Si le palais de Tokyo à Paris jouit aujourd’hui d’une réputation internationale dans le domaine de la création contemporaine, peu nombreux sont ceux qui se souviennent qu’il a été possible de s’y rendre pour des expositions de photographies et des conférences sur le cinéma, dans ce qui préfigurait le Palais de l’Image. Pendant quatorze ans, de 1984 à 1998, la structure monumentale héritée de l’architecture classique de l’entre-deux-guerres a abrité des équipes chargées de créer une institution innovante autour des thèmes de l’image fixe et animée. Cet article se propose ainsi de revenir sur cette période mal connue de la vie du palais de Tokyo, qui pourtant reflète bien l’histoire des politiques culturelles de la France des années 1980-1990. Alors que beaucoup d’encre a coulé sur l’histoire des collections du Musée national d’Art moderne (MNAM), le développement des cinémathèques et des politiques du cinéma, ainsi que sur l’œuvre de Jack Lang, peu de chercheurs se sont intéressés à ce qui est en réalité l’histoire d’un échec. Les sources utiles à ces recherches ont été trouvées principalement dans les archives du ministère de la Culture, dont dépendait le palais de Tokyo, aux Archives nationales, mais également dans la presse de l’époque, et notamment le journal Le Monde qui a suivi de près l’évolution des projets de l’ancien MNAM. Les sources du ministère évoquent un projet qui connaît de nombreux à-coups dans sa réalisation du fait notamment de la lourdeur administrative, et la presse donne à voir à la fois les attentes qu’excitent le projet et l’image que renvoie le palais de Tokyo.
Construit pour l’Exposition internationale des Arts et Techniques de la Vie moderne de 1937, le Palais des Musées d’Art moderne est le fruit du travail d’un quatuor d’architectes, Jean-Claude Dondel, André Aubert, Paul Viard et Marcel Dastugue, peu retenus par l’histoire face aux références que sont devenus certains de leurs contemporains – Mallet-Stevens et Le Corbusier, pour ne nommer qu’eux. Le palais, au pied de la colline de Chaillot, est conçu pour être permanent et rassembler dans un même lieu les collections nationales du musée du Luxembourg consacrées aux artistes français vivants et celles du Jeu de Paume dévolues aux artistes étrangers. C’est le langage courant, s’appuyant sur la position géographique du monument le long de l’ancien quai de Tokyo, qui le baptise du nom que l’on connaît aujourd’hui1.
Le projet initial, faute d’argent, est cependant revu à la baisse. Le terrain sur lequel doit être construit l’édifice est vendu à la Ville de Paris en 1934, qui acquiert du même coup le droit d’en occuper la moitié. Le palais a donc double vocation : son aile Est accueille le musée de la Ville, son aile Ouest, le musée de l’État ou MNAM qui regroupe une partie des collections du Jeu de Paume et du Musée du Luxembourg.
L’ouverture du Centre Pompidou en 1977 marque la fin du MNAM au palais de Tokyo. Les collections du musée national quittent le 16e arrondissement pour le 4e entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980. Les pouvoirs publics, en la personne du ministre de la Culture Jack Lang, décident alors de donner une nouvelle affectation au bâtiment : les images fixes et animées.
Cet article s’intéresse ainsi au palais de Tokyo au prisme de cette nouvelle affectation en tant que Palais de l’image, et éclaire la tension qui naît entre le lieu physique et sa nouvelle occupation. Il s’agit d’étudier ici l’adéquation d’un projet avec son environnement, les processus de réflexion engagés et notamment la part de conditionnel inhérente à tout projet en cours d’élaboration : en d’autres termes, étudier la tension existante, dans le palais de Tokyo, entre palais réel et palais rêvé. Nous verrons tout d’abord comment se constitue le projet et quelle en est la première définition, la première identité, avant de nous pencher plus précisément sur les diverses tensions – politiques, administratives et institutionnelles – qui ont fini par faire échouer le Palais de l’Image au palais de Tokyo.
Créer un lieu unique pour la recherche et l’innovation
C’est dès 1984 que Jack Lang, s’appuyant sur les résultats du rapport Bredin de 1981 sur la situation audiovisuelle en France, émet l’idée d’installer dans l’aile Ouest un « Palais de l’Image » qui regrouperait en un même lieu le Centre national de la Photographie (CNP), une école de cinéma, la Cinémathèque française (CF) et une bibliothèque-médiathèque encore à imaginer2. À la manière des nouveaux centres culturels qui se créent à la même époque en France et ailleurs en Europe et aux États-Unis, c’est la transversalité et la multiplicité des activités qui doivent faire le succès du nouveau palais de Tokyo. La nouvelle institution est ainsi envisagée comme le centre de la création audiovisuelle en train de se faire et le lieu de référence de chercheurs à la disposition desquels se trouvent des collections uniques au monde. Pour concrétiser ce projet à la définition ambitieuse, le ministère de la Culture et le ministère des Finances allouent à l’opération, en 1985, des crédits de 180 millions de francs3.
Cette forme d’interrelations entre différents aspects de l’image, de décloisonnement entre les disciplines et de dynamisme synergique est elle aussi vue comme une nouveauté : « Il s’agit […] avant tout d’inventer un espace, non de (re)produire une formule existant par ailleurs4 ». Le palais de Tokyo s’invente comme un endroit unique au monde et défiant toute concurrence, notamment face au département film du MoMA à New-York, plus centré sur les chercheurs et organisé de façon plus thématique5. Pour ses concepteurs, plus qu’un énième projet audiovisuel et cinématographique, c’est une révolution.
Situation audiovisuelle et patrimonialisation du cinéma : le positionnement de la France
Les discours sur le cinéma laissent entrevoir en France la vision idéalisée d’une nation dotée d’une mission cinématographique qui s’inscrit en partie contre le cinéma américain, et ce depuis les accords Blum-Byrnes de 1946, et que symbolise le projet du Palais de l’Image6.
C’est donc une révolution, certes, mais qui s’inscrit toutefois dans le processus de patrimonialisation du cinéma à l’œuvre dans les années 1980 et 1990. L’arrivée de la gauche au gouvernement coïncide en effet avec un moment charnière de l’histoire du cinéma, qu’illustrent les efforts mis dans la réalisation du Palais de l’Image. Face à la concurrence de la télévision, qui envahit de plus en plus les foyers depuis la fin des années 1950, la fréquentation en salles a baissé de façon inquiétante, et ce particulièrement en Europe. C’est également le temps d’un intérêt croissant des autorités pour les questions de conservation du patrimoine cinématographique. Autrement dit, on voit se développer en nombre, en France, mais aussi à l’étranger, des processus de patrimonialisation et de légitimation du cinéma sous diverses formes, et notamment celle des musées, qui viennent compléter un mouvement mis en œuvre par les cinémathèques dans les décennies précédentes7.
Jack Lang est depuis longtemps sensible aux mouvements cinéphiles, qui participent à ce processus de légitimation du cinéma en reprenant des codes de la culture savante, en créant des communautés intellectuelles de discussion et de partage (revues, sociétés, événements). Dans son Entre-deux-mai, Pascal Ory s’intéresse à la façon dont la chanson atteint sa « majorité légale » : il en va de même, avant cela, pour le cinéma. C’est la démocratisation du médium qui en fait un élément essentiel de la vie culturelle du public, repris par des amateurs éclairés au sein de ces communautés de partage, les « fandoms » : « il devient chaque jour plus tentant [pour l’intelligentsia canonisatrice] de concilier le plaisir d’une régression infantile et celui d’une domination intellectuelle8 ».
Cette image que la France veut donner d’elle-même apparaît notamment dans l’exaltation du patrimoine cinématographique français, sa richesse et ses modes de conservation et de diffusion. Cette rhétorique est à l’œuvre au sein même de la conception du palais de Tokyo, qui s’inscrit parfaitement dans ce mouvement de défense de la culture cinématographique française et européenne – grâce à la FEMIS – et qui est en outre situé à Paris, capitale culturelle et cosmopolite par excellence. Lorsqu’il prend ses fonctions comme directeur de l’Association de préfiguration pour la Maison de l’Image et du Son (AMIS), Christian Oddos, ancien délégué général de l’Union des Producteurs de Films, fait état d’une mission culturelle que la France doit mener pour la promotion du cinéma mondial, mission qui, en Europe, ne peut être entreprise que par la nation qui a vu naître le cinématographe en 1895 et s’apprête à célébrer son centenaire avec force manifestations : « De telles alternatives sont pourtant déjà trop rares, et elles le deviennent chaque jour plus encore. L’évolution récente du marché ne nous conduit-elle pas inéluctablement vers une culture cinématographique bi-polaire ? La France, leader incontesté du cinéma en Europe, ne doit pas l’accepter9 ». Le palais est au cœur des réflexions et constitue une illustration parfaite de ce moment de l’histoire du cinéma, l’instrument idéal des politiques du ministère sur le sujet.
Comme le souligne Patrick Vivancos, le cinéma « devient, à travers son entrée dans le territoire de l’État, partie intégrante du patrimoine culturel. Le cinéma est sérieux. […] Il a perdu son rôle social mais gagné sa respectabilité10 ». Il gagne une certaine légitimité que les efforts de Malraux après-guerre avec la Cinémathèque française n’avaient pas réussi à atteindre11. Au milieu de cela, c’est l’identité même du palais de Tokyo qui se construit, entre dépassement du clivage cinéma/audiovisuel à travers la FEMIS, remplissage des salles, et symbole européen de la promotion du patrimoine cinématographique.
Cette identité nouvelle sert, dans sa modernité, à mettre en valeur un bâtiment dont les beaux jours sont loin derrière lui. Pensé pour laisser entrer la lumière, il est réaménagé pour que l’obscurité règne dans les salles de tournage et de projection. Les paradoxes – ancien/moderne, lumière/obscurité – n’effraient pas les hommes volontaires tels que Jack Gajos, le directeur de la FEMIS : « Un bâtiment et un projet que rien ne disposait à se rencontrer et qui, dans leur désaveu et leur générosité, doivent se réunir12 ». Le Palais de l’Image se dote ainsi d’une mission autre que la promotion des activités audiovisuelles : la réhabilitation d’un monument historique délaissé. Cela est d’autant plus nécessaire que le déménagement du MNAM a eu un impact important sur son image, alors que son jumeau, le musée de la Ville, continue d’exister. L’aile Ouest n’est plus qu’un « lieu mort et vide » face à un musée dont l’identité est établie depuis les années 193013.
Dès lors, ce ne sont pas de simples travaux de réaménagement qu’il faut mettre en œuvre mais une véritable réhabilitation du bâtiment, dont les installations sont vétustes et les conditions de sécurité loin d’être optimales. Destiné à accueillir du public, le palais de Tokyo ne peut se passer de tels travaux – ni de telles dépenses.
Cependant, définition du projet et travaux de réaménagement ne cessent de s’entrecroiser, ce qui ne fait qu’allonger les délais. Plusieurs raisons expliquent ces tergiversations de définition. D’abord, le déplacement des collections du MNAM et des réserves de la Direction des Musées de France, qui libèrent de la place au compte-goutte. Ensuite, les redéfinitions mêmes du projet scientifique et culturel (y aura-t-il un musée du cinéma ? quelle place accorder à la photographie ? à la vidéo ? aux expositions en général ?). Et pour finir, les batailles d’ego entre les différents affectataires qui veulent tous se tailler la part du lion, ainsi que les problèmes avec la CF.
Des rivalités institutionnelles qui ralentissent le projet
Les deux institutions fer de lance du projet que sont la CF et la FEMIS posent en effet toute une série de problèmes et révèlent des tensions et des rivalités, à l’échelle du palais comme à l’échelle du jeu politique.
La FEMIS est née de l’Institut des Hautes Études cinématographiques (IDHEC), un institut consacré exclusivement à la formation aux métiers du cinéma et créé pendant la Seconde Guerre mondiale mais malheureusement sur le déclin. Brièvement nommée Institut national de l’Image et du Son (INIS) sous Jack Lang, elle devient la Fondation européenne des Métiers de l’Image et du Son avec Philippe de Villiers en 1986, qui souhaite donner une orientation plus européenne à la nouvelle école. La FEMIS est inaugurée par le nouveau ministre de la Culture François Léotard en novembre 1986, juste après sa première rentrée officielle. Les élections législatives viennent de redonner le pouvoir à la droite, et la cohabitation doit trouver ses marques : il s’agit ici de mettre en avant le rôle de l’État comme créateur de formations pour les métiers du futur proche, de montrer aux électeurs que les pouvoirs publics entendent bien répondre à des besoins. François Léotard souligne qu’ « il fallait donner à la France les moyens de former les créateurs et les techniciens de demain14 ». Le projet global du palais de Tokyo – certes encore tout neuf puisqu’à peine annoncé par Jack Lang au mois de février de la même année, ou peut-être devrait-on dire plutôt : justement annoncé par l’ex-ministre de la Culture quelques mois avant de quitter son poste – reste en sourdine. Son heure n’est pas arrivée, la droite doit encore se l’approprier. C’est bien à un véritable jeu politique que se livrent là les deux occupants successifs de la rue de Valois, un jeu pour la paternité de projets dont, finalement les enjeux réels semblent peu importer.
Quant à la CF, fondée en 1936 par Henri Langlois et d’autres cinéphiles passionnés, elle n’a rien d’une institution d’État : c’est une association (loi de 1901) qui tient à conserver son indépendance, tout en étant pourtant largement soutenue par des subventions publiques15. La grande « crise » de la CF date de février 1968, quand Henri Langlois est démis de ses fonctions de directeur artistique de l’association et remplacé par Pierre Barbin à instigation du ministère de Malraux, avec lequel Langlois refusait de collaborer. L’empreinte de Langlois sur la CF est immense, même après sa mort en 1977 : de nombreuses personnes se réclament de son héritage intellectuel, et Chaillot devient le symbole de la résistance contre la mainmise étatique, alors même que les lieux sont vétustes et inadaptés16. Lorsque le projet du palais de Tokyo commence à se concrétiser au milieu des années 1980, la désormais fameuse « Affaire Langlois » est encore très présente dans les esprits – et au Conseil d’administration de la CF.
Du point de vue du Palais de l’Image, la CF est essentielle. Sur elle repose une grande partie des nombreuses activités du futur palais : la médiathèque a besoin de ses fonds pour exister, les salles de projection ont besoin de ses films pour fonctionner et certaines salles d’exposition ont besoin de ses collections non-film pour attirer le public17. L’image de marque et de qualité du futur Palais de l’Image dépend beaucoup de l’association cinquantenaire18. Cependant la CF hésite, fait des déclarations, revient en arrière, nie puis loue l’opportunité que présente Tokyo, n’élabore pas de projet précis pour son intégration mais monte en revanche, en parallèle, son propre projet de médiathèque alors même que celui du Palais de l’Image avait été réalisé en janvier 1988 par un certain M. Melot, désigné pour la mission par l’association elle-même19. Son manque d’investissement non seulement ralentit le projet, mais embourbe la CF dans des réflexions sans fin sur sa participation ou non au Palais de l’Image20.
Ces tergiversations s’expliquent en grande partie par les luttes d’influences qui existent au sein de son Conseil d’administration entre les « héritiers de Langlois » et les partisans du ministère. La ligne langloisienne, incarnée par Anatole Dauman, producteur et ami de Langlois, refuse son déplacement, vécu comme la perte de l’indépendance de la CF chèrement défendue par Langlois et la fin des attaches « historiques » de l’association à Chaillot21 – espace pourtant alloué à la CF en 1963 par ce même État que condamne Dauman.
Bien évidemment, la presse s’empare des difficultés que traverse la CF et les mouvements et débats au sein du Conseil d’administration sont comparés à une « nouvelle affaire Langlois ». La CF semble ici être entrée en guerre contre l’État, et, par voie de conséquence, le projet du palais de Tokyo, qui sert de catalyseur aux revendications et protestations. De même que vingt ans plus tôt, l’association fait « reculer » le ministère22.
Un nouvel élan freiné par les dissensions politiques
L’entrée dans une nouvelle décennie, les années 1990, marque un nouveau départ pour le palais de Tokyo, mais aussi l’apparition d’autres défis. Le projet, dont on sent au travers des textes qu’il échappe à la sphère d’action de Jack Lang, le ministre n’apparaissant que peu dans la prise de décision – manque de temps ? tutelle trop vite remise au CNC ? manque d’intérêt présidentiel ? – doit en outre affronter des obstacles qui rendent sa concrétisation de plus en plus utopique.
La création de l’AMIS, l’association de préfiguration, peut être vue comme une tentative de prise en main du projet par le CNC, de coordination des affectataires, mais aussi comme un second élan, un second souffle, dans la définition du projet : c’est avec l’AMIS que s’élaborent réellement les projets de Bibliothèque-Filmothèque (BiFi) et de muséographie du cinéma ; c’est elle qui suit de près la poursuite des travaux et met en place une politique de programmation vivante autour de l’audiovisuel et du cinéma.
L’AMIS a quatre interlocuteurs principaux, entre lesquels elle doit faire office de liaison : le ministère de la Culture, le CNC, le Service national des Travaux (maître d’ouvrage délégué au ministère de la Culture) et les affectataires. C’est à Christian Oddos que revient la tâche de concilier les affectataires, rarement satisfaits de la répartition des espaces. Il apparaît en outre que chaque institution, en développant sa politique de communication, identifie le palais de Tokyo à elle-même23. Pour le CNP, cela découle de ses activités régulières depuis 1984 et du succès de ses expositions, qui attirent un public fidèle. À la CF, on joue sur la proximité de Chaillot, et Tokyo devient une annexe de l’association ; et pour la FEMIS, le palais de Tokyo, c’est l’école. La gestion de l’AMIS devient alors source de conflits et ne parvient pas à donner l’image d’un lieu homogène, d’autant plus que le CNP peut jouir d’une plus grande liberté puisque dépendant directement du ministère de la Culture et non pas du CNC, la situation est donc différente selon le statut des affectataires, et cela complique la gestion administrative du palais.
La FEMIS traverse également une crise interne durant ces années, qui n’aide pas le projet. Elle se retrouve en effet au centre d’un scandale à cause de la dénonciation d’irrégularités à son concours d’entrée. Avec seulement une soixantaine d’étudiants admis chaque année, parfois moins, l’école du cinéma français se vante de la rigueur de sa sélection qui n’amène que les meilleurs aux enseignements de qualité procurés avenue du Président-Wilson. Jack Gajos, qui fut pendant sept ans le visage de la FEMIS et un acteur important du projet du palais de Tokyo, présente sa démission24. C’est Christine Juppé-Leblond, familière du milieu de l’éducation et du cinéma mais aussi de la politique, son ancien mari étant le ministre des Affaires étrangères, qui est nommée pour le remplacer, avec l’approbation du ministre de la Culture25. Si elle veut se relever du scandale, la FEMIS doit se renouveler – au détriment du Palais de l’Image : l’école déménage dans les anciens studios Pathé.
Sur décision du ministère, la transformation du palais de Tokyo en Palais de l’Image est finalement confiée en 1996 à la Mission interministérielle des Grandes Opérations d’Architecture et d’Urbanisme26. En dehors des changements de comptabilité, ce transfert n’a pas vraiment d’impact sur l’avancement du chantier mais équivaut à une reconnaissance de la place du monument – et le rôle qui en découle – au cœur d’une topographie particulière, et plus précisément d’un quartier.
Ce quartier est celui de la colline de Chaillot – la fameuse « Île des Musées », ainsi nommée par Pascal Ory – et plus largement des bords de Seine27. L’emplacement du palais de Tokyo a en effet une incidence sur le projet, son fonctionnement et ses enjeux. La réhabilitation de la gare d’Orsay pour en faire un musée dans les années 1980 et l’édification du musée du Quai Branly à la fin des années 1990 poursuit une tendance à semer des établissements culturels le long de la Seine28. Tout se passe comme si l’on tentait de placer le palais de Tokyo au cœur d’un projet d’urbanisme parisien. En s’installant sur les lieux, le Palais de l’Image fait le pari d’une dynamisation du quartier – qui n’est toujours pas aujourd’hui complètement achevée.
La décision de Catherine Trautmann, ministre de la Culture du nouveau gouvernement socialiste de cohabitation, de séparer projet culturel et bâtiment en 1998, si elle est une surprise pour certains au vu des moyens et de l’énergie engagés pendant quatorze ans, est aussi une manière de désembourber la situation. Les deux nouveaux projets qui émergent de cette décision ont en effet rapidité et efficacité pour maîtres-mots. Il s’agit de trouver un nouveau lieu pour le Palais de l’Image – devenu Palais du Cinéma après le départ du CNP en 1993 – et un nouveau projet, quitte à ce qu’il ne soit que temporaire, pour le palais de Tokyo. Prolonger la situation signifierait la confirmation de l’inefficacité du ministère de la Culture.
Jack Lang considère cette décision comme une tentative de le désavouer personnellement et un sabotage de la politique culturelle de la gauche initiée par Mitterrand depuis les années 1980. L’ancien ministre de la Culture critique la décision de Catherine Trautmann pour ce qu’elle contient d’opportunisme politique et de rivalités personnelles, au détriment de besoins culturels français29. Il voit dans ce geste une façon de dénier au cinéma sa place parmi les autres arts et, quand quelques mois plus tard, l’ancien Centre culturel américain construit par Franck Gehry à Bercy au début des années 1990, est confirmé comme nouveau lieu du cinéma avec l’installation de la CF et de la Bibliothèque du Film (BiFi), il estime que l’inadéquation du lieu et son éloignement du centre de la ville confirment ce refus. Tout se passe alors comme si on était à nouveau renvoyé au palais « vide » du début des années 1980, libre et sans projet.
C’est une période très compliquée pour les grands projets du ministère. Entre le Grand Palais, le Grand Louvre, la Cité de l’architecture, et le Centre Pompidou, la rue de Valois doit faire des choix et privilégier des investissements aux détriments d’autres. Le palais de Tokyo n’est pas le seul à faire les frais de l’indécision ministérielle et des restrictions de budget. N’ayant en outre jamais fait partie des « Grands Travaux » officiels, le projet n’est pas une priorité.
L’art contemporain, un choix de fortune ?
Une nouvelle occupation doit être trouvée, le plus vite possible, pour le palais de l’avenue du Président-Wilson : ce sera l’art contemporain. Pierre Encrevé, historien de l’art et membre du cabinet de Catherine Trautmann, émet l’idée « d’y installer provisoirement dans des conditions précaires un espace “parallèle” pour jeunes artistes, peintres, vidéastes, photographes… » sur une surface limitée et pour un coût compris entre 30 et 50 millions de francs30. La graine du Site de création contemporaine est plantée.
C’est pour rétablir le rayonnement culturel international de la France dans ce domaine, en s’inspirant notamment des métropoles allemandes (la Kunstmerke et la Hamburger Banhof à Berlin) et américaines (PS1, Clocktower Gallery, New Museum à New-York par exemple), contrer le mépris de l’art français qui s’est installé à l’étranger et redynamiser son marché de l’art, que l’État s’attelle à promouvoir l’art contemporain31. Catherine Trautmann annonce finalement la création du centre au palais de Tokyo lors de son allocution sur le réseau de l’art contemporain à Paris et en région le 7 avril 1999. Il s’agit de faire du palais de Tokyo un « lieu de référence de la création plastique » comme il avait pu l’être au temps du Musée national d’Art moderne, mais sans en faire une institution étatique classique. La « Maison du Cinéma, un temps prévue » au palais, est à peine évoquée : quinze ans de lutte sont partis aux oubliettes administratives32.
La transition des images cinématographiques vers l’art contemporain sous toutes ses formes renouvelle les liens forts qu’entretiennent les projets liés au palais de Tokyo aux aléas de la politique, et pas seulement de la politique culturelle. Pour le Premier ministre Lionel Jospin, qui tient à inaugurer lui-même le site alors qu’il n’est pas encore candidat officiel à l’élection présidentielle de 2002, il s’agit de se positionner sur le plan politique de manière forte : pour la jeunesse, la modernité et l’originalité créatrice33.
L’histoire du Palais de l’Image au palais de Tokyo est dès lors une histoire de confrontation entre des projets culturels très forts portés par un homme, Jack Lang, une réalité administrative laborieuse et complexe, et le corporatisme des musées et du cinéma34. Et cette image brute de palais en friche constitue une grande partie de ce qui fait la particularité de l’actuel Palais de Tokyo, dont le « P » majuscule peut maintenant s’affirmer, à l’opposé du « p » choisi tout au long de cette étude pour refléter l’option par défaut d’un Palais de l’Image qui peine à être baptisé. En projet pendant des années, le palais était devenu un réceptacle à fantasmes politico-culturels, un lieu écrit au conditionnel, un projet en attente, que le succès du nouveau Palais permet de voir sous une lumière différente.