si l’on n’introduit pas ici un important contingent de Brésiliens forts, endurants physiquement au travail et également persévérants dans l’exercice de leurs habitudes culturelles, la nationalisation de ce morceau de terre patrie ne se réalisera pas » (p. 275).
Expliquant les conséquences bénéfiques qu’aurait le fait de croiser les Brésiliens avec la « race guarani », il exprime, dans une note de bas de page, sa volonté eugéniste d’amélioration de la population, fondée sur le concept génétique de la ligne pure (Bonneuil, 2016) : « […] mettre [le Guarani] en communion avec une bonne quantité de Brésiliens qui, n’assimilant les coutumes de personne, imposent les leurs dès qu’ils le peuvent » (p. 277).
S’adressant ensuite à l’État, le texte réclame que soient créées des conditions assez avantageuses ‒ en termes d’infrastructure et d’éducation ‒ pour inciter les colons à « choisi[r] ce sol » (p. 281) et à s’installer dans la région. Faire appel à l’État vise à atténuer les difficultés de la zone frontalière et les « défauts du sol » (p. 276). Le sol doit être amendé pour favoriser un peuplement destiné à corriger les tares de la population guarani. Selon les propres termes de Melo e Silva, cela passe par la sélection de populations obéissant aux principes mendéliens de l’hérédité, initialement appliqués à la création de plantes hybrides (Hartigan, 2017), dont la logique raciste a été démontrée (Eddens, 2019). Dès lors qu’une population s’écarte des standards des attentes nationales, il faut, selon ces principes eugénistes, l’enrégimenter pour en contrôler les tendances (Dent et Santos, 2019).
Le projet de nationalisation de la frontière est mené, dès 1943, par le régime autoritaire de l’Estado Novo, qui en favorise le peuplement et la défense en créant une colonie agricole21, et en mettant en place les conditions favorables pour la mécanisation de l’agriculture. Progressivement, puis de manière de plus en plus intensive, la dictature militaire met en œuvre une entreprise nationale de fertilisation du sol à partir de 1964, et jusqu’en 1985, afin de rendre possible le développement de la culture du soja. Ce processus de travail sur le sol pour le corriger, le rendre fertile et y cultiver du soja, longuement décrit par les agronomes (Hosono et al., 2016) et les historiens de l’environnement (Silva, 2018 ; Silva et De Majo, 2022), a favorisé la progression de la plantation et l’expansionnisme brésilien vers le Paraguay (Souchaud, 2002a). Modèle agricole et projets sociaux sont liés (Rosenberg, 2016). Le domaine de la biopolitique est étendu afin d’y inclure le sol et les plantes, dans ce que l’anthropologue Kregg Hetherington nomme « agrobiopolitique22 » : il s’agit de permettre à certains humains, idéalisés, de prospérer aux côtés de plantes sélectionnées (Hetherington, 2020). La fertilisation agronomique du sol pour la culture du soja, son idéalisation pour y acclimater des hommes et l’expansionnisme sont des projets corollaires. Le sol doit être façonné, civilisé et contrôlé tout autant que la population qui y vit, à travers la coproduction de la science agronomique et d’un ordre social autoritaire (Saraiva, 2016). Roberta Biasillo et Claiton Márcio da Silva, en comparant deux régimes autoritaires, ceux de la Libye italienne et de la dictature brésilienne, observent que les discours agronomiques à propos de la fertilité du sol deviennent constitutifs du totalitarisme et de l’autoritarisme de ces États (Biasillo et Da Silva, 2021). Au Brésil, quelques années avant la dictature militaire décrite par ces universitaires, Melo e Silva en appelle au gouvernement autoritaire de l’Estado Novo de Getulio Vargas pour qu’il engage le peuplement de la frontière. Son appel à la correction du sol rend compte, en associant agronomie et ordre social, de l’idéalisation sociale du sol de la plantation, en tant que projection masculine et coloniale (Wolford, 2021). L’agrobiopolitique de la plantation repose sur la création d’une « race frontalière », nourrie par des idéaux pionniers, masculinistes et bellicistes, orientés vers la défense de soi et de sa propriété. Ce projet est reconduit dans les pratiques quotidiennes de soin agronomique.
Ordre agronomique de la plantation
Marcelo Viera, un agriculteur, me fait visiter sa propriété d’une superficie de 2 800 hectares répartis ainsi : 1 000 hectares consacrés à la plantation, 1 600 à l’élevage, afin d’assurer une rotation avec l’agriculture, et enfin 200 hectares à la reforestation d’eucalyptus. Nous sommes au mois de juin 2018, et c’est la période de la récolte de maïs, intercalée entre deux récoltes de soja. Nous circulons sur son exploitation dans son énorme 4x4 Dodge RAM, emblème de « pétro-masculinité » (Daggett, 2018). Ces imposants SUV dont disposent la plupart des agriculteurs sont aussi ce que Graham nomme des « capsules de sécurité » (Graham, 2011), destinées à protéger et isoler leurs occupants d’un milieu extérieur hostile, l’expression d’une masculinité assiégée (Kalil, Pinheiro-Machado et Scalco, 2021). Par la fenêtre, Marcelo me montre ses plantations, où s’alignent les plants de maïs. Il a reçu une formation d’ingénieur agronome et connaît le cycle du végétal, son système reproductif et les moyens d’accroître ses rendements. Il jette sur ses parcelles un regard expert et sait s’il a fait du bon travail ou si ses prévisions se sont avérées erronées. Après un tour général de l’exploitation, il m’entraîne avec lui, à pied cette fois, au milieu du maïs dont il prend soin de découvrir les épis des deux mains. Cette année 2018, marquée par la sécheresse, n’enlève rien à la fierté de Marcelo lorsqu’il me montre combien ses plants sont beaux. Il attribue cette réussite à son travail, et à son expertise lorsqu’il s’agit d’améliorer le sol et de garder son champ propre. Comme tous les agriculteurs de la région, Marcelo pratique une agriculture sans labour, qui consiste à limiter le travail physique sur le sol pour en réduire l’érosion (Ofstehage et Nehring, 2021). Cette agriculture, dite « de conservation » implique d’assurer une rotation des cultures, de maintenir une couverture végétale et de planter en semis direct (Fouilleux et Goulet, 2012).
« Comme je t’ai expliqué, il faut corriger le sol, tu ne pourras jamais produire sur un sol déséquilibré. Comme ici, il fait très chaud et que le sol est sablonneux, le paillage disparaît très rapidement, et donc, on a un peu de couverture, mais il devrait y en avoir bien plus […], mais tu vois comment se porte le maïs, presque tous [les épis] sont très fournis, même s’il y a eu une sécheresse très importante ici. Donc, il a pu aller très bas, envoyer ses racines très profondément, parce que le sol est bien souple, c’est un sol bien corrigé. »
L’opération visant à amender le sol, dont parle Marcelo, consiste à lui apporter les nutriments qui lui manquent et à corriger ses caractéristiques naturelles. Sa pratique agronomique s’appuie sur une technologie de pointe qui lui permet, à travers l’échantillonnage régulier du sol, d’apporter avec précision des amendements adaptés pour améliorer son état biologique et chimique (Oui, 2021). Ce soin (Krzywoszynska, 2019), fait d’attention à la vie microbienne (Garzón, 2021), repose sur l’idée de « sol vivant » (Pessis, 2020). Cette conception alimente les représentations masculines de nombreux agriculteurs, fondées sur l’essentialisation du « sol fertile », de la « terre fertile » et de la « femme fertile ». Ces images essentialisantes de la « femme » et de la « terre » relèvent d’un paradigme classique définissant la relation masculine à la nature (MacGregor et Seymour, 2017). Elles expriment une tendance à vouloir dominer la femme et la nature, le désir de mettre en ordre le vivant pour le contrôler.
Après la présentation du maïs dans la plantation de Marcelo, nous rejoignons son véhicule pour aller vers une autre partie de sa propriété, où l’on distingue des arbres.
« Là-bas, c’est la partie de reforestation. On va s’en rapprocher, tu vas voir, c’est beau. Un champ d’eucalyptus, c’est une vraie beauté, ça me plaît beaucoup. Pour moi, la reforestation, c’est l’agriculture la plus parfaite de toutes parce que tout est bien droit, bien aligné un rang derrière l’autre, et ça ne te cause pas de problème. »
En entrant dans la plantation d’eucalyptus, Marcelo me montre le sol, où ne pousse aucune herbe. Avec fierté, il s’exclame que rien ne dépasse et que tout est bien propre. Il me décrit ce à quoi il tient dans sa pratique agronomique : l’ordre, la rectitude des rangées d’arbres, la conformité des souches et l’exacte ressemblance des clones. Une forêt, tout comme un champ, doit être propre, lisible et ordonnée. Cette pratique relève de l’enrégimentement, au sens militaire du mot (Scott, 1998) : la forêt de Marcelo est plantée d’arbres clonés en série, composée de rangées uniformes où tout est mesuré, compté et uniformisé. Comme dans les champs de soja ou de maïs, le vivant y est sélectionné pour survivre, désencastré de ses agencements écologiques complexes, selon ce que Besky et Blanchette nomment une « écologie perturbée » (Besky et Blanchette, 2019, p. 6). Pour ces auteurs, l’écologie de la monoculture repose sur l’aliénation du vivant (Tsing, 2017). Il en résulte un équilibre fragile, qui nécessite un important travail d’entretien. Ce travail, mieux traduit par le terme anglais « care » (Foyer, Hermesse et Hecquet, 2020), consiste à administrer aux plantes les nutriments dont elles ont besoin. Cela implique également de les défendre et de les débarrasser de tout le vivant considéré comme « nuisible » à travers les soins phytosanitaires. Il s’agit ainsi d’éradiquer ce qui pourrait diminuer la production, comme les plantes adventices qui concurrencent le soja ou le maïs, ainsi que les insectes qui s’en nourrissent. Par conséquent, le soin apporté à certaines plantes ‒ le maïs, le soja, l’eucalyptus ‒ repose sur la capacité à donner la mort. Pendant la longue visite de sa plantation, Marcelo me parle des différents herbicides utilisés pour tuer les plantes adventices. Il me décrit avec précision le cycle de développement de ces plantes et m’indique le moment de la journée où elles seront le plus réceptives au produit phytosanitaire qui va les « sécher », les « dévitaliser ».
« Les plantes ont toutes un… un endroit par où entre le produit, elles ont des cuticules, les cellules... en état de stress, toutes les plantes se ferment, […] ce qu’elles font en se fermant, c’est qu’elles n’acceptent plus aucun produit, ni chimique, ni pas chimique, elles n’acceptent rien. Et donc, toi, quand tu essayes de les sécher, quand tu essayes de passer un produit pour essayer de les tuer, tu ne vas pas réussir. […] Le produit, tu dois l’appliquer quand la plante est le plus réceptive donc pas dans la chaleur, à midi, où évidemment la plante est moins réceptive. […] Tu sais qu’il y a une inversion thermique : par exemple, le matin, il fait froid, et puis commence la chaleur. Ça veut dire que, si tu appliques à 7 heures ou 8 heures du matin, le produit va s’envoler, il va disparaître. Pareil en fin de journée, il y a plus de volatilité du produit. Ce que tu cherches, c’est pouvoir profiter au maximum de ton produit. »
Conjuguées à un souci de rentabilité économique lié au coût des produits, les connaissances de Marcelo visant à éradiquer les plantes sont d’une méticuleuse précision. Comme tous les autres agriculteurs que j’ai rencontrés, il insiste sur le professionnalisme qu’implique la production agricole et me répète à plusieurs reprises qu’« il faut être comme un sniper et balancer le produit au moment juste ». Cette guerre experte menée contre les « nuisibles » de la plantation est renforcée par les résistances que plantes et insectes développent face aux différents pesticides (Beilin et Suryanarayanan, 2017).
« Il y a plusieurs plantes qui sont résistantes au glyphosate23, par exemple la buva [Conyza spp.] […], bon, après, il y a aussi beaucoup de plantes qui ne sont pas résistantes, mais qui tolèrent simplement le glyphosate. Ça veut dire que ce sont les doses… À des doses différentes, plus élevées, elles meurent, pour certaines. […] Dans le cas de la buva, qui est résistante au glyphosate, tu en as certaines qui ne sont pas résistantes à l’atrazine, donc tu mets de l’atrazine. Pareil, il y en a certaines qui ne sont pas résistantes aux [inhibiteur de l’] ALS, donc voilà… C’est comme ça que tu nettoies ta buva. Bon, après, l’idéal, c’est d’avoir toujours une culture après l’autre. La buva, par exemple, c’est une plante qui ne supporte pas l’ombre… Généralement, elle ne peut pas pousser à l’ombre, ce qui fait que si tu as toujours une culture à la suite de l’autre, tu auras moins de buva que si tu laisses sans rien. »
Marcelo sait combien de fois il doit appliquer chaque produit pour obtenir les résultats attendus. Il en a acquis l’expérience, et il sait aussi quel produit substituer à tel autre au cas où des plantes ou des insectes auraient développé des résistances. À la prolifération du vivant non désiré, Marcelo oppose une connaissance fine des processus agricoles et des modes de vie. Il tire de ces connaissances, une meilleure capacité à tuer. Ainsi, les soins apportés à la plantation comprennent à la fois un régime de sélection du vivant qui doit vivre et un régime d’administration de la mort, qui vise le vivant considéré comme nuisible. Ces soins, où l’attention se focalise sur les nuisibles, s’exercent selon des modalités brutales (Martin, Myers et Viseu, 2015) s’inscrivant dans un « régime de care violent » (Van Dooren, 2014, p. 92). L’amour pour l’environnement propre et ordonné de la plantation (Müller, 2020) se double de violence contre ce qui apparaît comme menaçant. Marcelo et les autres agriculteurs imposent ainsi à la plantation un régime strict d’ordonnancement et de contrôle phytosanitaire. Cet ordre agronomique reposant sur la correction du sol, puis sur la préservation et la défense des plantes cultivées, alimente des représentations de soi virilistes, militaires et bellicistes, qui se manifestent dans l’ordre social violent de la plantation.
Affinités entre l’ordre agronomique de la plantation et l’ordre eugénique
La plantation exerce une violence agrobiopolitique en ce qu’elle relève simultanément d’un ordre social pionnier et d’un ordre agronomique, consistant à sélectionner un vivant à soigner et à défendre. La fusion de l’ordre agronomique et de l’ordre social est constamment réactualisée dans les pratiques et les représentations des acteurs de la plantation. La réédition de l’ouvrage de Melo e Silva en 2003 par l’Académie de lettres du Mato Grosso du Sud atteste de son actualité. C’est au cours de mon ethnographie auprès des producteurs que l’amalgame de ces deux ordres m’est apparu de manière criante. Les pratiques agronomiques renseignent sur les représentations sociales, et mes interlocuteurs, pris dans la logique que leur dicte une mentalité masculine assiégée, établissent régulièrement une analogie entre le vivant nuisible de la plantation (plantes, insectes ou champignons) et les autochtones qui « envahissent » les champs. Un ingénieur spécialiste du sol et de la culture du soja dans un centre de recherche agronomique me dit ceci, à la suite d’une tirade sur les plantes et les insectes nuisibles :
« Tu sais, le plus grand problème que nous avons ici, dans la région, ce ne sont pas les plantes et les insectes, mais l’invasion de terres par les indigènes. Aujourd’hui, des dizaines de fermes dans l’État sont envahies. »
Passant des adventices de la plantation aux « invasions » autochtones, les propos de l’ingénieur sont symptomatiques de la fréquente réduction du problème social amérindien à une contrainte d’ordre agronomique. Ailleurs, dans le bureau de la présidence d’un syndicat agricole, Lino Damares, évoquant la capacité des adventices à devenir résistantes aux produits destinés à les tuer, se lance sans sourciller dans des considérations sur la sélection naturelle. Nous avons cet échange :
LD : La sélection naturelle c’est la chose la plus naturelle qui existe. Mais nous, en tant que producteurs, elle nous incommode parce qu’elle va créer une plante résistante, un ravageur résistant. Mais bon, ça fait partie de la vie, sans elle il n’y aurait pas d’évolution. Par exemple, tu sais qu’il n’existe pas d’Indien24 handicapé ?
PF : Comment ça ?
LD : Ben, un Indien avec des défauts physiques, ça n’existe pas.
PF : Je ne sais pas du tout...
LD : C’est parce que tu n’y connais rien, mais nous qui habitons près des Indiens, on sait bien. Mais tu sais pourquoi ?
PF : Non.
LD : C’est comme un sélectionneur de semences ou d’animaux. Tous ceux qui ont des défauts, éliminés… Et donc, il ne reste plus qu’une race pure. Ben, les Indiens, c’est pareil : quand un enfant naît avec des défauts physiques, c’est de leur culture et c’est inhumain pour notre tradition chrétienne, mais ils le tuent.
Cet agriculteur, qui est aussi représentant agricole, établit ici une éloquente analogie entre la résistance des ravageurs et celle des autochtones, en réduisant ces derniers à un statut subalterne. En leur attribuant ces pratiques eugéniques, il disqualifie leur humanité au regard de sa propre morale chrétienne. Au quotidien, la pratique agricole de la plantation fait un usage permanent du champ lexical de l’invasion, du parasite ravageur et de son éradication (Fall et Matthey, 2011), mais ici, le parasite est une métaphore désignant des humains. Lors de la présentation agronomique du nouveau fongicide d’une grande marque, je remarque une analogie entre les caractéristiques attribuées aux Guarani et les termes décrivant une invasion fongique, la rouille asiatique. Ce champignon est responsable de l’atrophie des graines de soja entraînant une perte de rendement. Les agronomes lui prêtent notamment une grande plasticité, une capacité à se métamorphoser sans cesse et à se jouer des frontières. On retrouve certaines de ces caractéristiques dans le discours des propriétaires interrogés dans le cadre de l’enquête parlementaire de 2017 déjà évoquée25. La description agronomique des nuisibles ne faisant aucun cas de la frontière et l’attribution de caractéristiques sociales à une population se rejoignent dans la métaphore de l’invasion (Tassin et Kull, 2012). Les Guarani, accusés d’être des usurpateurs, de profiter des dispositions légales de l’État et de ne pas respecter la frontière, sont perçus comme des « parasites envahisseurs » menaçant la production agricole. Ces métaphores racistes et déshumanisantes, comparant des populations indésirables à des parasites, sont récurrentes et rappellent la description des juifs par les nazis (Musolff, 2012), celle des migrants dans la Hongrie de Viktor Orbán (Safonova, 2020), ou encore certains discours actuels assimilant des musulmans à des loups (Hage, 2017).
L’analogie posée entre les espèces indésirables de la plantation et les autochtones, présentés comme les « envahisseurs » des champs, va au-delà des seuls discours et conduit à des violences exterminatrices. La solution à un problème agronomique repose, nous l’avons vu, sur une tendance à l’éradication. Or, les nombreuses attaques contre les récupérations territoriales autochtones, souvent organisées par les milices rurales d’agriculteurs, rendent compte d’une continuité entre l’ordre agronomique de la plantation et le maintien de l’ordre social des propriétaires. L’environnement toxique de la plantation a déjà pour conséquence la contamination de nombreuses communautés par les pesticides (Barbosa, 2019) ; s’y ajoutent les pulvérisations volontaires sur les communautés depuis des avions-épandeurs (Grigori, 2019). La violence qui maintient l’équilibre de l’écologie perturbée rencontre celle qui permet à l’ordre social pionnier de reconduire sa propre défense. La guerre contre les nuisibles de la plantation s’étend aux autochtones (Russell, 1996 ; Coudreau, 2017).
L’ordre masculin de la plantation repose ainsi sur l’alliance biologique (Crosby, 2015) entre un homme pionnier idéalisé, quelques plantes sélectionnées et un sol corrigé. Dès lors, la défense agrobiopolitique de cet ordre social masculin consiste à diluer l’agronomie dans le social : on protège la propriété des pionniers et la santé de leurs plantes en étendant l’usage des remèdes phytosanitaire aux autochtones envahisseurs.