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Kanpis karibéyen dézar Matinik, pou trasé siyon lavwa manmay lakarayib. Ce que s’émanciper veut dire ou quelques modalités d’engagement à partir d’une expérience du Campus Caraïbéen des Arts à la Martinique

David KHATILE
octobre 2013

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.733

Résumés   

Résumé

Le Campus Caraïbéen des Arts de la Martinique est un établissement public d’enseignement supérieur des pratiques artistiques qui expérimente une expérience de partage du social et du sensible dans le cadre du dispositif LMD où se fomentent en toile de fond des enjeux polysémiques dans un contexte post-esclavagiste caribéen. L’ensemble de ces enjeux gravite autour de la problématique de la conquête de légitimités. Qu’ils s’agissent de légitimités liées à la reconnaissance de champs de savoirs, de projet sociétal, de posture éthique et politique, de régimes esthétiques, il est question de s’émanciper. Quelles logiques stratégiques et quels mécanismes sont mis en exergue dans le dispositif du Campus Caraïbéen des Arts pour ouvrir à de nouvelles configurations visant à modifier la donne sociale ?

Larel (créole martiniquais)

An larel lanseyman sipériè piblik LMD-a, Kanpis karibéyen Dézar Matinik ka pòté douvan-jou an ekspérians anlè dives kèsion asou pwoblem pòsesklavajizm manmay lakarayib. Poto-mitan tout sé katjil-tala sé konba pou rikonésans léjitimité’w. Kikiswa pou rikonnet valè konésans-ou, ki sé pou fè pou yo pa twazé pwopozision lantoupriz dévlopaman sosial-ou, ki sé pou fè respekté valè larel konba’w, sé an sel ek menm konba pou rikonésans-ou. Ki manniè manmay kanpis karayibéyen Dézar Matinik ka trasé siyon pou chanjé maldòn-tala.

Abstract

The Campus Caraïbéen des Arts (Caribean Campus of the Arts) try to implement in Martinique one social and sensible experience in the LMD’s institutional apparatus. This experience underlie some caribean post-esclavagism’s stakes. All of these stakes gravitate around the problematical struggle for the recognition of its legitimacy. Whether such legitimacy can be for, emic knowledges, the project of social developement, ethical or political postures, aesthetical systems, it is about emancipate oneself. What strategical logics and what mecanisms are enlighted by the Caribean Campus of the Arts structure to involve change in this social order ?

Index   

Index de mots-clés : art, Caraïbe, savoir, émancipation, esthétique.
Index by keyword : art, caribean, knowledge, emancipation, aesthetics.

Texte intégral   

1Notre présent propos s’élabore à partir d’une double articulation qu’il convient de préciser en amont afin d’en saisir la nature et la teneur. Tout d’abord, il s’agit d’un double regard que nous portons sur l’expérience en cours du Campus Caraïbéen des Arts de la Martinique. Il s’articule d’une part, autour d’un regard de l’intérieur, à travers une expérience ethnographique du projet CCA, depuis son émergence jusqu’aux récentes plénières qui se sont déroulées à la charnière des mois de septembre et octobre 2013. Ces plénières, réflexives et prospectives quant au bilan, aux contenus et orientations de l’institution CCA, viennent nourrir notre réflexion. À cette ethnographie du CCA s’associe une réflexion anthropologique qui vise à décentrer les problématiques posées, ou tout au moins à dégager une réflexion analytique sur celles-ci. Soulignons également que notre posture et nos activités nous placent à la fois comme acteur et observateur de l’expérience du CCA. Sans être lié contractuellement à l’institution et donc sans appartenance à l’institution, nous intervenons directement au sein de cette expérience, depuis qu’elle est en cours, à partir du double statut d’enseignant-chercheur et de formateur1. Cette introduction liminale pose le cadre de notre propos et permet d’appréhender par voie de conséquence une posture assignée qui sous-tend un engagement manifeste.

2Le Campus Caraïbéen des Arts (CCA)2est un pôle d’enseignement artistique pluridisciplinaire (ou pôle EIA) public crée en 2011 par le conseil régional de la Martinique. Il prépare aux diplômes nationaux supérieurs professionnels dans cinq départements. Les Arts Vivants avec la musique, la danse et la comédie ; les Arts Visuels avec des options Art, Design objet, Design graphique, le Cinéma et communication, la Recherche et prospective ; et les Métiers d’Art (artisanat). Le CCA prépare également au diplôme d’enseignant dans les arts vivants au terme de deux années de cursus. Ces formations diplomantes spécialisées du CCA s’inscrivent dans le cadre plus général de l’enseignement supérieur public du LMD3 en partenariat notamment avec l’université des Antilles-Guyane vers une licence en arts vivants. Enfin, cet établissement public a mis en place dès son ouverture un diplôme d’accès aux études supérieures4 pour les non-bacheliers qui désirent entamer des études supérieures dans les pratiques artistiques.

3Le Campus Caraïbéen des Arts de la Martinique expérimente depuis deux ans un projet dans le champ de l’enseignement supérieur des pratiques artistiques et expressions esthétiques qui entend placer les acteurs du projetau cœur de la construction du réel5caribéen d’aujourd’hui et de demain.

4L’émergence du CCA modifie significativement la géopolitique de l’enseignement public et de la formation supérieursdes pratiques artistiques dans la Caraïbe et dans les mondes créoles in extenso6. Le pôle EIA du CCA vient combler un certain nombre de carences au niveau des dispositifs locaux en matière d’enseignement supérieur dans les pratiques artistiques puisqu’il permet dorénavant d’effectuer d’une part, des formations supérieures diplomantes et professionnalisantes et, d’autre part, de faire de la recherche à travers des études universitaires.

5Ce que parler du politique veut dire ne se confine pas dans le seul enclos de la politique, loin s’en faut ! Lorsque des acteurs sociaux inscrivent − comme c’est le cas du CCA à la Martinique − leurs projets de formation et d’enseignement diplômant et professionnalisant des pratiques artistiques dans la perspective d’expérimenter d’autres champs de possibles et de participer activement à la construction du réel, ils donnent d’emblée une dimension politique à leur projet. Que ce soit dans l’acte d’intention, dans la formalisation et la mise en projet, dans la réalisation et la mise en œuvre, et bien entendu dans les implications réelles du projet dans les processus de construction du réel, le CCA se pose comme un projet où l’artistique et le politique se trouvent au principe même de son élaboration.

6Il est question ici d’explorer et d’inventer à travers une expérience du social de nouvelles modalités d’inscription dans le réel d’artistes en formation, pour la plupart locaux qui sont porteurs (acteurs) de leur propre projet, mais également d’un corps d’acteurs sociaux comprenant également des enseignants et formateurs, des chercheurs, des administratifs et des professionnels de l’art. La dimension prospective du projet et son régime d’expérimentation inscrit cette expérience dans le champ politique dans le sens anthropologique du terme. Porter la réflexion sur le champ de l’anthropologie du politique n’évacue pas pour autant les interfaces politiciennes d’une expérience comme celle du CCA. Elle permet par contre, de décentrer les lectures dogmatiques qu’en font certains, sur les seules bases des liens qui se tissent de fait entre une structure d’enseignement et de formation publique et les instances politiques qui participent à sa mise en œuvre dans le champ de l’action publique. En l’occurrence, le CCA émerge sous une mandature politique donnée, majoritaire au conseil régional de la Martinique, qui soutient et finance en partie le projet, et qui siège à son conseil administratif. Pour autant, le CCA n’est pas un projet politique dans l’acception politicienne du terme, ce qui ne lui garantit en rien une insubordination sans faille aux instances politiques locales et/ou françaises. Nous tentons de comprendre pourquoi l’encadrement institutionnel qui sert d’enclos à toute action menée dans le cadre de politiques publiques ne représente pas en soi une entrave à l’expérimentation de champs de possibles ? Comment les modalités de mise en action du projet CCA s’inscrivent dans ce cadre institutionnel et dévoilent des reformulations et des modes de gouvernance qui donnent à lire toute l’épaisseur et la complexité du jeu social7 ?

7Au-delà, ou plutôt parallèlement à la pratique artistique et à l’expression esthétique avec tout ce que cela englobe tant au niveau de la performance que de l’expérimentation formelle, on ne peut scotomiser le fait qu’une attention particulière soit portée à la valeur prospective dudit projet global du CCA et des projets des artistes-étudiants. L’esthétique ne se situe pas à la lisière de l’agir social, tant s’en faut ! Elle ouvre à de nouvelles configurations sociales et dans le cas précis du CCA, nous verrons à quel point les pratiques culturelles relevant de la tradition comme les genres musico-chorégraphiques bèlè, haute-taille ou d’autres participent à l’expérience expérimentale dans les arts vivants et les métiers d’arts, donnant lieu à des expériences esthétiques nouvelles et originales, en faisant jouer des régimes de temporalités et d’historicité différents.

8Nous verrons chemin faisant comment les modalités d’organisation de la vie sociale d’ensemble du CCA, les postures, statuts et rôles assignés aux divers acteurs impliquent un certain engagement, nourri de motivations diverses, et favorisent le regroupement de certains autour d’objectifs et centres d’intérêt pluriels. Il en va de l’homogénéité et de la pertinence du projet d’ensemble. La question du sujet en tant qu’acteur social, telle que l’a problématisé François Laplantine (2005) est au cœur même de notre propos, dévoilé ici à travers l’artiste constructeur et acteur de son propre projet mais également sur le plan plus général du sujet de la connaissance.

9Le CCA veut se donner les moyens pour créer les conditions d’une rupture dialectique avec un ordre existant dans la géopolitique de l’enseignement supérieur public des pratiques artistiques et expressions esthétiques. C’est en cela également qu’il entend « faire la révolution » pour paraphraser les propos d’un de ses enseignants lors des toutes récentes plénières sur la mise en place et la validation de la plate-forme pédagogique de l’établissement8.

10Nous étayons notre propos à partir de quelques-unes des logiques d’action visant à transformer un certain ordre des choses en matière de gouvernance, de légitimation institutionnelle et de reconnaissance des champs de savoirs dans les structures publiques d’enseignement supérieur.

11Il va de soi qu’un tel projet reflète un engagement certain sur les bases d’une posture éthique, tant au niveau des corps d’administratifs et d’enseignants, que de celui des étudiants et qu’il sous-tend du point de vue anthropologique une démarche politique.

12L’engagement ne doit pas être amalgamé à une militance bénévole, désordonnée voire anarchique. Il s’appuie davantage sur le désir de mobiliser ses énergies pour construire et nourrir ce projet expérimental tout en prenant place dans l’agir social.

13L’une des finalités du projet CCA se trouve dans l’émancipation collective et individuelle.

14L’émancipation passe bien évidemment par la responsabilisation et l’engagement, mais également par la capacité à ouvrir des perspectives d’épanouissement du point de vue individuel et/ou collectif, ainsi que des perspectives de développement socio-économiques. Au principe même de l’émancipation se trouve la question de la reconnaissance, a fortiori dans des contextes post-esclavagistes comme la Caraïbe9. En quoi et comment le CCA contribue à participer à l’émancipation d’un certain nombre d’acteurs sociaux à travers son pôle d’enseignement supérieur des pratiques artistiques, et de façon plus globale, comment contribue-t-il à l’émancipation des structures d’enseignement et de formation institutionnelle de savoirs martiniquais et caribéen dans le champ de l’action publique ?

15L’expérience du CCA fomente en toile de fond un certain nombre d’enjeux qu’il convient de distinguer selon qu’ils soient de portées générales, ou inhérents aux singularités contextuelles martiniquaise et caribéenne.

16Ce n’est d’ailleurs pas parce que certains enjeux sous-jacents prennent une tonalité particulière dans le cadre caribéen qu’ils sont inhérents à celui-ci. A titre d’exemple, la mise en place au CCA du dispositif DAEU-Arts10 qui ouvre l’accès aux études supérieures à des artistes non-bacheliers ne peut être considérée comme une exclusivité de dispositif local, et encore moins comme un dispositif pertinent au seul regard de quelque singularité sociohistorique et géoculturelle. Ce dispositif prend une teneur particulière dans un contexte social et économique extrêmement difficile et tendu parce qu’il ouvre des perspectives de formation, de développement et d’implication sociale à toute une corporation d’artistes locaux, notamment dans le champ des arts vivants (musique, danse, théâtre…) pour qui le dispositif national du LMD pose problème, du fait de l’asymétrie qui existe entre leur très bon niveau en pratiques artistiques et leur niveau scolaire officiellement insuffisant en matière d’enseignement général public11.

17Enfin nous apportons une attention toute particulière à un regard anthropologique microscopique des expériences menées autour de ce projet. De touts petits riens tissent des liens, qui alimentent l’expérience jusqu’à contribuer in fine à donner du sens et à inventer de nouveaux champs de possibles. François Laplantine (2004) exprime fort bien ces « touts petits liens » qui contribuent tout autant à construire le réel et à articuler les expériences humaines que les grandes orientations officiellement énoncées, ou encore les postures revendiquées avec grandiloquence par des protagonistes à qui incombent de piloter le jeu social. Le régime expérimental et les modalités de gouvernance d’une expérience telle que celle qui s’invente au campus caraïbéen des arts témoignent d’une part de son caractère irréductible et aléatoire, mais également de l’importance des relations humaines dans le cadre d’une politique d’action publique qui pourrait paraître de prime abord rigide et très fortement balisée. Si Laplantine souligne les implications éthiques et politiques que peuvent engendrer ces touts petits liens, rajoutons qu’elles peuvent s’avérer des moteurs indispensables à la mise en œuvre d’un tel projet. Entendons nous bien, il ne s’agit pasde scruter la teneur des rapports interpersonnels entre chacun des acteurs du projet CCA, sinon de relever les tressaillements de désirs qui innervent les dynamiques d’action et les défis de la fabrique de connaissance au point de dépasser certaines difficultés inhérentes à la bonne marche de tels projets (logistiques, ressources humaines, économiques, gouvernance, mutualisation des enseignements, interdisciplinarité, …) pour faire corps tout au long de cette expérience expérimentale. Il est entendu que le fait de proclamer le partage collectif n’est en aucun cas un gage de réussite, fût-il solennisé avec grandiloquence et fût-il à la cause d’intérêts qui paraissent des plus vertueux. Cela ne se décrète pas, ou du moins décréter est une chose, mettre en œuvre et créer les conditions d’une bonne mise en œuvre en sont une autre. C’est en partie là qu’intervient la militance comme moteur social. Celle-ci n’est pas à appréhender du point de vue idéologique comme on a coutume de le faire, mais davantage comme une modalité d’engagement. Son impact et ses résonances s’avèrent déterminantes dans l’accompagnement des étudiants, dans le développement d’affinités solidaires entre enseignants-chercheurs, dans l’animation de la vie scientifique, culturelle et sociale de l’établissement, etc.

Quelles modalités de gouvernance, pour quelles stratégies et quelles perspectives ou la gouvernance comme modalité du marronnage ?

18Si la socio-anthropologie du projet dans l’action publique s’appuie sur les logiques et mécanismes de régulation et de gouvernance, il n’en reste pas moins vrai qu’elle observe les interpénétrations de logiques et stratégies entre un cadre général peu ou prou contraignant et balisé, et un contexte singulier dans lequel s’expérimente le projet en lui-même. Nous touchons là le nœud de la question de la gouvernance a fortiori dans le cadre d’un projet comme celui du CCA. Au-delà de l’empirisme des problématiques local/global ou encore de la dépendance institutionnelle de la Martinique à la France, s’y trouve posés des enjeux de reconnaissance et de légitimation des champs du savoir et des structures institutionnelles qui sont habilités à mettre en place des projets d’enseignement supérieur dans les pratiques artistiques.

19Un projet comme celui du CCA objective clairement la gouvernance comme une des chevilles ouvrières de sa mise œuvre et des finalités sociales, économiques, artistiques et politiques qu’il entend réaliser. Les modalités de la gouvernance sont à cet égard déterminantes, tant au niveau des déterminations, que des dynamiques de reformulation des logiques stratégiques qui articulent les processus de mise en projet et de mise œuvre du CCA. Il en va des négociations et tensions entre ce que l’on a coutume de nommer l’intérêt général et d’autres centres intérêts plus spécifiques liés à des corporations, à des groupes d’acteurs sociaux donnés, ou encore à des spécificités géo-culturelles ou sociohistoriques comme c’est le cas ici.

20Un projet comme celui-ci donne à lire des dynamiques de rapports sociaux particuliers au sein de sociétés post-esclavagistes contemporaines. Il met en lumière de nouvelles modalités de gouvernance du fait d’un certain nombre de déplacements quant aux rôles et fonctions anciennement conférés à l’État français dans sa posture régalienne, du fait des actuels dispositifs de décentralisation, du fait du dispositif de la construction européenne12 mais aussi du fait de nouvelles postures de certains acteurs locaux.

21La question de l’autonomie du CCA se pose en corollaire de celle de la gouvernance eu égard à l’État mais également par rapport aux émanations institutionnelles locales de l’État. La gouvernance se joue de fait à plusieurs niveaux et induit des mécanismes et des modalités complexes, mobiles et polysémiques du fait de la singularité de l’expérience que le CCA entend mettre en place, et aussi du fait de la pluralité des acteurs et/ou structures d’acteurs sociaux. Il n’y a qu’à voir le caractère polysémique des partenaires institutionnels et la nature ambitieuse du projet qui vise à concilier formation diplômante et professionnalisante, pratiques artistiques, recherche-action et recherche fondamentale pour saisir la complexité et la détermination de ses principaux porteurs.

Une posture institutionnelle revendiquée

22« Il ne faut pas que l’on subisse le réel et qu’on ait à appliquer des décrets »13 en matière d’action publique dans l’enseignement supérieur des pratiques artistiques. C’est ainsi que le directeur du CCA affirme avec conviction l’une des conditions essentielles de la reconnaissance. La posture revendiquée consiste à devenir un acteur légitime et reconnu par les instances institutionnelles et de manière incidente dans les espaces de médiation où s’ébauchent, s’élaborent et se décrètent les grandes lignes des politiques publiques d’enseignement artistique supérieur.

23La direction du CCA a formulé avec conviction son souhait d’être une force de proposition en amont, pendant et en aval des procédures institutionnelles de mise en forme et de mise en œuvre des politiques publiques d’enseignement supérieur et de développement territorial. Elle entend par la voix de son directeur général instaurer de nouvelles formes d’interventionnisme et de gouvernance en participant aux « débats » et procédures de mise en place et de validation de l’action publique à l’échelle nationale, et ce dès les préliminaires procéduraux. Le CCA pose là une des conditions sine qua non de nouvelles modalités de gouvernance entre la France et « ses » territoires dits d’Outre-mer14 et anciennes colonies esclavagistes. C’est donc par la médiation de ces espaces de discussion et de prise de décision des actions publiques que prendrait corps la légitimité des singularités en matière de politique publique d’enseignement supérieur et de développement territorial dans les pratiques artistiques. Il n’existe d’ailleurs à cet égard aucune entrave juridique et aucun modus operandi institutionnel qui s’oppose à la participation du CCA au débat. C’est dans le cadre du LMD d’ailleurs, que le CCA envisage de faire entendre sa voix.

24Il est question ici d’en finir avec la posture assignée du détournement local par réaction à des logiques stratégiques nationales, ou encore avec les mécanismes de reproduction d’une hégémonie française qui tente d’imposer son arbitraire dans le champ de la connaissance.

25Pour autant, la reconnaissance du CCA comme acteur et interlocuteur légitime ne pourrait se réduire au seul fait de sa présence et de sa participation aux débats, tant s’en faut ! Elle suppose un cahier des charges, une plate-forme pédagogique, un corps d’enseignants-formateurs qualifié et d’artistes de qualité suffisamment rompus à l’exercice qui consiste d’une part à décentrer les axes centrifuges de la gouvernance et d’autre part à éviter l’écueil d’une posture dogmatique et radicalisante assignée à l’exclusif de la singularité identitaire.

26Il est question de lutter contre une certaine inertie et « contre des mécanismes de reproduction qui visent à fixer une hiérarchie des champs du savoir » (Bourdieu, Passeron, 1970, p ?) à travers tout un arsenal institutionnel à disposition ainsi qu’à travers certains médium de l’espace public (écoles républicaines, espace télévisuel et radiophonique, écoles d’art…).

Collaborations institutionnelles et poétique de la Relation

27Le campus caraïbéen des arts a tissé depuis son inauguration tout un réseau de partenariats et de conventions avec d’une part des structures d’enseignements supérieurs reconnus par leurs ministères de tutelle et d’autre part, avec des structures de la société civile qui touchent de près ou de loin aux problématiques qui les interpellent. C’est notamment le cas avec les universités des Antilles-Guyane et de La Corse, la Région Martinique, le Cefedem15 de Normandie, le Cefedem de Lyon et par ricochet le CNSM16 de Lyon.

28Ces logiques partenariales véhiculent des enjeux sous-jacents qu’il convient de souligner. Parmi ceux-ci, il y a une volonté de mise en « Relation » (Glissant, 1990) avec des structures extérieures au CCA, à la fois du point de vue institutionnel mais également du point de vue spatial, voire territorial. Les artistes-étudiants du CCA ont la possibilité d’effectuer des stages de formation à l’extérieur de la Martinique. Ils se confrontent ainsi à de nouvelles cultures du savoir, à de nouvelles méthodologies en même temps qu’ils vivent des expériences inédites et découvrent d’autres modalités existentielles. Ils sont également tenus de tirer profit de ces séjours pour explorer des expérimentations artistiques et esthétiques nouvelles, inédites tout au moins pour eux et pour ceux avec lesquels ils les partagent.

29Ces expériences de partage avec d’Autres sont essentielles à la bonne marche du projet du CCA et apportent de toute évidence une plus value qualitative au niveau du champ de la connaissance. Elles responsabilisent les étudiants et leur donnent l’opportunité de résoudre des problématiques qui dépassent l’ordinaire du flux quotidien de la vie sociale estudiantine du CCA. On ne peut donc faire l’économie de souligner ici l’importance que revêt au sein de ces dispositifs de partenariats, la mise en place de séjours pédagogiques et de pratiques artistiques en dehors de l’espace insulaire local. La Martinique à l’image des autres départements des Antilles-Guyane et de La Réunion souffre pour des raisons diverses de ce que d’aucuns nomment « la fuite des savoirs », lorsque d’autres comme Aimé Césaire vont jusqu’à évoquer un processus de « génocide par substitution » . De quoi s’agit-il ?

30Un nombre substantiel de locaux partent faire leurs études supérieures en dehors de l’île. Outre le fait de se priver des forces vives des générations 20-30 ans, ce qui est déploré c’est le déficit qui existe en le ratio des départs et celui des retours. Sans vouloir ouvrir ici un débat sur cette problématique complexe, précisons tout de même que parmi les raisons qui poussent au départ, il y a deux facteurs importants à retenir. D’une part, les carences locales en matière de dispositif d’enseignement et de formation supérieur dans des domaines comme celui des pratiques artistiques, et d’autre part un besoin ou tout au moins un désir de découvrir des Ailleurs-monde17. Le dispositif mis en place par le CCA apporte des éléments de réponse à cet état de fait. Il offre la possibilité d’effectuer des études supérieures in situ et permet dans le même temps d’intégrer, dans son cursus LMD18 de trois années, des expériences de partage autour des pratiques artistiques (pratique, recherche, expérimentation) en dehors du pays Martinique.

31La question de la gouvernance se révèle dans l’articulation entre le CCA et ses partenaires institutionnels comme une clef nécessaire à tout regard porté sur l’expérience du social et du sensible (Rancière, Jacques, 2000). De ses modalités d’effectuation résident la bonne collaboration entre le CCA et lesdites structures institutionnelles avec lesquelles il s’est mis en place des partenariats en matière de formation, de pratique artistique, de recherche voire de prospective. Ecoutons à cet égard Yanik Lefort, actuel directeur du Cefedem de Normandie, concernant les modalités de tutorat expérimentées au cours de l’année d’enseignement 2012-2013 entre étudiants martiniquais et tuteurs français :

« On s’est rendu compte que l’équation liminale visant à partager une expérience d’accompagnement d’étudiants martiniquais par des formateurs-enseignants français posaient un certain nombre d’écueils. Voilà pourquoi, il a été décidé de confier dorénavant cette tâche à des enseignants-tuteurs martiniquais pour l’année 2013-14. Il nous a semblé que les enjeux et problématiques posés par les étudiants martiniquais n’étaient pas si simples à saisir et que pour y répondre il fallait une connaissance approfondie du terrain en question »19.

Le DAEU-Art : comment apporter des réponses à des besoins sociaux identifiés et accompagner la mise en place de projet artistique ?

32Voilà une expérience qui se donne pour objectifs d’apporter des réponses à des besoins sociaux parfaitement identifiés dans un contexte singulier.

33De quoi s’agit-il ? Le DAEU-Art est un dispositif mis en place par le CCA et l’Université Antilles-Guyane (UAG). Il ouvre pour un certain nombre d’artistes locaux, qui ne sont pas titulaires du Baccalauréat, la possibilité de poursuivre des études supérieures dans des pôles d’enseignement artistique et/ou en milieu universitaire. Un nombre certain d’artistes locaux confirmés, ayant un niveau très satisfaisant voire supérieur dans leurs pratique musicale, chorégraphique ou théâtrale ne sont pas bacheliers. Ils ne peuvent donc prétendre accéder aux cursus de formation et d’études d’enseignement supérieur dans les dispositifs d’action publique dans les pôles d’enseignement supérieur d’art. Pour préparer un DNSP et une licence en Art, il leur faut soit le baccalauréat, soit une équivalence.

34L’intérêt d’un tel dispositif est indiscutable dans le contexte martiniquais et antillo-guayanais20 tant les perspectives de formation, de développement et d’implication sociale posent problème à toute une corporation d’artistes locaux (notamment dans le champ des Arts Vivants : musique, danse, théâtre…), du fait d’une asymétrie flagrante entre leur très bon niveau de pratique artistique et leur niveau scolaire officiellement insuffisant en matière d’enseignement général public21. C’est donc en connaissance des difficultés avérées du milieu des acteurs des pratiques artistiques que ce diplôme entend opérer. Il est question de répondre à une distorsion en matière d’équivalence de qualification entre pratiques artistiques et enseignement général. Si l’on se réfère au cadre institutionnel français des équivalences de formation artistique, le baccalauréat équivaut au niveau supérieur d’un conservatoire municipal ou de région. Dans le contexte martiniquais, cette réalité n’est pas du tout opératoire.

35Voilà un dispositif qui dévoile un certain nombre de prérogatives et d’objectifs majeurs véhiculées par le CCA. Parmi ceux-ci, il y a celui qui renvoie au suivi des étudiants, à l’accompagnement au projet et enfin à l’évaluation des projets pour lesquels le processus de construction et le cheminement de la réflexion et de l’expérimentation artistique sont tout aussi fondamentaux que la restitution en elle-même des travaux.

36Ces critères d’évaluation démontrent un intérêt notoire pour la capacité à construire un projet, à mettre en tension sens et forme, à porter un regard réflexif sur son propre travail afin de lui donner corps chemin faisant, au-delà des écueils que l’on rencontre. Précisons tout de même qu’il est question ici de projet dans la pratique artistique, et que la performance22 demeure la cheville ouvrière de celui-ci, tout comme les usages sociaux et symboliques de ce dernier dans le réel.

37On ne peut faire l’économie de ne pas souligner l’importance d’enjeux de reconnaissance sociale et d’estime de soi auprès de ceux qui emboîtent le pas au DAEU. Certains d’entre eux ne sont plus dans les circuits d’enseignement publicdepuis de nombreuses années et consacrent la majeure partie de leur temps à leur activité artistique. Il convient alors dans des cas comme ceux-là de bien prendre la mesure des enjeux de reconnaissance et d’émancipation mis en jeu à travers le DAEU-Art.

38 On aurait tort d’interroger ici les enjeux de la reconnaissance sociale et de l’estime de soi sur les seules bases de la réussite ou non au DAEU. Les modalités de mise en œuvre de ce dispositif, la place et le statut assignés par l’institution CCA et ses enseignants-formateurs ainsi que les modalités d’évaluation contribuent tout autant, sinon davantage, à la valorisation et à la reconnaissance sociale des postulants.

39Soulignons enfin que dans un tel dispositif, la performance participe au processus de reconnaissance, a fortiori lorsqu’il s’agit d’acteurs sociaux ayant un niveau de pratique artistique confirmé mais ne justifiant pas de qualification équivalente en matière d’enseignement général.

L’ancrage caribéen et des mondes créoles comme posture militante ?

40Cette posture revendiquée d’enraciner le projet CCA dans son univers caribéen plutôt que de soulever la problématique générale de la non-pertinence du rattachement d’un territoire post-esclavagisme, situé dans l’espace continental des Amériques, encore sous domination française et rattachée aux régions ultra-périphériques de l’Europe, la contourne ou la transcende à travers son ancrage géographique et culturel manifeste dans la Caraïbe. L’exception française en matière de continuité historique de domination institutionnelle des anciennes colonies esclavagistes, devenues départements, révèle un certain nombre de distorsions et d’aberrations qui, si elles persistent à fonctionner du point de vue institutionnel, ne sont pas sans poser problème dans le réel de territoires inscrits dans des cadres géoculturel et sociohistorique de l’espace continental américain.

41Le choix du CCA d’ancrer la formation, la pratique artistique, la recherche et la prospective des arts vivants, des arts visuels et des métiers d’art dans le paysage caribéen voire in extenso dans celui des mondes créoles (dont l’Océan Indien) reflète une posture locale majoritaire, ou tout au moins présente, depuis très longtemps dans les Antilles-Guyane.

42Pour autant, les modalités et les moyens de la mise en œuvre de ce choix exigent une détermination certaine afin de se donner les moyens de ses ambitions. On peut à cet égard parler de militance tant un tel projet recèle un nombre d’écueils quant à sa mise oeuvre. Cette perspective caribéenne exige − au-delà de sa pertinence sociohistorique et géoculturelle – et, en plus d’un formatage particulier, des ajustements et collaboration qui n’existent pas encore et qui se construisent dans la matérialité de son effectuation et de la relation avec d’Autres caribéens.

43Il ne s’agit donc pas d’une posture vindicative visant à exprimer du ressentiment anti-colonial dans un contexte sociohistorique et géoculturel de post-esclavagisme ! Il est davantage question de construire des expériences de développement et d’émancipation en Caraïbe et de participer ainsi aux déterminations sociétales de la société martiniquaise.

44Voilà qui traduit des volontés d’explorer autour de ce choix, un projet global, une expérience de partage du social et du sensible qui fasse sens et qui soit tout aussi efficiente que pertinente. Au-delà de la bonne volonté de chacun, au-delà des postures revendiquées, il y a une expérience à construire, dans sa matérialité expérimentale. Et c’est bien là que l’engagement, la détermination et les convergences d’énergies prennent tout leur sens et ouvrent des champs de possibles.

45Le CCA ne se confine pas dans le seul cadre d’expériences de formation et de recherche en Caraïbe sur les bases d’apprentissage et d’expérience autour de pratiques existantes. L’expérimentation et la performance font partie intégrante du champ d’action du CCA.

46Pour illustrer mon propos, appuyons nous sur une des plates-formes de la formation en arts vivants (musique, danse, théâtre). Prenons le cas d’un étudiant musicien pour lequel il ne s’agit pas seulement d’intégrer des connaissances musicales sur d’autres pratiques caribéennes (afro-cubaine, jamaïquaine…) mais bien d’expérimenter de façon transversale des expériences autour de la pratique ; de faire l’acquisition de connaissances musicales mais également en sciences humaines ; et enfin d’explorer des projets musicaux expérimentaux caribéens. La performance et la création pour explorer des formes inédites, pour inventer d’autres champs de possibles. En somme, l’art et l’esthétique pour se construire différemment de ce que l’on est. L’invention de soi comme processus et comme modalité de partage du social et du sensible.

47Nous touchons là une problématique qui dévoile des modalités d’interaction entre le politique d’un point de vue anthropologique et l’artistique. La dimension expérimentale d’un tel projet comme l’illustre l’exemple tiré du cursus en Arts Vivants témoigne bien d’une volonté d’émancipation à travers la formation, l’enseignement, la recherche et la pratique dont la pratique expérimentale dans l’art et l’esthétique.

« Il nous faut faire la révolution »23.

48Mais alors, une fois énoncé, comment donner sens, cohérence et légitimité à un tel projet sociétal ?

49Entendons nous bien, à travers cette injonction lapidaire, l’intervenant-enseignant traduit une volonté politique, un point de vue éthique en même temps qu’il donne le ton des actions à mettre en oeuvre et des dynamiques à enclencher pour mener à bien un tel projet qui, s’il relève de la gageure, ne reste pas moins passionnant, au point de mobiliser les énergies et compétences des acteurs présents pour le nourrir et l’expérimenter. Rappelons encore une fois que si nous parlons du CCA au présent, c’est bien qu’après deux années d’existence, l’établissement porte un regard critique sur lui-même et poursuit son expérience à travers cette posture réflexive et expérimentale. C’est à cet égard que des plénières et réunions de concertation ont été organisées sur plusieurs semaines en amont de la rentrée estudiantine 2013-2014. La problématique de la performance, dans son acception performative et langagière (Austin, 1970) prend ici tout son sens en tant que régime du faire en situation.

50Il n’est pas question ici de revendiquer quelque posture vindicative alimentée par le seul ressentiment colonial dans « la nébuleuse des logiques de représentation dominant/dominé » (Lorenzi-Cioldi, Fabio, 2009) !

51Dès lors que cette posture victimisante et peu constructive se trouve écartée, il est question de construire une véritable plate-forme pédagogique avec tout ce que cela induit comme obstacles épistémologiques à surmonter, comme perspectives et enjeux sociaux et symboliques à reformuler. Le projet d’enseignement doit sa structure singulière autant au contexte sociohistorique dans lequel il prend forme qu’aux exigences multiples que définissent ses prérogatives et ses finalités sociales et culturelles. S’il est ici question de ne pas perpétuer une logique systémique − pour ne pas dire structurante − de reproduction, le CCA doit créer les conditions d’une conquête de légitimité auprès des institutions référentes locales et nationales, auprès des acteurs locaux dont le monde des artistes.

52Si tout système d’enseignement (institutionnel) relève en partie d’un arbitraire qui contribue à ériger ses normes, il n’en reste pas moins soumis à des logiques stratégiques de légitimation et de reconnaissance de la validité de ses contenus pédagogiques, du cahier des charges qui lui est assigné, voire du projet sociétal dans lequel il est censé s’insérer. Cela suppose un jeu de rapports de pouvoir dans le vaste champ institutionnel des savoirs.

53C’est à l’intérieur du cadre institutionnel du LMD que le CCA entend imposer son projet. Il n’est donc pas question ici de procéder par détournement. Ce n’est pas parce que cette modalité de l’agir social est omniprésente tout au long de l’histoire caribéenne, depuis l’expansion coloniale européenne des XVè-XVIè siècles jusqu’à aujourd’hui, que le CCA envisage de la suivre.

Enjeux de savoirs et enjeux de pouvoir

54Si l’on se réfère à ladite posture révolutionnaire proclamée ci-dessus, elle s’incarnerait donc à travers cet engagement et à travers la lutte contre une certaine inertie dans les rapports de pouvoir entre champs de savoir pour s’attaquer à l’hégémonie de savoirs européo-centrés. Lorsque l’on fait le constat d’une implication certaine d’un grand nombre d’acteurs du CCA dans cette action sociale, on mesure à quel point cela peut être appréhendé comme le reflet d’un certaine militance.

55La révolution évoqué ci-dessus consiste également à rompre avec un certain nombre de postures hégémoniques de champs de savoir sur d’autres, d’un certain empirisme disciplinaire envers de nouveaux espaces de production du savoir, ou encore d’un certain auto-centrisme disciplinaire qui a contribué depuis trop longtemps à imposer des normes, des hiérarchies et des typologies de regard sur les pratiques culturelles du monde.

56Le souhait de donner davantage de place aux sciences humaines dans la nouvelle plate-forme du CCA s’avère très évocateur à cet égard. L’apport des sciences doit en partie aider à un décentrement des regards et des approches épistémologiques sur les objets d’étude dont l’art, mais également à un décentrement et une déconstruction générales des champs disciplinaires, des champs de la connaissance…

L’identité et le patrimoine comme moteur social plutôt qu’une nébuleuse idéologique

57Le projet du CCA interroge avec acuité la question identitaire, tant au niveau de la formation et de l’enseignement supérieur, que dans ses axes de recherche et prospective, ou encore dans la place et le statut qu’il confère à la transmission et la valorisation patrimoniale. Cet établissement est par définition un lieu dédié à la pratique artistique, dont bien entendu, celle liée aux cursus de formation des artistes qui y sont inscrits, mais également à la performance scénique puisqu’il s’y tient une organisation calendaire d’événements autour de la performance artistique dans l’enceinte du campus et en dehors du campus24.

58François Laplantine dénonce souvent avec beaucoup d’à propos l’enclos dogmatique qui grève à la base la problématique de l’identité. Il nous semble pour autant fondamental d’objectiver autrement celle-ci, dès lors qu’elle se pose comme cheville ouvrière et marqueur culturel dans des processus au sein desquels des acteurs sociaux explorent des expériences constructives dans le champ social. L’identitaire ne peut se réduire à une représentation qui l’enfermerait dans la seule nébuleuse de l’enclos radicalisant ou encore comme un « spasme du passé » (Laplantine 2007, p. 15). Cela consisterait à nier le fait que la question identitaire opère dans certains cas comme une donnée qui articule et participe à un ensemble de processus décentrés et décloisonnés, par le biais desquels se construit le réel. Si l’identité peut s’avérer « un spasme du passé », il convient pour autant de la saisir lorsqu’elle se meut en vecteur qui dynamise des expériences du social avec les Autres ou encore lorsqu’elle se révèle être un tremplin pour devenir un autre que ce que l’on est.

59La question identitaire s’impose comme une des articulations majeures de nombreux projets d’artistes-étudiants du CCA, et pourtant dans la plupart des cas, elle ne vise pas à tisser un enclos radicalisant, mortifère, sinon à encourager la Rencontre avec les Autres. Au contraire, elle innerve sans cesse des dynamiques de construction et ouvre à de nouvelles modalités expérimentales de l’altérité.

60Voilà pourquoi nous appréhendons la question identitaire ici comme un moteur social, une mise en tension, un vecteur dynamique de développement dans le cadre d’un projet sociétal et un marqueur (un tremplin) dans les processus d’émancipation sociale chez un certain nombre d’acteurs.

61Pour paraphraser Laplantine (2005) nous dirions même que « le sujet qui s’invente en partageant avec d’Autres » existe encore , nous l’avons notamment rencontré au CCA. Alors, oui il s’adonne à l’expérimentation, et à la création. Il explore l’inédit et l’identitaire lui sert de point d’ancrage et non pas d’enclos. C’est en partie par son biais que de nouvelles configurations esthétiques et de nouvelles postures éthiques émergent, allant jusqu’à mélanger des référentiels identitaires divers, jusqu’à mélanger les temporalités et les régimes d’historicités.

62Parmi les problématiques sous-jacentes aux champs identitaire, mémoriel et patrimonial dans le projet du CCA figurent les réhabilitations des pratiques traditionnelles ; de ce que l’on nomme improprement l’art populaire ; des expressions esthétiques locales ; des savoirs endogènes dans l’enseignement supérieur et la formation professionnelle des pratiques artistiques ; mais également et surtout dans les expérimentations de l’esthétique afin d’explorer de nouveaux horizons et de nouvelles expressions. Cette inclination à la réhabilitation vise à extraire ces pratiques de la marginalité dans laquelle les structures institutionnelles d’enseignement et de formation professionnelle les avaient assignées, depuis les premières expériences d’enseignement public et privé des pratiques artistiques à la Martinique25.

63Mais encore, et c’est là que se situe la pertinence d’un projet comme celui du CCA, comment interroger les savoirs endogènes − dont les patrimoines des arts vivants − à travers leur renouvellement en les recontextualisant au cœur d’expérimentations artistiques et esthétiques ?

64Les patrimoines caribéens s’y trouvent au cœur de nouvelles configurations esthétiques où se superposent des régimes de temporalités, des régimes d’historicité différentes. Ces expériences appellent à décentrer et à décloisonner les représentations et stéréotypes de l’authentique et de la norme, en matière d’esthétique, mais également d’un point de vue éthique.

65Le projet CCA dévoile un certain nombre de modalités d’usage des pratiques artistiques populaires, traditionnelles au sein de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle. Ils révèlent des formes d’action de valorisation patrimoniale et des expériences de partage du social et du sensible (Rancière, 2000) autour de la rencontre entre patrimoines caribéens et pratiques artistiques actuelles, que ce soit sous la forme de projets individuels d’étudiants ou encore au sein des orientations et contenus plus généraux des modules d’enseignement. Les pratiques et esthétiques qui relèvent de la tradition tiennent une place notable au sein des projets des étudiants. Il ne s’agit pas pour autant d’y reproduire à l’identique des pratiques, des techniques, des esthétiques traditionnelles sinon de les étudier, de se les approprier pour les mettre en perspective, au cœur d’expérimentations où s’inventent des expressions esthétiques nouvelles.

66Ce lien entre tradition, patrimoine, identité, créativité et expérimentation esthétique dans les champs des pratiques artistiques est tout à fait intéressant à analyser. Il devient d’autant plus fécond et consistant dès lors que s’opèrent les articulations nécessaires avec la recherche en sciences humaines et la recherche-action au point d’ailleurs de s’imposer comme l’une des prérogatives majeures de la plate-forme du CCA.

Quelles places, quels rôles sont attribués aux étudiants du CCA, à quelles postures sont-ils assignées, comment se déroule la vie étudiante et artistique au campus caraïbéen ? Ou la question du sujet en anthropologie

67Le CCA entend développer à travers le flux ordinaire de sa vie sociale des modalités de partage social entre les étudiants, le corps enseignant et l’administration dans le but de tisser du lien au sein d’espaces de vie comme ceux dédiés aux pratiques collectives où tous les corps sociaux peuvent s’y rencontrer. On entend ça et là dire que « les étudiants doivent être les propres acteurs de leur projet et être responsabilisés dès le départ ».

68S’il n’y a pas à proprement parler pas de profil type d’artistes-étudiants recherché par le CCA, convenons tout de même d’une inclination manifeste à souhaiter avoir et, à accompagner des étudiants que l’on estime apte à devenir acteurs de leur propre projet artistique et force de proposition dans le développement territorial. N’oublions pas que, parmi les enjeux sous-jacents qui gravitent autour du projet CCA, figure également celui de voir émerger les enseignants formateurs de demain, à qui va incomber la tâche de transmettre et de former26. Cela revient à dire que les premières promotions d’étudiants du CCA préfigurent une partie de ceux qui seront amenés à constituer le corps de spécialistes antillo-guyanais, caribéen, voire indian-océanien diplômés d’état en Arts Vivants.

69Le CCA tente de favoriser dans son articulation d’ensemble les liens et les moyens d’une circulation entre ces diverses composantes.

70L’émergence d’une association loi 1901 regroupant les étudiants du CCA vient apporter depuis quelques semaines (septembre 2013) une contribution certaine à cette inclination vers l’échange. Elle entend également faire résonner une autre voix sans pour autant que cela dérange le bon déroulement de la vie sociale au sein de l’établissement. Bien au contraire, elle tend à renforcer l’idée générale d’une responsabilisation des étudiants pour qu’ils soient des sujets- acteurs de leur propre projet. Il est entendu que la responsabilisation induit que l’on participe activement à la mise en œuvre, à l’expérimentation, à la réflexivité. En somme il s’agit de porter chemin faisant sa contribution aux menus ajustements voire aux recadrages nécessaires de l’architecture globale du projet CCA. La question de l’animation de la vie culturelle et scientifique de l’établissement en dehors de sa plate-forme d’enseignement se pose là comme une activité déterminante au rayonnement du CCA et de ses protagonistes.

71S’agissant de l’articulation entre le corps des étudiants et les autres corps socioprofessionnels du CCA, cette toute nouvelle association devient une interface entre les étudiants et les autres corps socioprofessionnels du CCA mais également, comme un acteur de la gouvernance interne du CCA et enfin, comme un interlocuteur potentiel avec la société civile. C’est ainsi que l’association des étudiants, a demandé et obtenu audience auprès de la collectivité territoriale de tutelle (le conseil régional de la Martinique), après avoir établi une plate-forme de propositions, destinée à l’amélioration du fonctionnement du CCA. Celle-ci porte un regard réflexif sur les deux premières années écoulées et pointent du doigt les domaines dans lesquels il convient de réagir sinon d’agir. Ces recommandations ne se réduisent pas aux seules injonctions adressées à la collectivité. Elles concernent de prime abord les étudiants eux-mêmes, qui sont mis devant leurs responsabilités, ainsi que les divers corps socioprofessionnels du CCA. La plate-forme et les intentions de l’association sont à l’image du projet CCA, expérimentaux, réflexifs, sans complaisance avec soi-même, pragmatiques devant un certain nombre de difficultés inhérentes à la mise en œuvre et à l’avancée du projet, mais portés par un souffle que beaucoup espèrent fécond.

72Recherche, prospective, recherche-action, réflexivité et expérimentation dans les formations et enseignements diplômants et professionnalisants : vers un pragmatisme social et un modelage des profils dans les pratiques artistiques ?

73Au-delà de l’effet d’annonce d’une volonté manifeste d’ouvrir un champ autour de la prospective, à quelles réalités formelles, à quelles prérogatives et surtout vers quelles finalités peut bien tendre cette inclination du CCA ?

74La prise en compte de la prospective en tant que modalité essentielle à une socio-anthropologie des projets se pose de plus en plus comme une donnée incontournable dans les institutions publiques chargées de la formation et de l’enseignement supérieur. Elle vient combler de façon générale un manque identifié dans ce champ de l’action publique française, alors même que d’autres cultures anglo-saxonne ou germanique pour ne citer qu’elles, ont depuis un certain temps pris la mesure de l’importance de cet apport dans les formations et enseignements supérieurs artistiques.

75Mais alors, si l’on s’accorde généralement à reconnaître les bienfaits d’une telle démarche, du fait de son pragmatisme social, c’est davantage dans sa capacité à apporter un certain nombre d’éléments d’analyse, de données factuelles dans des domaines divers liés de près ou de loin aux pratiques artistiques (juridique, économique, monde du travail…) qu’il convient de l’appréhender ici. C’est ainsi que la prospective peut aider à construire et à conceptualiser des projets artistiques d’étudiants, les mettant en tension avec d’autres données conceptuelles (sciences humaines et sociales…).

76L’une des finalités de l’approche prospective réside dans sa participation effective à la mise en perspective de projets qui participent activement à la construction du réel. Il n’est donc pas question ici de fabriquer des logiques déterministes visant à modeler ou à typologiser les projets artistiques des étudiants du CCA, selon tel profil ou en écho à telle demande sociétale. De toutes les façons, une telle initiative pourrait s’avérer peu constructive pour peu que l’on se projette dans une temporalité autre que celle de l’immédiateté. Si l’on devait résumer l’ensemble des prérogatives du CCA autour de l’articulation des axes recherche-prospective et expérimentation, nous serions tentés de dire qu’il est question de participer en plein soleil de ses consciences, pour paraphraser la célèbre formule de Glissant (1956), à la construction sociale de la Martinique en Caraïbe et dans le monde en se donnant les moyens de ses ambitions, et surtout, en ouvrant d’autres champs de possibles. Nous y rajouterions enfin le souci de procéder chemin faisant aux ajustements nécessaires, et, à l’inclination à vouloir transformer le réel en même temps que l’on se transforme soi-même.

77Voilà qui nous permet d’enchâsser la réflexion autour de la prospective avec le régime d’expérimentation du projet.

78Qu’il s’agisse du projet global du CCA, ou à une autre échelle, des projets des artistes-étudiants du CCA, la dimension expérimentale est une des chevilles ouvrières des mécanismes et logiques articulatoires de cette expérience. Nous ne méprenons pas sur les implications réelles de ce que l’on entend par expérimentation, a fortiori lorsqu’il s’agit de pratiques artistiques. Il n’y a rien d’anarchique et de « baroque » là-dedans, sinon quelque posture qui détermine une inclination à ne pas se confiner dans la rigidité de points d’ancrage fixés dans des principes qui ne sont que des postulats. L’expérience du CCA est à appréhender tel un processus dynamique qui construit du sens et de la pertinence dans la matérialité de son expérience.

79L’audace esthétique et/ou éthique dans ce qu’elle a d’exploratoire, se pose tel un moteur, tant dans le projet global du CCA que dans les projets artistiques des étudiants. C’est là un des lieux où l’esthétique joue un rôle déterminant dans les processus de construction de champs de possibles, d’émancipation individuelle et collective.

80La manipulation expérimentale vient créer ici des liens entre le virtuel et ce que l’on a coutume de nommer le réel, et qui, comme l’explique si bien Laplantine (2005) ne doit pas être résumé à l’actuel. L’expérimentation inclut dans ses conditions d’effectuation le virtuel comme modalité opératoire.

81D’ailleurs s’il était possible de synthétiser l’idée de la modernité, nous la situerions dans cette capacité à proposer dans une logique non reproductive et non duplicative de l’existant, de nouvelles expériences expérimentales. En d’autres termes, la capacité à mettre en tension passé-présent, pour se projeter sur les bases d’expériences nouvelles vers d’autres possibles. C’est d’ailleurs pour cela, que nous avons soutenu l’idée de l’identitaire et du patrimoine non pas comme une nébuleuse, mais plutôt comme l’une des données qui nourrit les expérimentations esthétiques.

82Pour peu que l’on se penche sur la place et les usages assignés aux patrimoines culturels caraïbéens dans la plate-forme pédagogique et dans la pratique artistique du CCA (dont celle consacrée à l’expérimentation et l’expression esthétique), notamment dans le domaine des Arts Vivants (musique, danse, théâtre, conte…), on ne peut que faire le constat d’une volonté manifeste de construire les modernités d’aujourd’hui et celles de demain, à partir de points d’ancrage profonds (patrimoniaux, socio-historiques, conceptuels), au gré d’expériences expérimentales. C’est ce que l’on évoque en anthropologie à travers les modalités expérimentales qui articulent les processus de subjectivisation.

83C’est également la capacité que se donnent les acteurs du projet à modifier chemin faisant un certain nombre de données, voire même de principes, que l’on aurait cru fondateurs. L’expérimentation révèle ce qu’elle a de plus humain, à savoir une tension permanente vers l’amélioration, la réfléxivité, vers la prise en compte des limites et des suffisances de chacun, et, un désir d’explorer des champs de possibles.

84Est-il encore utile à la lumière de ce qui vient d’être dit de faire la preuve des liens existants entre la gouvernance, l’expérimentation, la réflexivité, la prospective, la recherche-action et la recherche dans le cheminement d’une expérience de partage du social et du sensible comme celle du CCA ?

Former les formateurs de demain pour assurer une certaine maîtrise de la transmission institutionnelle des savoirs − dont les savoirs endogènes − mais également pour être les sujets acteurs de l’invention de nouvelles subjectivités en Caraïbe

85On a pu noter une réflexion permanente du CCA quant à l’expérimentation de contenuset d’unités d’enseignement modernes, pertinents, adaptés aux besoins locaux, mais aussi attentive aux erreurs et/ou dysfonctionnements observés dans les politiques et actions menées antérieurement en matière de formation et d’enseignement supérieur et professionnel en musique et danse.

86C’est ainsi que les logiques d’une séparation des enseignements de ces deux disciplines, opérées en France dès le début du XIXè siècle, au niveau de l’enseignement institutionnel, a conduit à une déconnexion dommageable et peu pertinente, entre danse et musique. Sans chercher à s’aligner ou ne pas s’aligner sur les orientations et directives françaises, le CCA a fait contre mauvaise fortune bon usage, en reproduisant des logiques endogènes en matière de pratique et d’apprentissage de la danse et de la musique. Le retard pris par le département danse dans la mise en place des cursus de formation du CCA de la licence Art et du DNSP dans le cadre du LMD, a été contourné momentanément par un dispositif qui tire une partie de sa logique dans l’appréhension endogène des faits musicaux et des faits chorégraphiques. Aux Antilles-Guyane et en Caraïbe, ces deux catégories autonomes ne sont pas séparés par des lignes de partage aussi franches et imperméables, comme c’est le cas de la danse et de la musique dite contemporaines en France. Cette modalité expérimentale de la danse et de la musique en Caraïbe est d’autant plus pertinente, que la grande majorité des pratiques corporelles et sonores sont au départ transversales, dans leur principe de construction et dans leurs modalités de pratique. Pourquoi donc poser des enclos étanches entre l’un et l’autre dans l’apprentissage et la perception respective de chacun d’entre eux, et ce, même dans les cas où les genres s’autonomisent les uns par rapport aux autres, sous des modalités expérimentales et esthétiques données. C’est donc ainsi que des artistes que l’on aurait catégorisés d’après les critères institutionnels comme étant des danseurs, ont pu entamer leur cursus de licence/DNSP/DE en musique sans que cela ne leur pose de réels problèmes de fond. C’est notamment le cas de Siméline Jean-Baptiste et Maryze Beuze-Polyte. La pluridisciplinarité entre danse et musique, l’appréhension globale de ces deux faits culturels sont des modus operandi endogènes qui permettent − dans un cadre de figure comme celui que nous venons de présenter − de dépasser une difficulté structurelle. C’est là aussi, que prend tout son sens le contexte et l’expérience locale de la danse et de la musique, qui ne sont pas séparées de la sorte tant au niveau de la pratique que de l’appréhension générale des deux genres.

87On ne peut faire l’économie de souligner ici, à quel point la séparation entre musique et danse opérée depuis plus d’un siècle dans les politiques nationales de formation et d’enseignements a contribué à fabriquer des manques, en matière d’apprentissage et de pratique dans ces deux disciplines artistiques. Pourquoi devrait-on reproduire un dispositif qui ne fonctionne pas et qui a montré ses limites et ses carences ?

88Nous touchons là un enjeu fondamental dans la socio-anthropologie des projets d’enseignement et de formation supérieure de l’action publique, liées à la problématique de l’émancipation dans les pratiques artistiques et culturelles.

89Ce problème pose d’ailleurs des questions plus générales liées à toutes entités territoriales ou sociétés sous tutelle, comme c’est le cas de la Martinique, et qu’on a vite fait de diluer dans des approches globalisantes du post-colonialisme, comme si le post-esclavagisme antillo-guyanais et indianocéanique pouvait être appréhendé comme celui d’autres paradigmes post-coloniaux. Des écueils similaires posent problème dans le cadre des politiques et actions menées autour de la patrimonialisation institutionnelle des pratiques considérés comme immatérielles, dans le cadre de la mise en place de politique muséale étatique ou encore dans les processus de « reconnaissance » et de célébration mémorielles telles que celles que tentent d’imposer le PCI-UNESCO.

90Recentrons notre propos autour de notre problématique d’ensemble et évoquons à partir de là, un sujet qui mérite à nos yeux d’être objectivé. Il s’agit de la place, des usages ainsi que des modalités d’évaluation qui sont assignés aux musiques dites traditionnelles comme le bèlè, la biguine, la mazurka ou encore la haute-taille au sein des structures institutionnelles de transmission et d’enseignement supérieur comme le CCA. Nous avons précisé dans une partie précédente, à quel point les pratiques patrimoniales caribéennes font partie intégrante des corpus à partir desquels s’expérimentent les pratiques artistiques et s’explorent les expressions esthétiques. Ajoutons combien ces patrimoines sont au cœur des projets artistiques et professionnels de certains. Prenons, parmi d’autres, le cas de Christian Cronard, musicien martiniquais confirmé et reconnu par le milieu professionnel, très proche du monde bèlè, au départ non-bachelier, et qui va faire partie de la première promotion du dispositif DAEU-Art (2011-2012). Il est dorénavant inscrit en deuxième année de licence-Art/DE/DNSP. Pour peu que l’on se penche sur les principaux objectifs de Christian Cronard, on peut saisir l’importance d’un dispositif comme le CA dans la perspective générale de la transmission institutionnelle des pratiques musicales et chorégraphiques aux Antilles-Guyane, de la place et du statut assignée aux locaux, et de la représentativité des pratiques patrimoniales. Cet artiste met à profit sa formation diplomante et professionnalisante pour parfaire sa connaissance des pratiques musicales et chorégraphiques caraïbéennes et extra-caraïbéennes et expérimenter d’autres champs de possibles en matière d’esthétique.

91C’est d’ailleurs pour cela que nous avions évoqué ci-dessus la question de la maîtrise relative de ce champ institutionnel comme enjeux de savoir et enjeux de pouvoir.

92 Il y a d’ailleurs déjà eu quelques promotions de musiciens martiniquais (guadeloupéens ou encore réunionnais) qui ont permis d’avoir sur place un petit nombre de professionnels diplômés et qualifiés pour enseigner dans les structures institutionnelles dédiées à ce type d’enseignement-formation. Ce nombre s’avère pour autant insuffisant, dès lors qu’il est question de développer des dispositifs institutionnels d’enseignement supérieur en matière de pratiques artistiques dans le domaine des Arts Vivants.

Conclusion

93Si l’on devait retenir quelque chose de l’expérience du CCA, ce serait cette inclination à l’expérimentation de nouvelles modalités de l’agir social, qui ne soit ni gangrenée par la posture victimisante et/ou exclusivement vindicative du ressentiment anticolonial français, ni davantage grevée à la base par les logiques et mécanismes de reproduction autocentrée par le truchement desquels se reproduit un ordre hégémonique, tant dans les rapports de champs du savoirs que dans la représentation des pratiques artistiques.

94Parmi les enjeux sous-jacents au projet CCA figure l’inclination à modifier les rapports aux champs du savoir (endogène, scientifique, régimes d’art…). Cela passe par la ré-interrogation des postulats de scientificité et du savoir. C’est dans ce cadre que les sciences humaines et le laboratoire de recherche entendent contribuer à développer un regard décentré d’un point de vue épistémologique, mais également du point de vue de l’auto-centrisme disciplinaire.

95Nous sommes tentés de dire que le régime d’expérimentation concerne aussi de facto l’ensemble du corps enseignant et pas uniquement les étudiants du CCA.

96C’est d’ailleurs ce souffle qui dynamise une grande majorité des protagonistes de cette expérience, tout corps social confondu, qui insuffle cet élan au point de faire ressentir les tressaillements d’un effet d’homogénéité, les tressaillements de liens solidaires et d’engagement collectif, témoins d’une vitalité certaine autour de ce projet novateur. Il est entendu qu’une large part des contenus formels des unités d’enseignements reste à élaborer sinon à redéfinir. C’est là, que l’expérience expérimentale et singulière, peut donner aux locaux, les possibilités de construire le réel et d’inventer de nouveaux champs de possibles. Il convient à cet égard de vivre l’expérience expérimentale comme pare-feu à toutes formes d’arrogance et/ou de radicalités dogmatiques, telle une dialectique de l’ouverture.

97Par delà le régime d’expérimentation, par delà les données en matière de prospective, les expériences menées par les apprenants doivent contribuer aux processus dynamiques de construction de la société martiniquaise, des sociétés caribéennes d’aujourd’hui et de demain. Cette tension propulse les apprenants dans la posture d’acteurs sociaux, de sujet-acteurs du politique dans le sens anthropologique du terme. Les outils conceptuels et méthodologiques qu’ils acquièrent, les techniques et compétences qui leur sont transmis, tout au long de leur cursus de formation, visent à mettre à profit leur inventivité, leur potentialité et leur désir de partager de nouvelles relations d’altérités, sinon de nouvelles modalités de mise en relation des altérités dans le champ social.

98Ne touchons-nous pas là une des modalités de l’émancipation individuelle et collective d’une société post-esclavagiste trop longtemps soumise aux dispositifs d’éducation et de formation façonnée par la France ? S’agissant d’un tel enjeu, l’implication du champ de la recherche, et notamment des sciences humaines, s’avère indissociable au processus d’émancipation. Il en va de l’aptitude de celles-ci à décentrer les objets d’étude et à décentrer l’épistémologie des sciences humaines. Dans le même ordre d’idée, la recherche appliquée doublée d’une perspective de recherche-action ne vise t-elle pas dans ce cas précis à déjouer les mécanismes et logiques de conditionnement et de modelage d’individus martiniquais, caribéens sur les bases de référents culturels, sociaux, historiques, symboliques, voire épistémologiques qui ne correspondent pas ou si peu avec leurs histoires ?

99L’expérience du CCA se confronte à une double perspective émancipatrice. Nous n’avons eu de cesse d’évoquer les liens entre émancipation, reconnaissance et légitimation, tant d’un point de vue statutaire, que de celui des rapports de pouvoir entre champs de savoirs. Ces processus ne pourront faire l’économie d’une activité menée sans relâche auprès des locaux, tant la reconnaissance et la légitimité s’articulent à la fois du point de vue de l’Autre et de soi-même. Le déni provenant de l’intérieur (du même) active bien des fois davantage de violence symbolique et structurante dans les schèmes de la représentation de soi, a fortiori dans des situations post-esclavagistes où la continuité de la domination institutionnelle, politique et symbolique n’a jamais connu de rupture, depuis l’expérience esclavagiste jusqu’à aujourd’hui, comme c’est le cas des territoires que l’on nomme improprement et avec condescendance, les Outre-Mer français.

100Nous avons insisté sur l’importance des modalités de gouvernance qui articulent un projet comme celui du CCA, tant il nous semble qu’elles s’imposent comme l’une des conditions essentielles à la bonne marche de celui-ci, eu égard au fait qu’il ne peut ni n’aspire à se fondre dans le moule académique tel qu’il est généralement défini dans le champ de l’action publique d’enseignement supérieur en France.

101Il est question de reconnaître et de légitimer des différences et de manière incidente de modifier un certain ordre et une certaine assomption dans le champ de savoirs et notamment dans la sociologie de l’action publique en matière d’enseignement supérieur des pratiques artistiques. Comment créer une rupture avec les modalités de mise en relation entre centre et périphérie, sans être pour autant en rupture avec l’objet dans lequel s’insère le dispositif CCA ? Cela induit la mise en place de nouvelles dynamiques d’échange, dépourvue autant que faire se peut, de la pression centrifuge institutionnelle française et étatique ?

102Faut-il encore faire la démonstration de l’articulation entre éthique, artistique et politique face à un tel projet ?

103Si nous avons mis en relief l’ancrage caribéen voire in extenso celui des mondes créoles au sein du projet global du CCA, soulignons encore une fois que, celui-ci ne se réduit en aucun cas à un enclos. L’enclos est mortifère et réducteur. Les collaborations avec des structures comme les Cefedem de Normandie et de Lyon tendent à justifier que « la poétique de le Relation » (Glissant, 1990) du CCA s’élabore autour d’échanges avec les Autres, dès lors qu’il existe un certain nombre de connivences, de respect mutuel et de désir d’expérimenter des expériences de partage dans le champ du savoir. Si l’apport de la recherche et notamment des sciences humaines entend d’ailleurs y porter un regard décentré et décloisonné, c’est bien pour éviter le dogme des hégémonies autocentrées autour de référents qui relèvent, quoiqu’on en dise, de l’arbitraire.

104 D’un point de vue éthique, le projet CCA ne consiste pas à se réapproprier ses identités caribéennes pour s’émanciper et être reconnu. Il consiste plutôt à se construire en tant que caribéen en relation avec des Autres, au gré des expériences du social. Ne nous méprenons pas, l’absence de regard autocentré ne signifie en aucun cas qu’il y ait absence de point d’ancrage dans la plate-forme d’enseignement de l’établissement. Les ancrages servent à mettre en tension et à explorer des champs de possibles, à inventer, à se projeter, en somme à expérimenter et explorer par-delà. S’agissant de cela, la posture réflexive tend à garantir une certaine distance d’avec le projet CCA en tant qu’objet soumis au regard de soi et de l’autre.

105S’émanciper c’est aussi devenir un autre de ce que l’on est. L’émancipation s’inscrit donc dans un processus dynamique qui, s’il prend ancrage sur les identités, ne se fige pas pour autant. Les pratiques artistiques et expressions esthétiques se révèlent comme des vecteurs privilégiés de ces processus d’émancipation dès lors qu’ils n’imposent pas d’arbitraire et de violence symbolique quant aux normes, stéréotypes et autre registre de l’authentique. L’arbitraire et la violence symbolique de la tradition et des patrimoines vivants existent et opèrent également. L’expérience du campus caribéen des arts ouvre à des voies expérimentales de l’émancipation.

106S’agissant des articulations entre politique, éthique et esthétique, l’un des enjeux majeurs du CCA est de convaincre les politiques et notamment ceux qui sont majoritaires dans les collectivités territoriales, a fortiori au conseil régional de la Martinique, que leur projet relève de l’intérêt général, qu’il participe activement au développement local et au rayonnement de la Martinique et de la Caraïbe et enfin, qu’il transcende les problématiques politiciennes. Toute la difficulté réside dans cette opération de conquête et dans le fait que celle-ci est vouée à être sans cesse remise en cause. Cet enjeu s’avère crucial, même dans le cas d’une structure publique comme le CCA qui est autonome par rapport au conseil régional de la Martinique. Sinon pies bwa péké fè flech27

Bibliographie   

ADell, Nicolas, Anthropologie des savoirs, Paris : Armand Colin, 2011.

Austin, John Langshaw, How to do things with words, Cambridge: Harvard University Press, 1962.

Bourdieu, Pierre, La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris : Les Éditions de minuit, 1970.

Glissant Édouard, Poétique de la Relation – Poétique III, Paris : Gallimard, 1990.

Glissant Édouard, Soleil de la conscience – Poétique I, Paris : Gallimard, 1956.

Laplantine, François, Le sujet essais d’anthropologie du politique, Paris : Éditions Téraèdre, 2007.

Laplantine, François, Le social et le sensible, introduction à une anthropologie modale, Paris : Éditions Téraèdre, 2005.

Laplantine François, De tout petits liens, Paris : Éditions mille et une nuits, 2003.

Laplantine François, Quand le moi devient autre. Connaître, partager, transformer, Paris : CNRS, 2012.

Lorenzi-Cioli Fabio, Dominants et dominés, les identités des collections et des agrégats, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2009.

Rancière, Jacques, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris : La Fabrique, 2000

Zerbib, David, « La performance est-elle performative ? », in Art Press 2, n° 18 Performances contemporaines 2, Paris, 2010.

Notes   

1  Durant mon expérience d’ATER en Langues et Cultures Régionales à l’Université Antilles-Guyane, je suis intervenu pour l’université dans le cadre du DAEU-Arts au CCA. Au terme de mon contrat d’ATER, je poursuis ma collaboration avec le CCA en tant que chercheur indépendant, en élargissant même mes champs d’intervention au domaine de la recherche et de la prospective. Enfin, le Cefedem de Normandie, qui est partenaire du projet CCA pour la formation des diplôme d’enseignement de professeurs de musique (DE Musique) me confie en tant que chercheur-formateur indépendant les charges de suivi des mémoires et des projets d’un certain nombre de ses étudiants martiniquais au CCA.

2  C’est par ce sigle que nous allons dorénavant nommer le campus caraïbéen des arts.

3  Licence, Master, Doctorat selon les modalités de la dernière réforme en vigueur en matière d’études supérieures.

4  C’est le dispositif DAEU, mis en place en collaboration avec le pôle Martinique de l’université des Antilles-Guyane.

5  Les projets des étudiants ne sont pas voués à rester confinés dans les seules arcanes de l’expérience de formation et d’enseignement du CCA. A contrario, un grand nombre d’entre eux se projettent dans une logique de participation au processus de construction sociale. Certains impactent même directement sur le champ social.  A titre d’exemple, Micheline Boulanger a élaboré un projet autour de la calebasse dont l’une des finalités se situe dans le développement durable et le développement local. Un tel projet permet d’initier une économie autour de son activité artisanale qu’elle accompagne d’une réflexion anthropologique et historique autour de la calebasse dans la Caraïbe. En somme, les projets artistiques participent pour la plupart d’entre eux à construire la Caraïbe d’aujourd’hui en même temps qu’ils activent des projections et perspectives de développement. C’est en partie en ce sens que nous soutenons l’idée d’une inscription dans le réel. Pour peu que l’on tienne compte de certaines modalités d’usage et expérimentale des arts visuels et vivants, on peut aisément comprendre que même lorsqu’il s’agit du virtuel, les projets artistiques peuvent venir impacter sur le réel. Ils font partie du réel et ne sont pas à la lisière du jeu social.

6  Lorsque nous évoquons la Caraïbe, nous faisons référence au sous-ensemble géographique qui correspond au bassin versant de la mer des Caraïbes. La Caraïbe comprend donc l’arc antillais, la péninsule du Yucatàn, la façade caraïbe de l’amérique centrale, ainsi que les plaines côtières de Colombie, du Vénezuela et le plateau des Guyanes, les Bahamas, les îles Turques-et-Caïques, les Keys voire in extenso les Bermudes, la Floride, parfois même la Louisiane.

7  De manière plus générale, les projets d’enseignement et de formation supérieurs des pratiques artistiques émergent dans le champ de l’action publique sous des modalités de gouvernance diverses. Qu’il existe des liens et des rapports entre structures publiques d’enseignement et instances politiques publiques ne signifie pas qu’il y ait de fait des rapports de subordination qui s’instaurent de l’un à l’autre. De plus, le nouveau cadre de la mondialisation, la construction Européenne ou encore la décentralisation − dans un cas comme celui des Antilles sous domination française – invitent à ne pas réduire l’action publique à celle de l’État. On aurait tort d’essentialiser les rapports entre l’objet artistique et la politique autour de la subordination. D’ailleurs, l’instrumentalisation ne se décrète pas dès lors qu’un projet se met en place dans l’espace public, elle ne devient effective que si les modalités de gouvernance entre les instances politiques en place et ladite structure porteuse du projet recèlent d’interventionnisme, de contrôle et de mécanismes de centralisation décisionnelle de la part de l’une ou l’autre partie. S’il convient ici de ne pas se confondre dans une douce illusion concernant les modalités de gouvernance dans le champ de la sociologie politique de l’action publique, l’écueil inverse consisterait à penser la gouvernance sous le seul prisme de l’interventionnisme et du contrôle autoritaire des instances politiques émanant de l’État envers les structures publiques comme celles vouées à l’enseignement.

8  Pour bien saisir la nature de notre présent propos, il faudrait procéder à son historiographie afin de situer son contexte et ses conditions d’effectuation. En effet, si ce texte prend ancrage sur une expérience en exergue depuis deux à travers un regard réflexif, il n’est en aucun cas à considérer comme une analyse rétro-acive. Notre texte se nourri des derniers faits et orientations qui articulent le projet général du Campus Caraïbéen des Arts puisqu’un grand nombre de ses analyses s’appuient sur les récentes plénières qui ont eu lieu ces dernières semaines et dont les buts avoués étaient de construire et de valider les nouvelles orientations du projet CCA. Voilà qui amène à appréhender une partie de notre présente contribution comme un regard anthropologique porté sur un ethnographie des plénières du CCA.

9  Nous faisons ici référence à la Caraïbe en tant qu’espace historique et géographique où l’expansion coloniale européenne à partir du XVè siècle va donner lieu durant les siècles suivants à une longue expérience esclavagiste et post-esclavagiste.

10  Diplôme d’accès aux études universitaires. Ce dispositif est mis en place en collaboration avec l’université des Antilles-Guyane, pôle Martinique.

11  Du moins si l’on se réfère à la grille d’évaluation et d’équivalence du ministère de l’éducation nationale dans laquelle le niveau baccalauréat devrait correspondre à un niveau fin d’étude de pratiques artistiques.

12  La Martinique au même titre que les autres anciennes colonies esclavagistes françaises, est devenue depuis 1946 un département français et depuis la mise en place du dispositif de la construction européenne, une région ultrapériphérique de celle-ci.

13  Propos tenus par Etienne Jean-Baptiste lors d’une réunion plénière de mise en place de la plate-forme pédagogique du CCA, à la cour des arts de Fort-de-France, le 22 septembre 2013. Etienne Jean-Baptiste est le président du CCA. Il est docteur en ethnomusicologie et musicien.

14  La notion d’Outre-mer provient elle même d’une aberration conceptuelle et d’un auto-centrisme qui en dit long sur les modalités de l’expérience des altérités telles qu’elles sont appréhendées par la France Républicaine.

15  Centre de formation des enseignants de la danse et de la musique.

16  Conservatoire National Supérieur de Musique et de danse.

17  Il s’est tenu le 27.09.2013 au campus caraïbéen des arts une soirée concert-conférence organisé par la toute nouvelle association des étudiants de cet établissement autour de cette problématique : fuite des savoirs / retour des savoirs.

18  En référence au nouveau cadre institutionnel des études supérieures : Licence/Master/Doctorat.

19  Propos recueillis auprès de Yanik Lefort, lors d’un entretien téléphonique privé en juin 2013. Nous n’avons pas l’espace suffisant dans le cadre de notre communication pour développer le point souleveé ici. Ce qui importe notre présent propos c’est de mettre en lumière le caractère expérimental de l’expérience du CCA et les principales modalités de gouvernance qui articulent ses partenariats avec d’autres structures institutionnelles.

20  Entendons nous bien, la pertinence d’un tel dispositif n’est pas inhérente à la Martinique et aux Antilles-Guyane. Nous discutons de sa validité et de son intérêt dans le contexte social antillo-guyanais du fait de notre objet d’étude. Cela n’en fait pas pour autant une spécificité antillo-guynaise.

21  Du moins si l’on se réfère à la grille d’évaluation et d’équivalence du ministère de l’éducation nationale dans laquelle le niveau baccalauréat devrait correspondre à un niveau fin d’étude de pratiques artistiques.

22  La performance est au cœur du dispositif du CCA à plusieurs niveaux, selon des régimes du « faire » différentes et selon des modalités polysémiques qui sont opératoires en fonction de circonstances que nous allons essayer d’étayer succinctement. Si l’on considère l’expérience du CCA à l’échelle de son projet global, on doit prendre en considération la performance dans son acception de performativité telle que le soutient JL Austin ou encore J. Searle, à partir de l’idée générale qu’il se réalise à travers « des réalités performatives fondamentales qui traduisent les intentions et les objectifs » (Austin, J.L, 1962) de ceux qui y contribuent. Ce régime du « faire » est aussi présent dans le processus d’élaboration des projets individuels des étudiants du CCA. Pour autant, il convient de tenir compte à cette échelle individuelle d’une dimension de la performance qui ne tient pas au principal registre de la linguistique et qui renverrait davantage à ce que propose un auteur comme David Zerbib (2010) autour de la notion de « performantiel » qui engloberait un autre régime du « faire », et qui intéresse directement notre propos. L’art performance en tant que pratique performantielle qui s’articule autour de l’événementialité et de la réalité est bien présente au cœur du dispositif du CCA tant au niveau des étudiants du CCA que d’acteurs extérieurs à la structure qui donnent à voir et à partager des expériences performancielles dans un agenda et des temporaités donnés. Cette dimension de la performance suppose la présence commune de performeurs et de public. Enfin, il y a une toute autre appréhension de la performance qui est éminemment présente dans le projet CCA. Il s’agit de celle qui renvoie à l’expérimentation expérimentale par le biais de laquelle les étudiants explorent des expériences à titre individuel, collectif sans présence de public, ni d’évaluateurs… Ces expériences expérimentales et performantielles contribuent activement au choix, à la réalisation, à la présention et à l’évaluation des projets d’études artistiques. Soulignons encore que dans ce dernier registre du faire, le virtuel peut prendre une place considérable que ce soit par l’aide d’outils technologiques modernes ou par le jeu des transpositions imaginaires. Achevons cette explication sur la performance par une illustration fort intéressante. Le DAEU-Arts donne lieu à un dispositif d’évaluation au sein duquel l’ensemble des modalités de performance que nous venons d’évoquer est présent. Ne serait-ce que lors de l’examen final d’évaluation, lorsque les candidats sont tenus de présenter leur projet tout au moins sous deux modalités de performance. Il s’agit d’un performatif dans sa dimension linguistique mais également performantielle, soit sous sa forme d’art performance et/ou d’expérimentation performantielle.

23  Lors des récentes réunions de mise en place de la maquette pédagogique pour 2013-2014 qui ont eu lieu au cours du mois de septembre 2013, un des enseignants du campus caraïbéen des arts a formulé de façon lapidaire une des prérogatives qui semblent faire consensus auprès d’un grand nombre, à travers la formule : « il nous faut faire la révolution ».

24  Chaque année donne lieu à l’expérimentation de projets autour de la performance (dans le sens de l’art performance ») en dehors du CCA entre des étudiants de l’établissement et des acteurs culturels extérieurs. Les expériences dont les restitutions expérimentales se déroulent en dehors du CCA.

25  Même s’il est important de préciser qu’à partir du dernier quart du XXè siècle quelques tentatives visant à modifier cette posture institutionnelle avaient déjà cours.

26  Soulignons qu’à cet égard les ressources locales en enseignants en arts vivants titulaires de diplômes d’état dans leurs spécialités (DE ou CA) ne sont pas légion. Il se fomente en toile de fond les enjeux de la maîtrise, ou tout au moins, du ratio de locaux ou d’antillo-guyanais in extenso eu égard au diplômés français dans les perspectives de développement d’un certain type de structures institutionnelles d’enseignement et de formation en danse, musique et théâtre où cette sanction diplomante est exigée pour les enseignants qui y postuleraient.

27  Sinon, le projet ne pourra porter ses fruits.

Citation   

David KHATILE, «Kanpis karibéyen dézar Matinik, pou trasé siyon lavwa manmay lakarayib. Ce que s’émanciper veut dire ou quelques modalités d’engagement à partir d’une expérience du Campus Caraïbéen des Arts à la Martinique», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les usages du politique et leurs enjeux dans les pratiques artistiques et expressions esthétiques, mis à  jour le : 25/10/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=733.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  David KHATILE

David Khatile est anthropologue et musicien martiniquais. Il est titulaire d’un doctorat sur l’anthropologie des pratiques chorégraphiques et musicales de contredanse/quadrille à la Martinique. Il a effectué des études musicales au Conservatoire National de région de Saint-Maur et à l’école de jazz CIM à Paris. Il travaille de façon générale sur les pratiques corporelles, sonores et langagières des mondes créoles de la Caraïbe et de l’Océan Indien, ainsi que sur les enjeux patrimoniaux, identitaires et mémoriels dans ces situations de post-esclavagisme. Il est membre du CIRIEF et du CARGO.