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Que faut-il taire « quand dire, c’est faire » ? L’audience d’un demandeur d’asile à l’identité de genre hétérodoxe

Nathalie RICARD
novembre 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.925

Résumés   

Résumé

L’ethnographie de l’audience d’un demandeur d’asile, persécuté en raison de sa sexualité, indique que des facteurs extra-langagiers et extra-juridiques influencent la prise de décision du commissaire chargé de statuer sur les requêtes de refuge, dans le système canadien. Le droit d’asile étant de plus en plus contraint, des stratégies sont donc mises de l’avant par les avocats et les demandeurs d’asile afin que ceux-ci demeurent acceptés. L’analyse des « actes de corps » des personnes observées lors de l’audience repousse les limites des théories philosophiques sur les actes de langage performatifs d’Austin (1970) et sur le genre performatif de Butler (1990 ; 1993), et permet de saisir, en partie, sur quoi repose l’efficacité de ces stratégies. Une analyse du langage du dispositif d’asile et celle du témoignage écrit et verbal du demandeur de refuge est aussi nécessaire ; le processus d’asile n’étant pas exempt de biais ethnoculturels et de stéréotypes sexuels.

Abstract

This hearing’s ethnography of an asylum claimant, persecuted on account of his sexuality, suggests extra-discursive and extra-legal factors influence the Board member’s decision in charge of granting refugee status, in the Canadian system. The right to asylum having been gradually limited, lawyers and asylum seekers have developed strategies in order for the latter to remain accepted. The analysis of “body acts” of the people who were observed during the hearing counters the limits of philosophical theories on the performativity of speech acts (Austin, 1970), and on the performativity of gender (Butler, 1990; 1993). However, this examination partly led to understanding these strategies’ efficacy. To capture it, an analysis of the institutional language of the asylum apparatus, and of the written and verbal testimony of the refuge seeker is also needed; revealing ethno-cultural biases and sexual stereotypes in the asylum process.

Index   

Index de mots-clés : Réfugié, asile, LGBT, ethnographie, Canada.
Index by keyword : Refugee, asylum, LGBT, ethnography, Canada.

Texte intégral   

Introduction

Ainsi, c’est cet idéal de cohérence dans son ensemble [la matrice hétéronormative] qui pose problème et disqualifie les personnes au sexe « ambigu » — intersexe, transsexuel en transition, transgenre, au genre trouble — efféminés et tomboys, transgenres —, puis à l’orientation non hétérosexuelle — homosexuel, gai et lesbienne, bisexuel, queer. En somme, certaines combinaisons sont considérées comme idéales, sont rendues possibles et sont érigées en modèles, tandis que les autres sont infériorisées, déconsidérées, punies, invisibilisées ou considérées comme abjectes ou inintelligibles (Bastien Charlebois, 2011, p. 131).

1Les pratiques culturelles, sociales et légales d’une majorité de pays continuent de nier l’égalité des droits, la sécurité et la dignité des personnes qui éprouvent du désir en-dehors de l’hétéronormativité (Lévy et Ricard, 2013)1. Ceux et celles qui sont soupçonnées avoir des pratiques homosexuelles et\ou dont le genre n’est pas conforme aux normes dominantes peuvent être punis de diverses façons, de l’emprisonnement à la mise à mort, en passant par les agressions physiques et sexuelles, le mariage et les travaux forcés, le chantage et les rites de purification. De sorte que la dissimulation de l’orientation homosexuelle et/ou de l’identité de genre, comme la résistance plus ouverte à l’homophobie, font toutes parties du bagage de survie émotive, physique, sociale et économique des personnes lesbiennes, gais, bisexuelles, transgenres, intersexes et queers, désignées par l’acronyme LGBTIQ2. Mais pour plusieurs de ces personnes allosexuelles3, la fuite du pays et de ses agresseurs devient la seule issue pour demeurer en vie.

2Au Canada, après avoir déposé une demande écrite, les demandeurs d’asile sont convoqués en audience pour livrer un témoignage oral. Moment liminal s’il en est un, ils ont alors l’unique occasion de raconter leur histoire et de répondre aux questions du commissaire de la Section de la Protection des Réfugiés (SPR) qui a la responsabilité de statuer s’ils sont des réfugiés au sens de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés(ci-après, la Convention). Si c’est le cas, le ou la commissaire déclarera que leur demande d’asile est acceptée. Du coup, la voie vers l’acquisition de la citoyenneté canadienne, qui passera préalablement par l’obtention de la résidence permanente, s’ouvre à ces réfugiés officiellement reconnus ou, au contraire, c’est le chemin vers le renvoi ou la vie de sans-papier qui débutent. Le tribunal administratif de la SPR se prête ainsi particulièrement bien à l’analyse et au repérage d’actes de langage à caractère performatif qui peuvent être assimilés à des actes de langage constituant en eux-mêmes une action à part entière4. D’ailleurs, selon Fraenkel (2006), Austin (1970) aurait clarifié les qualités de ces actes de langage performatifs, au cours de ses douze conférences séminales en philosophie du langage, en s’appuyant sur l’expérience du droit, mais sans rendre celle-ci toujours explicite5.

3Nous verrons ainsi, dans ce texte, quelle performance Andrew6, un demandeur d’asile que j’ai accompagné lors de son audience à Vancouver en 2012, a dû livrer, tant sur papier qu’en direct, pour tenter de convaincre son commissaire qu’il était un authentique réfugié gai. La vignette ethnographique présentée illustre le langage, dans son acceptation large, et les compromis stratégiques auxquels les demandeurs d’asile doivent souvent recourir s’ils veulent être reconnus7. Pour commencer, nous reviendrons sur la définition du réfugié selon la Convention. Un survol des termes utilisés pour désigner les personnes non-hétéronormatives qui demandent l’asile au Canada suivra, en gardant en mémoire que l’identification de genre d’Andrew en tant que « gender bender »8 est exclue des nomenclatures de plusieurs agences institutionnelles internationales qui se réfèrent plutôt aux personnes lesbiennes, gais, bisexuel-le-s, transgenres et intersexes (LGBTI). Puis, j’attirerai l’attention sur certains aspects de la vie d’Andrew qui faciliteront la compréhension des extraits analysés de son audience. Une discussion sur l’enchevêtrement complexe des notions de performativité et de performance s’ensuivra (Bial, 2004 ; Parker et Sedgwick, 1995 ; Striff, 2003). Enfin, l’analyse de la présence/absence de la dimension corporelle des acteurs durant l’audience servira de fil conducteur.

4Bien que rarement mis en scène, les actes écrits mentionnés par Austin (1970), tout au long de Quand dire, c’est faire, « sont quasiment toujours des actes juridiques ou réglementaires qui apparaissent, en tant qu’actes institutionnels, comme des modèles de performatifs. ». Fraenkel ajoute, « Les acteurs austiniens (…) ne sont « ordinaires » qu’à l’oral ; à l’écrit, ils se métamorphosent en sujets juridiques. » (Fraenkel, 2006, p. 71). Ainsi, la chercheure observe judicieusementque les actes écrits dont fait mention Austin (1970) dans ses conférences, sont traités comme s’il importait peu qu’il le soit ; autrement dit, c’est comme si ces manières de communiquer à l’écrit ou à l’oral comportaient des normes et des exigences identiques, et que le support matériel sur lequel avait pris forme l’acte d’écriture n’avait pas d’importance. Sur le plan juridique, les registres de l’oralité et de la graphie n’ont toutefois pas la même autorité, ni la même temporalité ou spatialité.

5Selon Fraenkel (2006, p. 72-5), Austin peut opérer une équivalence entre des actes écrits et des actes de parole en neutralisant l’historique de leur mise en forme, en faisant abstraction de leur support matériel et en accordant la même présence à l’auteur de l’énonciation écrite, dont la signature fait foi, qu’à celui de l’énonciation orale. Il apparait donc que la culture du droit, avec son épistémologie positiviste (Hastrup, 2003) et son inscription hégémonique dans le social (McGhee, 2000), les rapports sociaux, l’accès et la légitimité de la parole que mobilisent les acteurs qui sont mis en communication dans une situation donnée (Bourdieu, 1982), de même que leur subjectivité corporelle, ont été éclipsés de l’analyse linguistique du philosophe. Ces omissions ne permettent cependant pas d’expliquer ce qui fait qu’un acte de discours sera performatif sur la scène ritualisée du tribunal9. Je propose ainsi de prendre en compte ce que j’ai appelé des « actes de corps » pour analyser le caractère performatif du témoignage d’un demandeur d’asile qui ne se limite pas, comme je tenterai de le démontrer, qu’aux actes de parole.

La reconnaissance du réfugié sexuel

La définition normative du réfugié

6La Convention et le Protocole relatif au statut de réfugié de 1967 définissent le réfugié comme une personne qui craint avec raison d’être persécutée « du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques », et qui « se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays (…). » (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, HCR, 2007, p. 16). Ayant déjà accepté que le genre pouvait être la source de mauvais traitements, le Canada ajoutait, en 1993, que les minorités sexuelles, comme les femmes, pouvaient aussi être reconnues comme faisant partie d’un « certain groupe social » (HCR, 2007, p. 16).

7Pour être accepté comme réfugié, le témoignage d’Andrew devra donc aborder principalement trois aspects. Il devra démontrer, documentation à l’appui et en respectant les délais prescrits par la SPR10, qu’Andrew appartient à un groupe social particulier, qu’il ne peut pas être protégé par le pays dont il détient la nationalité, en tout temps ni en tous lieux, et que sa victimisation est liée à son orientation sexuelle et\ou à son identité de genre, ou qu’il serait sérieusement à risque d’être violenté pour cette raison s’il retournait dans son pays. Ce type de requête repose donc fondamentalement sur la crédibilité et sur l’établissement de l’orientation sexuelle et\ou de l’identité de genre du demandeur d’asile11.

Le dispositif de reconnaissance

8En principe, la SPR devrait être indépendante du gouvernement et dotée de procédures non contradictoires, c’est-à-dire que les requérants ne devraient pas subir de contre-interrogatoire. Il est préférable, toutefois, que ces derniers soient défendus par un avocat (Stalker, 2012), à plus forte raison que les représentants du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration sont de plus en plus présents lors des comparutions qui se déroulent en huis-clos. Les demandeurs d’asile peuvent cependant être accompagnés par des personnes de leur choix, du moment qu’elles soient canadiennes ou immigrantes reçues, et bénéficier des services d’un interprète. Chaque audience est enregistrée. Depuis décembre 2012, les demandeurs déboutés qui ne proviennent pas de pays d’origine désignés peuvent porter leur décision en appel. La désignation de ces pays dits « sécuritaires » est laissée à la discrétion du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration qui s’appuie sur le nombre de réfugiés qui proviennent d’un pays donné, son respect des droits de la personne et sur la protection de l’État (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012). Néanmoins, plusieurs pays ne considèrent pas les droits des minorités sexuelles comme des droits humains, publient des données sur les violences qu’elles subissent ou mettent en pratique leurs lois qui viseraient à les protéger (Lévy et Ricard, 2013).

9Le HCR (2012, p. 2) rappelle ainsi que la nationalité des demandeurs d’asile ne devrait pas influencer les décisions rendues sur les « demandes LGBTI d’asile » qui devraient se baser sur l’histoire personnelle et unique de chacun, qui est indivisible de « l’environnement culturel, économique, familial, politique, religieux et social dans lequel la sexualité et le genre ont pris forme. ». L’organisation onusienne ajoute que le vécu du demandeur d’asile influencera comment il exprimera ou non son orientation sexuelle et\ou son identité de genre, et qu’une connaissance approfondie sur « les expériences des personnes LGBTI » est donc nécessaire pour discerner les « suppositions erronées, culturellement inappropriées ou stéréotypées. » (HCR, 2012, p. 2, traduction libre)12. Malgré cette mise en garde et les formations qui sont données à la SPR depuis 1995 sur les différentes façons dont s’exprime la diversité sexuelle dans différentes cultures, les stéréotypes sexuels continuent d’influencer le processus d’évaluation (Ricard, 2014 ; Quan, 2012). De plus, l’ethnocentrisme demeure présent chez les membres de la SPR (Lee et Brotman, 2011 ; Lidstone, 2006 ; Murray, 2011 ; Ricard, 2014) et au niveau systémique. Le guide de la SPR (voir LaViolette, 2004) qui conseille à ses membres comment questionner les demandeurs d’asile pour déterminer leur appartenance à un groupe social particulier l’illustre.

10Ce document de la SPR, qui sera éventuellement révisé, reprend la terminologie dominante du mouvement gai et lesbien, et ses représentations nord-américaines du mode de vie et de l’identité gais. Il ne mentionne toujours pas les personnes bisexuelles ni transgenres tout en abondant d’exemples de questions à poser. Afin d’explorer la vie communautaire gaie et lesbienne au Canada, le membre de la SPR pourrait ainsi demander aux requérants d’asile s’ils ont « lu des revues ou des livres gais ou lesbiens ? Le cas échéant, quels sont-ils ? Socialisent-ils avec des amis dans le milieu gai ou lesbien ? Dans quels bars, cafés, restaurants aiment-ils aller ? » (voir LaViolette, 2004, p. 18, traduction libre)13. Les styles de vie et la culture de plusieurs demandeurs d’asile allosexuels ne correspondent néanmoins pas à ce que les membres de la SPR pensent connaître sur ce que signifie « être gai », ni aux pistes que le guide leur suggère.

11Non seulement le guide est-il truffé de référents ethnocentriques, mais il masque, de plus, les écarts socioéconomiques entre les nationaux et les réfugiés, et l’état psychosocial de ceux-ci. Souvent en choc culturel et traumatique, les réfugiés tentent tant bien que mal de préparer leur audience qui accapare toute leur attention. Ils craignent de ne pas être crus, d’autant qu’une rumeur tenace circule sur l’existence de faux réfugiés qui abuseraient de la générosité des Canadiens, et de pseudo-homosexuels qui demanderaient l’asile (Neve, 2014 ; Showler, 2006). Dans le cas d’Andrew, déjà au fait de la culture nord-américaine gaie, l’envie lui manquait de sortir. Il n’en avait pas les moyens de toute façon. Ayant, en outre, de la difficulté à s’ajuster à sa situation, et tenaillé par la peur d’être déporté, il recevait du soutien psychologique et médical.

La définition normative du gai

12Dans le langage du droit, les identités sexuelles et de genre sont perçues comme étant immuables, stables, innées et constantes à travers le temps, et/ou comme étant une qualité inhérente à la dignité de la personne (LaViolette, 1997). Le courant dominant du mouvement gai et lesbien qui recherche la normalisation et l’acceptation sociale et culturelle de la différence sexuelle, principalement à travers la régulation juridique, l’élimination des discriminations, et la production aussi bien visuelle qu’écrite d’un discours positif sur la diversité sexuelle, a adopté la position essentialiste du droit. Les agences administratives, telles que les services sociaux et la santé publique, soucieuses d’ordonnancement, de légitimité et de contrôle des populations, s’en inspirent aussi.

13A l’opposé, le courant queer, comme politique et esthétique, se moque du marquage entre la normalité et l’anormalité, de ce qui fonde la respectabilité, et souhaite aussi déstabiliser l’institutionnalisation des discours gais et féministes. Le queer déconstruit, généralement avec ironie, le modèle idéalisé de cohérence entre le sexe, le genre et le désir (Bastien Charlebois, 2011), et repousse ainsi constamment les limites de l’hétéronormativité. Andrew comme « gender bender » qui cherche aussi à souligner la fluidité des genres peut faire partie de cette mouvance.

14Mais l’acronyme LGBTI est de plus en plus utilisé par les institutions pour parler des personnes ayant une orientation sexuelle et/ou une identité de genre jugées non conformes14. L’Organisation pour le Refuge, l’Asile et la Migration (ORAM, 2013, p. 1) a souligné en quoi cette désignation s’appuie sur des construits occidentaux méconnus ou évités dans plusieurs régions du monde. De plus, une telle conception de la sexualité présume des démarcations claires et fixes entre les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres et intersexes, une binarisation des corps et des genres, et des identités que les individus non-hétéronormatifs ne reconnaissent pas nécessairement ou avec lesquelles ils ne s’identifient pas. Il en résulte que si les décideurs ont une approche légaliste et basent leur évaluation sur ces catégories sexuelles et de genre, les demandeurs en besoin de protection encourent le risque de ne pas l’obtenir (Berg et Millbank, 2009 ; ORAM, 2013).

15Les requérants d’asile qui ne sont peut-être pas au fait de l’épistémologie juridique qui construit et retient un fait et une déposition, voire une identité, comme étant crédibles, sont, par contre, nettement conscients du déséquilibre de pouvoir qui existe entre eux et les membres de la SPR. Pour amenuiser cette distance qui les sépare, et qui est entretenue, de plus, par le rituel judiciaire (Garapon, 1997)15, plusieurs demandeurs d’asile espèrent interpeller leur commissaire sur le plan de la compassion. Ce faisant, ils rappellent la commune humanité qu’ils partagent, et que les droits des réfugiés entrecroisent les lois nationales sur l’immigration avec les ententes internationales sur l’humanitaire (Dauvergne, 2008)16. Les demandeurs d’asile souhaitent donc émouvoir l’humain derrière leur « juge »17 qui agit tel un censeur au sein de la société canadienne, en déterminant quels individus peuvent y appartenir. Ainsi, comme Butler (2007) le suggère, la capacité réflexive à dévoiler la vérité est limitée par ce que le régime d’intelligibilité reconnaît comme admissible et plausible, notamment en ce qui concerne l’identité sexuelle et de genre, mais aussi, comme nous le verrons, par ce que le demandeur d’asile croit que ce dernier veut bien voir et entendre18.

Andrew, le « gender bender »

16J’ai rencontré Andrew alors qu’il n’avait pas encore 30 ans, lors de la parade de la fierté gaie de Vancouver, en 2011, tandis que nous marchions avec le groupe de soutien et de défense des droits pour les réfugiés et immigrants LGBTIQ, Rainbow Refugee Committee. Andrew était fébrile. C’était son premier défilé de la fierté. Aficionado de la mode, il s’était habillé pour la circonstance : pantalons serrés roses, torse timidement enveloppé d’un boléro noir clouté, chaînes au poignet, casquette et bottillons. Nous nous sommes revus, l’été suivant. Son audience approchait et il m’a demandé des photos que j’avais prises : celles-ci devenaient des preuves de sa participation à la vie gaie. Je pouvais aussi lui écrire une lettre de soutien, mais il fallait faire vite car tous les documents devaient être remis vingt jours avant l’audience19.

17Selon lui, plusieurs facteurs entremêlés expliquent son exil, contrairement au récit qu’il avait déposé à la SPR. Afin de réduire les risques d’incohérences20, son avocat lui avait suggéré d’abréger son témoignage, lequel, initialement, comptait cinquante pages. La peur, et des faits fabriqués d’éléments observables, sont primordialement recherchés par le dispositif, tandis que pour Andrew, tant les sensations, les perceptions, les croyances, ses émotions et ses luttes pour préserver son honneur et sa dignité sont des réalités factuelles qui expliquent pourquoi il devait s’échapper. Pour le comprendre, il faut saisir les attentes de sa fratrie et de ses parents, les règles de son pays qui régissent les rapports de genre et de sexualité, ainsi que la nature hiérarchique d’une société monarchique et religieuse dans laquelle les hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes ne sont pas harcelés s’ils sont fortunés et protégés par quelqu’un de plus puissant qu’eux.

18Le récit de vie d’Andrew est traversé par ses relations conflictuelles avec Dieu, sa mère, ses frères et sœurs, qu’il aime malgré tout, les abus émotifs et sexuels qu’il a subis, ses arrestations par la police des mœurs, ses déménagements, voyages, sa vie étudiante et professionnelle, ses hospitalisations à Vancouver et dans son pays d’origine. Survivre était un jeu auquel il excellait : Andrew avait développé des habiletés qui lui servent jusqu’à présent. Être continuellement sur le qui-vive, réprimer qui l’on est, comment l’on veut s’exprimer, et se sentir constamment surveillé, tout cela a fragilisé sa santé mentale. En outre, sa fratrie, qui avait découvert ses sous-vêtements féminins, l’a particulièrement fait souffrir. Ses frères et sœurs l’ont séquestré, menacé, frappé, amené dans un lieu saint pour qu’il se fasse purifier, obligé à ne plus se tailler la barbe, et interdit de porter des vêtements occidentaux. Devenu architecte, il était allé travailler loin de la résidence familiale. Mais il avait dû y revenir afin d’échapper à une sordide relation de chantage avec un homme beaucoup plus âgé que lui. Andrew a alors saisi l’occasion pour faire son « coming out » à ses parents. Il leur a annoncé qu’il avait perdu la foi, aimait les hommes et ne se marierait pas.

19Leur réaction a été terrible. Andrew a été attaqué physiquement et verbalement et amené au poste de police où des charges ont été portées contre lui comme infidèle. Son père qui est un magistrat s’est arrangé pour qu’il soit relâché, moyennant un suivi psychiatrique. Il a ainsi été interné et il est devenu suicidaire. Après plusieurs semaines, ses parents ont accepté de le reprendre s’il répondait strictement à leurs demandes. Andrew savait que s’il restait dans son pays, il mourrait. L’idée lui est alors venue d’annoncer à ses parents qu’il désirait poursuivre ses études. Il ne savait pas à ce moment qu’il pouvait faire une demande d’asile, mais il connaissait la réputation du Canada en matière de droits humains. Il arriva donc avec un visa de touriste à Vancouver, avec l’intention d’explorer quelles étaient ses avenues. En apprenant qu’il lui faudrait retourner dans son pays pour faire application pour un visa d’études, et après qu’une psychologue lui ait fait connaître ses droits, il demanda la protection du Canada.

20Un interprète, son avocat, et deux responsables du Rainbow Refugee Committee (RR) étaient présents lors de son audience qui a duré trois heures21. La veille, Andrew m’avait demandé comment il devrait s’habiller : devrait-il enfiler une jupe, se maquiller et porter des talons aiguilles ? Il voulait s’assurer que son juge le croirait au sujet de son identité sexuelle. Il s’est finalement présenté muni de jeans noirs moulants, d’un chandail échancré à manches courtes, avec des bijoux autour des poignets et du cou, bottillons aux pieds, mais sans casquette : il se présentait à découvert devant le membre de la SPR. L’identité du commissaire a été révélée le jour même : il était parmi ceux qui avaient le plus bas taux d’acceptation des demandes d’asile22.

21Après les formalités du départ, la présentation des personnes dans la salle, de celles qui auront le droit de parole et à quel moment, la précision du rôle de l’interprète et du commissaire, le déploiement de la documentation et de la preuve soumise et, finalement du serment, le juge a stipulé que la sexualité était au cœur de la demande, quoique l’athéisme d’Andrew soit aussi passible de sévères peines dans son pays. Des questions sur la sexualité d’Andrew se sont donc enchaînées. Dans l’extrait suivant, le commissaire cherche à en déterminer la nature et lui demande de rapporter des faits.

MEMBRE DE LA COMMISSION : Quand avez-vous réalisé la première fois que vous étiez gai ?

DEMANDEUR D’ASILE : C’était tôt, comme quand j’avais 15, quand j’avais 14, autour de cet âge.

MEMBRE DE LA COMMISSION : Bien. Et comment l’avez-vous réalisé ?

DEMANDEUR D’ASILE : J’ai toujours été attiré vers le même sexe. Vous savez, comme, j’ai senti la connexion avec le même sexe, vous savez (…). J’ai demandé une fois… « Est-ce que je peux marier un homme ? » J’avais, comme, peut-être 7 ou 8, vous savez. Et tout le monde riait, comme : « non ! ». Et j’étais comme : « pourquoi ? » (…) Je sens juste que c’est correct pour moi, vous savez, comme c’est ce à quoi je suis attiré. Et je crois qu’il y a plusieurs aspects qui y sont reliés, vous savez, comme, plusieurs raisons pourquoi, je me sentais comme cela, vous savez.

MEMBRE DE LA COMMISSION : Sincèrement, celles-ci ne sont pas pertinentes pour cette audience. Vous êtes ou vous n’êtes pas. Je n’explorerai donc pas pourquoi votre sexualité est ce qu’elle est, mais je vais tenter d’établir ce qu’elle est. OK ?

DEMANDEUR D’ASILE : OK. Bien sûr. (…).

MEMBRE DE LA COMMISSION : Et quand êtes-vous passé à l’acte pour la première fois ? Quand avez-vous…

DEMANDEUR D’ASILE : La première fois que j’ai…

MEMBRE DE LA COMMISSION : Bien, oui, quand avez-vous eu votre première relation homosexuelle ?

DEMANDEUR D’ASILE : La première fois ?

MEMBRE DE LA COMMISSION : Oui.

DEMANDEUR D’ASILE : J’avais 15 ans.

MEMBRE DE LA COMMISSION : Et avec qui était-ce ?

DEMANDEUR D’ASILE : Avec le chauffeur de ma grand-mère.

MEMBRE DE LA COMMISSION : Avant d’avoir cette relation, vous travestissiez-vous ? Vous habilliez-vous en vêtements de femme ?

(Extrait de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012, traduction libre)23.

22Andrew, habituellement très affirmé et fier de dire qu’il est un « gender bender » n’a pas repris le membre de la SPR, quand il lui a parlé de travestissement et qu’il l’a qualifié de « gai ». Andrew, qui voulait demeurer respectueux, répondait poliment à chacune des questions du commissaire. Néanmoins, au fur et à mesure qu’elles devenaient plus personnelles, son embarras grandissait. Il répondait moins rapidement, demandait au juge de reformuler, et cherchait un signe d’approbation de sa part. Le membre de la SPR, tout en feignant d’être indifférent à l’échange qu’il avait avec Andrew, observait en fait attentivement les réactions des observateurs, et avant tout celles d’Andrew, pour constater si ce qu’il avançait coïncidait avec ce qu’il voyait. Après une question particulièrement délicate, Andrew porta sa main au visage en lui répondant. Le commissaire espérait probablement un tel geste qui pouvait être interprété comme de la modestie féminine car il cessa de le questionner sur sa sexualité. Convaincu qu’Andrew était gai, le membre de la SPR aborda d’autres aspects de son témoignage.

23Dans l’extrait suivant, le commissaire veut comprendre pourquoi Andrew, qui avait eu l’opportunité de voyager en Occident, n’avait jamais demandé l’asile auparavant, et pourquoi il ne l’avait pas fait dès son arrivée aux frontières canadiennes.

MEMBRE DE LA COMMISSION : Que connaissez-vous de la Grande Bretagne et des droits gais ? 

DEMANDEUR D’ASILE : Je ne sais pas quoi, vous savez, genre, je ne suis pas sûre à propos de cela, honnêtement, mais je voulais aussi être dans un endroit éloigné. Parce que Londres est rempli de mes cousins et ma sœur y habitait. Et même si elle n’y était pas, je ne sais pas. […].

MEMBRE DE LA COMMISSION : Et les sites Internet étaient sur la protection des droits gais ? C’est ce que vous recherchiez ?

DEMANDEUR D’ASILE : Oui, j’étais, comme, je cherchais comme, je ne connaissais même pas le mot “réfugié” à ce moment, vous savez. (…) Je ne connaissais pas ce processus, mais je savais que j’avais vu cela dans les films. (…) Alors, il devait y avoir un moyen dans la réalité pour moi. Mon souci n’était pas où j’allais ; mon souci était comment quitter, comment m’échapper de ma famille, parce qu’à ce point, j’étais, vous savez, surveillé, comme on peut le dire. Ils avaient mon passeport. […].

MEMBRE DE LA COMMISSION : Je sais ce que vous avez dit à l’agent d’immigration. Ma question est pourquoi ne lui avez-vous pas dit la vérité ? Pourquoi n’avez-vous pas demandé la protection du Canada à ce moment ?

DEMANDEUR D’ASILE : Il y a…J’essayais toujours…, vous savez, genre, de trouver une façon de, vous savez, comme, de rester loin de mon pays, mais sans me mettre dans cette situation. Vous savez ? Je ne voulais pas arriver à cette situation.

 (Extrait de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012, traduction libre)24.

24Le juge interrogeait Andrew sans le regarder dans les yeux, sans lui sourire, hocher de la tête ou faire une quelconque onomatopée pour l’encourager à se livrer, même lorsqu’il parlait de choses difficiles. Andrew, qui se perçoit habituellement comme un habile séducteur, avait donc l’impression que le membre de la SPR n’avait aucune sympathie à son égard, d’autant qu’il venait de l’accuser d’avoir menti à l’agent d’immigration. De plus, le commissaire ne semblait pas comprendre pourquoi il avait résisté à devenir un réfugié. Le risque était que le membre de la SPR interprète cette hésitation comme une preuve qu’Andrew n’avait pas été véritablement persécuté et qu’il n’avait donc pas besoin de protection. En effet, les preuves qu’il avait réussi à accumuler et fournies par l’avocat n’incluaient aucun rapport de police, ou de l’asile où il avait été interné de force, mais des lettres de professionnels attestant de son syndrome de stress post-traumatique que le membre de la SPR n’allait peut-être pas endosser. Troublé, Andrew pleura à quelques reprises durant le reste de l’audience, et commença à avoir de la difficulté à s’exprimer en anglais, au point où l’interprète dû prendre la relève. Son anxiété finit par l’envahir. N’étant plus en mesure de poursuivre son témoignage, le juge demanda une pause. Durant celle-ci, les membres de RR tentèrent de réconforter Andrew et de l’encourager. Son avocat renchérit en affirmant être confiant d’obtenir un résultat positif. L’une des intervenantes de RR aida Andrew a retrouvé son souffle grâce à des techniques de respiration.

25Au retour de la pause, le commissaire rendit sa décision, basée sur les points suivants : il n’avait aucune raison de douter de la crédibilité de ce demandeur d’asile, et il acceptait, comme des faits, les explications que ce dernier lui avait données. En outre, celui-ci avait réussi à établir son identité sexuelle en fournissant, notamment, de nombreuses lettres de la communauté gaie dont celles de deux organisations « respectées » qui ont une « expertise dans les styles de vie gaie » (Extraits de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012, traduction libre)25. Le membre de la SPR ajouta que le requérant serait sévèrement à risque de persécution s’il retournait dans son pays où il avait déjà été grandement éprouvé en raison de sa sexualité. Ainsi, le commissaire déclara qu’« [a]yant considéré toutes les preuves, je trouve qu’[Andrew], est un réfugié au sens de la Convention, et j’accepte donc sa demande. Ceci conclut cette audience. » (Extrait de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012, traduction libre)26. Ébranlé, mais soulagé, Andrew remercia le commissaire et marcha vers lui les bras tendus. Le juge tenta de l’arrêter en lui disant qu’il ne donnait pas d’accolades27, mais il était trop tard ! Il se trouvait déjà dans les bras d’Andrew. Quelques semaines plus tard, son avocat m’a raconté qu’il avait croisé ce commissaire, lors d’un cocktail. Celui-ci lui avait dit en souriant qu’il n’oublierait jamais cette étreinte.

Discussion

26Comme déjà mentionné, sur le plan juridique, les registres de l’oralité et de la graphie, qu’Austin (1962) a fait correspondre en élaborant sa théorie sur les actes de langage performatifs (Fraenkel, 2006), n’ont pas la même autorité, temporalité ou spatialité. L’analyse critique de cette mise en correspondance qui s’opère dans le but de déterminer la crédibilité du requérant d’asile, permet de saisir que certains actes de parole et actes extra-langagiers sont devenus des actions durant l’audience d’Andrew. De manière générale, afin que s’y actualise le « quand dire, c’est faire » austinien, les locuteurs ont dû adhérer au sens des conventions en jeu et donc relever le défi de les reconnaître. Ces dernières concernent des éléments comme tels du rituel de l’audience avec le tour de parole et la préséance, mais aussi des conventions culturelles qui portent sur les représentations de l’identité sexuelle et de genre et sur le statut de réfugié qui interpelle le rapport politique entre des nations par l’entremise de l’acquisition d’une nouvelle citoyenneté. De plus, ces conventions reposent sur un dispositif technico-juridique rythmé par les délais bureaucratiques, et entretenu par le conformisme aux critères de la validité légale du témoignage, et des preuves fournies. Plus spécifiquement, l’interaction performative (Denis, 2006) entre le membre de la SPR et le demandeur d’asile ne peut pas être comprise sans prendre en considération les actes corporels, incluant la qualité de la présence des protagonistes, le rapport hiérarchique entre le juge et le demandeur d’asile, qui est aussi un rapport entre un citoyen et un non-citoyen, et la dynamique des rapports savoir-pouvoir dans le contexte juridique.

Actes d’écriture, actes de parole

27La recherche d’équivalence entre les actes de discours oraux et écrits se fait traditionnellement en accordant la primauté à l’écrit, qu’il s’agisse de la correspondance du témoignage oral du demandeur d’asile avec la preuve soumise, ou de la déclaration du juge qui repose sur des textes et des conventions préexistants à l’audience. Le serment du demandeur d’asile fait cependant exception. Lorsqu’il est bien effectué, c’est-à-dire que la personne s’est levée debout, a levé la main et énoncé qu’elle jure de dire la vérité, la présomption de vérité est instaurée de manière performative. Ce faisant, le demandeur d’asile est présumé dire la vérité, à moins de preuves contraires. Les questions pressantes et inquisitrices du juge et son air impénétrable suggèrent, néanmoins, qu’il doutait des propos d’Andrew. Mais celui-ci, informé des règles de préséance à observer, aurait été mal avisé de lui faire la leçon, d’autant que son sort résidait entre ses paroles. Les avocats et les activistes remplissent ainsi un rôle-clef dans la préparation du demandeur d’asile à son audience (Murray, 2011 ; Ricard, 2014). Qui plus est, la présence des responsables d’un groupe reconnu de soutien pour migrants allosexuels a influencé la perception du commissaire d’Andrew sur son identité sexuelle. La compétence et l’expertise de l’avocat sont en outre à souligner. L’avocat a ainsi judicieusement guidé Andrew dans la rédaction de sa requête.

28Comme conséquence de la mise en équivalence des actes d’écriture et des actes de paroles, Fraenkel (2006, p. 71-5) avance que le sujet austinien paraît « ordinaire »28 à l’oral et juridique à l’écrit. Dans le cadre de l’audience, le sujet n’est cependant plus uniquement juridique à l’écrit. Il s’agit du sujet juridique que le membre de la SPR vise à retrouver devant lui (McGhee, 2000 ; Ricard 2014 ; 2011). Son investigation29, balisée par les prérogatives juridiques sur la crédibilité, et l’hégémonie du discours du droit sur la définition du réfugié, exclut ceux qui ne maîtrisent pas ce discours expert et confirment le pouvoir de ceux qui le possèdent et qui l’entretiennent dans le champ juridique (Hastrup, 2003 ; McGhee, 2000). Dans les causes LGBTI, l’identité de ce sujet juridique sera donc celle du réfugié, au sens de la Convention, et celle d’une personne LGBTI telle que présentée, si c’est le cas, dans les guides et protocoles institutionnels qui s’inscrivent en continuité avec le discours essentialiste du droit, et auxquels le juge aura eu accès. Même si l’évaluation sera spécifique à l’histoire personnelle du demandeur d’asile, la référence codifiée, nommément la Convention, demeure jusqu’à présent immuable et universelle.

29Il y a quelques années, les lignes directrices sur l’évaluation des demandes fondées sur la persécution liée à l’orientation sexuelle et\ou à l’identité de genre n’existaient pas, pas plus d’ailleurs que la possibilité pour le demandeur d’asile de témoigner oralement. Un jugement de la Cour suprême du Canada est à l’origine de l’instauration des audiences. Avant cette mise en action directe des dires des demandeurs d’asile, leurs requêtes étaient évaluées par deux commissaires qui ne les avaient pas rencontrés. Les demandes d’asile leur parvenaient sous forme de retranscriptions, les dépositions ayant été enregistrées antérieurement par un fonctionnaire qui avait interrogé les demandeurs de refuge30. Ce rappel historique ajoute donc un bémol à l’idée que la signature d’un document pourrait équivaloir à la présence de la personne signataire, une proposition induite par la mise en équivalence des actes écrits et oraux (Fraenkel, 2006, p. 72-4).

30Le témoignage oral apparaît ainsi comme la possibilité pour le demandeur d’asile de s’expliquer, par-delà les restrictions du langage écrit et de son support matériel, et en raison de l’absence de données disponibles sur sa situation particulière (il peut s’agir d’un groupe armé clandestin, d’une ethnie, des pratiques culturelles et légales d’un pays sur un sujet donné, de sa sexualité, et etc.). L’audience est donc l’espace-temps privilégié et unique dont dispose le demandeur de refuge pour exercer son droit de justice fondamentale. Mais le but de l’audience est aussi d’authentifier si ce qui avait été déposé par écrit provient bien de la personne qui s’exprime oralement.

Actes d’écriture, actes de parole, actes corporels

31Saillant et Truchon (2008, p. 67) ont observé que, dans un contexte légal, les corps, paroles et identités devaient coïncider où parler est risqué de commettre une erreur, en ne prononçant pas le bon mot au moment opportun, et ainsi d’être mal compris. Or, ne pas faire le bon geste, ne pas performer la bonne corporalité au bon moment, peut aussi compromettre la crédibilité de la personne. Les actes corporels d’Andrew ont ainsi servi de support matériel à ses paroles et à l’expression de son identité. Mais ils ont aussi été des performatifs en soi. Le corps d’Andrew n’a pas été uniquement agi par une identité immanente qui serait celle de l’homme gai qui se travestit, objet de persécution dans son pays. Il a aussi été un actant pour donner à voir, sur la scène du tribunal, un réfugié sexuel.

32À la recherche du sujet juridique, le membre de la SPR décrypte donc le corps du demandeur d’asile comme s’il s’agissait d’un texte qui le ferait émerger. Mais ce corps doit aussi être documenté31 et raconté. Tous ces éléments devaient être cohérents et consistants pour convaincre de l’identité sexuelle victimisée d’Andrew. Son corps n’a toutefois pas été uniquement matière à discuter (les sévices qu’il a subis et leurs séquelles, ses comportements et préférences sexuels, son esthétisme) : il est aussi devenu sexué sous le regard du juge. Ainsi, un geste interprété comme un signe de féminité a confirmé son stéréotype sexuel sur l’homosexuel efféminé. Le registre émotionnel d’Andrew incluait aussi des signes associés à l’expérience traumatique. Le commissaire a vu se dérouler sous ses yeux l’emprise que la peur continuait d’exercer sur Andrew.

33Bien qu’Austin (1962) voulait développer une théorie sur le langage ordinaire et qu’il ait fait abstraction de l’incidence des actes écrits juridiques sur les actes performatifs, et marginalisé le monde théâtral comme une source d’inspiration (Parker et Sedgwick, 1995, p. 3), plusieurs auteurs ont relevé que les notions de performativité et de performance s’entrecroisent de façon complexe (Bial, 2004 ; Parker et Sedgwick, 1995 ; Striff, 2003)32. Butler a possiblement le mieux synthétisé les principales orientations théoriques de la performativité (Bial, 2004, p. 145) qui se retrouvent, d’une part, en philosophie du langage et, d’autre part, dans le domaine de la performance qui, telle une expérience sensible à expérimenter pour elle-même, et non à faire signifier, donne lieu à des créations qui ouvrent sur le voir, le penser, et le sentir (Labrecque, 2009).

34La notion de genre performatif de Butler (1993, 1990) rompt avec les présupposés de l’hétéronormativité, en soutenant que le genre n’est pas une condition ontologique, mais qu’il participe plutôt d’une performance répétée d’actes de langage performatifs, de gestes, mouvements et styles, qui constituent ainsi l’illusion d’un sujet stable et genré, sur la scène de la vie33. Comme le résume Lloyd (1998, p. 125, traduction libre), la philosophe avance que « le genre n’est pas une expression de ce que quelqu’un est, mais le genre est quelque chose que quelqu’un fait. »34. Qui plus est, la performativité du genre butlérien est doté d’une double-action. Il est à la fois assujettissement, comme résultat des conventions sociales hétéronormatives dominantes sur la normalité\anormalité, et subjectivation qui peut subvertir.

35Or, si pour la majorité des réfugiés sexuels, commissaires, et activistes que j’ai rencontrés, l’orientation sexuelle est innée, leurs réponses sont moins affirmées en ce qui concerne l’identité de genre. Aussi, quoiqu’Andrew admette qu’il ne puisse pas changer son orientation sexuelle, il se plait à déstabiliser son identité de genre pour subvertir et provoquer. Il s’est bien gardé de le faire, toutefois, durant son audience. Comprenant que le statut de réfugié débouchait sur la citoyenneté canadienne, Andrew a décidé de minimiser son allure queer qui risquait d’être jugée moins respectable et acceptable que l’image plus conventionnelle et répandue de la personne gaie, tolérée au Canada. Il a aussi minutieusement choisi ses vêtements pour la performance de son audience. Sa stratégie était de faire bonne impression au commissaire pour qu’il puisse le voir comme un « gender bender » dont l’excentricité ne ferait pas fuir un éventuel employeur, soit un candidat à la citoyenneté qui ne dépendrait pas financièrement de l’État.

36Néanmoins, selon Foster (2003), Butler (1990, 1993) n’est pas parvenue à expliquer comment la répétition de ce genre performé, qu’il soit queer, straight ou gai, qui est reconnu selon une grammaire d’intelligibilité déjà en place, réussit. Elle questionne ainsi l’agencement non problématisée de cette répétition d’actes corporels en rappelant que Butler, comme Austin, n’ont pas attribué au corps une force propre au changement, une action comme un accomplissement du corps (Foster, 2003, p. 168). Certes, les corps changent le monde par leur insistance et la persistance de leur action routinière, mais en frappant, tombant, en prenant une pose d’équilibre, en se tenant de manière défiante, ou en prenant des mains aussi (Foster, 2003, p. 177). Qui sait si l’étreinte d’Andrew qui a positivement marqué le juge influencera ses décisions futures au sujet des réfugiés sexuels ?

Conclusion

37Les causes LGBTI sont principalement fondées sur l’établissement de la crédibilité du demandeur d’asile et sur la démonstration de son orientation sexuelle et\ou de son identité de genre. Pour être reconnu en tant que réfugié sexuel au Canada au sens de la Convention, le témoignage du demandeur d’asile doit donc être jugé crédible, et prouver que le locuteur a été victime de violence homophobe dans son pays d’origine qui ne peut pas le protéger. Les questions-réponses qui se développent entre le commissaire et le demandeur d’asile, auxquels participent aussi parfois l’avocat et d’autres témoins, permettent d’établir la crédibilité du requérant d’asile, à celui-ci de clarifier certains points, et de juger si les explications données sont plausibles et raisonnables. La discussion a critiqué plusieurs aspects de l’analyse austinienne qui omet, notamment, de parler de la dimension socioculturelle des conventions qui permettent de faire en sorte que « dire c’est faire ».

38La notion de performativité enchevêtrée à celle de performance a permis de discerner en quoi des actes de discours ont été effectifs durant l’audience d’Andrew, un demandeur d’asile à l’identité de genre hétérodoxe. L’analyse a démontré que le corps n’est pas uniquement instrumental à la parole mais performatif comme tel. Afin d’être reconnu comme réfugié, Andrew a préféré parler de son identité sexuelle dans des termes connus du commissaire. De plus, il s’est présenté de manière à ce que ce dernier puisse voir en lui un futur citoyen, un critère qui semble implicite à l’octroi du statut de réfugié traversé par des enjeux géopolitiques et des présupposés culturels.

39D’autres ethnographies d’audiences de demandeurs d’asile allosexuels sont requises pour continuer de documenter quels facteurs extra-langagiers et extra-juridiques influencent la décision des commissaires. D’autres études sont aussi nécessaires pour continuer de penser les intersections entre la performativité et la performance, entre les actes de discours écrits, oraux et corporels pour problématiser leur opérationnalisation respective. Mais ces notions aux frontières fluides gagneraient à être appréhendées à partir d’une approche interdisciplinaire qui reste à théoriser, notamment entre les disciplines qui se concentrent sur les actes de discours et celles qui font de l’analyse corporelle leur point de départ. Ainsi, l’introduction de l’idée des « actes de corps » qui a permis de pousser plus loin la théorie butlérienne sur la performativité du genre, et de la décloisonner, semble une piste intéressante à poursuivre.

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Notes   

1  Sur les pays qui institutionnalisent l’homophobie par leurs lois, voir Itaborahy et Zhu (2013). L’homophobie rend possible la reproduction des structures socio-culturelles d’autorité et de pouvoir ainsi que le maintien de l’ordre naturalisé hétéronormatif. Selon cet ordre, le genre, un construit social (masculin ou féminin), correspond au sexe, un donné biologique (mâle ou femelle), pour former des personnes cissexuelles, c’est-à-dire dont le genre correspond à leur anatomie désignée. Ces dernières, dotées de la « bonne » orientation sexuelle, soit de celle qui correspond à l’ordre des choses établi par les dieux, la loi, le sens commun ou la nature, devraient éprouver du désir pour leur genre opposé mais complémentaire. Dans la matrice hétéronormative, dans cette grammaire d’intelligibilité qui régule le sexe, le genre et le désir (Butler, 1990), l’hétérosexualité institutionnalisée est survalorisée économiquement et symboliquement.

2  Pour une justification sur l’utilisation de cet acronyme, voir Ricard (2014). Par ailleurs, au cours de cet article, les acronymes suivants LGBT, LGBTI, ou LGBTIQ seront utilisés pour parler des personnes qui s’identifient, ou que l’on identifie, comme lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, et parfois aussi comme personnes intersexes ou queers. Les contextes seront spécifiés pour comprendre ces variations. De plus, d’autres appellations, telles « allosexuels », peuvent être utilisées pour parler des minorités sexuelles en général (pour plus de précisions voir la note 3).

3  Depuis les années 2000, les termes « allosexuel » et « altersexuel », et leurs équivalents au pluriel et au féminin, sont des tentatives de traduction en français du mot « queer », mais qui, contrairement à ce dernier, n’ont généralement pas les mêmes intentions de confrontation politique ni les mêmes connotations de marginalité (voir le Bureau de la traduction du gouvernement fédéral canadien et la note du traducteur de l’article de Walks (2014, p. 20). Ainsi, le dernier numéro de la revue Anthropologica qui a comme section thématique l’anthropologie queer, la présente telle une réflexion anthropologique critique sur l’essentialisation et sur la normalisation des sexualités et des identités sexuelles et de genre, que celles-ci se situent au sein des communautés gaies ou hétérosexuelles. De mon côté, j’utilise le mot « allosexuels » pour parler de l’ensemble des minorités sexuelles qui se retrouvent ou non dans l’acronyme répandu LGBT (pour lesbienne, gai, bisexuel-le et transgenre). Ces deux appellations-parapluies, soit allosexuels et minorités sexuelles, partagent comme limites de masquer les différences entre les femmes et les hommes gais, entre ces dernières et ces derniers et les personnes trans.

4  Sur la notion de performativité en linguistique, sciences sociales, communication et gestion, et sur les débats que son opérationnalisation suscite, voir le dossier dirigé par Denis (2006), dans Études de communication. Langues, information, médiations. Performativité : Relectures et usages d’une notion frontière, no. 29.

5  Fraenkel rappelle qu’Austin travaillait avec l’éminent philosophe du droit Herbert L. A.Hart, quand il élaborait sa réflexion. Dès 1949, Hart avait reconnu « la réalité des actes de langage en analysant comment certains énoncés affirmatifs ponctuent, comme autant d’actes, le procès judiciaire. » (Fraenkel, 2006, p. 91). La connaissance des notions juridiques d’Austin se retrouve jusque dans son expression choisie (« performative » et non « operative ») pour parler des actes de discours (1970, p. 42).

6  Il s’agit d’un pseudonyme choisi par le demandeur d’asile qui m’a accordé la permission de parler de son audience et de son histoire dans le cadre de cet article.

7  Mon ethnographie multisituée dans les villes canadiennes (Toronto, Montréal et Vancouver) où habitent principalement les minorités sexuelles et les réfugiés a débuté en 2009. Au moment des entretiens, les personnes étaient : demandeurs d’asile (44), réfugiés déboutés (4), réfugiés acceptés (5), anciens commissaires de la Section de la Protection des Réfugiés (SPR) (4), activistes (14) et avocats (12). Habituellement en anglais et semi-structurés, ces entretiens ont duré en moyenne une heure trente, mais plusieurs ont évolué en récits de vie. Des observations durant les audiences, la participation dans les associations de soutien pour migrants allosexuels, et l’accompagnement de ceux-ci complète la démarche.

8  « Gender bender », une expression difficilement traduisible, réfère à une forme d’androgynie, de transidentité qui se veut critique des représentations dominantes et figées sur les « drag queens » (des personificateurs féminins) et sur les gais.

9  Sur le tribunal comme scène ritualisée, voir Garapon(1997). Sur l’analogie entre les activités ritualisées et les performances, voir Bial (2004, particulièrement p. 57-114) ; dans une perspective anthropologique, voir Saillant, dans ce numéro, et Schechner ([1988] 2003).

10  Depuis décembre 2012, ce délai est de 30 jours si la personne ne vient pas d’un pays d’origine désigné ou de 60 jours si elle vient d’un pays d’origine désigné.

11  Sur l’établissement de la crédibilité du réfugié, voir Murray (2011) ; Ricard (2014) ; Thomas (2006).

12 « (…) [the] cultural, economic, family, political, religious and social environment in which sexuality and gender have taken shape. The applicant’s background may impact the way he or she expresses his or hersexual orientation and/or gender identity (…). [That decisions on LGBTI refugee claims are not] based on superficial understandings of the experiences of LGBTI persons, or on erroneous, culturally inappropriate or stereotypical assumptions ». (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, HCR, 2012, p. 2).

13  « Have they [claimants] read any gay or lesbian magazines, books ? If so, what have they read ? Do they socialize with friends in any gay or lesbian social venues ? Which bars, cafes, restaurants do they like to go out to ? » (voir LaViolette, 2004, p. 18).

14  Comme l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (ILGA) et le HCR.

15  Garapon (1997, p. 304) rappelle que « L’acte de juger et le rituel ont en commun de rechercher la distance par la mise en scène, la représentation, la symbolisation. ».

16  Selon les politiques gouvernementales en place, l’un de ces aspects sera privilégié. Depuis l’arrivée des conservateurs au pouvoir à Ottawa, l’accès au droit d’asile a été contraint. Le nombre de réfugiés acceptés au Canada a chuté, tandis que celui des déportations augmente (Porter, 2014).

17  La très grande majorité des réfugiés que j’ai interviewés nomment ainsi le membre de la SPR.

18  Au sujet des normes sexuelles et de la morale dite respectable, le cadre socioculturel dominant érige des liens de causalité ou d’intelligibilité entre différents termes tels que les bicatégorisations naturelles de sexe et de genre, le désir hétérosexuel non pervers, et l’hétérosexualité opposée à l’homosexualité. Ces explications qui naturalisent, normalisent et qui rendent acceptables les relations entre les genres et les sexes masculins et féminins, le désir hétérosexuel et l’hétérosexualité vise à maintenir l’intelligibilité du cadre dominant (Baril, 2007), sa cohérence et son pouvoir. Afin d’affirmer « être gai est respectable », pour dire « être une femme lesbienne est aussi normale qu’être une femme hétérosexuelle », ou « Samuel est en fait une fille », il faut que les liens de causalité entre ces termes, au cœur de la matrice de l’hétéronormativité, soient modifiés et accessibles à la pensée des locuteurs. Selon Butler (2004, p. 49), notre reconnaissance se vit à travers le langage du fait que « nous sommes des êtres interpelés, qui dépendent de l’adresse de l’Autre pour être. ». Ainsi, comprendre sur quoi repose le régime d’intelligibilité et sa grammaire permet de s’outiller pour se faire reconnaître.

19  Le délai est de dix jours depuis la réforme de l’asile instaurée en 2012. De plus, auparavant, les demandeurs d’asile attendaient en moyenne dix-neuf mois avant d’obtenir leur audience, ce qui leur laissait le temps d’aller chercher de l’aide, notamment auprès des organismes, de développer un lien de confiance avec leur avocat, et de commencer à s’intégrer. Selon leur nationalité, ils ont maintenant un maximum de 60 jours avant de passer en audience.

20  La crédibilité juridique d’un témoignage repose sur trois critères (Thomas, 2006) : la cohérence interne (il n’y a pas de contradictions lors d’un même témoignage), la cohérence externe (il n’y a pas de contradictions entre les diverses dépositions orales et écrites, et les autres preuves soumises), et le mensonge, c’est-à-dire que le témoignage est jugé non plausible ou déraisonnable.

21  J’ai pu assister en tant qu’observatrice bien que le commissaire ait été informé que ma recherche portait sur l’asile allosexuel au Canada.

22  Depuis plusieurs années, Rehaag (2008) compile des statistiques sur les taux d’acceptation de chaque membre de la SPR.

23  « BOARD MEMBER : When did you first realize that you were gay ? CLAIMANT : It was early, like when I was 15, when I was 14, around that age. BOARD MEMBER : All right. And what made you come to that realization ? CLAIMANT : I always felt attracted to same sex. You know, like, I felt the connection to the same sex (…). I asked once : “Can I marry a guy ?” I was, like, maybe 7 or 8 years old, you know. And everyone was laughing, like : “No !” And I was, like : “Why ?” (…). I just felt it’s right for me, like this is what I am attracted to. And I think there is a lot of aspects related to it, you know, like, a lot of reasons why I felt like that, you know. BOARD MEMBER : Quite frankly, those aren’t relevant to this hearing. Either you are or you aren’t. So I won’t be exploring as to why your sexuality is what it is, but I will try to establish what your sexuality is. Okay ? CLAIMANT : Okay. Sure. (…). BOARD MEMBER : And when did you first act out your sexuality ? When did you… CLAIMANT : The first time I had… BOARD MEMBER : Well, yeah, when you had a homosexual affair. CLAIMANT : The first time ? BOARD MEMBER : Yes. CLAIMANT : I was 15. BOARD MEMBER : And who was that with ? CLAIMANT : That was my grandma’s driver. BOARD MEMBER : Prior to having that affair, were you cross dressing ? Were you dressing in women’s clothing ? » (Extrait de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012).

24  « BOARD MEMBER : What do you know about Great Britain and gay rights ? CLAIMANT : I don’t know what, you know, like, I’m not sure about that, honestly, but I also wanted to be in a place far away. Because London is full of my cousins and my sister lived there. And even if she wasn’t. […]. BOARD MEMBER : And the websites were for protection of gay rights ? That’s what you were searching ? CLAIMANT : Yeah, I was, like, looking for, like, I didn’t even know the word “refugee” at that point, you know. (…) I didn’t know what’s this process, but I knew that I saw this in movies. (…) So there must be a way in reality for me. So my concern wasn’t about where I’m going ; my concern was how to go, how to escape from my family because at that point, I was under, you know, like, surveillance you can call it. They had my passport. […]. BOARD MEMBER : I know what you told the immigration agent, but my question is why didn’t you tell him the truth ? Why didn’t you seek protection from Canada then ? CLAIMANT : There is… I was still trying to, you know, like, find a way to, you know, like, stay away from my country but without putting myself in this situation. You know ? I didn’t want to get to this situation. » (Extrait de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012).

25  Plus précisément : « The claimant produced numerous letters of support from the gay community, including Salam Vancouver, a support group for gay Muslims in Vancouver and Rainbow Refugee Committee, a support group for refugees making claims based on sexual orientation. Both are respected organizations with expertise in gay lifestyles. » (Extrait de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012).

26 « Having considered all the evidence, I find that [Andrew] is a Convention refugee, and I therefore accept his claim. That concludes this hearing. » (Extrait de l’audience retranscrite d’Andrew, Vancouver, 2012).

27  Au Canada anglais, les gens se font peu la bise à laquelle l’accolade est habituellement préférée.

28  Entre guillemets dans le texte (Fraenkel, 2006, p. 71).

29  Howe (2014) n’hésite pas à qualifier cette investigation de « voyeurisme légal », « legal voyeurism », dans les cas des demandes d’asile fondées sur la sexualité.

30  Barsky (1994) qui en a analysé le discours et le processus d’évaluation a aussi démontré qu’il s’agissait souvent de retranscriptions incomplètes, les secrétaires étant payées par le nombre de demandes rendues.

31  A titre d’exemples, par des photos, lettres, affidavits, messages-textes, dépositions, par de la documentation sur le pays, des journaux, affiches, etc.

32  Schechner ([1988] 2003, p. ix, traduction libre) résume le lien entre la performativité et la performance par cette boutade : « Qu’est-ce qui est produit ? Des émotions. Mais est-ce que les émotions sont desactions ? Sinon, comment les performances peuvent-elle être appelées performatives ? » : « What is produced ? Emotions. But are emotions actions ? If not, how performances can be called performative ? ».

33  Butler (2007) rejette aussi l’idée du sujet autonome austinien en insistant sur l’intersubjectivité comme dynamique fondatrice du soi. Elle s’inspire aussi de Derrida en insistant sur l’importance de la répétition d’après laquelle il ne peut pas y avoir de reproduction identique d’un sujet qui serait premier, ou de reprise d’une signification originale qui n’existe pas, et où la différence ainsi produite lors de la répétition n’est pas nécessairement audible (la différance derridienne). Le genre est donc toujours réitération avec une différance. Derrida qui voyait de la théâtralisation sur la scène du monde comme sur celle des arts avait aussi critiqué Austin qui voulait séparer le langage ordinaire du domaine des arts (Parker et Sedgwick, 1995, p. 3-4).

34  « Judith Butler proposes the idea of gender performativity : gender not as an expression of what one is, but gender as something that one does. » (Lloyd, 1998, p. 125).

Citation   

Nathalie RICARD, «Que faut-il taire « quand dire, c’est faire » ? L’audience d’un demandeur d’asile à l’identité de genre hétérodoxe», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 26/11/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=925.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Nathalie RICARD

Nathalie RICARD est doctorante en anthropologie au Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) à l’Université Laval (Québec). Ses intérêts de recherche se retrouvent en anthropologie de la migration, particulièrement en ce qui concerne les réfugiés, en anthropologie queer et féministe qui abordent les identités de genre et de sexe et la sexualité, leur langage, les normes, politiques et institutions qui les encadrent et les pratiques qui les remettent en cause, de même qu’en anthropologie de la vie sociale des droits et de la justice.