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Enfanter les images - Cinéma et rituel chez les Tikmũ’ũn

Rosângela Pereira DE TUGNY
octobre 2013

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.620

Résumés   

Résumé

Ce texte présente une réflexion sur les notions de cosmologie des groupes indigènes Tikmũ’ũn_Maxakali (Brésil, Minas Gerais) qui semblent marquer des ruptures fondamentales avec l’ontologie occidentale, en particulier celles d’“image” et d’“esprit”. Ces notions agissent directement sur le système de parenté et dans la cosmologie de ces peuples, et paraissent s’actualiser dans les relations que ceux-ci reconduisent avec différentes formes d’altérité. L’analyse de l’utilisation récente du cinéma chez les Tikmũ’ũn, en particulier celle des films sur l’initiation de jeunes adultes, et leur dialogue avec l’apport des discussions théoriques connues aujourd’hui comme « perspectivisme amérindien », cherchent à se rapprocher de ce riche et complexe univers conceptuel, et apportent quelques suggestions pour comprendre les attitudes inédites que ces groupes assument dans le quotidien de leurs relations avec les non-indigènes. Le texte se construit à partir d’une expérience ethnographique accompagnant un travail de collaboration de l’auteure avec quelques hommes et femmes Tikmũ’ũn dans la traduction de chants et mythes appartenant au vaste répertoire mythico-musical de ces groupes.

Abstract

This paper reflects on the notions of cosmology of the indigenous groups known as Tikmũ’ũn_Maxakali (Brazil, Minas Gerais), which seem to mark fundamentals ruptures with the occidental ontology, such as « image » and « spirit » ones. These notions directly act with the kinship system and within this people’s cosmology, and seem to actualise themselves through the relations they lead with different forms of alterity. The analysis of the recent use of cinema by the Tikmũ’ũn, especially the films on young adult’s initiation, and their dialogue with theoretical discussions known today as “amerindian perspectivism”, try to get closer to this complex and rich conceptual universe, and point out some suggestions to understand these new attitudes these peoples assume in the day to day of their relations to the non-indigenous. This text is build from an ethnographic experience accompanying a collaborative work of the author with some men and women Tikmũ’ũn, in the translation of chants and mythbelonging to the vast mythico-musical répertoire of these peoples.

Resumo

Este texto busca refletir sobre noções da cosmologia dos povos indígenas Tikmũ’ũn _Maxakali (Brasil, Minas Gerais) que parecem marcar rupturas fundamentais com a ontologia ocidental, sobretudo as de “imagem”, e de “espírito”. Tais noções agem diretamente no sistema de parentesco e na cosmologia destes povos, e parecem se atualizar nas relações que estes perpetuam com diferentes formas de alteridade. A análise da recente utilização do cinema entre os Tikmũ’ũn, em particular os filmes de iniciação de jovens adultos, e o diálogo das mesmas com discussões trazidas pelas teorias hoje conhecidas como o “perspectivismo ameríndio”, conduzem a busca de uma aproximação deste complexo e rico universo conceitual e apontam sugestões para o entendimento das atitudes inusitadas que estes povos assumem no dia-a-dia das suas relações com os não indígenas.O texto se constrói a partir de uma experiência etnográfica que acompanha um trabalho de colaboração da autora com alguns homens e mulheres Tikmũ’ũn na tradução de cantos e mitos pertencentes ao vasto repertório mítico musical destes povos.

Index   

Index de mots-clés : musique indigène, cosmologie indigène, rituels et cosmopolitique indigène, cinéma indigène, groupes Tikmũ’ũn_Maxakali.
Index by keyword : Tikmũ’ũn_Maxakali peoples, indigenous music, indigenous cosmology, indigenous rituals and cosmopolitics, indigenous cinema.
Índice de palavras-chaves : povos Tikmũ’ũn _Maxakali, música indígena, cosmologia indígena, rituais e cosmopolítica indígena, cinema indígena.

Notes de la rédaction

La traduction du texte du portugais du Brésil vers le français est de Augustin DE TUGNY.

Un Portfolio de Donisete Maxakali, photographe et filmeur Tikmũ’ũn_Maxakali, est associé à cet article dans ce même numéro. Il présente des photographies du rituel du Tatakox à l’Aldeia Verde en juillet 2009.

Texte intégral   

Présentation : les Tikmũ’ũn

1Les Tikmũ’ũn sont des groupes de populations parlant la langue Maxakali, du tronc linguistique macro-jê1. Ils vivent aujourd’hui sur trois terres indigènes, à l’extrême nord-est de l’état de Minas Gerais au Brésil. Selon les données de la Funai (Fondation nationale de l’indien) ils comptaient en 2013 une population de presque 2000 personnes avec une forte proportion d’enfants de moins de six ans. Ils sont originaires des grandes forêts (Mata Atlântica) qui couvraient les terres proches du littoral du Brésil. Les premiers explorateurs qui accostèrent au littoral de ce qui est aujourd’hui l’état de Bahia témoignèrent de la présence de sujets parlant le maxakali (Paraíso, 1992 et 1998). S’ils sont aujourd’hui pensés comme un unique groupe par la société nationale, ils possèdent des origines diverses : le littoral de l’état de Bahia, depuis la ville de Mucuri jusqu’à celle de Belmonte, les embouchures des fleuves Jequitinhona et Mucuri, le cours des fleuves Buranhém, Jucuruçu (ou fleuve du Prado), Itanhém (ou Alcobaça) et d’autres plus petits de cette région. Déjà les voyageurs du XIXème siècle signalaient la forme sophistiquée de leur relation avec la dense forêt atlantique où ils vivaient. Ils étaient réputés pour être de grands céramistes et constructeurs de pirogues et géraient avec maîtrise cet espace qu’ils connaissaient profondément (Ottoni, 2002 : 88-89).

2Les peuples Tikmũ’ũn vivent aujourd’hui l’une des pires situations sociales et écologiques parmi les peuples indigènes brésiliens. Frappés par de graves épidémies de diarrhées et souffrant d’un fort taux de malnutrition infantile, ils ne vivent que sur 6500 hectares de terres, presque entièrement dévastées, sans aucune source d’eau potable. Cette situation est aggravée par l’histoire violente de la relation des Tikmũ’ũn avec les divers groupes de populations non-indigènes qui envahirent leurs terres et leur vies, depuis les premiers pionniers, les militaires, les missionnaires, les fermiers, les mineurs et d’autres aventuriers à la recherche de l’arnica, une plante d’usage médicinal très recherchée au XVIIIè et XIXè siècles. Ils souffrirent des massacres, des épidémies et des désappropriations successives au long du XIXèet XXèsiècles. Ils étaient considérés comme presque éteints en 1959 (Rubinger, 1983). Les sources des ruisseaux qui parcourent leurs terres se trouvent dans des fermes d’implantation relativement récentes. Nombre d’entre elles furent prises aux peuples Tikmũ’ũn au moyen de tromperies des fonctionnaires au service de l’État. Aujourd’hui, les différents secteurs des services de l’administration publique et les organisations non-gouvernementales cherchent les moyens de venir en aide à ces peuples. Malheureusement, la plupart ne considère pas la nécessité de leur rendre la possibilité de transiter sur leurs territoires ancestraux, et ne travaille pas à leur rendre l’usage d’une eau propre pour boire, pour se baigner, pour pêcher, pour que les enfants puissent jouer, ni même à reconstituer les forêts qui sont nécessaires à la perpétuation de leurs formes traditionnelles d’organisation sociale. Parce qu’ils sont des peuples qui échappent à ce que l’on comprend comme étant l’Amazonie dans sa définition légale, les Tikmũ’ũn sont couramment considérés comme étant destinés à s’intégrer aux populations voisines pour grossir les périphéries de quartiers pauvres des villes de leur région. Même ainsi, il est courant d’entendre les fonctionnaires des services indigénistes se référer aux Tikmũ’ũn comme étant des indiens « différents », « purs » et méritant pour cela un traitement tout aussi « différent ». Cependant, ce traitement ne fait généralement que perpétuer les pratiques d’assistance et de corruption qui étaient déjà relevées dans les rapports comme celui d’Hilda Paraiso (1992, p. 42) qui se réfère aux actions de l’État dans les années 1960.

3Cette notion de « pureté » est due au fait que les Tikmũ’ũn présentent une homogénéité ethnique – peu d’entre eux se marient avec des représentants d’autres groupes indigènes ou avec des non-indiens – mais aussi par l’usage presque exclusif qu’ils font de la langue maxakali et par leurs intenses pratiques socio-cosmologiques. De fait, ce que l’on comprend communément comme une « résistance culturelle » tenace des Tikmũ’ũn laisse perplexes bon nombre des ethnologues et des chercheurs qui ont connaissance de leurs formes de vie, de leur survie et de leurs relations avec la société nationale. Le contraste que la dynamique de leurs structures socio-cosmologiques présente en regard de leurs conditions physiques de vie et du fait de la précoce relation dont ils souffrirent avec les diverses vagues d’invasions de leurs terres traditionnelles, de la proximité de leurs terres avec les villes, défient la compréhension des ethnologues comme celle des agents indigénistes2 des divers secteurs de la société. Il est courant d’entendre chez ces derniers le discours au sujet d’une certaine faillite des projets destinés à leur santé et leur bien-être (Barbosa Ribeiro, 2008), catégories jugées essentielles, faillite surtout de la relation des populations voisines avec ces peuples. Généralement les évaluations de ces projets sont marquées par la dénonciation de l’usage abusif de boissons alcooliques par les Tikmũ’ũn, mais aussi des épisodes de violences domestiques, du désordre social et du manque d’intérêt des groupes à collaborer sur ces projets. Même pour les ethnographes et les chercheurs qui s’intéressent à eux, les défis sont nombreux pour que nous puissions nous approcher un peu des Tikmũ’ũn : notre difficulté d’apprentissage de la langue maxakali et le peu d’usage qu’ils ont du portugais, à quoi s’ajoutent les conditions sanitaires difficiles pour la permanence des chercheurs sur le terrain, les beuveries et les épisodes de violence auxquels on assiste avec une certaine fréquence dans les villages. Mais une donnée doit être considérée avec attention : s’il est commun d’associer l’usage abusif d’alcool avec une certaine décadence culturelle et aux pertes de processus symboliques qui garantissent l’appartenance des individus à un groupe, les Tikmũ’ũn conservent leurs institutions symboliques avec vigueur, avec une forte reconnaissance de tous les individus tout en étant de grands consommateurs de cachaça (eau de vie de canne). Même si celle-ci leur coûte une grande part des ressources qu’ils reçoivent des bénéfices de l’État, à cause du trafic dont elle fait l’objet quand elle leur est destinée et des conséquences dramatiques de sa consommation vu la perte de nombreuses vies. Bien qu’il ne puisse être pensé en dehors du terrible historique d’une négativité absolue de la relation avec les divers segments de la société nationale qui les flouèrent, cet apparent désintérêt des Tikmũ’ũn pour les projets qui leurs sont présentés ou pour le futur de leurs vies sur le territoire qui leur fut alloué, contient certainement quelque chose qui dépasse notre entendement, quelque chose qui serait à l’origine de leur force en tant que collectivité.

4Ce que je présente ici est une modeste réflexion sur cet univers socio-cosmologique richissime que, patiemment, les nombreux collaborateurs Tikmũ’ũn que j’ai pu rencontrer en dix ans de recherche m’ont présenté de diverses façons : en me guidant durant les rencontres qu’ils réalisent dans leurs villages avec les différents peuples qui les accompagnent, en me donnant la possibilité de me situer, en réalisant des dessins et d’interminables exégèses sur leurs histoires et leurs chants, en traduisant les chants, en réalisant de magnifiques films où ils narrent eux-mêmes les évènements de ces rencontres, en voyageant avec moi et en présentant leurs travaux à des publics divers.

Production de richesses, multiplication d’enfants

5Si l’on écoute d’une oreille attentive l’immense et minutieuse variété de chants qui émanent des voix des Tikmũ’ũn, il nous est possible d’en venir à supposer, qu’au delà du contexte que j’ai décrit plus haut, existe entre eux un monde infini de possibles, où les valeurs qu’ils possèdent, leurs biens véritables, se multiplient et les font vivre avec plénitude là où nous ne verrions que misère. C’est un fait, nous nous trompons à penser les Tikmũ’ũn comme des vaincus, en contraste avec l’unique peuple d’Autres de leur vie : nous les ãyũhũk, les « non-indigènes », les blancs, les représentants du monde moderne occidental. Nous ne sommes qu’une infime part d’Autres dans leurs histoires. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons parfois le sentiment de nous sentir légèrement méprisés quand nous venons à eux avec des propositions que nous estimons porteuses de grands bénéfices pour leurs vies. Tout en comprenant le sens belliqueux avec lequel les premiers représentants des ãyũhũk imposèrent des transformations dévastatrices et définitives à leurs espace de vie et de circulation, et même en démontrant une certaine fascination pour ce pouvoir destructeur, les Tikmũ’ũn insistent à actualiser et à dédier beaucoup plus d’intérêt dans leurs relations avec leurs yãmĩyxop, que je traduirais comme « peuples-esprits » ou « peuples animaux-humains ». La présence de ces yãmĩyxop est presque constante dans leurs villages et peut demander de grandes démonstrations de chants, de danses et de banquets, comme elle peut demeurer imperceptible au regard de l’ethnographe, s’en tenant à la visite de quelques maisons ou à de petits gestes précédant une partie de chasse ou une session de cure. C’est ainsi que je perçois chez les Tikmũ’ũn un ethos presque monastique, presque indifférent aux pertes successives des biens matériels – territoire, faune, flore, eau, aliments, maisons et même personnes–, voué essentiellement à un monde d’infinies relations, actualisées chaque jour, avec leurs yãmĩyxop.

6Ceux-ci sont, en même temps, les ensembles de répertoires de chants, les images peuples-esprits qui viennent dans les villages et les situations de rencontres et d’échange réalisées entre eux et les Tikmũ’ũn. Yãmĩyxop est une notion ample dans la cosmologie Tikmũ’ũn et peut être entendue comme les esprits, les chants et les évènements où ils se livrent au regard. Avec les Tikmũ’ũn, nous avons pu répertorier douze grands corpi de chants attribués aux peuples-narrateurs yãmĩyxop qui, en même temps, les ont enseignés aux chamanes des villages. Ces corpi présentent des différences significatives, que ce soit par leurs expressions sonores comme par ce qu’ils apportent au groupe. Certains aident les hommes à confectionner les flèches, d’autres sont des auxiliaires de la chasse, d’autres font l’ordre dans les maisons du village, etc. Tous sont en même temps des dispositifs virtuels de voyages chamaniques pour récupérer l’esprit d’un malade du village et des possibilités de renouer des liens de parenté entre les personnes toujours en manque de leurs parents morts, transformés en chants-images (Tugny et al., 2009).

7La relation des yãmĩyxop avec les Tikmũ’ũn semble être celle d’une adoption mutuelle. Ces derniers sont désireux de les recevoir, les yãmĩyxop leur manquent, ils leur préparent des banquets. Les premiers répondent promptement aux invitations. Ils sont aussi désireux de venir dans les villages. Ils arrivent d’une forêt aujourd’hui virtuelle – puisque comme je l’ai dit plus haut la terre aujourd’hui habitée par les Tikmũ’ũn a été déboisée et couverte de pâturage– et se logent au kuxex, une maison qui se dresse seule au centre d’un demi-cercle complémentaire de celui que forme les maisons du village. Le kuxex est une maison à la structure apparemment peu soignée : même dans les villages où les maisons sont faites de terre, il est recouvert de paille et semble être prêt à s’écrouler. Un monument limite. Quand les yãmĩyxop reviennent pour chanter, la paille est renouvelée. Le kuxex est traduit comme « maison de religion ». « Religion », c’est le même mot qui m’a été présenté par les Tikmũ’ũn pour traduire yãmĩyxop, les célébrations où ils se donnent à voir eux et leurs chants. En maxakali, souvent je les entends se référer au kuxex comme yãmĩyxoppet, « maison de yãmĩyxop ».

Adoptions mutuelles

8La relation des hommes et des femmes des villages avec les yãmĩyxop se réalise par la médiation des « fils » que ces derniers procréèrent dans les villages célestes (Álvares, 1992). Nous voyons les esprits marcher, danser, défiler, toujours accompagnés d’un groupe d’hommes, considérés comme des chamanes ou yãmĩyxoptak. C’est comme s’ils étaient des « animaux de compagnie » des hommes (Fausto, 2008, Maia, 2011 Jamal Júnior, 2012)3. Les Tikmũ’ũn disent que ces yãmĩyxop sont des enfants et qu’ils ne connaissent pas bien leurs chants. Il y a divers cas d’adoption entre des êtres de différentes espèces dans les récits mythologiques des Tikmũ’ũn, comme celui du fils abeille, du fils du tonnerre et de la fille de la loutre géante (ariranha). Tous furent adoptés par des ancêtres Tikmũ’ũn. Humains et yãmĩyxop alternent ainsi leurs relations d’adoption et de filiation.

9Une fois dans les villages, les yãmĩyxop sont nourris par les femmes et guidés par les hommes. Ces derniers les accompagnent dans tous leurs déplacements dans le village, particulièrement en direction des femmes : avec elles les yãmĩyxop dansent, jouent, luttent, s’amourachent, et d’elles ils reçoivent des nourritures et d’autres dons. Les femmes sont les sujets principaux de la visite des yãmĩyxop. Elles s’ornent pour les recevoir. Les hommes ne semblent être que de simples intermédiaires. Si ces yãmĩyxop animent les villages avec leurs corps peints, splendides et surtout par leurs chants et tout le savoir qu’ils apportent aux Tikmũ’ũn, ils sont tout de même considérés comme les fils des hommes. Les hommes qui les accompagnent sont yãmĩyxoptak, « pères de yãmĩyxop », et les femmes qui les nourrissent sont yãmĩyxoptut, « mères de yãmĩyxop ». Parfois les jeunes filles peuvent s’amouracher de ces yãmĩyxop et ils appelleront les femmes plus âgées « belle-mère » ou « tante » (Campelo, 2009). Les femmes sont leurs mères parce qu’elles les nourrissent, et les hommes leurs pères parce qu’ils leur enseignent à chanter, à danser, à secouer les chocalhos (hochets). Une valeur importante entre les Tikmũ’ũn est celle de prendre soin de son yãmĩyxop. À certains moments de sa vie, un homme ou une femme peut recevoir des chants en héritage de ses parents. Recevoir un chant c’est recevoir un yãmĩyxop. Mais pour cela, il faut savoir « prendre soin », l’appeler pour qu’il vienne au village, lui préparer de la nourriture, danser avec lui et enfin, ne pas oublier cette relation qui évoque le lien avec celui qui en a fait le don et renoue d’autres parentèles.

10Si les Tikmũ’ũn nous disent que les yãmĩyxop sont ceux qui sont en charge du savoir et des chants, il y a ici quelque chose d’intéressant à noter. Ils apportent les chants, mais par la bouche de leurs « pères », les hommes des villages. Il y a toujours une situation de substitution, de réfraction entre des corps dans ces moments de rituels. Il y a quelque chose de très significatif dans le système de réverbération entre les présences des esprits chanteurs dans les villages et les Tikmũ’ũn : ces derniers insistent à nous dire que les yãmĩyxop sont chanteurs, qu’ils viennent dans les villages pour chanter, que ce sont eux qui apportèrent les répertoires de chants aux humains. Les yãmĩyxop dansent, réalisent des figures sur la place du village, exposent leurs corps face aux femmes en mangeant, jouant, mimant, luttant et créent ainsi une intense zone d’affects entre tous. Mais ils sont presque toujours silencieux ou, comme le disent les Tikmũ’ũn, « ils apprennent à chanter avec leurs pères ». Leurs présences réverbèrent par la bouche des humains, fait vibrer les corps des humains pour qu’ils chantent à leurs côtés. Les hommes et les femmes sont toujours plus impliqués par les chants que les esprits chanteurs, les yãmĩyxop qui arrivent dans les villages. Ils sont aussi aveugles. Il n’est pas possible pour un yãmĩyxop et une femme de croiser leur regard. Les corps des hommes Tikmũ’ũn sont traversés par les yãmĩyxop qui arrivent les yeux bandés et par l´implantation de leur mĩmãnãm, un mat peint, brillant, attribut de certains d’entre eux (Tugny, 2011, 181). C’est cette pénétration qui rend les corps des hommes sonores et vibrants. À ce sujet, j’emprunte une description d’un moment tel que celui que j’évoque ici, faite par Eduardo Rosse. Il s’agit du récit d’une rencontre entre les esprits xũnĩm et les habitants du village :

Il y a une grande différence et en même temps une réelle complémentarité entre le couple de xũnĩm et son groupe de chanteurs. Les mouvements de xũnĩm sont codifiés, alors que ceux des hommes qui les accompagnent sont des mouvements parfaitement ordinaires et ne font l’objet d’aucune consigne spécifique. Concernant le son, la situation est radicalement opposée car le binôme de xũnĩm ne chante pas. Même si on voit le groupe de chanteurs, il n’a pas d’importance scénique spécifique. Les homme semblent même être les spectateurs d’une scène qui se déroule entre yãmĩy et les femmes. Tout se passe comme si le groupe de chanteurs était transparent, une présence fantomatique qui accompagne xũnĩm dont la seule importance est le son. L’image et le son de xũnĩm sont ainsi complémentaires. (Rosse 2007 : 90)

11Les yãmĩyxop ont besoin des Tikmũ’ũn pour entonner leurs chants, les hommes ont besoin de la proximité des yãmĩyxop pour chanter avec eux : non pas sur eux, ni en communicant avec eux, mais en réverbération, ou en affectation mutuelle, en interaffection. Ils forment un « corps à plusieurs » (Davoine, 2004, p. 333). Ici, où les hommes du village accompagnent les esprits lançant leurs chants, se constitue une zone de réfraction spéculaire où chaque régime de langage est légèrement décalé4. Les gestes, la corporalité, l’écriture, les chants, les pas de danse sur la place du village et la nourriture ne sont pas des modes d’expression pour des programmes d’action déterminés pour chacun de ces sujets. Tous les corps présents agissent un peu dans chaque fonction, agissant les uns sur les autres en étant en même temps origine, destin et signifiants de ce qui se produit. C’est cette zone de réfraction qui crée les sujets et non les sujets qui créent des langages pour se communiquer. Nous sommes ainsi dans une région marquée de « traces », une notion qui, si nous comprenons bien ce qu’écrit Derrida, nous rapproche de sa notion d’écriture ou « archi-écriture » (Derrida, 1967, p. 83). Le rituel est la zone de production et multiplication des subjectivités, et non le contraire. Ceci serait peut-être une définition plus proche du concept complexe de yãmĩyxop que les Tikmũ’ũn nous présentent : humains et esprits, c’est-à-dire, traces sans origines, sans sujet conscient de lui-même à la source du langage, sans un régime de langage plus proche d’une supposée antériorité de l’être. Ensembles réverbérants à l’intérieur d’un intense champ de sens, collectif de sujets, pensés avant ou en-dehors de l’opposition entre nature et culture (Tugny, 2011, p. 141-151). La proximité des yãmĩyxop et des Tikmũ’ũn intensifiée par leurs chants, par le mĩmãnãm, par les pas de danse, par les échanges de nourriture, multiplie, crée et adopte les sujets qui s’affectent mutuellement5.

Les Tatakox, médiateurs entre les pères, les mères et les enfants

12Un passage important de la vie des hommes Tikmũ’ũn reprend ces mouvements de double adoption. C’est quand les jeunes garçons sont choisis par les esprits Tatakox pour être adoptés par les différents yãmĩyxop. Les Tatakox sont autant une chenille que le peuple-esprit-chenille. Le mot est formé de deux racines : tata, qui dérive de tataha qui a le sens de « porter », et kox qui veut dire « trou ». Ce sont les Tatakox qui organisent les passages : ils portent, en de secondes funérailles, les enfants morts qu’ils exhument de la terre pour que les mères les voient et pleurent sur eux, mais aussi, ils retirent les enfants du soin de leurs mères pour les amener au monde adulte. Cette initiation des jeunes adultes est donc marquée par un double mouvement : l’exposition aux mères de leurs enfants déjà morts et enterrés, et le geste douloureux des mères qui livrent leurs fils vivants à leurs nouveaux pères adoptifs, les yãmĩyxop, afin qu’ils soient initiés à la vie adulte. Les Tatakox retirent les enfants morts de la tombe, les portent dans leurs bras et les présentent aux mères qui font le geste de les recevoir, comme des nouveau-nés. Pour quelques instants, les mères adoptent à nouveau les enfants déjà morts qui leurs sont apportés par les Tatakox. Par ces gestes, elles pleurent le manque et la tristesse qu’elles sentent de leurs enfants morts, maintenant visibles, proches de leurs bras. Puis les Tatakox emportent les enfants au kuxex où, rendus aux esprits, ils ne seront plus visibles. Tous ces gestes sont réalisés dans un espace acoustique extrêmement dense, où l’on entend les divers instruments à vents des Tatakox. Quand ensuite, les Tatakox retirent aux mères leurs enfants vivants pour le cycle d’initiation, ils les portent sur leurs épaules. Les Tatakox adoptent ces futurs jeunes adultes et leurs mères les pleurent dramatiquement en les abandonnant. Tous ces passages ont lieu le même jour et les mères, alors, pleurent deux fois : en recevant et en adoptant de nouveau leurs enfants morts, puis en se défaisant de leurs fils vivants qui seront introduits dans l’univers des adultes. Tous ces gestes sont marqués de l’intensité des sonorités des aérophones de roseaux joués par les Tatakox6.

13L’importance de cet événement marqué par la présence des Tatakox dans les villages est telle que, une fois qu’ils eurent l’usage de la caméra, les Tikmũ’ũn ont tout de suite produit deux films qui montrent les actions décrites ci-dessus. Ces deux films ne sont pas demeurés inaperçus aux yeux du public intéressé par le cinéma ethnographique ou par le cinéma tout court, et ont déjà été montrés dans des festivals et fait l’objet de débats.

14Le premier7, filmé et narré par Isael Maxakali, jeune réalisateur de l’Aldeia Verde (Ladainha, Minas Gerais) consiste en un presque unique plan-séquence où l’on voit les Tatakox, eux même formant un orchestre d’aérophones, qui prennent les enfants morts couchés sur des feuilles au sol. Ils les emportent de cet espace hors du village jusqu’au kuxex (maison de religion) et de là les apportent aux femmes qui attendent en file devant les maisons qui sont de l’autre côté de la place du village. Les divers Tatakox font ce transport avec des mouvements sautillants en cercle autour des corps qu’ils portent. Les sauts et les mouvements s’intensifient avec l’augmentation du son de leurs aérophones. Après avoir exposé les enfants morts aux pleurs des mères, les Tatakox, guidés par leurs pères, font plusieurs allers et retours entre les maisons et le kuxex, retirant les enfants de leurs mères afin qu’ils soient adoptés par les yãmĩyxop. À la fin, quand ne restent que des fragments de sifflements, de sifflets, de flûtes et de lointaines voix dans le kuxex, Isael Maxakali montre son village maintenant apaisé, lavé par ces moments d’énorme puissance affective, vide, un plan qui se clôt par le discours de son oncle qui dit que le rituel fut bon, beau et qu’il plaira à tous ceux qui le verront – le gouvernement, Jésus – grâce au travail de la caméra.

15Dès qu’ils prirent connaissance de ce film de Tatakox, les chamanes d’un autre village Tikmũ’ũn, l’Aldeia Vila Nova, décidèrent de faire un autre film8 par lequel ils pourraient corriger les imperfections qu’ils voyaient au premier. Loin du regard féminin et de celui d’éventuels chercheurs, la caméra s’attarde à filmer les chefs politiques et religieux qui dirigent les Tatakox et, en même temps, le cinéaste dans le travail difficile et délicat d’ouverture d’un trou dans la terre. De nombreux hommes du village assistent à la scène. Le chef Guigui Maxakali exhorte les hommes et les Tatakox à ne pas avoir peur de la situation. Les sons des aérophones s’intensifient au fur et à mesure que les Tatakox creusent et s’approchent des corps qui doivent être retirés de là. Avec eux, d’autres peuples d’esprits, comme les vers de terre-chauve-souris, participent de ce moment dont la gravité et la tension sont intenses. Guigui Maxakali réitère ses instructions aux Tatakox pour qu’ils tournent en rond, sautillants, autour du trou. Finalement nous voyons les enfants se faire retirer du trou dans les bras des Tatakox. La procession des hommes et des Tatakox emporte alors ces enfants jusqu’à la place du village où les mères les attendent, étendant les bras tout en pleurant. Ensuite les enfants vivants sont emmenés hors du village par les Tatakox et les anciens expliquent à la caméra que le rituel fut bon, qu’il s’est déroulé comme autrefois et que par lui, tous se sont sentis bien.

16Ce second film, au delà de l’intensité dont il est chargé et qu’il transmet, a eu un fort impact sur les peuples indigènes qui ont eu la possibilité de le voir. Il a suscité de nombreuses questions de la part du public des festivals et des débats où il fut exhibé notamment au sujet des enfants retirés du trou : combien de temps ont-ils passé là-dedans ? S’agit-il d’enfants morts ou vivants ? À l’occasion, un des chamanes présent dans le film et au débat a répondu qu’il ne savait pas et que « Les yãmĩyxop ont créé des petits animaux là où ils vivaient, ils étaient leurs petits ». Il dit que tous furent heureux de constater que ces petits bougeaient leurs petites mains et que donc ils étaient vivants.

Les fils-images

17Quand les yãmĩyxop-chanteurs viennent dans leurs villages, les Tikmũ’ũn m’expliquent généralement : c’est koxuk. Ils traduisent ce mot par « image ». C’est aussi le mot qu’ils emploient pour dire « photographie »9. Le dictionnaire de Harold Popovich nous offre les définitions suivantes pour le mot koxuk : « ombre, image, âme ». Je n’ai pas rencontré de plus amples discussions de ce terme par ce linguiste et missionnaire évangélique qui a passé trente ans chez les Tikmũ’ũn à élaborer une grammaire de la langue maxakali et à en codifier une écriture alphabétique. Myriam Álvares traduit ce mot par « âme, un état non-fini de la personne morte avant qu’elle ne se transforme en yãmĩy” (Alvares, 1992, p. 64).

18Mais koxuk, image, ce n’est définitivement pas quelque chose qui serait pour nous du domaine de l’apparence, de l’immatériel, de l’enveloppe invisible ou de la représentation, supposant que quelque chose de plus vrai repose dans l’invisible. Koxux c’est le vrai corps qui se donne à voir dans toute sa plénitude. Nous sommes ici de nouveau sur un terrain qui se confronte aux bases profondes de nos ontologies. Les Tikmũ’ũn me montrent toujours les yãmĩyxop, ces peuples-esprits qui arrivent dans les villages avec leurs corps peints en me disant qu’ils « sont koxuk » ou koxukxop10. Je pensais alors qu’il s’agissait de représentations des yãmĩyxop, des enfants qui se seraient vêtus et peints comme des yãmĩyxop pour venir au village, en supposant que les yãmĩyxop soient une instance plus achevée et transcendante qui représente le destin des morts. Mais ils me corrigeaient toujours catégoriquement : « non, ceci est la vérité même ». Il est difficile de comprendre ce qui semble une hésitation entre les Tikmũ’ũn pour évaluer ces corps visibles et chanteurs qu’ils apprécient tellement de recevoir dans leurs villages. Parfois ils les nomment koxuk, parfois yãmĩyxop.

19Bien au-delà du danger d’une identification excessive de l’ethnologue avec les autochtones, il me semble que la problématique qui sous-tend ces questions se pose d’une autre manière. Ce qui se passe c’est qu’il n’existe pas de problème de vérité, ou de réalité et, par conséquent, il n’est pas question de représentation pour les Tikmũ’ũn entre les choses visibles comme nous le postulons généralement. Dans leurs récits et dans les exégèses qu’ils en font, je ne rencontre pas de distinction entre des dimensions séparées et exclusives pour les choses matérielles et les immatérielles, les vraies et les fausses, les essences et les apparences. L’expression qu’ils utilisent pour dire « ressembler à », « paraître » est toujours la même que celle qu’ils emploient pour dire « se transformer en », yãy hã11. Le terme qu’ils utilisent généralement pour nous assurer de la « véritable » existence de quelque chose semble être plutôt un intensificateur. Xe’e est généralement traduit par « véritable » et xe’egnãg est un intensificateur de qualités diverses. Xex est un radical qui exprime grandeur et intensité. Ce que nous pensons comme « vérité » serait ainsi un état d’intensité, mais toujours transitoire, dans les formes Tikmũ’ũn de reconnaître les corps dans le monde. À partir de quelques réflexions de Viveiros de Castro, nous pouvons penser que la notion de koxuk, parfois traduite par « âme », parfois par « ombre » ou par « image », serait bien plus compréhensible si nous pensions qu’il s’agit ici d’un événement et non d’une chose. Evénement d’une intensité extrême, qui est apparition, ouverture du regard, possibilité de voir et de se donner à voir entre des corps qui sont proches mais pas toujours accessibles au regard. Finalement, ceci est la forme de relation entre les vivants et les morts.

Un esprit, dans l’Amazonie indigène, est moins une chose qu’une image, moins une espèce qu’une expérience, moins un terme qu’une relation, moins un objet qu’un événement, moins une figure représentative transcendante qu’un signe du fond universel immanent – le fond qui se révèle dans le chamanisme, dans le rêve et dans l’hallucination, quand l’humain et le non-humain, le visible et l’invisible échangent leur place. (Viveiros de Castro, 2006, p. 326)

20Cet événement de l’apparition, koxuk, nous amène à penser que la vision entre les Tikmũ’ũn est une relation. Non pas comme un acte qui consisterait à projeter une visée empirique – le regard – mais une expérience relationnelle. Durant la venue des Tatakox les corps se donnent à voir et les visions sont mutuellement affectées. Il est important de relever que dans le geste d’accueil dans leurs bras des enfants morts, tout en pleurant, les femmes détournent le regard. Quand les Tikmũ’ũn me montrent les koxuk ils se réfèrent alors à quelque chose qui se passe, qui les affecte, à un événement dans lequel les yãmĩyxop et eux réalisent mutuellement cet « échange de place ».

21Le mot koxuk est lié à une trame de significations complexes. Les Tikmũ’ũn me disent toujours que les yãmĩyxop vivent dans la forêt. Presque tous leurs récits font référence à ce lieu presque obscur, le lieu de la rencontre entre leurs ancêtres et les yãmĩyxop comme étant la forêt. C’est pour cela que je dois parler d’une forêt « virtuelle » vers laquelle, le kuxex, la maison des chants, ouvre pour recevoir les yãmĩyxop. Je leur ai demandé plusieurs fois où vivaient maintenant ces êtres de la forêt, puisque depuis des décennies il n’y a plus de forêts sur leurs territoires. Parfois ils me disent qu’ils les transportent dans leurs cheveux. Ou bien, ils me montrent le ciel. C’est à cette occasion que surgit comme réponse le récit d’un mythe qui fut travaillé par Lévi-Strauss et qu’il intitule « L’épouse céleste »12. Ce récit nous apporte plus d’informations sur la notion de koxuk :

L’origine des animaux

Les ancêtres allèrent chasser. Deux jeunes hommes, couchés, regardaient les étoiles et dirent : - ‘Oh, qu’elles sont belles !’ Les étoiles les entendirent, descendirent et voulurent rester avec eux. L’un d’eux prit peur et méprisa une des étoiles qui s’en alla. L’autre resta avec la seconde et ils eurent deux fils.

Quand le premier était encore petit et l’autre dans le ventre de sa mère. Celle-ci, la femme-étoile, eut l’envie de manger des petites noix de coco pilées, alors son mari fut en chercher. Quand il monta au cocotier, la femme-étoile tapa sur le tronc qui commença à grandir. Le mari dit : -‘Arrête de taper !’ Mais la femme mentit en disant : -‘c’est ton fils qui tape’. Et il dit à nouveau : - ‘Arrête de taper !’

Soudain, le cocotier entra dans le ciel (pexkox). La femme-étoile jeta son enfant dans un arbre et il devint termite. La femme-étoile monta derrière son mari. L’homme ne comprenait pas comment il était monté. C’était comme s’il avait dormi.

Le temps passa et les deux restaient en haut. L’autre jeune homme, celui qui avait rejeté l’étoile, commença à ressentir de la nostalgie de son ami-beau-frère. Il chantait et pleurait : -‘ ĩypinixtak ! ĩypinixtak !’

Celui qui était au ciel s’en alla chasser mais il ne pu rencontrer le trou par lequel il était entré. Il s’endormit et rêva de son ũgtõãyãm (ami-beau-frère). Une autre fois, il rêva d’animaux et alla chasser. Il lança sa flèche bien loin et elle tomba dans le trou, dans le pexkoxkox (trou du ciel). Il chercha sa flèche (parce que le tihik – homme – lance la flèche, attend et va voir où elle est tombée). Il refit le mouvement et suivit la seconde flèche qui elle aussi tomba juste dans le trou. Il pensa alors : -‘Ah ! C’est par ce trou que je suis venu !’

Il ne dit rien à la femme, parce qu’elle était déjà topahex (enchantée, parce qu’elle venait d’en haut). Il demanda alors à sa femme de filer une corde pour lui. Elle fit une pelote et demanda : -‘Comme ça ?’ Il dit : -‘Non, ce n’est pas assez !’ Et elle continua. Finalement il en prit une grande quantité, la jeta d’en haut et descendit par la corde jusqu’à terre. Quand il arriva il planta le bout de la corde. Elle devint une liane. L’ami s’en venait en chantant ‘ĩypinixtak’. Il fit ‘ĩy…’ et s’arrêta de chanter quand il vit son ami qui lui dit : ‘Continue de chanter !’ Ils pleurèrent.

Quelques jours après, il dit aux yãmĩyxop de la maison de religion que là haut il y avait beaucoup de gibier. Il le dit à koatkuphi, il le dit aux autres. Ils décidèrent d’aller là-haut pour tuer plus de gibier. Quand ils furent tous prêts à monter, arriva une femme chamane qui avait fait du koatxop13. Elle leur dit : -‘Je vais envoyer ce manioc là-haut. En échange je veux que vous rapportiez de la viande pour moi.’

La femme chamane, mère des esprits (yãmĩyxoptut)14apporta le manioc dans un sac. Les hommes qui montaient à la corde mangèrent le manioc et jetèrent le sac. Quand elle vit qu’ils avaient jeté le sac, elle se mit tellement en colère qu’elle coupa la corde. La corde resta pendue. Pendant ce temps, tous chassaient là haut. Ils trouvèrent beaucoup de gibier. En voulant rentrer, ils arrivèrent à la fin de la corde et ils n’avaient plus comment redescendre. Pour ne pas tomber avec leur corps, ils se transformèrent tous en animaux, mais des animaux qui ne volent pas (xokxophãmtehãyĩxop). L’un d’entre eux devint un coati. Alors, jamais ils ne redevinrent des gens. (Tugny, R.P. et al., 2009, p. 402-403)

22Le mythe raconte le voyage au ciel des hommes et des yãmĩyxop qui habitaient tous ensembles. Les notions de tihik [indien, personne] et yãmĩyxop [peuple-esprit] étaient confondues à cette époque. Tous les tihik étaient aussi yãmĩyxop. Ils faisaient partie du même « fond universel immanent » mentionné plus haut par Viveiros de Castro. Ils vivaient tous ensembles avec les mêmes corps-images. Les corps-animaux surgirent d’une chute, de la rupture d’un accord entre les hommes et une femme qui attendait la chasse : la rupture d’un lien. Les animaux sont donc ces transformations corporelles qui évitèrent la mort. Le mot utilisé par les Tikmũ’ũn pour se référer aux animaux est xokxop. Xop est le radical qui renvoie soit à une classification, soit à un collectif ou un pluriel. Mais xok est le radical utilisé pour signifier « mourir, semer, planter, garder à l’intérieur » (Popovich, 2005). Xokxop, les animaux, sont donc les corps qu’ont pris les ancêtres tikmũ’ũn qui tombèrent, un peuple-de-morts. À ce sujet, une série de dessins réalisés par un des illustrateurs tikmũ’ũn à propos de l’histoire de Mãtagnãg (voir Tugny et al., 2009, p. 419) est éloquente. Mãtagnãg est une femme qui n’a pas accepté la mort de son mari. Quand tous ceux de son village l’eurent enterré et s’en allèrent selon la coutume qui veut que l’on abandonne les villages après la mort d’un parent, elle resta dans le village avec son fils et exhuma son mari. Elle fit des beijus [crêpes de manioc] pour les manger avec la chair décomposée de son mari. Elle jeta des cendres sur le chemin pour suivre les pas de son mari mort. Elle vit ses traces et les suivit, passant par toutes les embûches du chemin des morts. En arrivant au village des morts, des yãmĩyxop, ce que nous montre le dessin est un surprenant village d’éléphants et de boas.

23À partir de ces données il nous est possible de suggérer que Koxuk (image, ombre, âme), xokxop (animaux ou peuple-de-morts) et Xok (mourir, garder à l’intérieur) sont des notions qui participent d’un même champ sémantique. Un champ qui suggère aussi que le corps mort est celui qui est sorti du champ de vision, mais n’est pas annulé, comme les animaux qui disparaissent dans la forêt. Ces données répercutent les analyses de Viveiros de Castro sur la perte des corps des humains morts qui les transforme en animaux. Je transcris ici un passage qui se réfère à ces analyses.

La distinction fondamentale entre les vivants et les morts passe par le corps et non précisément par l’esprit, la mort est une catastrophe corporelle qui prévaut sur l’ « animation » commune des vivants et des morts. Les cosmologies amérindiennes dédient un intérêt équivalent ou même supérieur à caractériser la façon dont les morts voient le monde et à la vision des animaux et, comme dans le cas pour ces derniers, ils se complaisent à souligner les différences radicales qu’il y a avec le monde des vivants. Les morts, à la rigueur, ne sont pas humains, puisqu’ils sont définitivement séparés de leurs corps. Esprit défini par sa disjonction du corps humain, un mort est alors logiquement attiré par les corps animaux, pour cette raison, mourir c’est se transformer en animal, comme c’est se transformer en d’autres figures de l’altérité corporelle, notamment les alliés par affinité ou les ennemis. (Viveiros de Castro, 2002, p. 395)

24Le corps animal est donc aussi le corps des ancêtres des Tikmũ’ũn, la forme de leurs morts, et leurs koxuk sont les évènements durant lesquels ils se donnent à voir aux Tikmũ’ũn. Ils se défont de leurs vêtements, leurs corps animaux, et arrivent dans les villages tikmũ’ũn avec les mêmes corps que ceux des humains15.

Le cinéma rituel Tikmũ’ũn

25Le cinéma ici inauguré par les Tatakox, ceux qui apportent les images et emportent les jeunes garçons pour les mener aux peuples-images, agit comme une ampliation du processus de révélation des images qui est le sens même de cet art. De cet espace où les parents des Tikmũ’ũn s’en allaient, morts, sortant ainsi de leur champ de vision, de cette chambre noire, naquirent les images qui devaient faire pleurer les femmes. Avant d’abandonner leurs fils qui seront adoptés par les esprits – peuples-images – les femmes adoptent les fils-images. Le cinéma Tikmũ’ũn devient ainsi le rituel, ce qui permet que le visible et l’invisible échangent leur place. Il devient une définition possible de la notion d’ « esprit » que nous avons mentionnée plus haut : cet événement où s’accomplit l’inversion entre le visible et l’invisible.

26Ce mouvement de double adoption semble être un système extrêmement efficace dans l’univers tikmũ’ũn. Quelque chose qui permet de dissoudre toute superposition, toute action tyrannique d’un corps sur un autre, d’une forme de puissance sur une autre. Il semblerait qu’ici soit la voie pour commencer à comprendre cette puissance comprise comme « résistance culturelle ». Mouvement qui se reproduit dans la forme que les Tikmũ’ũn organisent dans leur relation avec nous, les non-indigènes, les ãyũhũk. En de nombreuses occasions, alors que je rendais possible l’achat d’aliments pour la venue des invités yãmĩyxop dans les villages, j’ai mérité d’être aussi appelée yãmĩyxoptut (mère de yãmĩyxop). Quelques compagnons chercheurs ont aussi été appelés yãmĩyxoptak (père de yãmĩyxop). Nous qui étions là procurant quelques connaissances, nous avons assumé une certaine paternité sur les esprits en ayant les Tikmũ’ũn comme médiateurs. Une telle insertion des chercheurs dans ce réseau de relations de parentés inter-espèces, bien au-delà du socius visible, semble agir comme un système entre les Tikmũ’ũn. Pour qu’ils nous enseignent des chants et d’autres connaissances, nous devons créer des liens d’adoption : nous devons les adopter, eux et leurs esprits. Nous sommes ainsi amenés à dissoudre certaines des frontières constitutives de nos individualités dotées, solitaires, de corps, de vie, de langage, de volonté et distribuer ces attributs entre les différents corps de ce réseau. Nous devons former ces « corps à plusieurs » que j’évoquais plus haut en parlant de la réfraction des gestes et des voix durant les prestations des yãmĩyxop dans les villages. Je pense ici aux réflexions de la psychanalyste Françoise Davoine au sujet d’une histoire racontée par Ana Freud sur les enfants survivants du camp de concentration de Theresienstadt en Moravie. Ces enfants, une fois reçus dans une clinique en Angleterre, tout en ayant un comportement extrêmement violent à l’égard des infirmières, observaient entre eux une surprenante affectivité ayant la nécessité de toujours rester proches les uns des autres. Françoise Davoine développe ici la notion de « corps à plusieurs » en un contexte évident de guerre européenne et l’étend à un usage psychanalytique pour traiter des patients qui « se font dans ce corps à plusieurs » en solidarité avec leurs ancêtres qui furent traumatisés ou morts durant les guerres. Mon association peut paraître abusive mais, comme je l’annonçais au début de cet article, les chants que les Tikmũ’ũn chantent en réverbération avec les esprits sont des chants de survivants, des instances de guerre. De cette façon, je me permets de citer ici un passage du texte de Françoise Davoine au sujet de cette « détermination », de cette « ténacité morale » :

Elle repose sur l’oubli de soi au profit de l’ensemble. D’ ailleurs, le corps à plusieurs n’est pas constitué d’une totalité intangible, puisqu’il peut à tout moment être amputé d’un de ses membres. Probablement, d’autres enfants ont fait partie de cette vitalité plurielle qui sont morts avant à Terezin. À la différence du mouvement collectif d’un groupement organisé, un tel ensemble n’a ni leader attitré, ni miroir. Il ne fonctionne pas non plus comme une secte, il ne fait corps avec aucun tyran. (Davoine, 2004, p. 336)

27Stratégies de survivance, armes de résistance, dissolution de la tyrannie, ces distributions de la personne Tikmũ’ũn en de multiples positions sociales et affectives apparaissent aujourd’hui comme l’un de ces défis que je présentais au début de ce texte. Pratiquement dans toutes les formes d’énonciation, les hommes, les femmes et les enfants parlent les uns pour les autres. Les esprits chantent par la bouche des hommes. Les hommes les invitent par le désir des femmes. Si les Tikmũ’ũn doivent nous demander quelque chose, ils demandent au moyen d’un autre, s’ils doivent annoncer une décision, ils annoncent celle d’un autre. Si les agents de l’État cherchent à les poursuivre pour quelque délit comme le brûlage des champs qui détruit les quelques parcelles de forêt restantes, ou bien il n’y a pas d’auteurs individualisés, ou bien ils dénoncent « les enfants », qui sont leurs agents de vie adulte. D’une certaine manière, les Tikmũ’ũn se présentent face à la société nationale dans la position de fils adoptifs, attendant le bénéfice de projets, des aliments pour leurs enfants, semblant ne pas lutter dans les situations politiques par l’exercice d’une certaine forme d’autonomie. Il nous faut évidemment penser à l’historique des relations d’assistance et de corruption observées en des rapports que je citais plus haut et qui se perpétuent aujourd’hui de diverses manières par les actions des ONGs et de l’État. Penser qu’ils ne sont pas écoutés ni entendus, compris ou même consultés quand ces projets sont élaborés, soit parce qu’il n’y a pas d’intérêt à cela, soit parce que l’on ne croît pas à leur autonomie. Penser enfin à la manière courante d’ « infantiliser » les peuples indigènes selon leur « pureté » ou « naïveté » supposées coïncidant avec la façon de leur parler et de les traiter sur un mode infantile. Dans la mesure où tous sont amenés à dialoguer sur le plan de la langue officielle dans laquelle ils s’expriment avec une difficulté relative, ils peuvent apparaître comme ingénus à ceux qui méconnaissent leur langue. Ce scénario historique ne nous interdit pas de penser qu’il y a aussi une certaine connivence des Tikmũ’ũn. Comme si il y avait une participation active où ils se poseraient en intermédiaires, nous invitant à adopter leursyãmĩyxop. En faisant ainsi, ils nous amènent à participer à ce réseau complexe de parenté, distribuant des hiérarchies, horizontalisant les sujets. Parfois fils, parfois pères et mères adoptifs de tout ce qui peut se transformer en image, ainsi vont les Tikmũ’ũn traversant les ruines, la disparition des espèces sous nos regards perplexes et admiratifs.

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Filmographie

Tatakox. Direção : Isael Maxacali. Belo Horizonte : Filmes de Quintal, 2008 (27 minutes).

Tatakox, Aldeia Vila Nova. Réalisation : Chefs de l’Aldeia Vila Nova do Pradinho, 2009 (21 minutes).

Notes   

1 Les Tikmũ’ũn adoptent une graphie codifiée par Harold Popovitch, un missionnaire linguiste, en accord avec la méthodologie du SIL (Summer Institut of Linguistics).

2  Je parle ici des fonctionnaires de l’État qui travaillent soit exclusivement avec les communautés indigènes (SESAI), soit à la Fondation Nationale de l’Indien (FUNAI), organisme du Ministère de la Justice, ou encore, des personnes qui font partie d’ONG et des missions religieuses dont les projets sont exclusivement tournés vers les communautés indigènes.

3  Paulo Maia (2011) nous offre une efficace révision de la littérature qui traite du sujet et présente une étude sur les relations de maîtrise entre les officiants des rituels chez les Baré et leurs instruments de musique appelés par eux des xerimbabos. Les Baré disent capturer leurs instruments pour en faire des animaux domestiques et aussi être adoptés par eux. Son étude indique l’ambigüité du discours de la capture entre les animaux domestiques et leurs maîtres et renforce l’importance de la notion de filiation par capture dans le système socio-politique de ce groupe. L’auteur avertit pourtant que le rapport du maître et son xerimbabo n’est pas proprement un rapport de possession, évoquant plutôt une notion de soin : « Loin d’impliquer un rapport de propriété sur les objets/instruments/animaux dans ce cas la catégorie indique la condition de gardien des instruments sacrés et par conséquent, de certaines capacités chamaniques ». Dans son travail méticuleux auprès des Tikmũ’ũn sur l’agencement des corps sonores, Jamal Júnior propose déjà cette relation d’adoption ou de capture entre les yãmĩy et les jeunes novices pensant aussi aux différents artefacts – vêtements, instruments sonores – qui créent cet événement yãmĩyxop : « De toute manière, nous pouvons dire que les Tikmũ'ũn nous présentent un système complexe d’adoption ou de capture. Le régime de relation entre le yãmĩy et l’initiant qu’il adopte pour être ensuite adopté par lui, est du même ordre que celui des yãmĩy qui retirent les fibres des troncs – en battant comme des pic-verts – pour être ensuite capturés par les masques qui sont des troncs vidés de leur contenu. Tous sont des corps supplémentaires qui s’alternent en une relation continue de capture » (Jamal Júnior, 2012, p. 105).

4  Cette répartition des fonctions, ritualistiques, scéniques, dramatiques, évoquent les observations d’André Schaeffner au sujet du ballet de Stravinsky, Les Noces (Paris, 1923, chorégraphies de Bonislava Nijinska), où les chanteurs sont dans la fosse, ne demeurant sur scène que les mimes-danseurs : « Nous avons vu que, pas plus que Nietzsche, Stravinsky ne s’arrêtait à une solution bâtarde où chaque personnage s´est très exactement dédoublé en un mime et en un chanteur. Peut-être même la pensée du philosophe se trouverait-elle sensiblement dépassée. Plus qu’à dissocier la double fonction de chaque personnage, Stravinsky en arrive à désajuster les divers arts dont le contact au théâtre semblait devoir de plus en plus se renforcer ; c’est en multipliant entre eux un certain espace, en y mettant du jeu, que Stravinsky s’engage résolument sur la voie cherchée de l’irréalisme ». (Schaeffner, 1998, p. 209).

5  « La trace est en effet l’origine absolue du sens en général. Ce qui revient à dire, encore une fois, qu’il n’y a pas d’origine absolue du sens en général. La trace est la différence qui ouvre l’apparaître et la signification. Articulant le vivant sur le non-vivant en général, origine de toute répétition, origine de l’idéalité, elle n’est pas plus idéale que réelle, pas plus intelligente que sensible, pas plus une signification transparente qu’une énergie opaque et aucun concept de la métaphysique ne peut la décrire ». (Derrida, 1967, p. 95).

6  Comme l’a observé Ricardo Jamal Júnior (2012), d’autres formes d’adoption, de capture et d’agencement amplifient le réseau de relation de ces évènements aux aérophones des Tatakox : « Les deux aérophones qui sont joués par les Tatakox, un grand et l’autre plus petit, sont faits de ces roseaux. Toninho Maxakali nous a enseigné la légère différence entre le mot kutehet pour le plus petit des aérophones – le même que pour le roseau – et kutet xeka pour le plus grand. Du point de vue morphologique, le petit aérophone est un fin roseau fendu à l’une de ses extrémités. Le plus grand n’est pas fendu, ni perforé, il est suffisamment gros pour couvrir les lèvres de celui qui le joue.

7  Prix Glauber Rocha du Forumdoc.bh 2008 ; Mention spéciale du jury au IIIo Festival do Filme Etnográfico de Recife en 2011.

8  Prix du meilleur film de la sélection nationale du 13o Festival do Filme Documentário e Etnográfico de Belo Horizonte, 2009.

9  Ce mot fût le titre qu’ils choisirent pour le livre de photographies réalisé par les femmes de l’Aldeia Verde avec la photographe Ana Alvarenga (Alvarenga, Ana & Fotógrafas tikmũ’ũn da Aldeia Verde, 2009).

10  Xopa le sens de collectiviser. Koxuk xop serait ainsi un “peuple-images”.

11  À ce sujet l’usage de l’expression yãy hã que l’on rencontre dans de nombreux chants est très significative, parfois pour dire « devenir quelque chose » ou pour dire « ressembler à quelque chose », deux notions qui, si elles suggèrent un clivage essentiel dans nos ontologies, ne se distinguent pas tellement dans ces chants. Ni symbolisme, ni réalité, yãy hã n’est pas non plus une modalité confuse d’évaluation du réel qui serait ici pratiquée par les Tikmũ’ũn mais un devenir, un « verbe ayant toute sa consistance », qui « ne nous amène pas à ‘paraître’, ni à ‘être’, ni a ‘équivaloir’, ni à ‘produire’» (Deleuze & Guattari, 2005a).  

12  Divers mythes intitulés « le mari étoile », « l’épouse céleste » ou « visite au ciel » sont analysés par Lévi-Strauss dans Le cru et le cuit (2004). Cependant le mythe présenté par les Tikmũ’ũn offre plus de convergences avec les mythes de « la visite au ciel » analysés dans L’homme nu (Lévi-Strauss, 1971), attirant surtout l’attention sur les thèmes de la contiguïté et de l’aveuglement.

13  Les Tikmũ’ũn apprécient beaucoup ce plat : le manioc cuit est déposé dans le fleuve toute une nuit.

14  La “mère des esprits” est la femme du village qui leur offre des aliments.

15 De nouveau, je pense ici à la notion de corps comme vêtement discutée par Viveiros de Castro. L’échange de corps est le dispositif fondamental du perspectivisme indigène, développé ainsi par cet auteur : « Il s’agit moins d’un corps être un vêtement que d’un vêtement être un corps (souligné par l’auteur). N’oublions pas que dans ces sociétés des signifiants efficaces s’inscrivent sur la peau et que des masques animaux sont utilisés (ou au moins selon ce principe) dotés du pouvoir de transformer métaphysiquement l’identité de leurs porteurs quand utilisés dans le contexte approprié du rituel. Revêtir un vêtement-masque c’est moins occulter une essence humaine sous une apparence animale qu’activer les pouvoirs d’un corps autre. (…) Les vêtements animaux que les chamans utilisent pour se déplacer par le cosmos ne sont pas des déguisements mais des instruments : elles sont de l’ordre des équipements de plongée ou des combinaisons spatiales et non de celui des masques de carnaval. » (Viveiros de Castro, 2002, p. 393).

Citation   

Rosângela Pereira DE TUGNY, «Enfanter les images - Cinéma et rituel chez les Tikmũ’ũn», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les usages du politique et leurs enjeux dans les pratiques artistiques et expressions esthétiques, mis à  jour le : 15/10/2013, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=620.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Rosângela Pereira DE TUGNY

Rosângela Pereira DE TUGNY est Professeure à l’École de Musique de l’Université Fédérale de Minas Gerais (Brésil), chercheure et lauréate du CNPq, membre de l’Institut National d’Inclusion de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, et membre du Programme Professeur Résident de l’IEAT-UFMG. Elle coordonne des recherches documentaires sur les pratiques sonores des populations indigènes au Musée de l’Indien-FUNAI et réalise ses recherches autour des répertoires de chants des peuples Tikmũ’ũn_Maxakali depuis 2003. Elle est l’auteure de Escuta e poder na estética Tikmũ’ũn_Maxakali (Museu do Índio-Funai, 2011), organisatrice de l’ouvrage Pierre Boulez-André Schaeffner. Correspondance (Paris, Fayard, 1998), et co-organisatrice de Músicas Africanas e Indígenas no Brasil (BH, Editora da UFMG, 2006). Elle a organisé la présentation des deux volumes de chants avec les écrits et les narrations des Tikmũ’ũn_Maxakali : Mõgmõka yõg Kutex / Cantos do gavião-espírito. (Rio de Janeiro, Azougue, 2009) et Xũnĩm yõg kutex xi ãgtux xi hemex yõg kutex / Cantos e histórias do morcego-espírito e do hemex. (Rio de Janeiro, Azougue, 2009).