Les mouvements écologiques récents montrent une politisation de la cause environnementale où se jouent également des projections existentielles qui s’appuient sur l’accélération d’un temps limité et un monde en train de se défaire. C’est à l’un de ces mouvements que cet article s’intéresse, en examinant le cas de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes. Cet exemple est emblématique d’un nouveau régime politique d’action, encore peu pris en compte par la science sociale, où s’imbriquent critique de l’État, de la marchandise, écologie et formes de libération naissant en marge de la société. Concrètement, il correspond à un processus de résistance à un projet d’aéroport qui avait donné lieu à la création d’une zone d’aménagement différé par les pouvoirs publics – devenue par la suite une zone à défendre (ZAD) –, installée sur plus de mille hectares d’un bocage comprenant des espèces fragiles. Dans les faits, la contestation du projet d’aéroport date des années 1990 et a d’abord été portée par des élus locaux et par une association de riverains. Ils ont été rejoints en 2010 par de nouveaux occupants, issus pour la plupart des mouvances autonomo-anarchistes, soutenus par des agriculteurs expulsés. L’occupation qu’ils ont menée s’est étendue de 2012 à 2018, et incluait une soixantaine de « bases de vie », correspondant à des résidences collectives. La résistance et l’autodéfense continue ont eu raison du projet d’aéroport, abandonné en 20181.
L’étude qui suit ne consistera pas à décrire par le menu ce « moment ZAD » qui fait désormais partie de l’histoire des luttes environnementales. Il s’agit ici de considérer la « forme occupation » rendue visible à Notre-Dame-des-Landes (NDDL) de 2012 à 2018 comme la traduction matérialiste d’un projet de retrait ou de séparation vis-à-vis de la réalité sociale, qui contient un questionnement sur la temporalité de la crise écologique. Dans cette optique, la réflexion se concentrera sur la façon dont la ZAD traduit, à travers une série de valeurs et d’émotions, une préoccupation relative aux fins et à la survie du monde qui croise la critique du capitalisme. L’analyse part d’une hypothèse théorique qui concerne les grammaires temporelles pouvant guider une telle expérience. Quelques clés de compréhension se trouvent dans des concepts comme ceux de désœuvrement ou d’exode, qui peuvent s’articuler avec une observation sociologique2. Dans un second temps, le regard se porte plus particulièrement sur la partie Est de la ZAD, où le rapport à l’environnement est le plus intégral, et qui témoigne de la variété des perceptions temporelles et écologiques, au-delà de la quête commune d’émancipation. Enfin, ce sont les rapports qu’entretiennent les collectifs (ou les occupants) avec les activités productives qui sont examinés, à la lumière de leurs conceptions temporelles. L’approche développée ici se veut pragmatique, au sens où elle prend au sérieux les définitions projetées par les acteurs en situation, tout en dégageant un horizon sociologique et conceptuel. Sur le plan méthodologique, l’étude est nourrie par une enquête menée à NDDL entre 2013 et 2017. Elle reproduit des extraits d’entretiens réalisés pendant cette période, ainsi que des éléments d’observation3. Au cours de l’enquête, l’ensemble des discussions et des observations ont été conduites sans prendre de notes ni d’images, dans l’anonymat réciproque. Nous avons choisi de ne pas nommer les lieux.
L’espace-temps de la zone à défendre
Émettons d’abord l’hypothèse suivante : ce qui caractérise l’autonomie écologiste, son originalité, telle qu’elle se manifeste dans ce type d’occupation, consiste à modifier les coordonnées spatio-temporelles de la politique. Il est certain que le fait d’occuper et de s’approprier des terres destinées originellement à un projet d’aménagement est un geste critique, dénonçant les destructions concrètes de l’environnement. Ce geste d’occupation et d’appropriation de terres comporte ainsi un aspect défensif, basé sur la résistance matérielle, mais il contient simultanément un plan constructif qui se traduit par un projet de transformation sociale impliquant de nouveaux mondes sociaux, différents de ceux offerts par la « réalité sociale ». L’acte d’occupation défensive et offensive exprime incontestablement une approche critique et oppositionnelle de l’organisation socio-économique, comme en témoignent le refus du salariat, des marchandises industrielles, et la création d’institutions sociales endogènes égalitaires. Cependant, le geste d’occupation renvoie plus largement à l’expression d’une sensibilité à l’accélération du temps. C’est la raison pour laquelle il convient de s’interroger sur la dimension existentielle qui sous-tend ce type de pratique. La reconquête d’une terre et du bocage apparaît comme une reconquête du temps. C’est à travers une procédure collective relégitimant les usages de la terre et du milieu vivant que les occupants de la ZAD mettent en avant des préoccupations existentielles comme la conscience des fins, sinon de la catastrophe imminente. Ce sentiment les conduit à se placer hors du cadre imposé par l’hétéronomie pour mettre en œuvre une occupation présentielle qui est aussi une auto-institution du temps et de l’espace.
Destitution, exode, bifurcation : quelles grammaires temporelles et écologiques de l’occupation ?
Quelles sont les grammaires et les constructions théoriques qui nous permettent de formuler une telle hypothèse ? D’une part, si une occupation a pour ambition de construire un communisme dans la pratique, selon des formes allant de l’autogestion à l’autogouvernement, celles-ci doivent advenir sans délai, en prenant ancrage dans un espace à défendre bien délimité par ses habitants. Autrement dit, l’occupation défensive et offensive semble évacuer le futur, qui demeure assimilé au temps révolutionnaire ou à un imaginaire utopique, pour se positionner dans un présent non extensif. La mise en œuvre d’une occupation ne nécessite donc pas de se projeter dans un au-delà du présent pour penser la rupture, comme c’est le cas dans les expériences révolutionnaires. C’est au contraire dans le présent et dans l’ordinaire que de telles expériences se pensent comme porteuses de transformation, au-delà de l’urgence à défendre des lieux. Aussi, en s’établissant dans l’espace, une forme de vie autonome apparaît comme pouvant symboliquement interrompre le cours normal du temps, afin de s’ouvrir à̀ une expérience subjective et collective radicale, située dans « l’ici et maintenant », sans au-delà et sans transcendance, selon le principe d’une immanentisation de l’émancipation4. D’autre part, il faut prendre en compte, dans cette perspective de valorisation du présent, le temps de l’effondrement. La fin des temps annoncée par les collapsologues5 s’entend ici comme un temps de la fin, qui offre la possibilité de mettre en œuvre, sans attendre, une émancipation. Par conséquent, le futur s’efface devant l’immanence de la catastrophe qui rencontre le temps intensif du « présent autre », deux coordonnées devenant le lieu de réalisation d’une zone à défendre.
Notre conception se conjugue avec celle qui a été avancée par le philosophe Agamben6. Selon lui, le temps actuel est un temps résiduel en raison de sa fin proche, qui implique une fuite hors de lui. Toute posture politique et existentielle passe par une destitution du temps présent, symbole de la catastrophe, et par un désœuvrement qui consiste à désengager les activités humaines de toute finalité productive. Cette eschatologie7 croise donc une critique du capitalisme et de la marchandisation. Dans un espace activiste, elle peut se traduire par l’exode8 ou la rupture avec le cycle de production marchande et industrielle et « leurs mondes ». Le désœuvrement consiste à rendre le système industriel sur lequel se cristallise la critique, non pas indésirable, mais inopérant, tout en permettant à un univers politique, mais aussi éthique, d’émerger, auquel sont associés les milieux vivants non humains9. À cet écheveau conceptuel, il faudrait encore ajouter, en ZAD, les grammaires sociales et écologiques afin de réaliser ce « présent autre ». Elles se donnent à voir dans le souci du vivant et du non-humain, considérés comme des acteurs parmi d’autres d’un projet retissant des liens avec l’environnement menacé10, ainsi que dans le souhait d’un équilibre entre égalité et liberté. Mentionnons aussi l’autogouvernement, garantissant la robustesse de règles sociales définies collectivement et incarnant l’idéal d’émancipation, ainsi que le refus de l’économie acquisitive et de la propriété privée11.
En quoi ce « présent autre » se distingue-t-il de l’utopie et des grands récits ? Les grammaires d’une occupation, en réunissant l’imaginaire et le concret12, semblent amoindrir la portée des grandes théories émancipatrices qui reposent sur l’espérance et imposent de se projeter dans le futur. De même, la rupture avec l’économie semble éloigner la forme ZAD des grammaires des bifurcations13, une notion développée par l’écologie politique et sociale. Les bifurcations, en tant qu’horizon écologique et sociologique, qu’elles soient le fait d’individus ou d’acteurs collectifs, sont désormais assimilées à des alternatives ou à des compromis, conduisant à diverses expérimentations économiques et technologiques socialement désirables et écologiquement soutenables. Les brèches et les interstices s’inscrivent dans une même volonté d’éroder le système marchand et capitaliste14, de le transformer de l’intérieur, ou de le réparer15. Cependant, les grammaires temporelles d’une ZAD doivent être caractérisées selon leur mise en acte différenciée. Sur un plan émique, il existe en effet des graduations de discours – allant du rejet total de Babylone16 aux compromis industriels, en passant par l’ascèse proche de l’écospiritualité – qui se traduisent par des pratiques. Les nuances qui les distinguent s’expriment d’abord dans le rapport à l’environnement et au milieu d’installation sur lesquels les occupants projettent un affect écologique.
Des rapports différenciés à l’environnement
Faire le choix de la vie en ZAD consisterait à adhérer à un principe de suspension du « système », ce qu’illustrent les trajectoires de la plupart des primo-arrivants17 : ils ont expérimenté des chantiers, des squats, et la gestion collective de lieux occupés jalonne leurs parcours marqués par des modes de vie alternatifs ou une identification à l’anarchisme révolutionnaire. L’installation en « zone » ne relève pas de la simple initiative individuelle et libertaire, ou d’une stricte bifurcation professionnelle. Elle constitue une étape de l’exode symbolique vers des mondes sociaux, économiques et esthétiques choisis pour leur dimension collective. C’est dans ces termes qu’une occupante de NDDL rapporte son expérience : « En squat, on s’est arrangé.es, avec le même souci de maintenir son petit ghetto douillet du squat ; dans la ZAD, il faut tout quitter, ce n’est pas donné à tout le monde de tout quitter18. »
Une partie de la « culture » de l’occupation et de l’« exode » réside en outre dans la puissance symbolique des lieux choisis, en rupture avec les modes de vie métropolitains : bois, bocage, maquis, terres paysannes. Ce rapport au milieu vivant, central pour tous les résidents, présente cependant des différences d’expression, selon qu’ils donnent la priorité à la réalisation volontariste d’un « présent autre » et collectivement émancipateur, ou qu’ils sont portés par une démarche où l’occupation vise à se consoler de vivre dans un temps fini. Ainsi, sans prétendre les résumer, on peut décrire brièvement trois modes d’expression d’un agir autonome et écologique présents en ZAD.
Le premier s’apparente à la recherche d’une autonomie politique volontariste, comme traduction de l’exode ou du retrait. Dans les faits, le mode de vie est autosubsistant pour mettre en évidence la « nature » autonome et politique de la ZAD, comme l’indique l’énoncé « Je ne suis pas paysan, je suis paysan de la ZAD ». Être paysan en ZAD se différencie peu du mode de vie agricole : la vie et le travail y sont indistincts ; ils s’enracinent dans des territoires. Cependant, à la différence des milieux représentés par des institutions professionnelles et portant les valeurs de la légalité, il s’agit d’opérer une séparation totale avec « l’extérieur », et même de participer à l’effondrement de ce dernier en usant de stratégies, de ruses, et en assumant une forme de duplicité, celle du « paysan-saboteur19 ». Cette conception est donc proche de l’inopérativité comme symbole de l’annihilation du monde actuel. D’autres occupants, notamment ceux et celles qui sont arrivés en 2018, articulent davantage leur situation personnelle avec une lutte plus explicitement écologique autour de la dénonciation de grands projets ou en faveur de la décroissance. L’installation est le reflet d’un exode doux et lent, sans être assimilée à la néoruralité, dans la mesure où les acteurs s’inscrivent dans un cadre collectif. D’autres encore ont une définition plus intégrale, voire solipsiste, de leur présence sur place. Si, pour eux, l’occupation est associée à des pratiques permettant l’autosubsistance alimentaire ou énergétique, et présente un caractère « anticapitaliste » et antiétatique, c’est avant tout une vision spirituelle et écologique de la présence de ressources terriennes qui guide leur imaginaire. Leur frugalité découle de cette prise de conscience. Les occupants sont rarement engagés dans les activités agricoles (en dehors de la culture de quelques plantes sur leurs « bases de vie »). Ils s’abstiennent aussi d’occuper un rôle social et de participer à un dispositif organisationnel (coopératives, comités), car de telles démarches rationalisent les conduites et restreignent les potentialités d’écoute de la nature. Ceux qui adoptent ce type de position considèrent qu’une éthique environnementale intégrale permet de saisir l’effondrement d’un monde déshumanisant et voué à disparaître20. Le rapport au temps compte ici davantage et se traduit par la restauration des relations entre l’être et son monde mises en œuvre dans la zone Est.
Le cas de la zone Est : une écologie du « temps fini » ?
La répartition spatiale de la ZAD reflète les conceptions et les circulations des occupants. Jusqu’en 2018, on pouvait distinguer les zones Centre et Ouest, les plus accessibles, cultivées et moins boisées, où s’étendaient les fermes vendues au Conseil départemental ou expropriées dans le cadre du projet d’aéroport. Cette partie a été maintenue telle quelle après l’abandon du projet. La zone Est de NDDL représentait, elle, le lieu où s’exprimait avec le plus d’évidence un ascétisme correspondant à une défense intégrale du vivant. Située géographiquement dans la partie la plus boisée et sauvage, accueillant un habitat léger et mobile, elle a été détruite en 2018, sans véritable résistance des occupants ni des riverains. Elle reflétait une tendance rigoriste, tournée vers la recherche d’une éthique de soi et de l’environnement, et les personnes qui y habitaient pouvaient être isolées, sans véritable réseau affinitaire. Chacun des collectifs implantés dans la « forêt », ou dans des cabanes flottantes, privilégiait des modes de vie qui lui permettaient de retrouver des sensations le reliant au cosmos ou à l’énergie vitale. À la différence de ce que l’on observait dans d’autres parties occupées du bocage, les activités électriques et motorisées y étaient bannies des « bases de vie », et l’usage de ressources naturelles valorisait l’authenticité21 : garde-manger en terre crue, serres construites à l’aide de fenêtres récupérées. Cela conduit à accepter la dureté des conditions de vie et à rechercher une simplicité que les acteurs nomment « primitivisme » :
« Ton corps subit l’influence de la lumière, jour et nuit, tu retrouves les cycles naturels, ça change tout, on n’a pas besoin de lumière, on est relié au fil de la nuit ; il y a un sens à tout ça. À Babylone, tu sors la nuit à 6 heures pour travailler dans une atmosphère qui n’est pas la tienne. Ici, il n’y a qu’une atmosphère : on s’endort facilement à la bougie, mieux qu’à l’électricité […]. Le fait de ne pas avoir d’électricité économise ton énergie ; tu dois couper le bois, te reconcentrer, tu ne mets pas la même énergie quand tu cuisines avec le gaz et l’eau, quand tu vas chercher le bois et l’eau, c’est plus d’énergie, le temps est passé en lien avec ce qu’on fait. Une bougie pour quatre personnes, c’est assez, juste ce dont on a besoin en lumière, gros poêle à bois22. »
Pour maintenir le rapport physique, quelquefois spirituel ou cosmique à la terre, les occupants de la forêt soutiennent une valeur fondamentale : faire à la main, avec des outils traditionnels. De même, dans cette zone, les acteurs cherchent à s’extraire intégralement du monde marchand :
« Savoir faire avec ce qu’il y a autour de nous, avec les éléments premiers : savoir faire du feu avec du bois, savoir couper avec une pierre, savoir faire ses couteaux, savoir couper des éléments pour faire sa cabane, savoir couper des cornes de ronces et accrocher une pierre pointue au bout d’un manche en bois pour couper avec du bois… Savoir faire ça, ça veut dire que, si un jour le système s’effondre – après, c’est de l’utopie –, ce sera du savoir-faire que j’aurai de concret à léguer aux autres, à l’avenir23. »
Le milieu de vie est ici un marqueur de la relation différenciée que les occupants entretiennent à une pensée plus ou moins politique des fins. Dans les propos cités, la référence à une éthique écologique ordinaire24 se traduit moins de manière offensive, par l’appropriation de sols où doit s’inscrire durablement une émancipation politique, que par le repli où peut s’exprimer un strict perfectionnisme moral, qui correspond également à une représentation des fins et des limites planétaires. Percevoir l’imminence de la catastrophe ou l’effondrement proche produit un imaginaire propre, qui n’implique ni une simple adaptation de l’environnement, que défendent les partisans de la transition écologique, ni le désœuvrement visant à l’implosion du monde industriel, que cultivent d’autres occupants pour réaliser le « présent autre ».
Ainsi, les comportements valorisant la rareté, la wilderness, observés au sein de collectifs de la zone Est contrastent avec le comportement consistant à produire abondamment dans la perspective de nourrir une lutte, que l’on observe dans d’autres parties de la ZAD, où les tâches manuelles liées à l’agriculture, à la construction et les échanges sont organisés pour répondre à des objectifs tactiques ou relèvent de politiques de pérennisation de la zone. C’est ce que critique cet occupant de la zone Est :
« Pour moi, “primitif”, ça veut dire “premier” au sens d’être dans l’instant premier, dans l’instant présent. On est dans le premier instant qui nous vient à l’idée. On ne va pas réfléchir pendant trois mois à quelque chose qu’on va construire. On le fait, au fur et à mesure, et on voit dans l’instant. C’est ça, notre rapport à l’environnement. Ça nous prend un coup d’aller faire une récup’, ça nous prend un coup d’aller aux plantes sauvages. C’est comme ça aussi que les gens se lèguent tous les savoirs. Il y a des gens, par exemple, qui notent dans leur calepin : “Aujourd’hui, je vais aller apprendre les plantes avec je-sais-pas-qui”, et ils vont dans quelques cours. Alors qu’ici, tout le monde s’échange toutes les idées sur tout, se parle naturellement et sauvagement25. »
De fait, ces propos sont proches des références à l’écologie profonde26, qui soutient la nécessité d’une éducation par le regard écologique et d’une politique attentive à l’environnement immédiat, toujours relié au monde. L’attention quotidienne aux choses et aux êtres vivants est aussi importante que les « grands » gestes politiques – comme l’autodéfense et l’écosabotage. Cette réciprocité du rapport entre soi et l’environnement est l’objet d’une valorisation éthique, voire spirituelle, et non économique, puisque ce domaine d’activité n’est plus vécu comme étant séparé des autres plans de la vie. En ce sens, les positions « intégralistes » nous semblent en accord avec l’exode symbolique analysé plus haut, dans la mesure où il impose de rompre avec les conceptions positivistes de l’environnement et celle d’un temps productif, sans donner lieu à une organisation collective visant à « l’arrêt » du monde :
« On a eu un trip : on est devenus paratemporalistes, avec 2-3 personnes. Le délire c’était : partout où l’on passe, on nique l’heure. Partout où il y a l’heure, on la change. On ne la détruit pas, on la change. On a créé une faille spatiotemporelle. Ça a vachement marché. Au No Name27, c’étaient les premiers à s’être vénère après nous. Mais on a commencé à philosopher avec eux, que sans l’heure ça rapprochait les gens, qu’on était obligé de bouger dans un système d’électrons libres où on se voyait de plus en plus. Ce n’est pas comme se rencontrer dans un endroit à partir d’un agenda, ce qui créait de la centralisation. Donc j’étais à fond pour démonter la chronologie. […] Quand tu n’as pas de temporalité, tout est nouveau, et on peut puiser au fond de nous-mêmes des savoirs qu’on ne connaissait pas. C’est ça, la magie. En ce moment, je me suis mis plus “terre”28. »
La réflexion renvoie explicitement à l’abolition du temps hétéronome représenté par les horloges (abolies dans la ZAD), outils de mesure de l’activité, qu’il conviendrait de suspendre pour suivre les rythmes de la terre. Cette critique vise également la division des tâches au sein des collectifs plus engagés, mais dont l’attachement à la « terre » apparaît comme trop timide29. Il faut donc prendre en compte les visions contrastées de l’agriculture qu’ont les occupants, en lien avec le projet d’autonomie, et les grammaires temporelles qui les différencient.
Cosmogonie vs agriculture en lutte : deux visions opposant zone Est et zone Ouest ?
Le rapport au vivant lui-même peut être source de discorde. Les formes de vie proches de l’écologie intégrale ou du réensauvagement sont source de conflits. Ainsi, des habitants de la « forêt » (zone Est) se voient reprocher de préférer observer les écureuils, au lieu de guetter une intervention policière, ou de projeter sur la forêt des représentations magiques en opposition avec une conception plus utilitaire des arbres. Cela entraîne des conflits d’usage sur les prairies de la zone Est, qui ne peuvent être foulées par les visiteurs, les badauds, voire les « touristes ». L’usage d’engins motorisés par les agriculteurs est aussi perçu comme une agression, à tel point qu’une « zone non motorisée » a été créée dans la partie Est.
L’espace occupé par les partisans d’une écologie intégrale est chargé de valeurs et de conceptions écologiques exprimant une réaction contre les effets du choc climatique, et conduisent à des actes qui reflètent la peur de l’effondrement. Si cette position paraît proche d’une vision acosmique, autrement dit, détachée du monde, elle correspond pourtant à une critique de la réalité institutionnelle et économique et des conditions d’existence matérielles qui se sont « déjà » effondrées en dehors de ce type d’espace. Rétablir des connexions avec la matière et le monde physique et biologique immanent devient à la fois un mode d’action critique et une ontologie30.
« À l’Est, je me sens un peu, disons, “coupé”. Je me sens pas forcément inscrit dans un grand ensemble qui avance en même temps. Je cherche un truc où il n’y a pas d’hégémonie, mais plein de démarches qui avancent ensemble. Évidemment que je me sens solidaire des gens à l’extrême Ouest, mais, malgré tout, par notre idéologie, par notre mode de vie, et par cette zone dans la zone, c’est un monde à part. C’est net. Sur tous les points de vue. Même géographiquement, c’est très différent : il y a beaucoup plus de forêts, de petits chemins, beaucoup moins de champs. Rien que ça, ça change tout par rapport à l’organisation entre les gens, à comment on va d’un endroit à un autre. Je me déplace presque exclusivement à pied, ou en vélo récup’ (30 minutes) une fois par semaine à peu près31. »
Le type de rapport au monde intègre des pratiques fugitives, évasives, afin d’échapper au réalisme des luttes qui ont souvent recours aux rassemblements écologiques et festifs. Autrement dit, le tissage de relations avec l’environnement ne permet pas seulement de restaurer des sensations perdues. Il fait dériver la critique sociale, sans la délégitimer, vers des actes matériels qui traduisent l’ancrage dans des lieux à préserver, l’imminence de la catastrophe, tout comme la sortie du système productif.
Ralentissement ou exode du capitalisme : quel rapport au temps productif ?
Les nuances qui distinguent l’authenticité intégrale du réalisme concernent particulièrement le rapport à la société industrielle. C’est bien dans la volonté de ralentir le capitalisme ou la tentative de le rendre inopérant que l’on peut lire des disparités. Les habitants de la « forêt » veulent limiter l’entrisme sur la zone et réaliser, au fond, une jonction entre écologie radicale et anticapitalisme. Ils le font par des moyens qui leur sont propres, et supposent une mise en retrait et un détachement parfois proches de l’acosmisme politique. D’autres, plus en adéquation avec une stratégie offensive, voire « révolutionnaire appelliste32 », acceptent d’avoir des activités économiques, au risque de devenir, selon leurs détracteurs, des « babyloniens » déguisés en guerriers.
Ce qui caractérise le rapport aux ressources, aux activités économiques, mais également le mode de vie choisi peut être objectivé par la position spatiale des occupants. Dans la zone Ouest se déploient des « bases de vie » tournées vers l’extérieur, comprenant des habitations en dur, et une culture de l’efficacité dont la motorisation fait partie. La zone Ouest a pu être qualifiée de « luxueuse » et de « squat bourgeois » par les habitants de l’Est. A contrario, ceux-ci, cachés dans la forêt, voulaient échapper au fétichisme de la cabane ou à l’« embourgeoisement ». C’est ce qu’indique ce témoignage, critique vis-à-vis du mode de vie « en dur », recueilli avant la disparition de la zone Est :
« Je trouve ça extraordinaire, l’ambiance que ça crée de vivre en cabane, la possibilité que ça crée de tout le temps modifier (changer cette cloison ou n’importe quoi), et puis des matériaux “nobles” qui ne sont pas du plastique, du PVC ou des conneries comme ça… Et le côté poétique – qui, pour moi, est une composante importante de la lutte. Une cabane dans les arbres qui fait 20 mètres carrés, en termes de poésie et de rêve d’enfant, tu fais difficilement mieux. Pour rien au monde je ne l’échangerais contre une maison en pierre. [...] Dans les maisons en dur, je vois deux possibilités : soit un truc très construit (Bellevue, Saint-Jean, Fosses noires) avec des projets, un groupe qui avance à fond… Soit, au contraire, un truc où on revient sur des petits conforts de la ville : on a l’eau, on a l’élec’ et, du coup, on en profite. Ça reste un squat urbain à l’intérieur. Ces deux ambiances, bien que je ne les dénigre pas, ne correspondent pas à ce que je veux créer, ne me parlent pas33. »
Ce à quoi les habitants de la zone Ouest répondent :
« À l’Ouest (nous), on nous traite de bourgeois, on a un univers cosy : l’électricité, le four à bois, et même un bébé. On est critiqué et boudé par les squatters de l’Est. Mais eux ne comprennent rien au foncier, au juridique, propriété, tout ça – car ils ont pris les choses comme ça –, donc il y a conflit, car ils n’ont pas le même style d’acquisition34. »
Cette critique sous-entend que les principes soutenus par les plus minimalistes ne peuvent être considérés comme équivalents au réalisme nécessaire pour « destituer » un système :
« À l’Est, la nourriture autogénérée. Ce n’est pas les gros qui font tout, l’instinct revient : cueillir des cassis partout, fruits sauvages, faire des recherches sur la perma, les forêts comestibles... La zone Est ne vit pas du RSA, car refuse l’argent. Nous voulons continuer vers l’autonomie. À 20 ans, on n’a pas envie de participer à votre système… Pourquoi on n’est pas aimé par ces personnes : ils [les habitants de la zone Est] ne demandent rien et donnent leur vie, construisent, ne pompent rien à l’État et font pousser leur jardin35. »
Un autre point conflictuel concerne le risque de recourir toujours davantage aux ressources fossiles. Les propos suivants montrent des tensions croissantes liées à la définition des ajustements qu’impose le choix du retrait ou du ralentissement :
« Se doter de moyens de produire de l’électricité, pourquoi pas. Mais tout dépend pour quoi faire. Si tu l’utilises pour faire une guirlande de LED pour t’éviter de cramer de l’huile, pourquoi pas. Mais si tu l’utilises pour mettre du son à fond la caisse et charger ton ordinateur portable… Tout est très particulier. S’il y a un lieu sur cinq ou six baraques qui a l’élec’ pour charger les ordinateurs portables, pourquoi pas : le lieu est défini pour ça. Mais s’il commence à y avoir ça dans chaque cabane, pour moi, il y a quelque chose qui se perd. On revient dans la facilité du petit bouton. Or, dans la ZAD, je recherche la déconstruction de ça36 ! »
L’utilisation de bois de construction pour bâtir les hangars abritant les rassemblements ouverts, censés renforcer la lutte pose les mêmes questions. Ces initiatives tournées vers l’extérieur donnent lieu à des coupes d’arbres, à la multiplication de fêtes payantes, qui réintroduisent un cycle monétaire et favorisant l’anarchotourisme. Pour certains, le recyclage matériel doit être refusé, lui aussi, car il entretient la production industrielle :
« Certains ne sont pas gênés de faire faire le boulot aux services municipaux de NDDL. Pour des anticapitalistes, c’est le comble. Dans certains cas, on est obligé de prendre des décisions radicales : brûler, c’est refuser de donner au système l’occasion de se nourrir de nos déchets, qui sont aujourd’hui pucés et cotés en Bourse… Bref, la plupart du temps, nous nous occupons des déchets des autres. Sur la ZAD, il y a ceux qui nettoient et construisent, et ceux qui salissent et détruisent. C’est là un vrai clivage37. »
Selon la place accordée à l’activité humaine et à ses rythmes, les habitants dessinent la voie d’un « exode » imaginé comme total ou, par contraste, celle d’un ralentissement réaliste et lucide, qui peut s’apparenter à la bifurcation à l’intérieur d’un système industriel.
Production et autonomie
Au fond, un projet politique comme celui d’une ZAD prend forme graduellement et pose des dilemmes économiques et moraux. Pour une partie des occupants de la zone Ouest, partisans d’une lutte territoriale conçue comme le point de départ d’un projet de transformation sociale qui s’accomplit dans le temps présent, il s’agit d’assigner une mission politique au fait d’habiter ce territoire, qui « nourrit » toutes les « résistances ». Les collectifs qui soutiennent cette vision « offensive » encouragent donc une large gamme d’activités et de productions nourricière, dans le but d’étendre le projet d’autonomisation, d’autosubsistance et de résistance durable, mené en dehors de l’hétéronomie, tout en assumant de s’inscrire dans le temps fini de la civilisation. Pour les occupants qui vivaient « à l’Est », il s’agissait au contraire de limiter l’intervention humaine elle-même. « Prendre peu de place » était pour eux le critère permettant d’attribuer de la valeur :
« Les gens de squat disent, pour rire – mais à moitié –, qu’on mange des cailloux et de la terre. Du coup, une fois, pour se marrer, on leur a ramené un plat chaud de cailloux et de terre ! On est un peu vu comme des sauvages, la marge de la marge38… »
Chez les uns, qui sont autosubsistants, d’autres qui assurent une redistribution des produits cultivés et, enfin, ceux qui restent dépendants des ressources de la ZAD, des valeurs distinctes sont à l’œuvre, d’autant plus que les premiers s’inscrivent dans un processus de politisation qui se décline sous la forme de stratégies. Il existe ainsi « à l’Ouest » une coordination de la zone ; de vastes communs y ont été établis, impliquant un voisinage composé de militants écologistes, de riverains ou d’agriculteurs. On y mène une lutte « nourricière » se traduisant par un usage important de ressources et, souvent, par l’introduction d’une valeur d’échange, qui reste associée au système hétéronome. De même, l’autosubsistance et la redistribution des surplus auprès des « bases de vie » non productives y sont mises en œuvre pour rompre la dépendance économique. Cela va de pair avec l’instauration d’institutions de solidarité agricole, alimentaire, curative, où prévalent le commun, comme le retrait et la construction de formes de vie visant l’émancipation. Cependant, de telles grammaires sociales suffisent-elles à forger une communauté politique qui aille au-delà d’une représentation partagée de l’autosubsistance ?
À partir de ces exemples, on voit qu’il existe bien des oppositions portant sur le couple production/autonomie qui ont à voir avec les grammaires écologiques et temporelles. Pour les collectifs « intégraux », toute installation venant de l’extérieur dégrade la véritable autonomie, visant à se dégager d’un espace et d’un temps destructeurs. Leurs critiques remettent en question l’indépendance affichée de certains qui, en pratiquant des activités agricoles, demeurent des producteurs dépendants d’un « système ». Une politique de l’exode symbolique serait-elle donc incompatible avec la présence de collectifs dont les pratiques n’excluent pas l’affiliation à des organismes, les plantations normées, voire la possibilité d’entretenir des rapports avec l’État, à l’occasion de la régularisation de 2018 ? La vie en zone autonome, considérée par certains habitants comme un lieu refuge, exige-t-elle, pour que soit réalisé le « présent autre », de sortir totalement du champ étatique et de l’ordre économique ? Ces questions ont alimenté une conflictualité croissante entre les collectifs – notamment entre ceux qui sont productifs et ceux qui ne le sont pas – jusqu’à la scission en différents groupes survenue en 2018. L’évolution de la zone actuelle de NDDL, plus proche désormais des utopies réelles, a conduit à la nécessité de repenser les rapports à la valeur d’échange. Désormais, la zone n’exclut plus de recourir à l’économie payante comme stratégie distributive, ce qui fait courir à ses occupants le risque de passer pour des commerçants masqués.
La fin du monde ou la fin du capitalisme ?
Pour résumer cette expérience de NDDL, depuis ses grammaires écologiques et temporelles, trois fils peuvent être tirés. Premièrement, l’effondrement et la pensée des limites engendrent des engagements écologiques divers, allant de l’autonomie à l’écologie intégrale confinant à l’ascèse, de la part d’acteurs qui font preuve d’un pessimisme méthodologique39. Dans une occupation comme celle de NDDL, la préoccupation des fins donne une prise critique aux acteurs et leur permet de politiser le présent en prônant une configuration spatiotemporelle idéalement auto-organisée. La crise climatique détient donc un potentiel émancipateur individuel et collectif qui transforme l’écologie elle-même. Deuxièmement, même si la ZAD est unie par la promesse de libérer un espace, par l’effort visant à concrétiser une séparation avec l’extérieur et par la tentative de créer un espace et un temps auto-institués, elle apparaît comme une communauté dont les valeurs sont contrastées. L’enquête a en effet révélé différents rapports au temps, à l’habitabilité et à l’économie. Sans prétendre résumer la grande variété des pratiques, il existe une vision assumée de l’effondrement dans la zone Est, où certains habitants mènent une quête qui relève du solipsisme et d’une pensée extrême des sensations, à l’échelle individuelle et collective. Les autres occupants, plus à l’écoute du présent révolutionnaire, articulent au contraire l’autonomie matérielle et écologique à une visée plus politique. Troisièmement, le projet inachevé de la ZAD a permis jusqu’en 2018 à une grande partie des acteurs, quelle que soit leur appréhension des règles de localisation, de concevoir, de définir et d’expérimenter leurs propres normes d’existence. Cependant, ces transformations sociales liées au désir d’autogestion et de rupture restent souvent contenues au sein de groupes affinitaires (« nous »), sans atteindre ce qui est institué au-dehors (« eux »)40. Cette évolution soulève la question plus large de la porosité des frontières qui séparent NDDL de la réalité extérieure et celle de la pérennité des processus qui se réclament d’un « présent autre ». La partie de la ZAD qui a été régularisée après 2018 témoigne pour certains d’une « défaite » et révèle combien le chemin censé mener de l’authenticité à la pérennité41 peut être escarpé. Enfin, si la crise anthropocénique apparaît désormais comme l’arrière-plan qui façonne l’imaginaire ou la psychologie des acteurs ordinaires, elle favorise aussi leur ancrage dans un mouvement porteur d’une critique générale. Source d’incertitude, elle se caractérise par l’écart qui se creuse entre un ordre social objectivable et les perceptions décalées qu’en ont les acteurs ordinaires42. Le rapport à l’écologie et à la crise anthropocénique tel qu’il s’affirme dans différents collectifs nous permettra sans doute d’aller plus loin dans la compréhension d’un renouvellement du circuit critique. Le « présent autre » et le désir d’autonomie, tout comme les différentes formules pour réparer la planète ou « bifurquer » représentent bien un moment effervescent de l’Anthropocène, à la fois radical et ordinaire.