« Les souvenirs de l’Occupation obsèdent la conscience nationale. Le constat est devenu banal1», estimaient en 2013 les historiens Éric Conan et Henry Rousso. Entre polémiques et révélations, les années 1940-1944 occupent en effet régulièrement, même plus de soixante-dix ans après les faits, la sphère médiatique, culturelle et même politique. Les années 70-80 constituent un tournant dans ce phénomène2, tournant dans lequel s’inscrit Section Spéciale, film franco-italo-ouest allemand réalisé par Costa Gavras. Sorti en 1975, il relate l’installation et les premiers jours d’existence de la section spéciale de la Cour d’appel de Paris à la fin du mois d’août 1941. La première audience de cette juridiction constitue un parfait exemple de procès politiques avec trois condamnations à mort prononcées à l’encontre de militants communistes. Ce film cherche à retracer fidèlement les comportements et attitudes des différents protagonistes intervenus au sein et autour de cette juridiction d’exception. Loin de se limiter à une simple fiction historique, cette œuvre constitue également un acte « mémoriel » à propos d’un évènement méconnu de l’Occupation ainsi qu’un acte militant dans un contexte de mutations sociales et culturelles importantes au sein de la société française, et notamment de la montée en puissance de formes multiples de contestation à l’encontre de l’omnipotence de l’Etat. Cet article vise à retracer la genèse, la réalisation de ce film et sa réception dans le contexte si particulier des années 1970.
De L’Affaire de la section spéciale à Section spéciale
En 1973, le journaliste Hervé Lamarre publie un ouvrage, L’Affaire de la section spéciale, sur la section spéciale de la Cour d’appel de Paris, plus précisément sur sa première audience, particulièrement à charge3. Le long avertissement initial résume à lui seul la teneur de ce livre :
Le 27 août 1941, cinq magistrats français composant une “Section Spéciale” de la Cour d’appel de Paris, condamnèrent à mort trois hommes.
[…] Ces condamnations et ces exécutions furent ordonnées par le chef de l’État, le maréchal Pétain ; le ministre de l’Intérieur, Pierre Pucheu ; et le ministre de la Justice, Joseph Barthélémy.
L’histoire de la France occupée reste encore obscure. Rien ne s’explique si l’on ne va pas au fond des choses. Mais des couches de brume s’interposent entre ces temps et nous4.
Plus de trente années après les faits, les passions ne semblent pas encore apaisées, l’auteur ayant fait l’objet de nombreuses demandes visant à le dissuader « d’ouvrir et d’éclairer le dossier de la Section Spéciale5». À ce titre, l’éditeur de l’ouvrage demande, le 3 janvier 1972, au garde des Sceaux, René Pleven, s’il est possible d’autoriser Hervé Lamarre à accéder aux dossiers ayant trait à la section spéciale de la Cour d’appel de Paris6. Une démarche similaire est effectuée le 5 janvier 1972 par l’auteur lui-même. Par courrier en date du 10 février 1972, René Pleven rejette sèchement cette requête en indiquant qu’« il importe d’éviter au plus haut point de porter préjudice à des intérêts privés, et de réveiller des passions dans l’opinion publique7». On ignore toutefois si ce rejet est motivé par le fait que cette requête ait été présentée par un journaliste connu pour être particulièrement engagé et militant ou s’il s’agit d’un rejet de principe. Hervé Lamarre penche bien évidemment pour la seconde hypothèse afin de justifier la thèse principale de son ouvrage, à savoir que les pouvoirs publics tentent de cacher ce qu’il présente comme un dossier « interdit ». La dénonciation de la raison d’État semble être d’ailleurs une des finalités de l’ouvrage. Se fondant exclusivement sur les archives allemandes et les témoignages recueillis auprès de certains des protagonistes, il retrace toutefois cet épisode dans sa globalité et de manière exacte. Un reproche peut malgré tout être formulé à Il n’en demeure pas moins que l’auteur présente sous le meilleur jour les prévenus et leurs conseils et dépeint, au contraire, les magistrats comme d’exécrables personnages, à la limite de la caricature.
Le but recherché par cet ouvrage n’en est pas moins atteint, dans la mesure où il contribue à la mémoire collective d’un événement resté presque totalement méconnu. L’Affaire de la Section spéciale connaît un retentissement immédiat, comme en attestent les nombreuses réactions dans la presse à sa sortie.
Section spéciale, une œuvre historique et militante
Costa-Gavras s’empare de cet ouvrage pour monter Section spéciale en 1975. Celui-ci s’inscrit dans le cycle des films politiques de son réalisateur : Z (1969), L’Aveu (1970) et État de siège (1972). Tous ont trait aux rapports entre politique et justice. Comme pour Z et L’Aveu, Jorge Semprun est choisi par Costa-Gavras comme scénariste pour ce film. Espagnol républicain, il fuit avec sa famille la guerre d’Espagne pour se réfugier en France. Il rejoint la Résistance en 1942. Il est arrêté en septembre 1943 puis déporté. À la Libération, il poursuit son engagement politique, notamment à l’encontre de l’Espagne franquiste et débute une carrière littéraire. Il devient, en outre, un scénariste engagé à l’encontre de toutes les idéologies autoritaires ou totalitaires et de leurs manifestations au sein de l’appareil d’État. Dans Section spéciale, son travail se borne à adapter les événements relatés par Hervé Lamarre en respectant la structure chronologique du récit. En effet, il s’agit d’une différence notable avec les autres films du cycle : Section spéciale n’est pas une fiction réalisée à partir de faits réels.
Cette œuvre est particulièrement intéressante dans les choix opérés en matière de réalisation. Le rôle joué par le maréchal Pétain dans la création des sections spéciales8 est mis en évidence d’une manière particulièrement soignée. En règle générale, il est peu représenté mais le spectateur entend sa voix. Nous pouvons voir son uniforme à plusieurs reprises, comme pour démontrer, à juste titre, qu’il joue dans l’ombre le rôle principal. La manière de dépeindre l’atmosphère de Vichy en 1941 est également particulièrement réussie. Le spectateur mesure ainsi l’entassement des membres du gouvernement dans la ville de Vichy, avec des scènes frôlant le ridicule (la chasse au coq en particulier) où défilent de nombreuses personnalités (dont certaines n’apparaissent pas dans l’ouvrage d’Hervé Lamarre). Il perçoit, pourtant, que les décisions prises sont sérieuses et ont des conséquences graves pour la population. Enfin, il prend conscience de l’importance de la vénération portée au maréchal Pétain. La place et la personnalité du ministre de l’Intérieur, de celui de la Justice et de certains de leurs collaborateurs sont également particulièrement bien présentées. Cette réussite, Costa-Gavras la doit également à son idée d’inverser la situation des acteurs, les plus connus occupant des rôles mineurs mais fondamentaux9, les moins célèbres assurant les rôles plus importants, notamment les acteurs de la mise en place des sections spéciales.
Le film connaît un important succès en salle et est récompensé de plusieurs prix, dont celui de la mise en scène ex-æquo pour Costa-Gavras au Festival de Cannes en 1975. Il est également nommé aux Golden Globe Awards du meilleur film étranger en 1976. Il termine troisième meilleur film étranger au National Board of Review en 1975. Le contexte des années 1970 explique sans doute cette réception favorable du public et de la critique.
Un contexte favorable à la réception de Section spéciale
Section spéciale est un film complexe, qui peut revêtir plusieurs niveaux de lecture. Tout d’abord, il s’agit d’une fiction historique retraçant un des actes parmi les plus significatifs de la répression politique menée par l’État français. Ensuite, ce film réfléchit aux rapports entre les individus et l’État, comme l’indique Jorge Semprun10 : « Section spéciale me semble être une analyse de l’État, de sa raison irrationnelle, de son appareil répressif11 ». Il constitue une réflexion sur l’omnipotence de l’État et sur sa faculté à se soustraire aux garde-fous mis en place pour limiter sa puissance. Il questionne également la notion d’État de droit comme Jorge Semprun l’avait déjà fait avec Costa-Gavras dans L’Aveu. Enfin, de manière plus implicite, il s’intéresse au comportement psychologique et sociologique de la magistrature en période de crise, entre acceptation de l’illégalité, soumission à l’intérêt supérieur de la défense de la société et de l’État ou, au contraire, refus de cette situation.
Ces différents niveaux de lecture se retrouvent tant au cœur de la révolution historiographique et mémorielle sur l’État français menée au cours des années 1970 que dans le contexte de l’évolution sociétale, culturelle et politique de la France durant cette période. Après une première phase visant à liquider les « méfaits » de l’Occupation au travers notamment de l’épuration, les années 1955-1970 marquent un revirement. La politique et les actions de l’État français sont désormais en grande partie passées sous silence par plusieurs auteurs écrivant sur la période, au moment où plusieurs lois d’amnistie sont votées (en 1951 et 1953) et où des fonctionnaires compromis sous le régime de Vichy poursuivent leur carrière au sein des institutions. L’Histoire de Vichy de Robert Aron, publiée en 1954, en est un bon exemple. À partir du début des années 1970, la situation change En 1972, l’ouvrage « iconoclaste » de Robert Paxton, La France de Vichy, amplifie, dans un mouvement beaucoup plus large, une véritable révolution historiographique en remettant en question de nombreux points de l’histoire politique du régime de Vichy communément admise jusqu’alors12.
Ce mouvement, auquel participe Section spéciale, s’inscrit également dans celui, plus vaste, des mutations sociales et culturelles de la société française, et notamment de la montée en puissance de formes multiples de contestation. Dans les « années 1968 », la prétendue omnipotence de l’État, la répression policière ou la censure, surtout de l’information, sont particulièrement visées. Ce phénomène dépasse le seul cadre français, comme l’illustre Costa-Gavras dans son œuvre de la fin des années 1960 et des années 1970. Dans Z, en 1969, il se livre à un véritable réquisitoire contre la dictature des colonels en Grèce. Il s’intéresse au passage d’une démocratie à un régime autoritaire au travers des rapports entre pouvoir exécutif et judiciaire. Le succès de Z permet à Costa-Gavras de poursuivre ce cinéma engagé. En 1970, L’Aveu, adapté de l’ouvrage d’Artur London, retrace les procès de Prague en 1952 et dénonce le stalinisme et les formes totalitaires prises par le régime. Vivement critiqué par les milieux communistes, ce film bouleverse son époque comme en attestent ses plus de deux millions de spectateurs et les nombreuses polémiques lors de sa sortie. Section spéciale prolonge cette œuvre en s’intéressant, cette fois, à la France. Si le régime de Vichy et sa politique sont condamnés, Costa-Gavras invite surtout le spectateur à réfléchir à la question de la raison d’État et à ses conséquences individuelles. En réalité, il interroge l’activité judiciaire dans son ensemble, dont certaines défaillances en temps de paix peuvent conduire à des manifestations extrêmes en période de guerre.
En refusant l’accès aux archives de la section spéciale de la Cour d’appel de Paris13, le garde des Sceaux, René Pleven, et plus généralement le pouvoir politique, ont sans doute parfaitement compris les éventuelles conséquences « subversives » de la démarche d’Hervé Lamarre, reprise par Costa Gavras dans son film. A nouveau, lors de sa sortie, le pouvoir politique et plus généralement certaines critiques prennent soin de préciser que le film ne relate pas la situation de la justice dans son ensemble. Costa Gavras, lui, en a une vision diamétralement opposée. Comme il le rappelle lui-même, « notre film est un film sur la justice, beaucoup plus que sur Vichy et sur l’occupation14 ». Ce faisant, cette œuvre acquiert une dimension atemporelle, raison sans doute pour laquelle elle est encore régulièrement diffusée aujourd'hui.