En 2014, trois ancien·nes membres du groupe des Veilleurs contre la loi Taubira formulent, dans leur ouvrage Nos limites, la crise écologique en termes de fin. L’année suivante, Pablo Servigne et Raphaël Stevens font entrer la « collapsologie » dans le débat public. Jadis cantonnée à un millénarisme déconsidéré, la possibilité d’une fin du monde tel que nous le connaissons est aujourd’hui débattue dans des espaces militants, médiatiques. Elle s’invite même à l’élection présidentielle de 2017, avec la candidature de Dominique Bourg, philosophe, tenant d’une écologie politique appelant à répondre à l’effondrement du vivant et au changement climatique, ce « dommage transcendantal » obérant la capacité même d’envisager la survie de l’espère humaine (Bourg, 2013). La possibilité d’une fin devient un récit partagé, qui donne sens aux bouleversements environnementaux. Des mobilisations alternatives se font jour pour résoudre la dissonance cognitive entre la perception de la catastrophe et l’incapacité d’y répondre. Ainsi, des hommes et des femmes se préparent par des lectures et des pratiques en vue de la survie, offrant une diversité de réponses (Gaborit, 2022). Le genre, comme rapport social et système de représentation fondé sur les différences perçues entre les sexes, façonne ces pratiques et ces schèmes de perception (Carle, 2022), en même temps qu’il révèle une politisation des questions liées au corps et à la sexualité irréductible au progressisme.
L’expérience corporelle vécue, ou présumée à venir, des perturbations endocriniennes, des pathologies reproductives, des cancers, questionne la conception dominante de la technique émancipatrice. Elle légitime des pensées écoféministes qui placent le quotidien au cœur de la subjectivation politique, que Geneviève Pruvost rassemble sous la notion de « féminisme de subsistance » (Pruvost, 2021). Concomitamment, ces appréhensions sensibles prennent place dans un contexte où la politisation des questions de genre a remis en cause non seulement la hiérarchisation des catégories binaires de masculin et de féminin, mais leur fondement même, soulevant des inquiétudes qui peuvent relever d’une panique morale (Perreau, 2016). La fin du genre, comme système de domination fondé sur les différences perçues entre les sexes, signerait ainsi la fin d’un ordre anthropologique organisé par cette même différence, considérée comme naturelle et immuable. Les mobilisations contre le mariage civil des couples de même sexe se voulaient une riposte (Avanza et Della Sudda, 2017). Dans leur sillage, des collectifs non mixtes de femmes, comme Les Antigones, Les Caryatides ou Les Mères Veilleuses portent un politique fondé sur la nature et les identités sexuées. Partageant une conception naturalisée d’un ordre social structuré par la différence des sexes, ces groupes divergent cependant dans leur organisation, leur stratégie et leur rapport au féminisme (Della Sudda, 2022). On les distingue en deux pôles. Le premier, fémonationaliste, est constitué par les sections féminines de partis nationalistes (Les Caryatides) et des militantes identitaires. Essentiellement animées par la lutte contre l’immigration et l’islam, elles conçoivent désormais les « communautés blanches » comme des espèces à protéger au même titre que les forêts tropicales. Le second pôle se réclame pour sa part d’une écologie conservatrice – l’alterféminisme – et rassemble une association, Les Antigones, et des personnalités du comité de rédaction de la revue Limite (2015-2022).
Dans ce pôle se déploie une pensée de la fin qui bouscule les frontières de l’espace de la cause des femmes (Bereni, 2012). La bataille du genre, pour reprendre l’expression de la sociologue Céline Béraud (Béraud, 2021), s’y déroule en puisant dans des références culturelles et philosophiques conservatrices une formulation du sujet politique féminin des temps présents et à venir. Cette entreprise théorique et politique révèle la capacité à agir de ces militantes dans la perspective d’une fin qui bouleverse jusqu’à leur ontologie. Prenant à bras le corps la crise écologique en tant que femmes, elles peuvent s’apparenter à un courant écoféministe, à condition d’expliciter leur positionnement, et les lignes de fractures entre les projets politiques qui embrassent d’un même mouvement la question environnementale et celle des femmes. Ce pôle de l’écoféminisme est conservateur en ce qu’il appelle à conserver des ordres symbolique et politique naturalisés (Berrard, 2021). Il est aussi restitutionniste, au sens où il vise à restituer un ordre précapitaliste harmonieux, pour mieux construire le futur (Della Sudda, 2021). Il partage avec d’autres groupes alternatifs – situés à gauche – l’articulation de la critique du libéralisme économique à des pratiques transformatives que nous qualifierons de « politique préfigurative restitutionniste ».
Une politique préfigurative restitutionniste
Au début des années 1980, la sociologue Danièle Hervieu-Léger observait des pratiques communautaires néorurales dans un contexte marqué par « un catastrophisme fortement nourri de thèmes écologiques » (Léger, 1982). L’imminence de la fin, annoncée par l’écologie politique et les scientifiques, conduit à trouver ici et maintenant les voies du salut, en cherchant dans les sociétés du passé les ressorts de l’adaptation. Mais il ne s’agit pas de conserver un ordre social et politique antérieur aux temps présents (ibid., p. 53). C’est dans le passé, servant pour le présent et le futur, que l’action transformative est inventée. Tandis que Löwy et Sayre insistent sur la « nostalgie du passé » et l’impossible projection dans le futur de l’utopie romantique restitutionniste (Sayre et Löwy, 1984). La notion de restitutionnisme permet d’analyser les modes d’action de groupes qui se réclament de l’écologie anticapitaliste sans partager pour autant une visée émancipatrice. Stéphane François a souligné les soubassements néopaïens de l’écologie d’extrême droite, où il voit « une forme de romantisme restitutionniste, cherchant à recréer, à réinventer les civilisations païennes de l’Antiquité européenne, mises à mal par un christianisme étranger, cosmopolite et sectaire » (François, 2019). Si le néopaganisme constitue une matrice incontestable de ce courant politique, il n’est pas le seul à irriguer les « écospiritualités » (Chamel, 2023). Le christianisme est aussi porteur d’une eschatologie écologiste restitutionniste.
Aujourd’hui, des pratiques transformatives voient le jour dans une perspective de changement politique radical, portées par des femmes, s’appuyant sur la tradition, cette mémoire du passé dans le présent, qui sert d’aiguillon pour construire ici et maintenant la société communautaire (Les Antigones et Trewby, 2014). La spécificité du projet restitutionniste des Antigones ou du « féminisme intégral » réside dans l’imaginaire exclusivement chrétien ou européen, étroitement articulé à la question de l’identité, et plus précisément du sujet politique féminin. Ce passage à l’acte transformatif s’apparente à ce que le marxiste Carl Boggs désignait comme une « politique préfigurative », pour qualifier une praxis politique émancipée de l’État et des organisations politiques, faisant advenir le changement politique ici et maintenant (Boggs, 1977). Si l’usage habituel de ce terme est réservé aux groupes politiques autogestionnaires ou anarchistes, on propose de l’élargir à des groupes situés à droite, mais partageant la même organisation horizontale et la même critique des institutions, suivant en cela Chelsea Ebin, qui étudie la politique préfigurative traditionnelle de familles évangéliques, désintermédiée, en dehors du Parti républicain comme des Églises instituées (Ebin, 2021). Nous préférons au qualificatif de « traditionnel » celui de « restitutionniste », pour sa dimension territoriale, liée à l’idée d’enracinement.
Pour rendre compte des réponses à la fin annoncée, cet article s’appuie sur des données collectées dans le cadre d’entretiens approfondis (n=8), d’observations in situ réalisées entre 2014 et 2019 auprès des Antigones. Afin de respecter l’anonymat, d’une part, et de répondre, d’autre part, aux exigences d’administration de la preuve par un matériau empirique, le choix a été fait de limiter l’usage des entretiens et des observations. D’autres matériaux sont venus constituer le corpus de discours : des publications en ligne (site Web, chaîne YouTube et page Facebook). Elles sont analysées de manière qualitative pour appréhender des schèmes de représentation de la « fin » et du projet politique restitutionniste.
L’article éclaire ainsi l’eschatologie de ces femmes ou de ces groupes qui, entre 2013 et 2020, apportent des réponses à une inquiétude environnementale différente de celles de leurs contemporaines écoféministes et des conservateurs. Le constat de la fin d’un monde conduit des femmes à formuler un projet politique transformatif centré sur la restitution des identités genrées – et plus spécifiquement de la féminité –, indissociables de la nature. Contre cette fin civilisationnelle annoncée (1), elles se mobilisent « en tant que femmes » dans une perspective métapolitique (2) et par une politique préfigurative restitutionniste (3).
1. La bataille du genre, contre la fin d’une civilisation annoncée
Les alterféministes contre la fin du genre
Depuis une dizaine d’années, certaines contestent les féministes contemporaines au nom d’un féminisme respectueux de la nature des « femmes ». Elles interprètent la crise écologique et y répondent selon leur « point de vue de femmes », que les féministes actuelles auraient trahies par leur fétichisme de la technique, leur complaisance à l’égard de l’immigration ou leur complicité avec l’économie de marché. Elles se positionnent dans une optique différentialiste contre les « féministes indifférentialistes » (Trewby et Gibelin, 2017). Souvent qualifiées d’« antiféministes » (Gianoncelli, 2022), elles font de la restitution de l’ordre naturel un élément central de leur projet politique et envisagent le dépassement de la crise à partir de leur « vision de femmes, mais pas nécessairement féminine et encore moins féministe », développant « une pensée de femmes en action tout simplement » (Les Antigones, 2014, p. 2.)
Réinvestissant le label « alterféministe » né dans les luttes atlermondialistes, Les Antigones, nées à Paris en 2013 – comme la rédaction de la revue « écolo-conservatrice » Limite (Flipo, 2019), qui diffuse le « féminisme intégral » –, entendent incarner un autre féminisme que le « néo-féminisme » (Trewby, 2021). L’une des fondatrices de la revue Limite, Marianne Durano, étudiante, puis enseignante de philosophie, articule ses réflexions sur les limites de l’humanité à une vie sobre. Son ouvrage Mon corps ne vous appartient pas (Durano, 2018), peut être considéré comme un manifeste qui reprend une partie du legs féministe en en contestant les fondements libéraux et les développements postmodernes. Sa réflexion est indissociable de la prise de conscience de la finitude du monde, exprimée dans l’opus Nos limites, qu’elle publie en 2014 (Bès, Durano et Rokvam, 2014).
2. Restaurer la nature des femmes
En novembre 2017, un mois après l’irruption de #MeToo conférant une visibilité nouvelle au féminisme, Les Antigones sont conviées par la revue Limite au lancement d’un numéro spécial consacré au « Féminisme intégral ». Une soirée est organisée à l’église Saint-Ferdinand-des-Ternes, à Paris. Nous observons que le lieu peine à contenir un public âgé d’une vingtaine d’années, se pressant pour écouter parler de sexualité et de féminisme. Y interviennent l’éditorialiste Natacha Polony, la journaliste Eugénie Bastié, Marianne Durano et la sexologue Thérèse Hargot. Les Antigones, dont la rédaction de Limite partage les analyses, ont participé au numéro. Le « féminisme intégral » est ainsi nommé pour éviter le stigmate de l’antiféminisme et mieux fédérer l’opposition aux « néoféministes ». Comme le rappelle la sociologue Marie Labussière, certaines de celles qui se réclament du « féminisme intégral » revendiquent une partie du legs des féministes du passé (Labussière, 2017). Toutefois, elles ne vont pas jusqu’à dire, comme Alice Cordier, la porte-parole du Collectif Némésis, un groupe « féministe identitaire », que le féminisme est historiquement né à droite1. Appartenant à une génération socialisée dans un monde où l’égalité formelle est de mise, elles assument les acquis de la première vague des féminismes (1880-1930) – l’égalité civile et politique, l’accès à l’éducation supérieure –, mais rejettent ceux de la deuxième vague (1968-1983), comme le droit à l’avortement (Bard, 2019).
En effet, celles qui se placent sous le label de l’alterféminisme ont pour point commun de fonder leur projet politique sur la différence des sexes et la nature. L’ontologie du sujet politique « femme » n’est pas tranchée : Eugénie Bastié, à la revue Limite (2016), plaide pour un sujet universaliste qui prend acte de la différence des sexes, mais refuse toute politique d’égalité de genre, les femmes étant des individus comme les autres, tandis que Marianne Durano insiste sur la différence et sa traduction politique. « Le féminisme intégral que nous défendons, explique-t-elle, veut défendre les femmes intégralement, sans nier leurs spécificités et leurs vulnérabilités particulières » (Durano, 2017). Cette vision différentialiste est aussi celle des Antigones, qui selon leurs statuts veulent « promouvoir et diffuser, par la réflexion, l’action et la communication, une juste conception de l’harmonie entre les sexes dans la société, de façon à ce que la femme puisse s’y réaliser pleinement aux côtés de l’homme ; Antigones veut également être le lieu d’un regard et d’une prise de parole féminins sur la société et sur le monde2 ». Ces propositions situent ces groupes dans une approche différentialiste et les rattache à des traditions féministes spiritualistes, minorisées en France mais vivaces en Italie3.
Chez Les Antigones, « on travaille beaucoup sur la complémentarité homme-femme comme manière de rééquilibrer les choses. Donc on n’est pas ni dans une lutte des sexes, ni dans un gommage des différences » (Les Antigones, 2017). Quand cet ordonnancement est mis à mal par la société industrielle, la consommation, le libéralisme, l’indistinction des sexes qui en découle met, pensent-elles, la civilisation en péril. Les entretiens approfondis menés auprès des Antigones, leurs écrits et les articles de la revue Limite, donnent à voir une appréhension genrée de la catastrophe, par un déplacement de l’approche technique et environnementale vers une dimension incarnée et civilisationnelle. Dans cette optique, la fin du genre est un bouleversement de l’ordre anthropologique fondé sur la différence des sexes. Elle est formulée dans le registre apocalyptique mobilisé par certains auteurs de l’écologie politique (Afeissa, 2014).
La fin d’un monde chrétien
Cette civilisation, qui s’effondre à leurs yeux, est d’abord une civilisation chrétienne, victime de processus endogènes et exogènes. L’historien Guillaume Cuchet a restitué les variations des discours catholiques sur la fin d’un monde chrétien et souligné la rupture qu’a entraînée la crise de la prédication des « fins dernières » (Cuchet, 2018). L’interprétation de la fin est donc à situer dans ce contexte religieux. Si, en 2013, différentes spiritualités coexistent au sein des Antigones (Labussière, 2016 ; Della Sudda, 2022), les catholiques se taillent la part du lion. Leur porte-parole, Iseul Turan, est ainsi décrite sur Radio Notre Dame, comme une « une jeune fille particulièrement réfléchie, cultivée, passionnée par les grands débats d’idée. Passionnée certes, mais nullement exaltée. Simplement, elle fait partie de cette nouvelle génération chrétienne que l’on est en train de découvrir et qui ne lâchera rien de ses convictions, qui n’a nullement l’intention de laisser le terrain à l’adversaire » (Leclerc, 2013). Son cheminement, d’un catholicisme d’ouverture à une spiritualité plus observante, est révélateur des changements structurels qui travaillent l’Église catholique. D’autres conférencières, socialisées dans un entourage parfois marqué par une sensibilité traditionaliste, ne font pas mystère de leur foi. Le catholicisme est aussi un élément central de l’identité politique civilisationnelle et nationale. En mars 2014, Les Antigones donnent la parole à Stéphanie Bignon, qui se présente comme « marin paysan » et agricultrice, et à Anne Brassié – journaliste sur Radio Courtoisie, antenne catholique conservatrice. Elles viennent de publier un pamphlet, Cessez de nous libérer !, contre les féministes et les politiques d’égalité de genre. Elles soutiennent que « c’est l’Église catholique qui a bâti la France, à qui la France doit tout. Notre livre se termine sur un chapitre sur la restauration car nous pensons que nous sommes, chacun d’entre nous, de petites apocalypses, de petits chantiers de restauration du monde » (Bignon, Brassié et Les Antigones, 2014). L’exculturation du catholicisme (Hervieu-Léger, 2003) signerait aussi la fin d’un monde où les rôles sociaux de sexe sont évidents. Selon Anne Trewby, présidente des Antigones, le christianisme produit la communauté politique et l’identité subjective :
« C’est ce rapport au sacré qui donne son sens au monde qui nous entoure et qui fait l’unité d’une communauté. Notre identité et notre appartenance nationale se construisent ainsi nécessairement en fonction de cette donnée historique, culturelle et spirituelle qu’est le Christianisme ; et de même que le Christianisme s’est construit dans la continuité avec les paganismes des premiers habitants du pays, l’avenir ne peut se penser que dans la continuité de cet héritage. » (Trewby et Les Antigones, 2019.)
Cet héritage s’actualise dans les rôles sociaux de sexe que Les Antigones entendent restituer par l’éducation, les sociabilités et la transmission. C’est ce qu’explique l’une des fondatrices, Mathilde Gibelin, au colloque de l’Institut Iliade :
« […] même dans notre présent, on nous voudrait coupées de tout. De notre corps, de notre foyer, des autres – individualisme forcené oblige –, de la nature du divin et, finalement, notre tâche à nous, dissidentes et dissidents, serait de faire lien, de “relier” au sens mystique du terme, afin que la transmission puisse de nouveau être efficace. » (Les Antigones, 2017.)
La dislocation du genre
Les Antigones voient dans les transformations politiques et sociales actuelles une dislocation des liens personnels, familiaux, professionnels (Illich, 1983). L’égalité professionnelle et l’impératif du travail féminin contribueraient au déplacement des femmes du foyer vers le marché, les asservissant au lieu de les libérer. Cette thèse, rapidement démentie dans le monde académique (Hochschild, 1983 ; Scheper-Hughes, 1983), est cependant reprise dans différents espaces politiques. Geneviève Pruvost propose ainsi d’inclure la proposition d’Illich sur le « genre vernaculaire », appelant les femmes à sortir du salariat pour réinvestir la sphère domestique et relocaliser l’activité humaine, dans le corpus théorique du « féminisme de la subsistance » (Pruvost, 2021, p. 121-166). Le cheminement dans les réseaux militants de droite radicale et catholique se fait par le site nationaliste d’Alain Soral, Égalité et Réconciliation. Il édite et relaie la publication de l’ouvrage de Lucie Choffey, une ingénieure qui se serait libérée du joug du marché en devenant femme au foyer (Choffey, 2014). Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la critique de la dérégulation du marché du travail et du libre-échange se fasse jour chez Les Antigones ou dans les pages de la revue Limite. Les Antigones prennent explicitement position contre la loi Travail en 2016 (Les Antigones, 2016a) ou, plus récemment, en faveur des gilets jaunes, tout comme les pages de la revue Limite expriment une opposition constante au capitalisme libéral et promeuvent un style de vie frugal. Leur critique du consumérisme, fauteur d’épuisement des ressources, s’appuie sur la lecture de Michel Clouscard, marxiste critique des « libéraux-libertaires » (Clouscard, 1981). Les Antigones reprennent ainsi à leur compte les analyses du Capitalisme de la séduction, qui font peser sur les femmes la responsabilité d’un style de vie consumériste alimentant le capitalisme, détruisant les ressources naturelles et éloignant les individus de leurs rôles sociaux traditionnels (Les Antigones, 2013) :
« La double instrumentalisation de la femme comme outil de vente, et comme acheteuse et consommatrice, fait de la féminité le carburant d’un “turbo-capitalisme” de seconde génération. L’image de la “jeune fille”, jolie, légère, frivole, consommatrice, irresponsable, sexuellement attirante sans avoir l’âge d’être mère, fonctionne comme le nouveau modèle de notre société ; ce nouveau modèle est la “figure terminale” du capitalisme de la séduction : il ne concerne pas seulement les femmes, mais chaque personne, chaque consommateur est appelé à s’y identifier. À ce titre, la “part féminine” de la société occidentale est particulièrement concernée par la crise écologique, qui n’est que l’un des aspects de la crise d’ensemble de notre modèle socio-économique. » (Les Antigones, 2014.)
La poursuite de la liberté – économique, sexuelle – se ferait donc au prix de l’aliénation et de la domination des femmes par le marché et la technique, mais aussi de celles de la nature : Les Antigones développent ce point de vue en insistant sur la stérilisation des femmes et des semences (ibid.). Le parallèle écoféministe entre le sort réservé à la terre et celui réservé aux femmes permet de les relier aux écoféminismes.
Une ligne de partage se dessine cependant entre les écoféministes, qui envisagent l’émancipation par l’accès aux techniques contraceptives, abortives et reproductives, et les alterféministes, pour lesquelles la maîtrise de la fécondité par l’interruption volontaire de grossesse, l’usage de la contraception chimique ou l’accès à des techniques reproductives ne peuvent être conçus comme des droits. Toute femme étant une mère en puissance, selon ce point de vue, « c’est dans cette fécondité à multiples facettes que […] chacune [est invitée] à trouver sa vocation », même si, comme le rappelle Iseul Turan, « cette fécondité ne se réduit pas à la procréation, il s’agit avant tout d’une façon d’être au monde. C’est être dans l’espace public, produire et garder le lien social, qui différencie l’homme de la bête, c’est créer et transmettre pour ceux de demain » (Turan, 2015). L’usage régulier par les militantes du terme « castrée », pour désigner des utilisatrices de contraceptif hormonal, procède de cette analogie. La promotion de méthodes dites « naturelles » comme la symptothermie et l’abstinence périodique permet de distinguer, au sein des écoféministes, les tenantes de l’émancipation et celles de la continence.
Selon cette perspective, face à la catastrophe annoncée, à cette fin d’un monde structuré par les cadres culturels païens puis chrétiens, à la dislocation du genre et à l’uniformisation des identités de genre, l’humanité et la nature ne trouveront leur salut ni dans les institutions politiques ni dans l’économie capitaliste.
3. Les voies du salut : la politique préfigurative restitutionniste des « alterféministes »
Restaurer la spiritualité chrétienne pour donner un sens à la fin
À l’été 2019, le journal Le Monde a publié une série d’articles sur l’effondrement. La rédaction a fait le choix de donner la parole à Marianne Durano, désormais philosophe et mère. Elle distingue trois scenarios. Le premier, optimiste, voit dans la fin de la société d’abondance l’occasion d’en finir avec les excès du libéralisme. Il est concurrencé par une seconde vision, plus réaliste, celle d’un effondrement politique. Durano dit être tiraillée, en tant que femme et mère, entre « la résignation morbide et le déni tragique ». Occultant un cadrage trop explicitement catholique, elle propose une troisième perspective, qui puise des ressources dans la philosophie des « Anciens » pour surmonter l’effondrement par la vie dans le présent. Elle se réfère aussi à Descartes – habituellement désigné comme celui qui a justifié la domination de la nature par l’Homme –, dans le Discours de la méthode (III, 1637) – « le sage est sobre et joyeux, il préfère “changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde” » –, pour proposer une éthique fondée sur la capacité à agir ici et maintenant : « Nous redécouvrons péniblement que notre monde n’a rien d’un espace neutre offrant une expansion infinie, mais qu’il est d’abord un écosystème fragile : un cosmos. » Elle poursuit : « […] de ce point de vue, alors, l’idée de la fin du monde, qu’elle soit un futur probable ou un nouveau mythe politique, une version hype de l’Apocalypse, me semble être un remède nécessaire, un remède à l’absence de sens qui caractérise la civilisation industrielle » (Durano, 2019). La philosophe alterféministe opère un déplacement : elle oriente le regard vers une transformation des cadres culturels et des fondements anthropologiques de ce qui fait société, autrement dit, la famille. La fin dont il est question est celle d’une société fondée sur la différence des sexes, d’un monde où l’enfantement incarne l’espérance. Convertie au catholicisme par son compagnon, engagée de la première heure dans le mouvement des Veilleurs et contre la loi Taubira, Marianne Durano relie cette transformation aux atteintes que porte à la nature le capitalisme libéral et place l’espérance au fondement de la résilience.
La réponse à la catastrophe, dans cette perspective, est éthique, morale et spirituelle. Cette éthique – chrétienne – est la ressource principale d’une utopie restitutionniste, permettant aux alterféministes de résister ici et maintenant à l’effondrement. Dans la revue Limite, comme chez Les Antigones, elle passe par la création d’une société, par des liens sociaux tissés dans une communauté spirituelle, économique et « enracinée ».
Les circuits courts d’une politique alterféministe
Pour ce faire, c’est d’abord une « révolution intérieure » qui est appelée de ses vœux par Mathilde Gibelin, l’une des Antigones, déjà citée. Elle explique à l’Institut Iliade4 comment tisser les liens sociaux et culturels par une praxis alterféministe centrée sur l’expérience. La conscience collective passe par l’énonciation d’un « nous, les femmes ». Elles agissent, dit-elle, dans ce dessein :
« […] nous réapproprier nos corps et tout particulièrement nos corps de femmes. Nous réapproprier nos foyers également. Ce sont des révolutions intérieures qui sont absolument nécessaires mais pas suffisantes, puisqu’il s’agit aussi de révolutionner notre monde et de faire bouger complétement cette société qui ne nous convient pas. Et donc nous devons aussi être des militantes, et, n’en déplaise à certains, des guerrières » (Trewby et Gibelin, 2017).
Ce langage pose d’emblée ces femmes comme des protagonistes de la révolution restitutionniste portée par les droites identitaires et radicales. Fondamentalement, la proposition n’est pas si différente de l’entraide, ni de techniques de développement personnel que l’on peut trouver chez les écoféministes spiritualistes. Les Antigones professent très clairement leur attachement à l’autonomie et, in fine, à la possibilité pour les femmes de choisir ce qui est bon pour elles et pour leur famille, face à ce qu’elles considèrent comme les conséquences néfastes d’un libéralisme économique ravageur et un interventionnisme étatique briseur de liens sociaux. Là où une partie des écoféministes françaises s’accordent à voir dans l’État le garant de l’égalité, via les mécanismes redistributifs et la prise en charge de l’éducation et du soin, ces alterféministes reprennent à son encontre une analyse critique et le définissent comme une institution totalitaire, menaçant la communauté politique de base qu’est la famille. L’encadrement de l’instruction en famille est considéré comme une atteinte à la liberté éducative des parents aux yeux de ces futures ou jeunes mères, comme on a pu l’observer lors d’une conférence des Antigones consacrée à ce sujet, le 9 juin 2016. En ce sens, elles interrogent le sujet politique et le projet politique du féminisme, et voient dans la restitution des rôles sociaux de sexe une sortie du capitalisme et du système marchand. Ainsi, ce projet s’oppose à une conception émancipatrice du féminisme libéral et progressiste (Kwaschin, 1991).
Des communautés pour des temps à venir
En 2013, les fondatrices des Antigones sont âgées pour la plupart d’une vingtaine d’années, étudiantes ou jeunes actives. Certaines sont plus âgées – la doyenne a la soixantaine. Au fil des années, le noyau initial quitte Paris pour rejoindre un territoire provincial d’attache familiale ou affective, le plus souvent rural – « ayant du sens », m’explique l’une d’elle. Après avoir travaillé dans un poste gratifiant, mais sans congruence avec ses valeurs, cette militante s’installe dans un village avec son époux et leur enfant. Le choix de la vie communautaire, qu’il s’agisse de partager un lieu de vie ou de s’insérer dans une petite commune à l’écart des métropoles, est présenté en entretien comme le fruit d’une discussion de couple. Il résonne avec les réflexions développées dans le groupe et met en pratique un projet politique fondé sur le développement de communautés locales constituées de familles (hétérosexuelles). Le mode de vie frugal s’y accompagne d’une sociabilité marquée par les liens territoriaux. C’est une politique en circuit court qui permet d’envisager la survie dans un monde fini, comme me l’explique une autre militante en 2019 : « La survie et la vie bonne, en fait, même dès maintenant, passent par des raisonnements très locaux, passent par des solidarités familiales, locales et passent par des alternatives. » C’est en ce sens qu’on peut y voir une politique préfigurative restitutionniste, dont les femmes sont le sujet politique.
Chez Les Antigones, une praxis alterféministe s’est développée en complément de la réflexion théorique, reprenant une partie des savoir-faire féministes pour les acclimater à leur cause. Progressivement, les conférences ont fait place à des modes d’action individualisés, où les femmes sont d’abord invitées à se transformer pour être au centre de politiques de résistance.
« On a commencé par lancer un cercle de réflexion parisien, avec les thématiques annuelles. On abordait la question de la transmission, de l’écologie, de l’économie, de l’éducation, beaucoup de choses dans ce genre. On faisait intervenir des conférenciers qui avaient autorité en la matière. On avait aussi des séances de témoignage. On travaillait aussi nous-mêmes sur ces sujets-là. Je vous parle au passé parce qu’aujourd’hui, ça a un petit peu changé, on est moins cercle de réflexion et on s’oriente davantage vers quelque chose de plus productif, avec des fiches pratiques concernant la vie des femmes au quotidien. » (Collin, 2017.)
Cette vie des femmes au quotidien est envisagée d’abord sous l’angle du foyer, base de la communauté politique. C’est le lieu de reconquête de l’autonomie, pour Les Antigones comme pour les catholiques engagées dans une démarche féministe intégrale5. À leurs yeux, face aux fourvoiements de l’écologie politique, à la complaisance coupable de l’écologie de marché à l’égard du capitalisme ou à la trahison des féministes, c’est aux femmes d’agir avec les armes qui sont les leurs, dans le domaine qui est le leur : par leur corps, dans leur foyer, dans leur communauté.
« On ne soulignera jamais assez à quel point le rôle des femmes, mères et éducatrices de la génération montante, est essentiel dans le combat que nous avons à mener. Car le changement ne s’opérera pas à coups de grandes déclarations politiques, il ne se fera pas du jour au lendemain comme un coup d’État. Il ne s’agit pas d’une révolution idéologique : il s’agit de faire naître le monde de demain. Et ce n’est pas ici une métaphore : faire naître le monde de demain, c’est, très concrètement, donner le jour aux enfants qui seront le monde de demain, leur transmettre les habitudes de vie, les clés, les outils pratiques et intellectuels qui leur permettront de bâtir une société plus juste et plus respectueuse de la nature aussi bien que de l’homme, de vivre libres enfin. Ce n’est pas un hasard si la plupart des ONG humanitaires se servent des femmes comme levier du changement social : toucher les femmes, c’est agir au cœur des foyers – c’est rayonner à partir du centre vivant vers la société entière. » (Les Antigones, 2016b.)
La communauté, centrale dans la rhétorique des Antigones, désigne une unité politique infra-étatique, fondée sur les liens entre les maisonnées. Dans ces foyers, « on n’est jamais un individu isolé – on y est d’emblée père ou mère, frère ou sœur, oncle ou grand-mère : l’homme de l’oikos est un nœud de relations » (Les Antigones, 2015). Sont ainsi définis les contours d’une communauté politique homogène dont l’identité civilisationnelle est fortement affirmée, constituée d’une toile de foyers reliés entre eux et interdépendants (Turan et Trewby, 2021).
Leur corps leur appartient : autonomie féminine et résistance au désordre du monde
Tandis que l’arrivée des enfants conduit à l’évaporation des militantes dans un cadre partisan ou associatif, elle accélère au contraire le passage à l’acte préfiguratif chez celles des groupes étudiés. L’arrivée des enfants chez les plus jeunes est décrite pour certaines comme un moment où la radicalité s’impose et où le changement de vie devient impérieux. Le corps des femmes est conçu comme un locus de la résistance. Les Antigones comme la revue Limite expriment un point de vue critique vis-à-vis du pouvoir médical et des savoirs scientifiques, favorisant les médecines alternatives et les techniques de développement personnel. La connaissance de son propre corps, par des ateliers, par son observation, sa mise en valeur, est la première étape de l’autonomie. Tout en s’appuyant sur un répertoire d’action collective développé par les féministes pour rendre les femmes autonomes (Koechlin, 2019 ; Taylor, 1996), ces femmes proposent de faire du foyer, le lieu de l’empowerment, contre une lecture féministe de l’aliénation domestique.
La sexualité et la reproduction sont le point de divergence entre les écoféministes héritières de Françoise d’Eaubonne et ces « nouvelles femmes de droite » qui se revendiquent de l’écologie et d’un certain féminisme – intégral, identitaire, alterféministe. Pour d’Eaubonne, « le premier rapport de l’écologie avec la libération des femmes est la reprise en main de la démographie par celles-ci » (Goldblum, 2017). Toute autre est la réponse des alterféministes sur ce sujet. La pilule est pointée comme perturbateur endocrinien et pour ses effets sur l’environnement. Jadis limité aux cercles catholiques, cet argumentaire devient audible par les plus jeunes générations à la faveur de scandales sanitaires. Les méthodes dites « naturelles » – comme la symptothermie (méthode Billings) – sont au cœur de la praxis des alterféministes. Le rejet de la pilule, symbole de libération sexuelle pour les boomeuses, participerait d’un développement personnel émancipateur, spirituel et physique. C’est, selon Marianne Durano, « une vraie prise de conscience de leur corps par les femmes », permettant d’être libérée du marché, des hormones et de ne plus subir le désir masculin. Selon Les Antigones, « d’un point de vue féministe, les méthodes naturelles sont les seules à proposer une relation égalitaire dans le couple, respectueuse du corps des femmes, et à inviter celles-ci à une connaissance de leur corps qui soit un réel empowerment6 ».
Ce cadrage, apparemment, recouvre une conception négative de la sexualité récréative chez Marianne Durano. Dans la revue Charles, elle fustige ainsi ceux qui s’y adonnent : « Pour épargner à la planète le désagrément d’un petit être à nourrir, tu lui refiles tes préservatifs sales, tes urines pleines d’hormones, avant de te joindre, pour oublier, au peuple de zombies qui se frottent stérilement les uns contre les autres dans l’humidité des boîtes de nuit » (Durano, 2016). Elle propose une critique du néomalthusianisme de certains collapsologues : « […] la perspective d’un effondrement écologique ne change pas les termes de cette sagesse immémoriale [mettre des enfants au monde en leur souhaitant de bien finir leurs jours, quel qu’en soit le nombre imparti], elle en radicalise la leçon » (Durano, 2019). Autrement dit, la réponse à l’effondrement est l’enfantement, puis l’éducation des enfants pour les préparer à une vie bonne – sobre. La réhabilitation et la valorisation de la maternité, en particulier de la grossesse et de l’enfantement, participent de l’autonomisation contre le pouvoir médical et le pouvoir d’État, tant chez Limite que chez Les Antigones. Elle est aussi en accord avec l’écologie intégrale catholique dont se réclame l’autrice.
Conclusion
Le constat de l’effondrement sert d’argument aux femmes qui se revendiquent de l’alterféminisme. Les Antigones et le « féminisme intégral » définissent un sujet politique féminin incarné et enraciné, menacé à la fois par la catastrophe environnementale et par l’égalité de genre, qui compromet la civilisation même et la possibilité d’existence d’une humanité sexuée et genrée. Contre une lecture dépolitisante du catastrophisme, le militantisme des Antigone et l’engagement d’une personnalité comme Marianne Durano, témoignent d’une politisation qui s’opère en tenaille aux confins des droites et de l’écologie, par la théorie et par l’expérience. Cette politique préfigurative restitutionniste réinvestit la référence à la loi naturelle pour remédier à la dislocation des sociabilités « naturelles » – familiales et hétérosexuelles –, symptôme de l’effondrement civilisationnel qui caractériserait les sociétés libérales sécularisées, et faire advenir ici et maintenant la société d’après la fin, dans un cadre qui n’est pas nécessairement celui des institutions de la démocratie libérale.