Le concept d’hybridité est fortement mobilisé dans notre quotidien, dans le monde de l’art, et se trouve au cœur de nos représentations culturelles. Cela semble dû au fait que « nos sociétés, aujourd’hui, se veulent en principe plus “inclusives” et tentent de valoriser les mélanges, les mixités » (Cohen, 2022). Frédéric Keck rappelle aussi que l’hybridité est « une construction culturelle puisqu’elle joue sur les interdits d’une société. […] Les artistes ont su jouer sur ces instabilités de l’hybridation, prolongeant le scandale moral qu’elle suscite par une interrogation sur les frontières des catégories » (Keck, 2017). Se jouant du franchissement des catégories et des frontières, le monde du street art s’est depuis longtemps emparé de personnages hybrides, pour transmettre de la poésie, du rêve, et pour porter des messages politiques.
Le street art a récemment fait l’objet de nombreuses études interdisciplinaires sans qu’ait émergé pour autant une définition de cette pratique qui fasse consensus (Baldini, 2016) ou que la place qu’y occupent les figures hybrides soit réellement étudiée. Cet article s’appuie sur l’hypothèse suivante : l’hybridité humain/animal offre une clé de compréhension des potentialités politiques du street art. Pour la développer, nous évoquerons deux aspects constitutifs du street art, son caractère subversif et son rapport à la ville. Ces cas d’étude ont déjà fait l’objet d’une exploration interdisciplinaire, qui a donné lieu à un diaporama sonore, « Hybrides humains/animaux éphémères dans le street art »1, présenté lors du festival Allez savoir organisé par l’EHESS, à Marseille, en septembre 2019. Cet article adopte aussi une démarche interdisciplinaire qui mobilise les arts et les études visuelles pour apporter un nouvel éclairage sur des questionnements sociologiques, politiques et anthropologiques. Il reflète nos positionnements respectifs dans les domaines de l’anthropologie culturelle et politique, de la géographie urbaine, de la sociologie des mouvements sociaux et des arts visuels, que nous pratiquons en tant que chercheur∙euses, spécialiste de la médiation scientifique ou artiste. La manière dont les œuvres, interventions et réalisations de street art sont ici présentées et discutées procède donc d’un regard qui est lui-même hybride, puisqu’il convoque diverses disciplines, et combine points de vue impliqué et distancié. L’étude est donc ancrée, au sens où notre corpus résulte, d’une part, d’un relevé effectué in situ par l’une des autrices et, d’autre part, d’une sélection d’interventions qu’a réalisées une autre autrice. Il s’agit donc autant d’interpréter la signification et les potentialités de l’hybridité dans le street art, que de rendre compte de son intentionnalité et de son inscription communautaire, en combinant les points de vue externes de chercheur∙euses et celui, interne, d’une artiste.
Les œuvres de street art auxquelles nous nous intéresserons sont porteuses d’un contenu contestataire et émanent d’artistes qui revendiquent à des degrés divers une forme d’engagement et de rejet du système politique, économique ou moral dominant. Après avoir défini le statut de l’hybride humain/animal dans les arts et la littérature, puis dans le street art en particulier, nous nous pencherons plus précisément sur la politicité du street art, et sur ce qui la relie à la figure de l’hybride. Nous aborderons ensuite deux terrains d’observation – les quartiers de Belleville, à Paris, et de Rio Vermelho, à Salvador de Bahia au Brésil – pour évoquer la manière dont les hybrides participent de l’ancrage du street art dans ses environnements spécifiques. Belleville est un exemple du rapport qu’entretiennent des hybrides avec un quartier fortement identifié à son histoire métissée. Rio Vermelho révèle la pertinence toute particulière des hybrides lorsqu’il s’agit de rendre visible l’effacement, de célébrer la permanence et d’accompagner la résurgence des cultures autochtones, mais aussi afrobrésiliennes et métissées. Dès lors, les hybrides que mobilise le street art apparaissent comme de puissants vecteurs de resignification politique et de reterritorialisation culturelle.
Figures de l’hybride, frontières, catégories
Présents dans de nombreuses civilisations, les hybrides humains/animaux sont représentés sous des formes diverses : un être à tête animale et corps humain – et, plus rarement, l’inverse –, des animaux anthropomorphes qui se comportent comme des humains, mais aussi des créatures oniriques, fantastiques ou monstrueuses [Fig. 1].
Fig. 1
Credits: 13 bis, Paris, 2019 — Photo : Marion Dupuis.
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Ces hybrides ont donné lieu à de nombreuses interprétations, suivant les périodes historiques et le contexte où ils apparaissent (sur des objets funéraires, dans des œuvres décoratives), qui peuvent varier selon l’espèce animale représentée, le genre de l’hybride et le degré d’hybridité. Ainsi, ces figures hybrides ont pu être considérées comme des médiateurs (entre les humains et les démons ou les divinités), des gardiens ou encore symboliser la fertilité, l’immortalité, la renaissance, le transport des âmes dans l’au-delà, le passage d’une région cosmique à une autre, d’un état à un autre. L’ouvrage dirigé par Pascale Linant de Bellefonds et Agnès Rouveret, L’homme-animal dans les arts visuels (2017), en propose différentes interprétations sur le temps long.
Gérard Zlotykamien qui est, à l’instar d’Ernest Pignon-Ernest, l’un des précurseurs du street art en France, crée en 1963 des personnages qu’il nomme Éphémères, et que l’on peut sans doute considérer comme la première figure hybride transfrontière et transcatégorie du street art politique en France. Christophe Genin nous en propose cette description :
« Zlotykamien ne cherche pas à propager compulsivement son nom, mais, par une sorte d’altruisme, à rappeler la mémoire des anonymes. Ses célèbres Éphémères sont ces figures anthropomorphes, entre le “bonhomme têtard” et des figures de Miró, entre calligraphie et manga à la manière de Hokusai. » (Genin, 2016.)
Ainsi, Zlotykamien propose un travail de mémoire dépassant les frontières, qui relie les victimes des guerres, d’un continent à l’autre, et révèle leur vulnérabilité.
Une autre fonction du street art consiste à questionner les transformations urbaines, la gentrification et les frontières de la ville, comme l’atteste cette œuvre de Bilal Berreni (1990-2013) alias Zoo Project [Fig. 2].
Fig. 2
Credits: Bilal Berreni, Paris, 2010 — Photo : Marion Dupuis.
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Bilal Berreni s’attachait à faire vivre des créatures, souvent évocatrices de l’exploitation de l’humain par l’humain, dans des lieux relégués, des espaces interstitiels de la ville, entre l’ancien bâti en cours de métamorphose et le nouveau projet immobilier sortant du béton. Au fil des démolitions, ses œuvres évoluaient, transformées par l’intervention (volontaire ou non) des ouvriers. Deux figures majeures du street art, Blek le Rat et Banksy, ont aussi pris comme emblème et porte-parole un rat anthropomorphe qui semble observer l’humain et questionner son comportement, ses valeurs. Ces créatures intermédiaires, miroir du milieu underground du street art et du graff, s’invitent dans la ville alors que celle-ci est de plus en plus homogène et coupée du monde sauvage. On peut ainsi établir un parallèle entre les taggeurs illégaux qui investissent des lieux obscurs et l’« infra-animalité » décrite par Anne Simon, qui renvoie aux créatures dévalorisées, au « mode d’apparition évanescent, nocturne et soudain » – envisagés comme menaçants et surnuméraires, taggeurs et animaux minuscules « effractent nos habitats plus qu’ils ne les partagent avec nous » (A. Simon, 2021).
Les artistes explorent différentes formes d’hybridation : humain/machine, végétal/machine [Fig. 3], humain/végétal ou machine/animal, à l’image des réalisations de l’artiste Ardif, voient le jour sur la surface des murs.
Fig. 3
Façade de « La Miroiterie », Paris, 2011.
Credits: Photo de Marion Dupuis.
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Par des détournements et des réappropriations, le street art questionne aussi les frontières du genre [Fig. 4]. Dès 1984, la biologiste, philosophe et historienne des sciences, pionnière du cyberféminisme, Donna Haraway nous invitait dans son Cyborg Manifesto à les contester et à « refuser des dualismes traditionnels de genre dans un refus généralisé des frontières rigides entre l’humain et l’animal, l’humain et la machine, et revendiquant les hybridations, déjà effectives, de nos corps avec des technologies microélectroniques » (Cohen, 2022).
Fig. 4
Christ de Cordoba féminisé.
Credits: Marquise, Paris, 2019 — Photo : Marion Dupuis.
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En quoi le street art est-il politique ?
Avant d’aborder certaines réalisations de street art comme des interventions à caractère politique, il faut préciser en quoi le street art peut être en lui-même porteur de significations politiques, voire incarner une prise de position ou une posture politique. Les inscriptions réalisées, en général sans avoir été sollicitées, sur des surfaces situées dans des espaces publics sont plus ou moins artistiques, elles vont du graffiti au mur peint, en passant par le tag, le graff et le papier collé. Elles peuvent être vectrices d’un message explicite – qui peut lui-même être porteur d’une signification explicitement politique –, avoir valeur de signature – témoin d’une présence individuelle ou collective et de la légitimité de cette présence – ou encore donner à voir une représentation picturale – plus ou moins figurative. Ces frontières définitionnelles sont d’ailleurs poreuses, texte et image peuvent se mêler, de même que figuration et non-figuration.
Une partie des potentialités oppositionnelles du street art est liée à la pratique elle-même, en particulier lorsqu’elle est illicite et que les inscriptions ne sont ni sollicitées ni souhaitées, souvent même pas tolérées par les propriétaires des surfaces. Le street art est alors politique au sens où sa simple présence remet en question, sinon la propriété privée, du moins le privilège de choisir l’apparence qu’elle revêt. Il arrive parfois qu’une seule inscription ait pour effet, si ce n’est pour intention, de contester la privatisation d’un espace public – par exemple lorsqu’un affichage publicitaire est vandalisé. Le street art se fait alors affirmation, voire revendication, de la publicité des espaces publics. Sa lisibilité peut être relative ou même incertaine, c’est-à-dire que la même inscription ne sera pas forcément lue comme porteuse d’un sens politique – cela dépendra de celui ou celle qui la regarde et du degré d’intentionnalité de l’affirmation.
Mais le street art est a fortiori politique lorsqu’il véhicule un message lisible comme tel. Cette politicité peut résulter du regard qui observe plus que du geste qui inscrit. Ici encore, les frontières sont poreuses et il y a, de fait, un continuum entre la dimension politique d’interventions abstraites ou cryptiques, où certaines personnes liront un message – que ce soit voulu ou non par le scripteur ou la scriptrice –, et celle d’inscriptions aussi explicites qu’un pochoir clamant « Fuck Bush », au moment de l’invasion de l’Irak par les États-Unis, en 2003 (Marche, 2012).
Le street art déploie ses potentialités politiques par un ensemble de processus relationnels et communicationnels qui mobilisent souvent l’humour, créent un sentiment de connivence entre scripteur∙rice et spectateur∙rice, ou même instaurent un rapport d’identification mutuelle, par exemple lorsque l’inscription contient des éléments d’affirmation identitaire implicites, subtils ou dissimulés (Marche, 2016). Ces inscriptions, plus ou moins explicitement ou intentionnellement protestataires, peuvent alors éveiller ou tenir en alerte une conscience oppositionnelle (Johnston, 2005 ; Iddings, McCafferty et da Silva, 2011). Elles le font grâce à leur caractère expressif, à leurs qualités humoristiques, satiriques ou artistiques. Expressivité et politicité sont donc indissociables de l’instauration d’un rapport interpersonnel in absentia, reposant sur une émotion partagée (Marche, 2016).
Fig. 5
Credits: Happy Fingers / Bault, Paris, 2016 — Photo : Marion Dupuis.
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Dans cette juxtaposition d’une réalisation de Happy Fingers et d’une œuvre de Bault [Fig. 5], un homme et un animal se regardent. Le premier est avenant, tranquille, tandis que le second crispe ses griffes sur un outil menaçant, peut-être une arme. Sur l’image de l’homme apparaissent en surimpression les silhouettes de quatre individus armés et casqués, qui brandissent des boucliers et des matraques, et qu’on peut assez immédiatement identifier comme des agents des forces de l’ordre. Or le premier homme est noir, et les barbelés, également en surimpression, peuvent nous amener à l’identifier comme l’une des personnes racisées qui font disproportionnément l’objet de violences policières, ou comme un migrant maintenu dans un centre de rétention administrative ou relégué dans l’une des zones de non-droit du littoral du nord de la France.
Pour peu que celui ou celle qui l’observe ait une conscience aiguë des atteintes aux droits humains et à la libre circulation des personnes, ou du devoir de faire un usage mesuré de la force dans le maintien de l’ordre public, cet assemblage d’inscriptions sera porteur d’un message humaniste de défense des libertés publiques. Or ces inscriptions sont a priori disparates et émanent de scripteur∙rices différent∙es, qui ne se sont pas concerté∙es pour composer un ensemble à la signification cohérente. Si l’on admet que la conjonction des inscriptions a un sens, il résulte d’une rencontre que n’a pas recherchée le ou la premier∙e auteur∙rice, et ne se construit qu’à condition d’entrer en résonance avec la sensibilité de celui ou celle qui observe. Dès lors, la politicité du street art s’apparente bien souvent de ce que James Scott nomme un « texte caché » (hidden transcript) – mais pas forcément au sens où l’entend Scott : une dissimulation intentionnelle destinée à faire échapper la résistance des faibles au regard des puissants (Scott, 2008). Si la politicité est ici discrète, voire subreptice, c’est en grande partie parce qu’elle est fortuite.
Qu’y a-t-il d’intrinsèquement politique dans la figure de l’hybride ?
Dans la réalisation de Bault dont il vient d’être question, si l’oiseau est en mesure de se cramponner au manche d’un outil ou d’une arme, c’est que son corps est anthropomorphe. Son bec au rictus menaçant est d’ailleurs garni d’une rangée de dents, et cette hybridité contribue à le faire paraître monstrueux et dangereux.
L’artiste Combo Culture Kidnapper, quant à lui, a réalisé une série d’images en papier collé reprenant des photographies d’actualité quasi iconiques, où le faciès souriant de célèbres petits animaux, héros de bande dessinée ou de dessins animés pour enfants, se substitue au visage des humains qui y apparaissaient à l’origine2. L’hybridité humain-animal est alors constitutive des personnages et du processus de resignification qu’opèrent ces affiches. La souris Mickey – emblème de la marque Disney et des valeurs capitalistes qu’elle incarne mondialement, au point d’être elle-même devenue métonymique d’un certain impérialisme économique et culturel états-unien – prête notamment ses traits à Barack Obama, au moment où il décore le sergent Salvatore Giunta, pour avoir accompli une action héroïque en Afghanistan en 2010.
De même, le chat Tom – personnage de la série animée Tom et Jerry – est répliqué à l’identique plus d’une dizaine de fois, son museau hilare remplaçant le visage des responsables politiques et militaires sur la célèbre photographie de la salle des opérations militaires de la Maison Blanche, lors de l’intervention qui a conduit à la liquidation d’Oussama Ben Laden en 2011, sur ordre de Barack Obama et en présence d’Hillary Clinton, qui étaient alors respectivement président et secrétaire d’État des États-Unis.
Celles et ceux qui ont prêté attention à l’image originale se souviennent de visages allant de l’inexpressivité à la détermination la plus martiale, en passant par la curiosité – chez Anthony Blinken, alors conseiller à la Sécurité nationale du vice-président Joe Biden, se penchant pour bien voir l’écran, que masquait un homme plus grand, placé devant lui – et l’incrédulité, ou peut-être l’effroi dissimulé par Hillary Clinton, une main posée sur la bouche. Dans la réinterprétation de Combo, c’est un fou rire que ce personnage semble réprimer, sous les traits du chat de la série animée, plus nigaud que véritablement dangereux – la souris Jerry lui échappe toujours. Mais ce 1er mai 2011, Oussama Ben Laden, affublé dans un papier collé voisin du masque de ladite souris, n’a pas échappé à l’« opération Geronimo ». Et c’est donc par un effet de décalage que le caractère dérisoire des têtes zoomorphes restitue à l’image d’origine son extrême gravité, que sa diffusion planétaire avait peut-être émoussée. L’incommensurabilité des deux composantes, humaine et animale, de cette série d’hybrides génère une inquiétante étrangeté qui est vectrice de politicité, car elle désoriente notre regard et le désacclimate d’images auxquelles il s’était habitué.
Fig. 6
Paris, 2011.
Credits: Photo : Marion Dupuis.
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Pour autant, ces resignifications, qui laissent perplexe, ne font qu’interroger, sans rien affirmer. Le signifiant n’est pas tout à fait « vide », comme Jean Baudrillard le dit des graffs new-yorkais apparus dans les années 1970 (Baudrillard, 1976), mais il n’est certainement pas plein. Il l’est davantage sur cette autre affiche, utilisant le même vocabulaire pictural que les réalisations de Combo [Fig. 6]. Deux personnages encravatés à tête de Mickey y affichent un sourire béat sur un fond qui représente un billet de 100 dollars, la plus grosse coupure dans cette monnaie. Ces deux hybrides, qui peuvent représenter des responsables politiques ou économiques – l’ambivalence est elle-même frappante – sont, de ce fait, surplombés par l’effigie géante de Benjamin Franklin, sans que l’on puisse déterminer si elle les protège ou les contrôle. Le sens de cette image ne saurait être prédéterminé, et chaque spectateur∙rice peut y projeter à loisir ce qu’il ou elle y lit. Ici non plus, le signifiant n’est pas vide, car la tête, aussi zoomorphe que stéréotypée, rend les deux personnages hybrides figurant au premier plan anonymes et interchangeables. L’hybridité ne fait que souligner le conformisme du costume, qui fait perdre leur individualité aux décideurs politico-financiers. Dans le contexte de la financiarisation des économies, devenu particulièrement critique depuis 2008, une telle intervention semble forcément dénoncer la dépersonnalisation de la prise de décision en matière économique et politique.
Fig. 7
Credits: Tristan Barroso, Darwin, Bordeaux, 2018 — Photo : Marion Dupuis.
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Il en va tout autrement dans cette création de Tristan Barroso, qui fait partie d’une installation autorisée, réalisée lors du festival écologiste Climax, à Bordeaux en 2018 [Fig. 7]. Un gigantesque gorille y brise les barreaux d’un zoo pour nous alerter sur le réchauffement planétaire, à moins qu’il ne s’agisse de la cage mentale et politique où sont enfermés les humains, comme le suggère d’un jeu de mots « warning » (la mise en garde), faisant écho à « warming » (le réchauffement). L’hybridité de l’animal réside dans sa posture, dans la manière dont il prend appui de la main droite et brandit de la main gauche une bannière portant le logo de Darwin3, la friche urbaine organisatrice du festival, et dans la sévérité que l’on peut prêter à l’expression de son faciès. À l’inverse des chats et souris standardisés évoqués précédemment, ce primate anthropomorphe affirme une individualité assez inattendue. L’hybridité est ici l’attribut du lanceur d’alerte, comme si l’hybride osait clamer, avec toute la virulence et la simplicité qui caractérisent souvent les graffitis protestataires (Marche, 2012), la proverbiale « vérité qui dérange » – comme s’il fallait un hybride, être dont l’étrangeté dérange, pour éveiller les consciences, dévoiler une évidence qui aveugle.
Des formes d’hybridité paradoxales ou inattendues
Fig. 8 Credits: Shaka Ponk, 2017 — Photo : Marion Dupuis. Permalink: https://media.hal.science/hal-04662447
L’hybridité peut aussi intervenir de manière inattendue. La série d’affiches de la couverture de l’album The Evol’ du groupe de rock français Shaka Ponk a fait polémique, en 2017 [Fig. 8]. L’image d’une toute jeune femme qui embrasse un chimpanzé a été jugée « malsaine » ou « dégueulasse » par des personnes qui l’ont partiellement arrachée et parfois taguée dans plusieurs stations du métro parisien. Le collage initial n’est pas une intervention de street art, mais un affichage publicitaire. L’arrachage a cependant pour effet ironique de conférer une profondeur à l’affiche, car sous sa bidimensionnalité d’origine apparaît un palimpseste. Si l’arrachage partiel censure le contact entre la bouche de l’humaine et celle de l’animal, il dévoile involontairement, à la place du baiser interespèce, une bouche humaine sans visage. Et c’est ce bricolage fortuit (Certeau, 1980) qui fait surgir un être hybride et chimérique, doté de deux têtes et d’une seule bouche, et par là même poétise l’affiche de Shaka Ponk.
Or l’hybridité, qui fait involontairement advenir ici le street art, est due au caractère intrinsèquement éphémère de toute intervention écrite, dessinée, peinte ou collée sur les murs. Ainsi, l’hybridité vectrice de significations politiques ne tient pas forcément aux motifs figuratifs qui sont représentés, mais peut concerner le mode de production de l’image – comme on vient de le voir – ou le rapport entre l’image et son support physique.
Fig. 9 Credits: Doodle Dubz et Street Art without Borders, Paris, 2010 — Photo : Marion Dupuis. Permalink: https://media.hal.science/hal-04662450
Cette autre image [Fig. 9] n’est pas simplement la photographie de papiers collés sur un mur dans la rue ; c’est aussi une photographie de la rue où ces papiers sont collés, et où passent une femme et une jeune fille que leur apparence et leurs vêtements identifient comme probablement originaires d’Afrique de l’Ouest. Or elles viennent de passer devant une réalisation de Doodle Dubz représentant l’ours Paddington entre deux légendes affirmant, en français et en anglais : « la migration n’est pas un crime ». Cet emploi de Paddington est devenu un emblème des mobilisations contre la répression visant les migrants. Et sur cette photographie, Paddington semble regarder les deux passantes avec bienveillance et leur dire, ainsi qu’aux autres passant∙es et spectateur∙rices de la photographie, que chacun.e a le droit d’être ici, d’aller son chemin sous ses yeux, à nos côtés, car la migration n’est pas un crime.
On sait, depuis Marshall McLuhan, que « le message, c’est le médium » (McLuhan, 2013). Dans ce cas, le message n’est pas seulement façonné par le médium, mais aussi par les conditions de sa réception. L’ours Paddington, icône de la littérature enfantine, a été détourné pour donner corps à un message qui a l’allure d’un truisme ou d’une simple constatation, mais il contredit subrepticement trente ans de criminalisation des immigré∙es, de militarisation du contrôle aux frontières et d’idéologie anti-immigration. Ainsi, sous des dehors insignifiants, Paddington est resignifié en dissident. L’œuvre de street art elle-même ne crée pas d’hybride, mais ce sont, d’une part, les conditions dans lesquelles elle est visible dans cet espace public et, d’autre part, la captation et la diffusion photographiques de cet instant qui font se croiser dans notre regard l’animal fictif et les humaines bien réelles. S’il est vrai que la politicité du street art tient souvent à l’instauration d’un rapport interpersonnel in absentia reposant sur une émotion partagée, l’hybridité résulte ici de la coprésence de l’affiche et des deux passantes. L’affiche seule n’aurait pas été aussi éloquente. Cette hybridation fortuite surdétermine ainsi la potentialité politique de l’intervention de street art.
Belleville, quartier hybride et métissé
Fig. 10 Rue Dénoyez à Belleville. Credits: Lautissier, Paris, 2019 — Photo : Marion Dupuis. Permalink: https://shs.hal.science/halshs-04075887
Belleville est un quartier de migration récente où se côtoient des Parisiens et des habitants venus d’ailleurs : Arméniens, Grecs, juifs ashkénazes et sépharades, Arabes et Kabyles d’Afrique du Nord, Africains originaires d’Afrique subsaharienne, Turcs, Chinois, Vietnamiens…
Quand on appréhende son espace public, le quartier apparaît coloré, métissé, hybride, tagué. Cette impression provient en partie de l’accumulation et de la juxtaposition de signes dans un espace réduit : enseignes colorées, idéogrammes, caractères arabes, mentions « casher » et « halal », étoiles de David (P. Simon, 1994). Au cœur du quartier du Bas-Belleville, la rue Dénoyez et la rue Lemon renforcent cette impression. La rue Dénoyez est un espace de street art atypique, relevant d’un flou juridique, où le street art n’est ni interdit ni institutionnalisé et où graffitis, tags ou œuvres plus élaborées, parfois réalisées par des artistes de renommée internationale, cohabitent et recouvrent l’ensemble des murs sur 150 mètres. Cette rue piétonne et pavée, qui conserve des traits urbanistiques du xixe siècle – sa longueur, son étroitesse, les ateliers qui la bordent (de confection autrefois, d’artistes aujourd’hui) –, a fait l’objet de projets de rénovation urbaine qui auraient dû changer totalement sa physionomie. Au début des années 1990, une première tentative de rénovation urbaine, visant à construire immeubles neufs et infrastructures commerciales, est mise en échec par une nouvelle forme de militantisme citadin, porté par des artistes, formant parfois des collectifs (Gravereau, 2012).
En 2014, un second projet de rénovation, qui a fait l’objet de nombreuses résistances, aboutit à la destruction de quelques édifices anciens, mais permet aussi de préserver plusieurs ateliers d’artistes. Ces nouveaux bâtiments, à peine sortis de terre, sont à leur tour tagués et recouverts de street art.
De nombreux hybrides se sont succédé dans les rues Dénoyez et Lemon : l’on peut évoquer des œuvres de Roti [Fig. 11], d’Alexis Diaz [Fig. 12) ou de Swoon [Fig. 13].
Fig. 11
Credits: Roti, Paris, 2012 — Photo : Marion Dupuis.
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Fig. 12
Credits: Alexis Diaz, Paris, 2013 — Photo : Marion Dupuis.
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Les œuvres de Roti et Diaz évoquent, pour la chercheuse Anne Simon, des représentations de l’arche. Elle rappelle en effet, dans le diaporama sonore « Hybrides humains/animaux éphémères dans le street art4 », que les artistes s’inspirent fréquemment d’éléments mythiques primordiaux, tout comme « les écrivaines et écrivains reviennent aujourd’hui sur cette arche en péril, où se rassemblent, noués par une même menace, les vivants, le langage créatif et la planète » (A. Simon, 2021).
Fig. 13
Kamayura
Credits: Swoon, Paris, 2014 — Photo : Marion Dupuis.
Permalink: https://media.hal.science/hal-04662454v2
Kamayura, une œuvre de l’artiste Swoon, apparaît comme une « hybride métissée », née d’une rencontre avec une communauté autochtone brésilienne, qui puise aussi son inspiration dans la culture artistique de Brooklyn, la gravure expressionniste allemande et le théâtre d’ombre indonésien.
Le sociologue et démographe Patrick Simon, qui a longuement étudié le quartier de Belleville, le définit comme investi du poids de « racines en exil » par les nombreux migrants qui y vivent. Il a aussi décrit les mécanismes de construction du « mythe de Belleville » et les spécificités du quartier dans son rapport à l’espace-temps (P. Simon, 1994). Cette singularité spatio-temporelle s’exprime également dans certaines formes de street art. De nombreux artistes s’inspirent dans leurs créations de l’histoire du quartier. Ainsi, les œuvres évoquant la Commune de Paris ou Belleville comme lieu de migration y sont omniprésentes. On peut citer, à titre d’exemple, ce pochoir représentant Lounès Matoub, œuvre en apparence éphémère, mais qui a été recréée à plusieurs reprises au même endroit pendant plus de dix ans. Le street art crée des lieux de mémoire visant à faire revivre des communautés minorisées qui, pour certaines, ont laissé peu de traces dans le bâti ou l’espace public. Les références à l’histoire sont donc constantes, dans un environnement où, paradoxalement, les réalisations de street art et les graffitis changent constamment, un espace qui semble à la fois empreint de nostalgie et en mutation permanente.
L’hybridité culturelle et artistique en contexte colonial et postcolonial au Brésil
Fig. 14 Credits: Hace, Rio Vermelho, Salvador de Bahia, Brésil, 2016 — Photo : Marion Dupuis. Permalink: https://media.hal.science/hal-04662455
À Salvador de Bahia comme à Belleville, le street art permet de recomposer des récits historiques et mémoriels, à l’image de cette fresque reliant un enfant autochtone, l’écrivain Jorge Amado, dont les livres évoquent les communautés noires de Bahia et le monde végétal et animal [Fig. 14].
Fig. 15
Rio Vermelho, Salvador de Bahia, Brésil, 2016.
Credits: Photo de Marion Dupuis.
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Cette œuvre, où apparaît un homme à tête de chouette tenant un masque, peut évoquer l’afrobrésilianité et la volonté d’invisibiliser les peuples noirs, leurs luttes, leur spiritualité [Fig. 15], sur lesquelles René Depestre, auteur haïtien exilé plusieurs années au Brésil, portait ce regard :
« Depuis 1492, l’Occident n’a pas arrêté de mettre des masques sur des réalités, comme sur les réalités géographiques, en changeant les noms […]. Des masques ont aussi été appliqués aux hommes. […] On a masqué pour tromper les gens, pour jouer un jeu machiavélique dans la mainmise politique sur les consciences » (Bonniol, 2005).
Dans certaines cultures autochtones, la chouette est parfois associée au monde des morts, par exemple comme gardienne des cimetières. Peut-être veille-t-elle, ici aussi, sur un lieu de mémoire de la traite et de l’esclavage.
Le Brésil tend à se présenter comme multiculturel, inscrit dans la dualité unité/diversité, entre les cultures occidentale, africaine et autochtone (Barbalho, 2007). Se réapproprier son histoire est l’un des droits fondamentaux d’une société (Carneiro Da Cunha, 1987). Affirmer l’identité d’un groupe ethnique suppose aussi de définir la frontière culturelle qui le distingue d’autres groupes (Barth, 1969). L’identité ethnique a un caractère politique, et les rapports culturels tissés entre acteurs sociaux et créateurs de culture sont complexes. En effet, les politiques culturelles, qu’elles émanent d’acteurs publics ou privés, devraient en principe se conjuguer avec la diversité ethnique et s’insérer dans une nouvelle citoyenneté culturelle. Cela impliquerait que les citoyens disposent – en plus des droits individuels, politiques, sociaux et culturels – de nouveaux droits, parmi ceux qui sont reconnus aux peuples autochtones et aux autres peuples et communautés traditionnelles, notamment l’autodétermination, le respect de la diversité et de l’environnement. Ces droits conduisent « à penser simultanément le droit à l’égalité et le droit à la différence » (Bellier, 2013). Dans les problématiques du pluralisme culturel et des sociétés plurielles ou pluriethniques, la question de l’altérité prend plus d’importance. Homi K. Bhabha, au cours d’un entretien avec Jonathan Rutherford, expliquait que « dans les sociétés qui encouragent le multiculturalisme, il subsiste encore, sous différentes formes, un racisme endémique. Parce que l’universalisme, qui rend possible la diversité, dissimule aussi des normes, des valeurs et des intérêts ethnocentriques » (Bhabha et Rutherford, 2006). Par ailleurs, bien que les peuples autochtones représentent une part importante de la richesse et de la diversité socioculturelle du Brésil, les textes juridiques ne permettent toujours pas la pleine expression du multiculturalisme, compris dans son sens le plus large – à savoir « une action publique qui vise à transformer l’imbrication entre injustice sociale et disqualification culturelle au sein d’une société » (Gros et Dumoulin Kervran, 2011). Dans ce contexte, il est important de penser les politiques « avec » et non « pour » les peuples autochtones, en les invitant à formuler leurs projets selon leurs propres valeurs et aspirations (Verdum, 2009). Ces projets peuvent aussi inclure des manifestations artistiques qui expriment des critiques sociales, dénoncent des inégalités, des violences et le non-respect de leurs droits de la part de gouvernements. Des représentations artistiques qui peuvent aussi revendiquer des identités et des espaces. Si certaines donnent de la visibilité à des identités définies, d’autres sont parfois interprétées par le biais du concept d’hybridité, qui, toujours selon Bhabha, serait un « “tiers-espace” qui rend possible l’émergence d’autres positions. Ce tiers-espace vient perturber les histoires qui le constituent et établit de nouvelles structures d’autorité, de nouvelles initiatives politiques, qui échappent au sens commun » (Bhabha et Rutherford, 2006). Il est donc important de considérer l’hybridité sous tous ses aspects, c’est-à-dire d’être conscient du fait qu’elle provient d’un contexte de violences coloniales et postcoloniales, et qu’elle façonne donc des sociétés asymétriques, où le pouvoir est inégalement réparti et continue de provoquer de la violence et le non-respect des droits des populations dites « minoritaires ».
Reterritorialisation et hybridité des formes du vivant
Ces représentations témoignent aussi de la capacité qu’a l’art de montrer la diversité des humains et des non-humains, et l’existence d’autres cosmologies. Sur la première des deux photographies suivantes [Fig. 16], on observe deux zones distinctes. Dans la partie haute de l’image, une église surplombe un cadavre de vache, sans doute évocateur des siècles de colonisation, de l’État qui domine et envahit. La zone du bas semble montrer la richesse et la diversité des communautés autochtones et quilombolas (les descendants des marrons). Ces groupes luttent contre le gouvernement fédéral, les États fédérés, l’Église et les propriétaires terriens pour conserver leurs territoires de vie. La question centrale du territoire et de la préservation des écosystèmes est ainsi posée par ces artistes.
Fig. 16
Credits: Bruno Wiw, Salvador de Bahia, Brésil, 2016 — Photo : Marion Dupuis.
Permalink: https://media.hal.science/hal-04662457
Fig. 17
Salvador de Bahia, Brésil, 2016.
Credits: Photo de Marion Dupuis.
Permalink: https://media.hal.science/hal-04662458
La seconde image [Fig. 17] peut notamment évoquer les encantados, principales entités de la cosmovision tupinambá. Ils n’ont pas eu de vie charnelle et ne doivent pas pour autant être confondus avec les esprits des morts. Selon les Tupinambá de la communauté Serra do Padeiro (Terra Indígena Tupinambá de Olivença, Bahia), les encantados sont aussi présents dans d’autres cultures, où ils portent d’autres noms. Ils peuvent voyager dans le temps et dans l’espace, assurant ainsi, en quelque sorte, la mémoire sociale du groupe. Ils peuvent expliquer des événements du passé, enseigner une pratique tombée en désuétude, une médecine, indiquer un espace où des rituels ont été accomplis – c’est-à-dire qu’ils possèdent une gamme infinie de savoirs traditionnels. Les recherches menées parmi les Tupinambá ont déjà montré l’agentivité politique de ces êtres, principalement dans le domaine de la reconnaissance ethnique, de la lutte pour le territoire, de l’éducation scolaire autochtone. L’éducation ou l’art, entre autres, sont des domaines où se croisent des connaissances et des logiques diverses, qui contribuent à la préservation de celles qui relèvent de la tradition, et visent aussi à améliorer celles de la société dominante, dans le but de renverser une situation de subalternité. Dans la communauté de Serra do Padeiro, la transmission des savoirs est indissociable de l’action des encantados, gardiens de la mémoire de leur peuple. Ils relient les mondes visible et invisible, et tissent des liens entre humains, non-humains, faune et flore. Chaque être vivant possède ainsi une vision singulière du monde, construite à partir des savoirs et mémoires qui lui ont été transmis, ou qu’il ou elle a acquis par l’expérience, et qui ont donc un certain impact sur les représentations dont il ou elle doit être conscient∙e pour se défaire, parfois, de modes de pensée occidentaux imposés.
Les attaques contre les peuples autochtones sont constantes. Les différents gouvernements brésiliens se sont montrés peu sensibles à leurs revendications, et celui de Bolsonaro s’y est clairement opposé par ses actes. Dans ce contexte, l’art réalisé par les peuples autochtones permet aussi de sensibiliser la société aux cas de violation de leurs droits, comme la non-démarcation de leurs territoires. On peut citer Selva Mãe do Rio Menino (2020, Belo Horizonte), de Daiara Tukano, la plus grande fresque peinte par une artiste autochtone, qu’elle décrit comme représentant « une danse et une bataille à la fois5 ».
Plus récemment, en novembre de 2022, a eu lieu à Salvador de Bahia l’exposition Hãhãw : art autochtone antiraciste, qui fait partie du programme Réoccupation d’art autochtone antiraciste. Les œuvres présentées traitent de différentes dimensions du racisme, du colonialisme et de la vie autochtone dans divers endroits du territoire aujourd’hui connu sous le nom de Brésil. Elles construisent la mémoire, dénoncent l’oppression, mobilisent les luttes.
FIG. 18
Glicéria Tupinambá a réalisé l’oeuvre Tupinambá Ybaka.
▪ Crédits: Glicéria Tupinambá — Photo : Larissa Hohenfeld. Tous droits réservés.
L’une des douze artistes autochtones invités, Glicéria Tupinambá, a réalisé la fresque Tupinambá Ybaka (Le ciel tupinambá) à l’entrée de la bibliothèque centrale de l’Université fédérale de Bahia (UFBA) [Fig. 18 et 19]. Le fait de réoccuper cet espace ou le Musée géologique, pour une autre exposition, a une symbolique forte. Le musée, un ancien couvent, renvoie à l’oppression de la période coloniale, tandis que l’université est le lieu où sont construits les savoirs. Glicéria Tupinambá se rappelle avoir pensé à cette occasion :
« Mes grand-tantes et grand-mères ont appris à lire et à écrire avec du charbon sur les murs, sur le sol ou sur les emballages de sucre, et maintenant je peins un mur blanc avec une peinture noire en grattant pour faire apparaitre ce ciel tupinambá. J’invite les passants à regarder ce ciel dans un endroit où mes tantes n’auraient jamais pensé être. Je veux graver cette mémoire dans l’université, c’est une façon de décoloniser ces espaces, y compris notre ciel qui, lui aussi, a été colonisé. Cela a beaucoup de sens que les autochtones soient présents et occupent les bancs des universités. Ils apportent d’autres visions et concepts, d’autres façons de penser. Avec le langage de l’art, on touche plus facilement les personnes, on essaie d’apporter un regard plus sensible. Elles comprennent plus vite. »
FIG. 19
Tupinambá Ybaka
▪ Crédits: Glicéria Tupinambá. Tous droits réservés.
L’affirmation politique des autochtones dans l’art se traduit par leur présence dans le street art, dans les rues de Bahia, mais aussi dans des lieux officiels (musées, universités). Actuellement, sur la scène internationale, les Tupinambá tentent d’obtenir la restitution de leur patrimoine6 détenu dans des musées européens.
Conclusion
Partant du constat de l’omniprésence des figures hybrides humain/animal dans le street art, nous avons cherché à interroger ici la signification de cette forme de représentation picturale en la reliant à un questionnement plus large cherchant à établir si le street art est intrinsèquement politique. Compte tenu de l’histoire et de l’ancrage spécifiquement – quoique non exclusivement – urbain du street art, cette qualité ou cette potentialité politique lui est souvent attribuée a priori. Or, si on la rencontre fréquemment dans le street art, elle ne lui est pas forcément inhérente. L’hybridité et la politicité sont donc des angles morts paradoxaux du street art, ignorés ou peu interrogés du fait même de leur grande visibilité. Notre investigation interdisciplinaire, faisant appel aux arts et à la littérature comme aux sciences sociales et aux études visuelles, a mis en lumière le fait que les figures hybrides permettent des formes diverses et originales d’affirmation politique, identitaire ou territoriale.
Ainsi, du fait de leur indétermination, de leur statut intermédiaire et interespèce, les hybrides jouent, dans le street art comme dans diverses mythologies ou cosmogonies, le rôle de messagers porteurs d’augures, éveilleurs de consciences ou lanceurs d’alerte. Loin de diminuer le potentiel politique du street art, le caractère mystérieux et même onirique ou monstrueux des hybrides repose en effet sur leur capacité à transcender les frontières de l’ordre naturel, et par là même à remettre en cause un ordre apparemment immuable. Souvent présent dans des espaces interstitiels, disqualifiés, ou dans des lieux de relégation, le street art se prête particulièrement bien à des formes souvent mineures, parfois implicites ou discrètes de politicité. Mais cette relative sous-détermination est, en réalité, le reflet d’une adéquation toute particulière du médium au message, ou du vecteur à son support.
Porteur indéterminé de significations politiques plus ou moins sous-déterminées, parfois même floues ou ambiguës, l’hybride humain/animal est donc intrinsèquement problématique. Or c’est précisément ce qui, dans le street art, induit un rapport à la fois complexe et subtil, souvent intentionnel, mais parfois fortuit, entre forme et contenu, entre la matérialité des inscriptions et leur environnement concret. Et comme l’ont montré les exemples traités ici, ce rapport est le socle d’affirmations politiques telles que des mises en garde environnementales, la dénonciation de pratiques d’exclusion, la célébration d’identités minorisées, la revendication du multiculturalisme ou la défense de cultures menacées.