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J’ai choisi la capoeira…

Mestra JANJA (Rosângela Costa Araújo)
décembre 2012Traduction de Laure GARRABÉ

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.595

Index   

Texte intégral   

1Je suis capoeiriste. Mieux, je suis angoleira, initiée aux fondements de la Capoeira Angola traditionnelle d’après Mestre João Grande, Mestre Moraes et Mestre Cobra Mansa. Je voudrais donc commencer mon récit en présentant quelques-uns des défis importants que j’ai rencontrés dans ma trajectoire de capoeiriste et qui plus tard se traduiraient en nouveaux apprentissages, apprentissages qui feraient de moi, cette fois, une maître de capoeira. Le premier défi a été celui d’avoir pratiqué la capoeira avec trois maîtres à l’intérieur d’une même organisation, d’un même groupe. Ces différences générationnelles peuvent évidemment ne pas être comprises du seul point de vue esthétique, celui du mode de faire corporel, mais aussi, du point de vue de la place que tient la capoeira dans la vie de chacun d’eux, et qui a produit des expectatives différentes dans leur avenir respectif. Cet apprentissage a peut-être été mon premier défi d’apprentissage pluriel, l’un de ceux-là qui annulent toute possibilité de lecture univoque sur une même connaissance, l’un de ceux-là qui nous honorent par la capillarité de l’intuition créative, élargissant ainsi les voies du dialogue corporel, des aspects que l’on peut aussi prendre en compte dans les dynamiques identitaires. De la sorte, je fais aussi le choix de traduire ma place dans la recherche par la capoeira, en focalisant mon expérience à travers la ginga.

2Je n’ai pas commencé à m’entraîner alors que j’étais encore petite fille. Ma mère (de même que beaucoup d’autres mères de petites filles) ne l’aurait probablement pas permis. Au contraire, la capoeira a surgi dans ma vie au cours d’un processus de redéfinition de mes choix professionnels, au moment où je concluais mon premier cursus universitaire, en Éducation Physique. Étant née dans une ville de l’intérieur et sans beaucoup d’opportunités culturelles pour la jeunesse, partir de la maison des parents, en zone rurale, pour aller dans la vieille « ville de Bahia » (comme les plus vieux aiment à se référer à la ville de Salvador), et pouvoir profiter de son patrimoine culturel, avait toujours été un grand rêve. Le choix pour le cours d’Éducation Physique se présentait à moi comme le prolongement d’activités sportives que j’avais déjà naturalisées, principalement la pratique du volley-ball. Cette dernière s’était également présenté comme un choix pour l’opportunité qu’elle offrait de « courir le monde », c’est-à-dire de pouvoir voyager et connaître de nouveaux endroits et de nouvelles personnes. Cela dit il est important de souligner que mon adolescence s’est écoulée au cours d’un régime politique caractérisé par la dictature militaire, une période marquée par des obscurantismes et centrée sur la castration de la liberté d’expression, y compris l’expression corporelle et artistique.

3Je ne me suis pas libérée si facilement des attitudes propres à ce régime, étant donné que l’emprisonnement créatif en était, à l’époque au sein même du cours en Éducation Physique, la marque indélébile. De cette manière, avant même de conclure ce cursus, j’étais consciente d’avoir actionné mon désir de rompre avec cet univers professionnel, qui, jusque-là, n’avait été mis en difficulté que par de seules nécessités économiques, étant donné que je survenais à mes propres besoins depuis l’âge de dix-sept ans. C’est à cette même période que s’initie ma participation à des mouvements politiques, d’abord par le biais de mouvements étudiants, pour ensuite participer véritablement aux débats et campagnes de la constitution d’un parti politique, un parti qui fût représentatif des classes ouvrières et que celles-ci puissent mettre en évidence les possibilités nouvelles de prise en compte des principaux groupes de lutte desdites « minorités ». Dans un pays marqué par l’absurdité du cumul des inégalités de biens et de richesse, cela a permis de comprendre sans difficulté que cette « licence politique », en traitant de la population noire et/ou des femmes, a montré l’absence ou la basse représentativité politique de ces segments dans les espaces de pouvoir. Le fait est qu’aussi, dans le contexte de ces mouvements politiques, on ne voyait pas d’un bon œil les revendications qui mettent le corps au centre de leurs intérêts, transposant l’appartenance raciale, de genre et sexuelle dans l’univers de la lutte des classes, sans qu’elles soient suspectées de « diviser le mouvement ». Cependant, dans les corps noirs (individuels et collectifs, sujets et organisations), se multipliaient les stimuli provoqués tant par les avancées dans les luttes pour l’indépendance des pays africains, que par les luttes pour les droits civiques des noir(e)s états-uniens. Notre peuple noir cherchait la reconquête des rues visant la réafricanisation des bases d’une nouvelle appartenance, pour re-noircir (surtout à travers les manifestations culturelles) la condition d’être noir dans un pays qui avait besoin de vaincre le mythe néfaste (ou la farce) de la démocratie raciale et du dit racisme cordial. De cette manière, ce corps-là, modelé par la culture militariste d’une faculté d’Éducation Physique, avait également besoin d’être interrogé, ouvrant le passage à une autre étape existentielle dans laquelle il fût possible de renaître depuis un autre lieu historique, par-delà ceux que l’esclavagisme avait annoncé. Et c’est à l’intérieur de la capoeira qu’eut lieu ma rencontre avec le ventre de Mama África.

4À ce moment-là, il ne nous importait pas tant d’aborder les abus politiques présents au sein de la restructuration des pouvoirs dans plusieurs des « nouveaux » États-nations africains, dont les représentants gouvernementaux faisaient défiler aux yeux du monde les scandales, les truculences et la corruption. Pour nous, noirs et noires brésilien(ne)s, ce qui était en jeu était l’abattage de l’arbre de l’oubli (symbole des tentatives de laisser derrière soi les références, les marques et les souvenirs que nous sommes africain(e)s) et la construction, bien que mythique, d’un lieu de ré-approximation existentiel, dans lequel la mémoire fût un don de prospection. De cette manière, mon entrée en capoeira fut plus que changer de modalité sportive. Au contraire, j’ai appris là à rejeter cette dénomination exactement à cause des procédés homogénéisants et réductionnistes qui donnaient leurs fortifications aux modelages physiques ciblés sur le dépassement par la productivité. Plus que cela, dans ce nouveau lieu de rencontre corporelle, une nouvelle formulation historique était devenue possible. J’ai pu y vivre un rôle de protagoniste (en l’occurrence celui d’être une personne noire vivant à l’intérieur de la culture noire), et j’ai pu y comprendre la place de la pensée raciale hégémonique dans notre pays, toujours à nous « concéder » le lieu de quelques expressions artistiques et de quelques modalités sportives (toujours à bon marché, celles qu’on trouve généralement dans les fameux projets sociaux) pour entériner l’image de la réussite de quelques personnes noires, et tirer profit des petites exceptions, point de repère de l’hypocrisie alimentant le mythe malsain du paradis racial.

5Cependant, plus de temps encore avait été nécessaire pour que cela s’accompagne d’une possible traduction saine des relations de genre, une chose qui, en dépit de nombreuses difficultés, n’a été envisageable qu’au moment où je vivais ma propre autonomie d’organisation, après avoir fondé « mon » propre groupe. De là l’importance de noter que le passage de la capoeira vers le candomblé fut un véritable « bond ». Pour quelqu’un qui avait vécu une formation catholique rigoureuse suivie d’une dé-croyance politique en les institutions religieuses, le candomblé ne surgissait pas simplement comme renfort d’une même transgression, mais il me fournissait d’autres bases pour comprendre le lieu du corps comme centralité religieuse, du re-ligare. Avec des dieux (et des déesses !) dansants, parlants, chantants, buveurs, bon vivants… la capoeira/candomblé me suivrait pour toujours comme un « tournant dans ma vie», étape existentielle suturant passé, présent et engagements futurs.

6Bien. Ce fut aussi dans ce cours et dans cette faculté que j’entendis deux discours qui m’ont beaucoup intriguée, et je souligne de nouveau que ce fût le premier endroit où j’eus un contact direct avec la capoeira. Tout ce que j’avais vécu jusque-là fut l’occasion de m’arrêter sur une place ou dans la rue pour assister à des « présentations » de capoeira. Pour en revenir aux discours, l’un de ceux que j’avais entendu fut celui que, mis à part le fait que la Capoeira Angola n’existât pas, il était important d’en parler pour savoir quel était le passé de la capoeira tout court. Ensuite, j’eus vent de la nécessité de ne plus parler de deux styles de capoeira, parce que, selon le professeur ici remémoré, la capoeira était « une seule et même chose » [tudo uma coisa só] et, ceci étant, il n’était pas nécessaire de rester là à tergiverser sur la distinction entre l’Angola et la Regional… J’étais intriguée et voulais savoir comment la Capoeira Regional, le style hégémonique, moderne, pouvait être la même chose que la Capoeira Angola étant donné que leur extinction avait déjà été annoncée, et puisque le surgissement de la nouvelle capoeira se basait exactement sur des constructions de discours évolutionnistes, de « dépassement » de l’ancienne capoeira. C’est-à-dire, comment était-il possible de continuer à affirmer que la Capoeira Regional avait surgi pour réaliser ce que la Capoeira Angola ne parvenait plus à obtenir – sa puissance martiale – en affirmant qu’il n’existait pas de différences entre elles ?

7L’issue vint à ma rencontre quand une amie me parla de la venue à Salvador de deux capoeiristes (l’un d’entre eux y retournant après plus de dix ans de résidence à l’extérieur), et qu’ils s’étaient établis au Forte de Santo Antônio Além do Carmo, au Centre Historique, pour donner une suite au travail qu’ils avaient développé plus tôt à Rio de Janeiro : il s’agissait de Mestre Moraes et Mestre Cobra Mansa, à ce moment-là encore connu sous le nom de Cobrinha, ou Mestre Cobrinha. Conformément à ce que m’avait dit cette amie, ces deux-là jouaient une capoeira « étrange, bizarre », des subjectivations plus que suffisantes pour éveiller le désir de les connaître. Après être passée à l’acte, je leur communiquai immédiatement ma décision de fréquenter cette école-là de capoeira, le Grupo de Capoeira Angola Pelourinho (GCAP).

8Ainsi, lorsque nous entendîmes Mestre Pastinha – le maître catalyseur/organisateur du lignage auquel j’appartiens – dire « je suis né pour la capoeira », nous le prîmes pour une quasi prédestination à la réalisation d‘une mission de vie. Différemment des hommes,  pouvoir affirmer en tant que femme « J’ai choisi la capoeira », c’était, avant tout, pouvoir réaffirmer être en possession de mon propre corps et de mon destin, entendant par là toujours la nécessité d’affronter les stigmatisations et les stéréotypes. Cela signifiait rompre avec la peur au sujet de ces stigmates, de l’inconnu, de la nouveauté. Je ne peux pas négliger de rappeler le fait qu’en 1982, nous vivions une réalité politique marquée par les actes de contention des libertés d’expression, abusivement alimentée par des manifestations de racisme et de sexisme. Cependant, le moment nous imposait l’incitation à une nouvelle action politique, dynamisée par les mouvements sociaux noirs et féministes, donnant au corps un rôle central dans ce processus.

9Je veux ici ouvrir un espace très spécial pour com-mémorer, toujours sous la forme d’une reconnaissance et de remerciements, le fait qu’à cette période-là déjà, je partageais cet itinéraire avec une grande amie, Mestra Paulinha. Depuis cette première journée, nos vies s’étaient également liées à travers la capoeira. Toutes deux, conjointement avec son compagnon et mon grand ami – Mestre Poloca – passerions plus de quinze ans au sein du GCAP jusqu’à ce que nous suivions une nouvelle route au sein de l’Instituto N’Zinga de Capoeira Angola, où nous resterions ensemble jusqu’à aujourd’hui.

10En tant qu’amies et collègues de l’université (une fois le cursus en éducation physique terminé, je suis rentrée dans une nouvelle faculté, en Histoire cette fois), nous avons ensuite partagé le même lieu de vie. Cela facilitait beaucoup nos moyens d’arriver au Forte de Santo Antônio (aujourd’hui connu comme Forte da Capoeira), puisque celui-ci était localisé dans le centre de la ville, caractérisé par une région accidentée de nombreuses montées et qui ne disposait pas de transport public favorisant un accès tranquille aux entraînements. Plusieurs fois nous devions traverser des endroits qui, à l’époque, étaient très stigmatisés pour être contrôlés par la violence du trafic de drogue et de la prostitution. Cela exigeait de nous des stratégies de traversée, qui allaient depuis le « laisser-passer » fourni par quelques individus qui contrôlaient des aires déterminées, jusqu’à la production d’ « alternatives » pour prendre et payer davantage de transport collectif, quelque chose qui pesait son poids dans la réalité financière d’étudiantes universitaires vivant dans des villes différentes et loin de l’aide de la famille. Aujourd’hui c’est même cool de pouvoir imaginer certains effets (pour cette communauté-là) provoqués par nos passages en ces lieux en direction du Fort, surtout parce que quand quelqu’un essayait éventuellement de nous importuner, on pouvait entendre depuis quelques-unes des grandes maisons : « Laisse passer, c’est les filles de la capoeira ! »

11Pourtant ces difficultés ne sont aucunement comparables à celles que nous rencontrions dans notre propre groupe. Nous en comprenions les rigueurs établies par nos maîtres assez similairement à celles de la faculté d’Éducation Physique et son militarisme. À ce propos, notre école était aussi connue pour ces exigences : il n’était pas permis que les gens entrent après l’horaire convenu, l’entraînement déjà entamé, la fréquence était contrôlée et les absences punies, punitions qui devaient être accomplies à l’intérieur du groupe lui-même. Dès lors, le droit de faire un entraînement une fois éliminé, les formes de punition variaient, la personne pouvant être chargée d’accomplir des tâches telles que fabriquer des instruments (en général, berimbau et caxixi) ; organiser le fond de la petite bibliothèque (considérée comme le plus grand patrimoine du groupe, après la capoeira elle-même) ; laver, nettoyer et réparer les installations ; écrire les projets de demande de financements, ou simplement rester assis(es), à regarder l’entraînement. Rester dans le groupe c’était, avant toute chose, prévoir, éviter, anticiper les éventualités de tomber dans cette condition, pour vaincre, dribbler et dépasser toutes les adversités. C’est là que j’appris à pratiquer notre base philosophique, qui prend la roda de capoeira pour une Petite Ronde [Pequena Roda], espace pratique de transduction des connaissances/fondements de la capoeira dans la corporéité, par comparaison avec les multiples références caractéristiques des autres relations sociales, un espace d’intersections, que nous appelons amicalement la Grande Ronde [Grande Roda].

12Ici, l’amitié partagée et vécue avec ces personnes (comme avec Mestre Valmir, aujourd’hui l’un des maîtres de la Fundação Internacional de Capoeira Angola/FICA) produisait d’innombrables déplacements : de l’obligation et de l’action compulsive au plaisir d’être ensemble, de construire et de prendre soin de notre maison de capoeira [casa de capoeira]. Encore aujourd’hui la certitude que ce fut et que c’est toujours l’un des plus grands biens obtenus de la capoeira dans ma vie me rend très heureuse. Peut-être qu’un jour je me mettrai au défi d’écrire sur la qualité de ces relations…

13Ce fut aussi dans le contexte de ces rigueurs sur la présence et la participation que nous continuions de comprendre les discours qui dénotaient la vision de nos maîtres sur le combat contre les stigmates et les stéréotypes négatifs arrimés à la capoeira. Si cette dernière était une réalité brutale, si on la prenait sur un mode générique (au minimum pour une chose de malandrins inoccupés) le problème était encore plus grand avec la capoeira Angola, puisque celle-ci était aussi prise pour l’antre des macumbeiros – ceux qui pratiquent la macumba –, la référence parmi les préjugés sur nos religions de matrices africaines, essentiellement le candomblé et l’umbanda. Et c’était dans la trame de ces préjugés que la pratique des angoleiro/as, prise pour être fortement véhiculée à ces matrices religieuses, était tenue pour une capoeira de sorciers, et leurs pratiquants présentés très souvent comme des sujets astucieux et mandingueiros, synonyme ici de personnes dissimulées, en lesquelles on ne peut avoir confiance.

14Doter le capoeiriste d’une autre ambition que celle-là était l’un des plus petits défis qui se présentaient à nous, alors étudiantes, aussi, de la capoeira. Séminaires, lectures, bulletins, journaux et autres publications, CD’s et vidéos, conférences, voyages, activités dans les écoles et au sein de projets sociaux, débats et participations dans des événements académiques, politiques et culturels, composaient une partie de notre quotidien, tant du point de vue de la formation interne au GCAP que pour la consolidation de l’identité de notre organisation dans la capoeiragem, et, depuis l’intérieur de celle-ci, vers l’intérieur de divers autres mouvements sociaux. Il s’agissait de combattre les conduites qui pouvaient collaborer avec le rabaissement et/ou le mépris de la capoeira et du capoeiriste, et cela signifiait inscrire un nouvel ethos, à partir d’une nouvelle lecture sur la place de la capoeira dans la résistance noire au Brésil, visant en interne : l’augmentation des niveaux de scolarisation des capoeiristes, la promotion d’une formation parallèle à l’école donnant la priorité aux connaissances sur les pays africains, sur l’histoire des peuples noirs au Brésil et sur l’action et la représentation politique de la capoeira dans le contexte des autres mouvements pro-démocratie, surtout les mouvements sociaux noirs, débattant de notre vision du racisme brésilien et ses formes d’alimenter les indicateurs sociaux des inégalités et des injustices. Nous avons commencé, alors, à questionner le projet de l’État qui rendait hégémonique la pratique de la Capoeira Regional, l’ayant fondée comme une nouvelle tendance culturelle insérée dans l’univers urbain de la culture physique et sportive. La recherche d’une autre voie passait, en cela, par la reprise de ce que nous prenions pour rejeté dans ce processus de modernisation de la capoeira : ses africanies [africanias]. C’était, partant, dans cette direction que nous composions de nouvelles écoutes sur les actualisations du racisme, rejetant sa sportisation et sa folklorisation, proposant une capoeira inclusive et de non-violence, repositionnant le continent africain sur la base civilisatrice du pays et valorisant l’art de la vadiagem.

15Ce fut du dedans de ces enseignements et actions que je me suis refaite noire, dès lors avec la force d’une identité positive, laissant surgir de moi l’argumentation qui me transformerait en une activiste de ses causes. Pour quelqu’un qui a décidé de pratiquer la capoeira en cherchant à affronter ses propres peurs, plusieurs d’entre elles étaient les circonstances et les faits attestant de l’audace qu’exigent les transgressions nécessaires. L’une, déjà citée, fut le fait d’avoir à traverser une grande partie de la ville en direction du Forte de Santo Antônio Além do Carmo, puisque ce local était celui que les angoleiro/as avaient trouvé pour esquiver le manque d’espaces, pour qu’ils pratiquent et enseignent la capoeira – je rappelle une fois de plus que la capoeira « acceptable » était celle qui se pratiquait dans les locaux fermés (groupes, académies et associations), ceux qui la pratiquaient dans les rues et sur les places, alors désignée par Capoeira de Rua, étant marginalisés. La discrimination sur ces groupes ne prenait pas en compte le fait qu’entre ces deux segments (Capoeira Angola et Capoeira Regional), il n’existait pas beaucoup de différences au niveau du profil de leurs pratiquants, la majorité étant issue des classes populaires, noires, sans emploi et/ou sous-employés, et avec une faible ou pas du tout de scolarité.

16Lors de mon apprentissage en capoeira j’ai souvent entendu, je me suis réjouie et j’ai même répété avec un certain orgueil, qu’il n’existait pas là d’hommes et de femmes, seulement des capoeiristes. C’était comme si nous avions échappé aux formes de rabaissement arrimés aux femmes, vivant une égalité supposée de traitements et (qui sait !) de promotion. La négation de notre condition de femme était amenée comme une récompense ou, plus que cela, comme un mérite (de plus) devant être reconnu par nos chefs de file.

17Je me souviens bien du malaise éprouvé à suivre cette école [GCAP] lorsqu’une fois, nous fûmes invitées à participer à un événement de capoeira dans lequel il y avait une activité spéciale consacrée à la « question de la femme » dans la capoeira. Ce malaise était réverbéré par la nécessité pour ces femmes de parler de cela, chose qui pour nous n’était pas nécessaire puisque dans notre groupe, il n’y avait pas de femmes, seulement des capoeiristes. En arrivant à cet endroit, de jeunes femmes de la classe moyenne, non-noires, pratiquantes de capoeira et résidentes de quartiers confortables et sécurisés, analysaient les difficultés à pratiquer la capoeira puisque leur pères et mères pensaient qu’elles partageaient là leur vie avec des marginaux, ou même que la capoeira pouvait les masculiniser (sic !). Nous sortîmes de là plus mal que nous étions entrées. Si avant, nous étions, par convenances, prises pour des non-femmes, nous nous sentions désormais plus distantes de cette possibilité : aucune de nous n’eut à demander la permission à ses parents pour entrer en capoeira (les miens ne le surent que plusieurs années après), nous ne dépendions pas des ressources familiales pour être dans la capoeira. Ce contact avec des valeurs que nous n’avions pas incorporées répercuta sur la manière d’éveiller le désir de comprendre ce dont nous disposions pour l’élaboration de notre image de soi. Pour nous, la « question de la femme » était liée aux difficultés d’insérer la capoeira dans nos doubles ou triples journées de travail, avec peu d’argent, et quelques-unes qui devaient en plus élever leurs enfants en solitaire. Nous étions devant un conflit dans lequel les relations de classe sociale et de couleur/race allaient plus loin que la plupart des avancées avec lesquels on persiste à caractériser la capoeira à travers le monde.

18Pour moi, le pire fut de devoir traiter avec la brutale « découverte » que malgré qu’ils affirment qu’au GCAP il n’existait pas de femmes, la même chose se produisait par rapport aux hommes. Là, c’était plein d’hommes ! J’en suis sortie dévastée. En nous regardant nous, en majorité des femmes noires, étudiantes (quelques-unes d’entre nous étant les premières personnes dans nos familles à entrer dans une université), et/ou travailleuses (la majorité insérée dans ladite économie informelle), j’étais convaincue qu’il manquait encore quelques approches, et qu’il serait seulement possible de les réaliser en polémiquant et en provoquant quelques malaises.

19J’ouvre ici une parenthèse importante pour attirer l’attention sur la reproduction des relations de pouvoir entre hommes et femmes dans la capoeira, surtout quand ces relations sont affectées par des liens amoureux ou interpersonnels, et favorisent les relations hétérosexuelles et hétérosexistes. Peut-être ce dernier thème, étant le principal tabou dans la capoeira, sera le prochain. Sans doute un vaste champ de recherche pour les chercheur(e)s sur le genre, les féminismes et les sexualités.

20Pour finir, l’exercice de ce récit est aussi un exercice complexe de réflexion sur une trajectoire de femme complétant trente ans dans l’univers masculinisé de la capoeira. Comme une entreprise à défendre, à sauvegarder et multiplier, nous assistons actuellement à plusieurs formes de réélaboration de ce contrôle, comme l’investissement dans la réalisation de ce qu’on appelle les « événements de femmes », événements féminins, de tels événements étant autant de possibilités d’agréger des valeurs (sic !) aux capitaux matériels et symboliques déjà sous contrôle. Leurs résultats (et ils sont nombreux !) n’ont pas impliqué la transformation de la réalité qui fait de la capoeira un champ de connaissance et un espace d’échanges politiques, en un traitement mineur et sans presque aucun affrontement à la misogynie et aux sexismes (lesbophobie et homophobie comprises) étant un lieu de reproduction d’une hétéronormativité compulsive, également agressive pour un grand nombre d’hommes.

21Comme un arbre de grands arbres, la capoeira a continué d’étendre ses nouvelles branches/troncs, m’emmenant vers d’autres lieux, faisant qu’à partir de 1995 (ayant déménagé dans la ville de São Paulo pour donner des cours en Master et Doctorat), surgisse le groupe qui plus tard serait appelé l’Instituto Nzinga de Estudos da Capoeira Angola e Tradições Educativas Bantu no Brasil [Institut Nzinga d’Études de la Capoeira Angola et des Traditions Éducatives Bantou au Brésil]1 dont la mission poursuit la préservation de la philosophie et des enseignements du « lignage pastinien » [linhagem pastiniana] (Mestre Pastinha, 1889-1981), insistant sur notre engagement dans les luttes antiracistes et antisexistes. Le choix du nom « Nzinga » vint du désir de rendre hommage à toutes les femmes qui sont dans la capoeira et en même temps d’attirer l’attention sur les processus d’invisibilité, de discriminations, de violences (physiques, psychologiques, patrimoniales, affectives) que celles-ci vivent, à l’intérieur et à l’extérieur de la capoeira, en troquant la victimisation pour l’encouragement à travers cet archétype de la femme guerrière.

22Depuis le début nous cherchons à pratiquer les réflexions autour de ces thèmes, garantissant l’existence d’un groupe reconnu pour ne tolérer aucun racisme et aucun sexisme, celui-ci étant fermé aux agresseurs des femmes et ouvert aux personnes qui se portent partenaires de ces luttes, bien qu’elles ne soient pas féministes. Ainsi, parler de ce travail c’est aussi parler du courage des hommes qui se sont risqués à appartenir à un groupe fondé et dirigé par une femme, par une féministe. C’est pour cela que dans ce récit, il est bien plus facile de parler de ce que j’ai appris et continue d’apprendre (y compris apprendre à enseigner), plutôt que de ce que j’ai déjà enseigné, une chose que je saurai avoir obtenu quand, plus tard, ces enseignements seront mieux structurés, d’autant plus que nous savons qu’être capoeiriste (plus qu’être « joueur(se) de capoeira ») est beaucoup plus qu’échanger des coups. Sur ce point, je laisse au futur présenter ses résultats. Le fait est que je ne peux omettre de parler de ma joie par rapport à ce que l’Instituto N’Zinga représente dans ma vie. Constitué de quatre groupes au Brésil (Salvador, São Paulo et Brasília) et trois groupes à l’extérieur (Maputo, Mozambique ; México, Mexique, et Marburg, Allemagne) il s’agit d’une jeune organisation dans l’univers de la capoeira, sans grandes prétentions expansionnistes. Ses groupes résultent des déplacements des personnes qui s’y sont initiées, et qui pour des raisons diverses ont dû changer de ville ou de pays, ce qui a généré des liens de participation permanents. Ensemble, nous développons une programmation annuelle tournée surtout vers le groupe lui-même, établissant des partenariats avec d’autres organisations de mouvements sociaux noirs et féministes, y compris ceux qui sont liés à des religions de matrices africaines.

23Prenant cette étape pour ma seconde étape de vie par la ginga, et déjà très distante de ce contexte de soit disant marginalisation de la pratique au début des années 1980, je peux dire que je n’avais jamais imaginé qu’à partir des difficultés à déplacer les barrières financières et morales pour arriver jusqu’au vieux Forte de Santo Antônio Além do Carmo, la capoeira me ferait parcourir de nombreux continents pour réaliser des conférences ou donner des cours et des stages. Je pouvais encore moins, à ce moment-là, me convaincre qu’à l’avenir de ce « truc d’hommes », les femmes aussi trouveraient leurs propres voies pour s’organiser, réfléchir et réaliser des actions spécifiques pour leurs propres intérêts. Aujourd’hui, traversant les océans, les discours de ces femmes s’effectuent à travers des réseaux et des collectifs de femmes capoeiristes en condition non seulement de dialoguer avec la société élargie, mais aussi d’agir politiquement pour la consolidation de leurs droits, dans et hors de la roda de capoeira. Le fait d’avoir participé à plus de vingt événements internationaux organisés dans des villes de différents continents, révèle que non seulement celles-ci représentent plus de 35% du total des pratiquants de la capoeira au monde (et la capoeira est présente dans environ cent soixante pays !!!) mais aussi nous rencontrons des femmes, brésiliennes et étrangères, de la Capoeira Angola et de la Capoeira Regional (les seuls styles de capoeira que je reconnaisse), noires et non-noires, de différents âges, cultures, religions, orientations sexuelles et classes sociales dans une intense ronde mondiale de co-expérience culturelle, transterritorialisant à l’intérieur de la grande Kalunga2 l’éveil d’une nouvelle possibilité, une nouvelle ginga, qui sait, une ginga féministe !

24Dans ce contexte, mon sentiment continue à mêler joie et craintes, des choses qui m’appellent vers une responsabilité croissante face aux nouvelles voies qui surgissent. Je sais que les nouveaux défis s’ajoutent à d’autres qui restent encore à vaincre, comme je suis aussi consciente que les résultats sur les futurs de la capoeira et des femmes de la capoeira seront toujours les résultats des réélaborations de nouveaux scenarii, de nouveaux êtres et scènes qui puissent affronter les forces politiques qui s’alimentent des déséquilibres sociaux, locaux ou internationaux, nous tendant eux aussi des embuscades et profitant d’un contrôle terminal. En tant que bien le plus précieux, le corps continue d’être l’objet d’un contrôle permanent, et ses possibilités de transgression priment par l’autonomie des femmes, celle-ci étant, peut-être, son action la plus révolutionnaire. Ainsi pour l’instant je peux garantir qu’il a déjà été bien difficile de tenter au moins d’agir pour ne pas laisser que ses références diasporiques africaines de défense de vie, de dignité et de liberté, ne s’effacent. La comprenant comme un champ de connaissance, j’invoque son potentiel transformateur, dont les flexibilités vont beaucoup plus loin que celles traduites par le corps, pour penser la possibilité de continuer à lutter pour des espaces de co-expériences moins inégaux, moins violents, dans lesquels la solidarité de ceux qui jouent se matérialise dans les attitudes de ceux qui exigent et accueillent, de ceux qui affrontent et soutiennent, de ceux qui luttent, s’amusent et jouent sans nécessairement devoir savoir quand un aspect prend fin et l’autre commence. Tournée vers l’altérité, la capoeira fait transborder la conscience de l’ensemble, du collectif, de la connaissance de soi par la reconnaissance de l’importance de la place de l’autre dans notre vie. Que ce soit donc celle-là, une nouvelle roda pour de nouvelles sociétés… des sociétés de camaradas !

Notes   

1  www.nzinga.org.br

2  [NdT]: La (ou le) Kalunga est, dans le système linguistico-culturel bantou, la mer à laquelle se substitue l’entité divine du même élément, parfois orthographiée Calunga, déesse puissante associée à la mort ou aux enfers. La traversée de l’océan était, pour les esclaves déportés aux Amériques, identifiée à cette traversée infernale qui les menait ou bien à une mort certaine, ou bien aux chaînes et à l’assujettissement à vie.

Citation   

Mestra JANJA (Rosângela Costa Araújo) , «J’ai choisi la capoeira…», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Capoeiras – objets sujets de la contemporanéité, mis à  jour le : 16/12/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=595.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Mestra JANJA (Rosângela Costa Araújo) 

Mestra JANJA est maître de capoeira angola.

Quelques mots à propos de :  Laure GARRABÉ

Laure Garrabé (Universidade Federal de Santa Maria, MSH Paris Nord)