Remerciements à Didier Aubert pour la relecture attentive de ce texte.
Le 25 mai 1935 à Ann Arbor (Michigan), à l’occasion des championnats universitaires régionaux de la prestigieuse Big Ten Conference1, Jesse Owens réalise certainement la plus grande performance de sa carrière d’athlète : en l’espace d’un après-midi, et alors qu’il souffre du dos, il bat trois records du monde (saut en longueur, 220 yards et 220 yards haies) et en égale un quatrième (100 yards)2. Il devient ainsi le grand favori des futurs Jeux olympiques de Berlin de 1936 pour les épreuves de sprint et de saut en longueur. Cet enchaînement de records a toutefois une autre conséquence, celle de nourrir le débat contemporain sur une possible supériorité naturelle des athlètes noirs dans le sprint et dans d’autres disciplines.
Cette contribution se propose de revenir sur ce débat à partir de la contribution originale de William Montague Cobb (1904-1990), premier Noir Américain docteur en anthropologie physique. Dans son article « Race and Runners3 » (« Race et coureurs ») publié en janvier 1936 dans le Journal of Health and Physical Education, il défend face au racisme scientifique dominant une approche contextualiste des performances des athlètes noirs américains et refuse de faire de la notion de race un facteur d’explication décisif. Cette approche critique est aujourd’hui considérée comme pionnière4. Pourtant, malgré cette manière novatrice d’aborder la question, Cobb ne rejette pas entièrement le discours évolutionniste et racial de son temps. Il s’appuie en effet en partie sur ce dernier pour souligner les mérites de la minorité noire au sein de la société américaine de l’époque. On se demandera en quoi l’approche paradoxale de Cobb peut être interprétée à la lumière de sa double position académique et politique.
En nous appuyant principalement sur la consultation d’articles scientifiques parus dans l’entre-deux-guerres dans des revues américaines d’anthropologie, de médecine et d’éducation physique, nous rappellerons en premier lieu les différentes théories qui avaient cours pour expliquer les performances des athlètes noirs. Nous résumerons ensuite les recherches menées par Cobb sur ce thème, avant enfin d’en souligner à la fois la dimension novatrice et les limites : d’une part, son attachement à une vision évolutionniste traditionnelle, d’autre part une réception scientifique limitée, en raison notamment de la persistance de croyances en la supériorité biologique.
Mesurer la « supériorité naturelle » : le rôle de l’anthropométrie
L’idée que les Noirs sont doués de grandes capacités athlétiques n’a pas toujours existé. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, Arthur de Gobineau écrit au contraire :
« Y a-t-il aussi inégalité de forces ? Sans contredit, les sauvages de l’Amérique, comme les Hindous, sont de beaucoup nos inférieurs sur ce point. […] Les nègres ont également moins de vigueur musculaire. Tous ces peuples supportent infiniment moins les fatigues5. »
Mais dès la fin du XIXe siècle, les succès de certains sportifs noirs américains suscitent des spéculations sur le caractère inné de leurs remarquables facultés6. Le champion cycliste noir américain Marshall « Major » Taylor est ainsi examiné par une équipe de médecins de l’Académie des Sciences de Bordeaux, qui le mesurent, le font passer aux rayons X, et examinent son cœur pour percer les secrets de ses prouesses sur le vélodrome7. Jack Johnson, premier boxeur noir champion du monde des poids lourds (1908-1915), ou le sprinteur John B. Taylor engendrent une curiosité semblable, dans laquelle on peut déceler les effets d’une représentation exotique du corps noir. Avec la mise en place de la ségrégation dans les ligues sportives professionnelles américaines (baseball, football américain, basketball), la question de la supériorité athlétique noire perd de son acuité dans les années 1920. Elle resurgit cependant au début de la décennie suivante, à la faveur des médailles glanées par les sprinteurs noirs lors des Jeux olympiques de Los Angeles (1932). Pour la première fois, un Africain-Américain, Eddie Tolan, remporte la médaille d’or dans « l’épreuve reine » du 100 mètres, ainsi qu’au 200 mètres. Ralph Metcalfe conquiert respectivement l’argent et le bronze lors des mêmes épreuves. Enfin, Ed Gordon gagne l’épreuve du saut en longueur. Ces résultats, puis ceux de Jesse Owens, expliquent que les débats se soient focalisés sur la question de la vitesse.
Un certain nombre de médecins, d’anthropologues et d’éducateurs physiques partagent alors l’idée que ces performances ont un fondement naturel et sont biologiquement déterminées. Les théories explicatives avancées sont essentiellement de deux ordres. Le premier type d’explication est évolutionniste et témoigne de l’influence du darwinisme social et racial. Pour Dean Cromwell, coach d’athlétisme à l’université de Californie du Sud, l’athlète noir excelle car il est « plus proche de l’homme primitif » que l’homme blanc. « Cela ne fait pas si longtemps que sa capacité à courir vite et à sauter était une question de vie ou de mort, dans la jungle.8 » Les Noirs américains formeraient ainsi un peuple « semi-civilisé9 » (l’expression est d’Aleš Hrdlička, le fondateur de l’American Journal of Physical Anthropology), mais aussi un peuple solide et résistant : la traversée de l’Atlantique, l’épreuve de l’esclavage auraient opéré une forme de sélection au profit des plus forts, prédisposant ainsi cette population à briller dans les disciplines sportives. Le second type d’explication est anthropométrique : à partir de l’observation et de la mesure des corps, le médecin ou l’anthropologue repèrent des différences qui, dans une interprétation raciale, deviennent des avantages comparatifs dont les corps noirs seraient dotés.
Quel que soit le type d’explication retenu, l’imputation de supériorité naturelle des athlètes noirs vient en réalité conforter des préjugés, ancrés dans une partie de la société américaine blanche de l’époque, pour qui cette supériorité physique est assortie d’une infériorité intellectuelle. Cette infériorité est régulièrement affirmée par des savants de disciplines variées, en particulier via la mesure des crânes (la craniométrie, lointaine héritière de la phrénologie de Franz Gall, a connu en Europe son heure de gloire avec l’anthropologie criminelle italienne et la théorie du « criminel né » de Cesare Lombroso) et les tests de Q.I. (quotient intellectuel) qui sont largement pratiqués aux États-Unis et en Europe10. La supériorité athlétique noire, pensée comme naturelle et donc indépendante du mérite, ne permet pas de remettre en cause la hiérarchie raciale inscrite dans les représentations dominantes : les Blancs occupent une position sociale en moyenne supérieure parce qu’ils seraient naturellement plus intelligents. « L’excellence corporelle »11 noire vient confirmer un schéma binaire qui oppose corps et esprit : l’adaptation des peuples moins civilisés à leur environnement passe par un développement physique non corrélé au développement intellectuel.
Comme dans le cas de la craniométrie et des tests d’intelligence, il n’est pas rare, à cette époque, que l’anthropométrie reflète certains préjugés raciaux des chercheurs qui s’y adonnent. Elle suscite les critiques récurrentes du fondateur de l’anthropologie culturelle aux États-Unis, Franz Boas (1858-1942). Celui-ci se méfie des séductions trompeuses de la quantification. N’hésitant pas à détourner l’usage habituel de l’anthropométrie, il démontre, dans un article célèbre sur les immigrants aux États-Unis, que ces mesures sont aussi susceptibles de se modifier au fil des générations lorsque l’environnement se modifie12. C’est pourquoi il est selon lui imprudent de définir une race à partir de la mesure des dimensions corporelles, sans s’interroger sur les variables sociales et environnementales qui opèrent dans la durée.
Les tests de W. Montague Cobb
Parmi les élèves de Franz Boas à l’université Columbia, nombreux sont ceux et celles qui ont illustré le courant de l’anthropologie culturelle et ont acquis une célébrité au sein de la discipline : Alfred Kroeber, Ralph Linton, Margaret Mead… William Montague Cobb ne fut pas un disciple de Boas et ne s’intéressa que de loin à l’anthropologie culturelle. On peut néanmoins souligner certaines affinités entre leurs démarches. Docteur en médecine (1929), premier et seul Africain-Américain docteur en anthropologie physique de la première moitié du XXe siècle (1932), Cobb mène de front une carrière scientifique prolifique à la prestigieuse université Howard (Washington, D.C.13) et une activité de militant contre le racisme et en faveur des droits des Noirs Américains. À la fin de sa vie, entre 1976 et 1982, il accède à la présidence de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), la plus ancienne association de lutte pour les droits civiques fondée en 1909, dont il est un militant de longue date14. Cette situation de « scholar-activist » est courante parmi les premiers universitaires noirs américains. À cette époque, nombre d’enseignants de l’université Howard sont dans ce cas, comme l’historien Rayford Logan, le sociologue Edward Franklin Frazier ou le juriste Charles H. Houston15, tous affiliés à la NAACP. La question raciale oriente nettement leurs choix d’objets d’étude et les problématiques qu’ils abordent. Ainsi, Cobb consacre de nombreux articles à l’anthropologie raciale, abordée via la méthode anthropométrique16. Son statut minoritaire et sa trajectoire atypique, exceptionnelle dans un contexte de ségrégation raciale et de faible accès des Noirs Américains aux études universitaires, le disposent à une certaine méfiance vis-à-vis de données décontextualisées présentées comme des faits scientifiques.
C’est avec cet esprit critique que Cobb investit le débat sur la supériorité de l’athlète noir. Sa principale contribution tient dans les quelques pages de son article « Race and Runners ». Il entend réfuter plusieurs théories qui ont cours : la plus courante veut que les Noirs soient plus rapides car leur principal os du talon (le calcanéum) serait plus long que la moyenne17. Une autre avance qu’ils tirent avantage de pieds plus plats18 et de mollets plus fins19. Pour tester ces différentes hypothèses, le dispositif expérimental de Cobb rappelle celui employé une trentaine d’années plus tôt pour le cycliste Major Taylor : en juillet 1935, il effectue une série de mesures sur Jesse Owens, tout juste auréolé de ses exploits d’Ann Arbor. Les analyses de Cobb tranchent avec les analyses habituelles par l’importance des réflexions sur le contexte et les croyances qui entourent les performances. Il souligne d’abord le fait que la tentation de prêter des qualités naturelles à tel groupe ou telle nation n’est pas nouvelle ni uniquement réservée aux Africains-Américains. Du temps de la suprématie du Finlandais Paavo Nurmi et de ses compatriotes dans les épreuves de fond et de demi-fond (Nurmi a glané neuf médailles d’or entre les Jeux de 1920 et de 1928), on a ainsi prêté aux Finlandais des capacités respiratoires naturellement supérieures à celles des autres peuples. L’historien Mark Dyreson indique que des géographes et des météorologues ont alors tenté de mettre cette domination au compte d’une « race nordique », rendue supérieure en force et en résistance par le climat rigoureux20. Cependant, d’autres suggérèrent que les résultats des athlètes finlandais pouvaient s’expliquer par un entraînement rationalisé qui recourait en particulier au chronomètre. Cette approche plus sociologique contraste, selon Cobb, avec le discours dominant sur les athlètes noirs qui évacue le rôle de l’entraînement et par extension du mérite :
« On a pu dire qu’une faculté supérieure à sprinter et à sauter devait être l’affaire des capacités naturelles pour neuf dixièmes, et de l’entraînement pour un dixième, parce que le Noir ne serait pas disposé à se soumettre à un entraînement rigoureux21. »
Ces athlètes bénéficient pourtant d’un entraînement de qualité : tous poursuivent ou ont poursuivi leurs études dans des universités majoritairement blanches du nord du pays, qui en ces temps de ségrégation disposent de moyens plus importants et d’équipements de meilleure qualité que les universités noires du Sud. Les athlètes noirs bénéficient également de l’aide d’entraîneurs diplômés et d’une émulation avec les athlètes blancs. À l’université d’État d’Ohio, Jesse Owens est par exemple entraîné par Larry Snyder, lui-même passé par cette université au début des années 1920. Beaucoup de ces athlètes sont des enfants de la Grande Migration, ce déplacement massif des Noirs Américains du Sud vers le Nord du pays, un processus qui s’est accéléré avec la Première Guerre mondiale22.
L’existence d’un type sportif « négroïde » semble douteuse à Cobb : la simple observation suffit à dire que les Noirs en général, et les champions en particulier, ont des profils physiques hétérogènes. Eddie Tolan, le champion olympique de Los Angeles, est de taille modeste et plutôt trapu, tandis que Ralph Metcalfe est grand. Certains ont de longues jambes et d’autres ont la peau plus ou moins sombre. Ainsi, le métis Howard Drew, grand sprinteur des années 1910, « est habituellement pris pour un homme blanc par ceux qui ne sont pas “au fait” »23. Ici, non seulement la race n’est pas un critère déterminant, mais la pertinence même de la notion de race est remise en cause par le constat du métissage. Les mesures que W. Montague Cobb réalise sur Jesse Owens lui permettent d’aller plus loin dans sa réfutation et de mettre à l’épreuve les distinctions couramment avancées entre morphologies blanches et noires. Pour lui, il est improbable que la longueur du calcanéum soit déterminante, car la force d’impulsion du pied dépend de la voûte plantaire lorsque celui-ci prend appui sur le sol. Quand bien même il y aurait un lien, Jesse Owens a un os du talon (passé pour l’occasion aux rayons X) plus court que bien des athlètes blancs. Il n’a pas les pieds plats, et son mollet large rappelle… le « type caucasoïde » tel qu’il est défini à l’époque. La conclusion qu’en tire Cobb est donc paradoxale :
« Jesse Owens, qui a couru plus vite et sauté plus loin que ne l’avait jamais fait un être humain auparavant, ne possède pas ce qui est considéré comme le type négroïde du mollet, du pied et de l’os du talon24. »
L’article de Cobb consiste davantage, on le voit, en une réfutation empirique, qu’en une démonstration de faits positifs. Jesse Owens devient le contre-exemple qui fait douter de la validité des catégories de l’anthropologie raciale appliquées au sport. La démarche de Cobb manifeste la volonté de ne pas couper l’anthropologie physique de l’anthropologie culturelle, pour éviter l’essentialisation et la réduction à une forme d’exotisme racial. Pour lui, le corps noir n’est pas le corps de l’autre envisagé dans une irrémédiable altérité, mais plutôt un concept dont les frontières posent question.
Limites à la démonstration de Cobb
Par son article « Race and Runners », W. Montague Cobb apparaît comme un précurseur. Pourtant, il serait sans doute trop simple d’en faire a posteriori un pionnier intellectuel méconnu pourfendant le racisme scientifique de son temps25. Cette vision héroïque dissimule le fait que Cobb, dans d’autres textes, reprend à son compte les explications évolutionnistes de la supériorité athlétique noire :
« Il [le Noir Américain] est physiquement fort, montrant une grande endurance face aux travaux exténuants dans des conditions climatiques et nutritionnelles difficiles, et produisant un nombre considérablement grand de champions dans des domaines représentatifs du sport. […] Les méthodes employées pour enrôler les Africains [dans la traite négrière] étaient telles qu’ils représentaient un échantillon représentatif des populations des régions d’où ils venaient, avec une certaine pondération en faveur des éléments meilleurs et plus forts26. »
Alors qu’il allait jusqu’à mettre en doute l’existence d’une race noire, il affirme ici que les descendants d’esclaves posséderaient tous, de manière héréditaire, des prédispositions qui leur permettent de briller dans les activités athlétiques.. La traite négrière est ici présentée comme un agent de sélection, non pas seulement des individus les plus aptes à travailler mais aussi, plus profondément, des meilleurs patrimoines génétiques. Cette manière de faire d’un processus historique comme la traite le moteur d’une « sélection naturelle », qui en réalité n’a plus rien de naturel, est typique d’un darwinisme appliqué aux sociétés humaines.
Comment interpréter cette conciliation d’analyses novatrices et de thèses en cours à l’époque, cette tension entre effort sociologique et naturalisation biologique des performances ? Nous proposons d’y voir l’effet de son double statut d’universitaire et de militant. Cobb remet en question les thèses anthropométriques de son temps car elles ignorent la part de l’entraînement, du « courage », du mérite de l’athlète noir. Au contraire, la version du darwinisme social qu’il reprend à son compte vante la force et la résistance du peuple noir. Elle offre ainsi une image valorisante, qui contredit l’image dépréciative et les stéréotypes raciaux répandus à l’époque au sein de la population blanche. La peau noire, de stigmate, devient symbole de fierté. En ces temps de ségrégation, l’idéal intégrationniste et égalitaire de Cobb, qui est celui de la plupart des intellectuels noirs de l’époque, explique les paradoxes apparents de son positionnement scientifique. On trouve d’ailleurs le même discours intégrationniste et des hésitations semblables sur la part de l’inné et de l’acquis chez Edwin B. Henderson (1883-1977), éducateur physique à Washington – il fut l’enseignant de Cobb au lycée Dunbar de la ville – et auteur de la première histoire du sport noir27. De leur point de vue, le sport est pleinement politique puisqu’il est l’un des terrains sur lesquels doit se mener la lutte pour l’égalité civique. Souligner l’excellence sportive de certains athlètes d’exception leur permet d’affirmer l’égale capacité des Noirs par rapport aux Blancs dans ce domaine. L’égalité des capacités ainsi démontrée doit contribuer à une plus grande considération sociale des Noirs par les Blancs. L’historien Patrick Miller a appelé « assimilationnisme musculaire » ce courant de pensée dont Cobb peut à bon droit être tenu pour un représentant28.
En août 1936, soit quelques mois après la parution de « Race and Runners », Jesse Owens remporte quatre médailles d’or aux Jeux de Berlin orchestrés par l’Allemagne nazie. Dans les mois qui précèdent, les autres athlètes africains-américains et lui se tiennent globalement à l’écart du débat qui agite la presse noire américaine sur l’opportunité de boycotter ces Jeux pour protester contre la politique de discrimination raciale nazie29. La légende qui s’écrit autour de la personne d’Owens, et qu’il assumera progressivement, en fait cependant un symbole de résistance à l’idéologie de la suprématie aryenne. Lors de ces Jeux, les athlètes noirs américains remportent plus de médailles que lors des neuf éditions précédentes, en s’illustrant particulièrement dans les épreuves de vitesse et de saut30. Ce triomphe fait que, plus que jamais auparavant, le public profane et le monde savant sont renforcés dans leur conviction que les Noirs possèdent des aptitudes naturelles dans ces domaines. Après la Deuxième Guerre mondiale, le rôle grandissant que les joueurs noirs tiennent dans les ligues sportives nourrit aussi cette croyance en un déterminisme mécanique et biologique.
Il serait donc faux d’affirmer que l’article de Cobb provoque un coup d’arrêt aux théories raciales liées au sport. Sa démonstration demeure isolée et la grande majorité des scientifiques qui traitent de ces questions continuent à essentialiser les performances et à sous-estimer les facteurs sociaux31. Trois ans après l’article de Cobb et les exploits d’Owens à Berlin, l’éducatrice physique Eleanor Metheny, enseignante à l’Université d’État de l’Iowa, réitère l’affirmation selon laquelle les Noirs seraient naturellement doués pour la vitesse mais désavantagés pour les épreuves d’endurance32. Si l’analyse de Cobb est donc peu audible, elle n’en reste pas moins neuve et originale pour l’époque.
Conclusion
Il n’est pas possible, dans les limites de cet article, d’évoquer en détail l’évolution des thèses du déterminisme biologique et racial en matière de sport. Ces thèses n’ont à l’évidence pas disparu malgré la condamnation de l’idée de race par plusieurs anthropologues au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, comme Franz Boas33, Ashley Montagu34 ou, en France, Claude Lévi-Strauss35. Contentons-nous de souligner que depuis la découverte de l’ADN (1953), la génétique moléculaire a acquis la première place dans l’administration de la supposée preuve, l’anthropométrie devenant plutôt une science auxiliaire qui permet de faire le lien entre le phénotype et le génotype, entre le visible et l’invisible36.
L’article de W. Montague Cobb appartient ainsi au premier âge de l’anthropométrie dans son rapport au sport de haut niveau, âge durant lequel l’anthropométrie est fortement associée à l’anthropologie raciale. Aujourd’hui, l’anthropologie raciale a moins de crédit qu’autrefois, mais l’anthropométrie est toujours présente dans le monde du sport, peut-être même davantage, comme le rappelle l’anthropologue Nancy Parezo : la question de savoir ce qui fait d’un athlète un champion demeure centrale37. Physiologistes, nutritionnistes, médecins du sport, athlètes eux-mêmes sont en quête d’indications chiffrées sur la musculature, le taux de graisse, la forme idéale du corps qui puissent orienter l’entraînement et favoriser la performance.
La mise au jour des paradoxes de la pensée de Cobb renvoie au fond au problème classique des rapports qu’entretient la recherche savante avec le politique. Cet article n’a pas pour but d’incriminer sa démarche, au motif que la science devrait être détachée d’enjeux et d’intérêts militants. Il s’agit plutôt, dans une perspective compréhensive et réaliste, d’exposer en quoi la position minoritaire qu’occupait Cobb dans l’espace social et politique a pu contribuer à orienter en partie ses prises de position scientifiques. Une telle perspective permet de restituer la cohérence interne de sa pensée. Elle ne conduit pas pour autant à nier la portée scientifique durable de son approche sociologique, ni à en faire un simple produit de son temps38.