J’allais lancer l’enregistrement de notre entretien à propos du soulèvement populaire de janvier 1977 quand Walîd B. entreprit de me raconter son expérience des premières journées insurrectionnelles de janvier 2011. C’était en 2014, et l’actualité politique s’introduisait de multiples façons dans mon enquête auprès de communistes égyptiens, actifs notamment dans les années 1970. Dans le récit de Walîd, la présence d’une décapotable m’étonna.
Avançant vers une manifestation, Walîd marchait dans une rue d’Alexandrie lorsque cette voiture s’arrêta à son niveau. Son conducteur le mit en garde contre les coups de feu que la police tirait en direction des manifestants et lui proposa de l’embarquer dans son véhicule. Walîd refusa d’abord, « nous savons que des gens disparaissent comme ça1 », faisant référence aux « disparitions forcées » opérées par la police. Mais il entendait, d’un côté, les détonations, de l’autre, le conducteur qui le pressait. Il finit par céder et monta dans la décapotable. À l’approche de son quartier, le conducteur insista pour accompagner Walîd à sa porte : il affirmait connaître son nom, son adresse et avoir l’habitude, tous les matins, de boire un café au coin de sa rue. Walîd assurait quant à lui ne l’avoir jamais vu, ni avant ce jour de janvier 2011, ni par la suite.
À l’étrangeté de l’anecdote s’ajoutait le fait qu’il ne s’agissait pas de la première décapotable dans un récit de Walîd. Il m’avait raconté, dans un entretien en 2012, avoir été arrêté chez lui un soir, peu après les journées d’émeutes des 18 et 19 janvier 1977, par des policiers en civil à bord d’une décapotable. Nous nous étonnâmes ensemble de ces apparitions répétées dans son histoire d’un véhicule en général plutôt rare, mais je n’obtins pas plus d’explications. Je partirai de l’idée que ce détail fait figure de point de passage entre les époques (Rancière, 1996). En l’empruntant, on accède à des bribes de l’expérience révolutionnaire prises dans le « feuilletage du temps » (Wahnich, 2009, p. 45).
Cet article interroge les manières de rendre compte de ce qu’Auerbach appelait « l’existence physique de l’homme et la joie qu’il en éprouve » (2018, p. 22), en l’occurrence l’excitation des manifestations, le frisson de l’engagement militant ou la puissance ressentie dans l’action collective lors d’une insurrection. Il vise ainsi à restituer le caractère sensible de l’expérience politique de l’insurrection de 1977, quand les récits de cet événement sont dominés par des formes narratives qui laissent peu de place à ce vécu. Ces dernières sont en effet marquées par un certain textualisme : une centralité de la médiation textuelle dans l’appréhension du réel, ainsi qu’un effet d’autorité du texte écrit et de toute forme d’expression lui ressemblant.
Avant janvier 2011, le soulèvement de janvier 1977 était le dernier grand soulèvement populaire qu’avait connu l’Égypte ; et en 1977, le pays n’avait pas vécu de protestations de rue d’une telle ampleur depuis les combats pour l’indépendance, entre 1946 et 1952. Anouar el-Sadate, successeur de Nasser en 1970, avait mis en place une série de mesures libérales, conduisant à l’enrichissement rapide d’un étroit segment de la population, déjà visible en 1977. Avec ses multiples réformes (dans le domaine économique, celui des institutions ou encore la politique internationale), il s’aliéna de nombreux secteurs de la population durant la décennie 1970. En janvier 1977, sous la pression du Fonds monétaire international, le gouvernement annonça la baisse des subventions sur vingt-cinq produits de première nécessité. Le 18 janvier au matin, la diffusion de cette nouvelle déclencha des rassemblements spontanés dans les grandes villes d’Égypte, qui se muèrent en manifestations. Affrontements et émeutes se poursuivirent jusqu’au 19 janvier, quand le gouvernement annonça le retrait des mesures honnies.
À l’image des décapotables qui circulent dans les récits de Walîd, les matériaux auxquels je m’intéresse ici sont sélectionnés parmi les données produites durant mon enquête (2010-2015) sur les expériences insurrectionnelles d’Alexandrins liés aux milieux communistes (1946, 1977), qu’une approche textualiste laisserait de côté, ou considérerait avec sévérité. Il en va ainsi des anachronismes, des discours dissonants ou des détails ornementaux qui apparaîtraient comme des incohérences. La survalorisation des canons du texte écrit comme médiation de l’histoire transparaît dans la plupart des témoignages collectés, écrits ou oraux, à propos du soulèvement de 1977. Les principales mises en mémoire de l’événement sont communistes et mettent en avant l’immaturité des insurgés (Henry, 2021) répondant ainsi à un certain « historicisme », une conception téléologique de l’histoire selon laquelle les sociétés postcoloniales apparaissent en retard dans des processus politiques connus par avance et forgés dans l’histoire européenne (Chakrabarty, 2009).
Le propos de cet article s’appuie sur deux récits de militants dans les années 1970 qui dissonent fortement avec cette tendance globale : celui de Walîd, déjà mentionné, et celui de Marwa. Ce sont des récits oraux fortement empreints d’oralité – à savoir relativement émancipés des canons du texte écrit –, dépourvus de prétention explicative, et qui font fi de la chronologie. Je les présente, l’un après l’autre, en les confrontant à des témoignages qui répondent au canon de la mise en mémoire communiste du soulèvement de 1977, afin de montrer pourquoi, dissonants, ils font désordre. En analysant chaque cas pour lui-même, l’enjeu est de réfléchir à la manière dont ce désordre dans le récit peut nous informer sur l’expérience de la révolte et révéler une forme d’historicité subalterne (Chakrabarty, 2009). La première partie de l’article décrypte en quoi les récits de Walîd relèvent du conte et du registre épique, en contraste avec la tonalité journalistique et dramatique de la plupart des témoignages de militants communistes. Le récit de Marwa, analysé dans un deuxième temps, est imprégné de l’actualité révolutionnaire et met en avant l’importance de savoirs « nés de l’expérience » (Ginzburg, 1980) dans les traditions muettes de résistance.
L’article se fonde sur l’idée que le désordre temporel dans la source peut manifester celui de l’événement révolutionnaire, fait d’ouverture des possibles, d’émotions fortes, de diversification des acteurs politiques, d’une modification du « rapport commun au temps » (Dakhli, 2015) et à l’ego. En d’autres termes, il y aurait des traces de la chose – l’expérience insurrectionnelle – dans la manière de la raconter. Les récits qui « font désordre », apparaissent ainsi comme des traces d’historicités subalternes2 dans l’histoire de janvier 1977 : des manières non historicistes d’être dans le temps et de vivre la révolte.
Marwa et Walîd, chacun à sa façon, donnent à voir combien la révolution est aussi une aventure vécue dans la chair, une expérience qui se transmet par le faire et non par le dire. Ils permettent de prendre une distance plus juste vis-à-vis des écrits sur les révoltes (romans, essais, articles de presse, mémoires de militants) et des récits oraux qui en miment le style ordonné. Une part de ces expériences vécues restent dans les corps sous la forme d’un « magma d’émotions, de sensations et de souvenirs » (Simon, 2012, p. 90 ; Naepels, 2018, p. 95). Les récits, qui ne représentent qu’une faible fraction des différentes manières dont les corps sont affectés par le réel dans l’épreuve du soulèvement (Hachette et Huët, 2022), sont pourtant le matériel principal des historiens.
Ce travail d’analyse s’inscrit dans une réflexion sur les relations entre le vécu et le dit. J’y mobilise les apports du linguistic turn, avec lesquels je m’inscris cependant en décalage puisque je propose de décentrer le dit par rapport au vécu. Mené dans l’espace de l’histoire, où domine le problème des sources qui subsistent après la disparition des vivants, ce questionnement renvoie aussi au rapport entre le vécu et l’écrit. Les relations entre le vécu et le dit ont notamment été interrogées par les subaltern studies, et ce texte s’inscrit dans le sillage de leur analyse du rapport d’autorité entre différents récits qui constituent des sources pour l’histoire des révoltes. Depuis l’apparition des subaltern studies en 1982, les avancées historiques et théoriques en matière de subalternité sont très imprégnées par le structuralisme linguistique, réduisant parfois le social au langage. Grâce à l’histoire orale, il s’agit ici de réfléchir à des liens inattendus entre le vécu et la manière de le raconter, qui engagent les corps et évoquent l’impact de l’événement insurrectionnel.
Cet article se confronte ainsi au problème de « l’incohérence globale de la transmission » de l’expérience politique (Dakhlia, 1990) qui confère un poids relatif important aux récits militants. Déconstruire le rapport hiérarchique entre ces récits constitue un enjeu clé des recherches sur l’expérience sensible du politique. Ce texte répond ainsi au désir de suggérer, si ce n’est de saisir, avec les ressources des sciences humaines et sociales, ce que peuvent être les « vécus en bouleversement » (Kunth, 2021), au travers des guerres, révolutions et massacres.
La vérité épique de l’événement
Dans les années 1970, Walîd B., sympathisant trotskiste, chauffeur de taxi et âgé de 29 ans en 1977, faisait partie d’un milieu alexandrin animateur de différentes mobilisations. C’est à ce propos que nous nous sommes rencontrés en 2012, et que nous avons commencé à échanger. Sans prétention, souvent avec amusement, il partageait volontiers ses anecdotes. Walîd faisait partie d’une famille engagée politiquement. Plusieurs de ses frères et sœurs étaient d’orientations communiste et nassériste. La maison familiale était souvent animée par la présence des amis et camarades des enfants, grâce à l’hospitalité de leur mère.
« Je suis allé à la fac dans l’idée de rejoindre les copains et camarades. Comme c’était sur la route, je passe par la maison prendre un sandwich. Et là, je trouve mes copains et camarades, en train de manger des sandwichs que ma mère leur avait préparés. Ma mère était comme ça, elle s’occupait de mes copains, et il y avait toujours du monde à la maison. Ils étaient bienvenus. Elle disait : “Comment, leur famille est loin, on va les laisser comme ça sans manger ?” Et puis elle était d’accord avec nous. C’est pour cette raison qu’elle s’est fait casser le bras par la police à la manifestation devant le tribunal [en 1975]3. »
Leur père, avocat, avait volé plus d’une fois au secours de ses enfants au poste de police et Walîd avait ainsi certaines connaissances juridiques, qu’il a fait valoir lors de ses séjours en prison, où la maîtrise des « techniques d’existence » (c’est-à-dire de lutte) constituait un trait distinctif des militants marxistes par rapport aux prisonniers de droit commun, puis aux islamistes.
« Nous étions un groupe ; ils savaient que je connaissais les “étudiants politiques” et ils voulaient m’en écarter. Ils voulaient nous mettre avec les droit commun, nous couper les cheveux, nous faire porter l’uniforme. J’ai refusé. L’administration pénitentiaire a demandé que l’on choisisse un délégué et les autres m’ont nommé. Comme j’étais ferme et que je citais la loi, ça a énervé l’administration, qui en a nommé un autre du groupe. Il se trouve qu’il était un peu simplet et qu’il ne comprenait rien à rien, ils ont dû me reprendre4. »
Ainsi, Walîd B. disposait de ressources militantes (connaissances juridiques, insertion dans le milieu militant) qu’il mettait en valeur dans ses récits. Pourtant, sa manière de raconter tranchait radicalement avec l’approche ordonnée et explicative des événements traversés qui caractérise la plupart des témoignages de militants. Il ne se situait pas dans une approche intellectuelle de l’histoire et du militantisme, mais plutôt dans l’action. Dans nos entretiens et échanges informels5, Walîd s’est en effet illustré par des récits au style pétulant, émaillés de détails et de merveilleux. Successivement chauffeur de taxi, guide touristique, employé dans l’industrie du pétrole, éditeur – et la liste n’est pas exhaustive –, il racontait s’être engagé dans les forces spéciales de l’armée égyptienne « pour libérer la Palestine » au début des années 1960. Inapte à la discipline militaire, il dut renoncer.
À première vue, ces récits évoquant l’épopée telle que l’a analysée le critique littéraire Erich Auerbach (2018) faisaient désordre. En effet, sa propension de conteur à souligner des détails improbables donnait une tonalité absurde aux récits de Walîd, dont la teneur esthétique primait manifestement sur la valeur informative. Relativement à d’autres, entendus pendant mon enquête, ces récits épiques pouvaient sembler pauvres en contenu. Les militants interviewés avaient plutôt tendance à faire appel à la tragédie : en mettant en valeur les enseignements qu’ils avaient tirés de l’histoire traversée, ils montraient qu’ils n’étaient pas dupes. Au contraire, à l’image de la chronique, où les faits se succèdent au rythme où s’écoule le temps, le mode narratif de Walîd présentait un niveau de conceptualisation faible (White, 1973, p. 5-7).
1977 en tragédie : « le dernier sursaut du mort »
Khâlid W., étudiant et militant d’orientation trotskiste, proche de Walîd, me raconte rétrospectivement la tragédie :
« La plupart des gens ont vu en 1977 une renaissance du mouvement, un nouveau début, et le point de départ d’un enchaînement rapide qui allait nous mener à une révolution. Et la vérité, ce qu’on a découvert ensuite, en faisant le bilan des événements, c’est que 1977, c’était quoi ? Le dernier sursaut du mort6. »
Pourquoi les militants n’ont-ils pas vu que cette agitation était celle d’un corps à l’agonie ? Cette question encadre très souvent les témoignages oraux de militants qui reviennent sur l’événement.
« Le mouvement de 1977, c’était un groupe de gens de gauche, des étudiants et des ouvriers de quelques usines, pas toutes […]. Dans ces endroits il y avait un fort militantisme, mais les cadres étaient très peu nombreux. En 1977, le problème était que nous dirigions certaines manifestations […], au milieu de manifestations de millions de gens non politisés. […] Et les partis, les organisations étaient faibles ; ils n’avaient pas les moyens d’encadrer7. »
Dans ce récit, en 1977, les forces militantes n’étaient pas encore assez développées. La quasi-totalité des partis communistes s’étaient auto-dissous en 1956, se conformant ainsi à leur interdiction (Roussillon, 1998, p. 367). Entre 1952 et 1967, les protestations collectives avaient largement diminué, essentiellement parce que le régime de Nasser répondait aux attentes de justice sociale et d’indépendance qui avaient motivé les luttes de l’après deuxième guerre mondiale, en partie aussi parce que toute velléité d’organisation dans des structures indépendantes de celles prévues par l’État était sévèrement réprimée. La défaite de 1967 dans la guerre contre Israël et l’occupation subséquente d’une partie du pays instillèrent le doute dans la capacité du régime à défendre l’indépendance chèrement acquise. À partir de 1967, des gens n’appartenant à aucune structure institutionnelle se sont mobilisés en nombre pour agir sur la situation politique, notamment en réponse au questionnement sur les modalités de la guerre contre Israël qui occupa une place centrale dans le débat public entre 1967 et 1973 et au sein des organisations marxistes pendant une décennie (Abdalla, 2008 ; Gervasio, 2010). L’idée du développement des forces militantes s’articule à une vision linéaire et progressive du changement social : le soulèvement de 1977 est arrivé « trop tôt », les forces militantes étaient « encore » trop faibles pour « encadrer » la colère populaire. En exposant les raisons pour lesquelles le soulèvement ne pouvait pas aller plus loin, les militants montrent qu’ils ont tiré les leçons des espoirs « illégitimes » qu’il avait fait naître. Ce mode de mise en intrigue est celui de la tragédie tel que le décrit l’historien Hayden White dans Metahistory (1973 ; Schreiber et Aymes, 2009). Une comédie aurait pu représenter le soulèvement de 1977 comme une « occasion festive », un « moment de réconciliation ». Dans une tragédie, il ne il ne s’agit que d’une occasion « fausse ou illusoire » (White, 1973, p. 9). Les protagonistes, confrontés à la division des hommes, en retirent néanmoins un gain de conscience.
Épopée révolutionnaire
Les propos de Walîd offrent un tout autre regard sur les expériences politiques et militantes des années 1970 ou des soulèvements de 1977 et de 2011. Ils se distinguent du principal mode narratif marxiste par leur absence de profondeur historique. Ils ne s’organisent pas en fonction d’une vérité que des phénomènes ponctuels permettraient de discerner à l’arrière-plan. Un détour par Homère aide à saisir la mise en intrigue chez Walîd, sa manière de se relier au réel et au passage du temps.
Dans Mimésis, Auerbach conçoit le récit homérique et le récit biblique comme antinomiques et fondamentaux dans l’élaboration des modes de représentation de la réalité à l’œuvre dans la littérature européenne8. Quand le récit épique présentifie « les phénomènes sous une forme complètement extériorisée » (Auerbach, 2018, p. 14), le récit biblique valorise la complexité intérieure des personnages et l’intention divine ; alors qu’Ulysse « se réveille chaque jour comme si c’était le premier » (ibid., p. 21), le récit biblique s’inscrit dans une histoire universelle. Dieu est toujours à l’arrière-plan, et avec lui la vérité. Au contraire, Homère donne tout à voir, au premier plan, et il prétend bien moins.
Walîd ne s’encombre pas des temps longs de la quotidienneté ou des structures interprétatives explicites : il met en avant les temps forts et les raconte de manière imagée et marquante, quasi cinématographique. Comme le font les poèmes homériques, il peuple ses récits de 1977 et 2011 de précisions de lieux et de circonstances, allant jusqu’à décrire le menu de son déjeuner du 25 janvier 2011. Les péripéties s’enchaînent, répondant à des intentions à court terme (« je voulais rejoindre untel dans la rue Salâh al-Dîn »), interrompues par des événements impromptus (« la route était barrée par une émeute ») qui laissent la place à de nouvelles rencontres (« dans l’émeute, j’ai rencontré un électricien que je connaissais »), ponctuées de points de repère plus globaux (« c’est là que j’ai appris qu’ils supprimaient les mesures »). En effet, son récit ne tend pas vers un but en fonction duquel ses différents éléments seraient hiérarchisés et agencés. Il n’établit pas de lien entre différents temps de son histoire passée. Les retours réflexifs sont fréquents dans les autres témoignages, mais Walîd, évitant la rencontre avec le soi d’autrefois, ce qui est en substance « l’opération historiographique » pour la philosophe Hannah Arendt (1989, p. 63), juxtapose les différentes périodes. Son récit prend une tonalité antihistorique.
Walîd ne reprend pas l’intrigue du développement des forces militantes, il ne met pas en valeur le contexte politique national et international par un agencement de signes permettant l’interprétation d’une situation complexe et obscure, comme on en trouve dans le récit biblique et dans les formes marxistes de la narration. L’enjeu de son récit, à l’image de celui d’Homère, c’est de nous rendre sensible une « vie concrète » (Auerbach, 2018, p. 22) dans des moments très spécifiques de protestation.
L’irruption des décapotables surprend. Walîd ne fournit aucune explication, comme si générer de la perplexité, injecter du merveilleux, représentait tout l’intérêt de ce détail. Débarrasser une histoire de toute explication est une caractéristique du narrateur, affirme Walter Benjamin (1991), dans une critique du récit de presse, explicatif, dont il déplore qu’il soit devenu prédominant, au détriment des contes – signe d’un affadissement général de l’imagination. Claude Simon prend aussi pour cible le discours journalistique qui se soumet à des impératifs chronologique et biographiques. La démarche de ce romancier, traumatisé et travaillé par son expérience du front pendant la deuxième guerre mondiale, consiste à « montrer les archives en flammes, les témoignages en vrac et exposer leurs dissonances » (Naepels, 2018, p. 96). Veiller à ne pas imposer un sens sans cesser de chercher à le dévoiler constitue pour l’anthropologue Michel Naepels – qui s’inspire de Claude Simon – une manière de poursuivre le projet de description empiriste tout en considérant sérieusement le fracas de l’événement violent dans une existence sensible. Car, bien au-delà, le détail de la décapotable contribue à incarner l’effet produit par l’insurrection, foncièrement intempestive. Accident merveilleux que l’on explique mal, elle surgit quand on ne l’attend pas. Ainsi, la décapotable ouvre les possibles pour l’auditeur, le saisit par surprise, comme le merveilleux dans le conte.
Ces décapotables prirent un autre relief lorsque je vis l’intérêt que Walîd portait au célèbre film Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni, cité comme principal exemple des projections qu’organisait l’Association de dramaturgie à Alexandrie. Walîd rapportait régulièrement des bobines de films du Caire dans sa voiture pour les projeter dans sa ville à un petit cercle de personnes. Ces séances visaient à diffuser un vocabulaire cinématographique, enrichir les façons de percevoir et de raconter le monde, dit-il. Lui-même dessinait, peignait, écrivait, en dilettante.
Dans les premières scènes du film d’Antonioni, un ouvrier quitte l’usine à bord d’une décapotable – un détail intempestif. L’homme n’est pas ce qu’il paraît être au premier abord, mais un photographe de mode. L’intrigue se tisse autour d’un élément périphérique figurant sur une image de rue prise par le personnage principal, qui révèle, après agrandissement, un crime. La non-résolution de l’énigme est le sujet même du film (Goldmann, 1967), qui joue sur la frontière entre réel et imaginaire. Le détail constitue un passage vers d’autres intrigues, d’autres univers. Or, « c’est aussi la leçon que nous suggère la micro-histoire », comme l’écrit Jacques Revel à propos de la micro-analyse (1996). L’historien Carlo Ginzburg, refusant le primat de la généralité dans l’intelligibilité du monde social, présente la recherche par le détail comme une tradition intellectuelle dévalorisée par les sciences modernes, dont elle est néanmoins constitutive (Ginzburg, 1980). Il prône ainsi une inversion radicale de la hiérarchie des savoirs telle qu’elle s’est constituée depuis le xixe siècle et, ce faisant, autorise à penser ensemble le vocabulaire d’une époque, au travers des propos d’un artiste dilettante et d’un historien de renom.
Ainsi, la décapotable représente un véhicule à même de circuler entre les intrigues et entre les époques. En suivant ces allers-retours, il ne s’agit plus d’élucider, comme souvent, les raisons de l’échec du soulèvement de 1977, mais de faire revivre l’événement, tout simplement. En observant comment un événement réactive des précédents, on considère l’anachronisme comme un objet et non comme une erreur. L’intérêt porte alors moins sur la généalogie du soulèvement que sur ce qui connecte les époques, sur des « modes discontinus d’actualisation de phénomènes analogues » (Wahnich, 2009, p. 45). Ces hiatus entre les temps sont d’abord un objet parce qu’ils indiquent où et comment les époques dialoguent entre elles : l’« anachronie » indique des « modes de connexion », « des événements, des notions, des significations qui prennent le temps à rebours, qui font circuler du sens qui échappe à toute contemporanéité, à toute identité du temps avec “lui-même” » (Rancière, 1996). Or raisonner en « régime d’anachronisme contrôlé » apparaît comme un mode de réflexion particulièrement adapté à l’objet insurrection/révolution (Loraux, 2005 ; Wahnich, 2005). Pour Walter Benjamin, c’est même un élément fondamental de l’historicité révolutionnaire puisque s’y fait jour la rédemption – ou l’émancipation (Löwy, 2013) – des révolutionnaires du passé au travers de l’action de ceux du présent (Benjamin, 2000).
Historicités subalternes
La manière dont s’ordonnent les propos de Walîd est ainsi porteuse de sens, au-delà de leur contenu informatif, et fournit des indications sur le vécu de l’expérience révolutionnaire. Registre épique et détails dissonants révèlent l’existence d’une forme d’« historicité subalterne », partie prenante du monde marxiste égyptien des années 1970, que l’on aurait trop vite fait de réduire à son historicisme9. Ce récit n’inscrit pas l’événement au sein d’un processus dont les étapes sont connues d’avance. Ne mimant ni le style journalistique ni celui de l’historien – informatif et ordonné, discipliné à l’égard du passage du temps et de la véracité des propos –, Walîd révèle un vécu et une jouissance de l’événement, dans une interdépendance étroite entre manière de dire et manière de vivre.
On retrouve le registre épique et les détails dissonants, de manière fragmentaire, chez des militants, y compris les plus soucieux de la crédibilité factuelle de leurs propos et de la pertinence de leur analyse de l’événement (Henry, 2018). Il semble donc fondamental pour l’anthropologie historique des révoltes de considérer que les traces de l’inversion de l’ordre social peuvent aussi prendre la forme d’une inversion de la hiérarchie des modes narratifs, en s’écartant des critères de légitimité journalistiques du discours totalisant et en valorisant le caractère épique de l’expérience singulière.
Le registre épique constitue un mode de restitution « en adéquation avec la chose scrutée » (Wahnich, 2009, p. 52). Il représente en effet la rupture dans la perception de l’écoulement du temps en montrant le temps court des aventures, et non le temps long de la lutte des classes. Ce mode de restitution, comme s’il mimait une sortie momentanée des règles contraintes de l’écoulement temporel, est aussi une simplification de la mise en intrigue, dans laquelle s’enchâsse et s’énonce la perception du temps (Ricœur, 1983). Une forme d’homothétie lie les fragments collectés au désordre des temps du moment révolutionnaire, marqué par la succession rapide des événements et l’ouverture brutale de l’avenir qui donnent une nouvelle réalité au passé.
L’historien et politologue Samer Frangie, spécialiste de la gauche au Liban cherche, à la manière d’Hayden White, ce que les tropes font à notre rapport au changement social. Dans un article réflexif sur le « scandale » pour la pensée que représente la révolution de 2011, il met en évidence l’inefficience de la tragédie pour dire la possibilité révolutionnaire, nouvellement retrouvée. Dans le sillage de la défaite de 1967, en réaction aux déceptions suscitées par les révolutions des années 1950-1960 (Algérie, Égypte, Palestine), l’imaginaire du salut révolutionnaire a reculé, cédant la place à un sentiment d’impuissance et de tristesse. Le trope tragique devint alors « la manière de faire face à ce qui s’apparentait à une impasse » (Frangie, 2016), et l’alternative au trope romantique associé aux faux espoirs révolutionnaires des années 1950-1960. En 2011, dit-il, la suspension momentanée du trope tragique n’a pas donné lieu à l’émergence d’une nouvelle appréhension par le discours de la révolution, mais à un retour du vieux romantisme, quand ce n’était pas au simple constat d’une « libération psychologique des émotions » (ibid.).
Cette analyse que l’on pourrait qualifier de « tragique à tendance satirique » en reprenant la typologie d’Hayden White, décrit l’impossibilité de saisir ce que fait la révolution et ne laisse aucune place aux traces des espoirs qui se nichent dans la « culture de la défaite » à gauche (Traverso, 2016), mais aussi dans les historicités subalternes. Ainsi, il semble essentiel de documenter les espoirs, sous leur forme fragmentaire et sensible, indépendamment des utopies structurées (White, 2007). Ces fragments ne participent pas de grands récits, d’utopies ou de plans d’action ; leur potentiel stratégique est faible. Toute leur pertinence réside dans leur pouvoir évocateur. Ce sont des traces des émotions ressenties face à une « ligne de fuite » : quand la « ligne souple » renvoie aux rêveries et aux utopies, la « ligne de fuite » est un devenir bien réel (Deleuze et Guattari, 1980). Elles parlent de l’expérience de l’ouverture des possibles, de l’évanouissement soudain d’un certain nombre de règles régissant habituellement le monde social.
Pour mettre en évidence des traces d’espoirs et de vécus révolutionnaires des années 1970, j’ai mobilisé des outils de la critique littéraire sans pour autant adhérer au postulat du primat linguistique dans les structures préconscientes de l’appréhension du réel. Si « les expériences […] ne peuvent se transmettre sans l’aide du langage, […] ni les événements ni les expériences acquises ne se réduisent à leur articulation au moyen du langage », affirmait l’historien Reinhart Koselleck en réaction au Linguistic turn (2016, p. 311). En effet, si le mode de mise en intrigue est conçu comme un point de départ et non comme une structure englobante des manières de se relier au réel, le discours ouvre alors des pistes – le vécu ou le corps – qui remettent au centre le fait qu’une révolution, comme l’histoire, n’a pas besoin de se dire pour s’accomplir.
La puissance de l’expérience
Racontant ses expériences militantes, Marwa M., comme Walîd B., s’est peu préoccupée d’organiser chronologiquement son propos. Née dans une famille nationaliste arabe, elle avait participé à sa première manifestation à l’université, à Alexandrie, en 1975 et rejoint une organisation communiste à la même époque. Son militantisme a repris en 2006 alors que les mobilisations se multipliaient. Le récit qu’elle m’a livré10, en mai 2013, alors que les protestations contre le gouvernement des Frères musulmans battaient leur plein, est tout entier habité par janvier 2011 et ses répercussions. La révolution en cours, faisant écho à ses expériences militantes des années 1970, s’est convertie en matière pour décrire l’expérience révolutionnaire.
Elle y opposait transmission par l’exemple et par la théorie, allant à l’encontre d’un critère de valorisation chez nombre de militants marxistes, plus enclins qu’elle au témoignage. En faisant délibérément se télescoper les années 2000 et les années 1970, elle révèle une relation émotionnelle à la révolution bien éloignée de l’hégémonique « mélancolie de gauche » (Brown, 1999 ; Hall, 1988 ; Benjamin et Wohlfarth, 1985).
L’expérience au présent
Conduit en une heure, à un rythme effréné, l’entretien avec Marwa M. m’a laissé une impression de densité. Elle ne cédait ni à aux répétitions ni aux digressions superflues. Contrairement à celui de Walîd B., son récit, tragique, soutenait une intrigue. Faire comprendre qui elle était faisait manifestement partie de ce qui sous-tendait son exposé sur la transmission de l’expérience.
En dépit de sa formation partisane, Marwa M. éprouvait une gêne à prendre la parole en public : elle préférait le sport à l’école et, en politique, l’action, racontait-t-elle.
« J’ai été emprisonnée en 1975, j’étais en licence et je n’étudiais pas. Je m’intéressais au sport, j’étais championne de natation. Au lycée, ils soutenaient les sportifs et ils te faisaient entrer dans l’université que tu voulais. C’est pour ça que j’ai pu choisir de venir à Alexandrie avec mon frère au lieu d’aller à Tanta. J’ai demandé à entrer à Polytechnique [où les étudiants avaient la réputation d’être politisés] mais une autre nageuse m’a dépassée d’un demi-point et c’est elle qui l’a eue. Je voulais y aller pour la politique ! Je n’étudiais pas bien parce que je savais que le sport allait me sauver, et puis, à l’université, j’étais occupée à autre chose. »
Dans l’action de rue, elle est à son aise : « je ne me trouve pas autrement11 », dit-elle.
« Il est possible qu’il y ait plein de façons de lutter alors que nous, nous n’en voyons qu’une. En travaillant dans l’art, dans la littérature, on n’est pas obligé d’aller au bout de l’expérience, de vivre l’aventure. Moi, je suis très aventurière, jusqu’à la limite, ils ont toujours peur pour moi. Il y en a plein comme moi chez les jeunes, ils sont sortis et ils ne veulent plus rentrer. La plus belle chose est que la peur a été brisée. J’ai réalisé à quel point c’est beau : en bougeant, on brise la peur et ensuite on peut aller jusqu’où on veut, jusqu’où on fixe la limite. […] J’insulte tout représentant des forces de l’ordre, directement ou par des slogans, pour que les jeunes voient que les policiers ne sont pas si puissants. J’ai décidé que c’était mon rôle12. »
« Sur-femme » par intermittence, la dissidence collective révèle une version d’elle-même qu’elle incarne sans l’être vraiment.
« Avec la révolution… [pause] Je suis quelqu’un de très timide. Là, j’ai senti la responsabilité de passer à l’action parce que personne ne jouait ce rôle. Et, malgré moi, je me suis sentie capable de le faire. Pourtant ça n’est pas dans ma nature13 ».
Ce jeu avec les limites dans l’action fournit un aperçu de la puissance associée aux possibles que mettent en branle les moments insurrectionnels.
Marwa a longuement pratiqué le militantisme clandestin et elle a grandi dans une famille politisée. Sa mère avait rejoint la lutte armée pour défendre le canal de Suez en 1967, et son frère faisait partie des dirigeants d’un des principaux partis communistes clandestins des années 1970. Cette socialisation primaire est comparable à celle de Walîd B. : tous deux ont grandi en contact étroit avec le militantisme politique et, dans la répartition des tâches militantes, ils étaient du côté de l’action. Marwa se situe aussi dans un positionnement de genre, qu’éclaire les rapports différenciés qu’elle et son mari entretiennent, de façon classique, avec la prise de parole. Son mari « peut parler énormément […] des périodes révolutionnaires antérieures » – ce qu’il a d’ailleurs fait durant les dix heures qui ont précédé l’entretien avec Marwa. Le couple apparaît comme une illustration de l’opposition idéale-typique entre le dire et le faire, entre l’intelligible et le sensible, entre la raison et le corps. Son époux fournit un contrepoint à sa propre manière de se caractériser, quand elle dit : « Moi, je conviens à une étape, et c’est tout ; je peux aider aujourd’hui et demain, mais c’est tout. » Cela n’implique pas une ponctualité de l’engagement, au contraire. Tout au long de son auto-analyse, elle couple la description d’une pratique circonscrite à certaines circonstances (des temps collectifs) avec un caractère total de l’« expérience révolutionnaire », entendue simultanément comme engagement dans le moment insurrectionnel et comme cause durablement embrassée. Marwa surmonte ses appréhensions pour mettre en mots ce ressenti pendant notre échange. Mais, insiste-t-elle, habituellement, elle préfère transmettre par l’exemple.
Les compétences de manifestante de Marwa font partie des formes de savoirs « nés de l’expérience », « impossibles à formaliser » (Ginzburg 1980). On retrouve ici la puissance ambivalente de « l’intuition “basse” » que cherche Carlo Ginzburg : c’est dans le caractère concret de ces savoirs que réside leur force. Ici, il s’agit d’une capacité à diffuser des pratiques militantes, à subvertir par effet d’incorporation. Dans cette concrétude réside aussi la limite de ces savoirs, « l’incapacité à se servir de l’instrument puissant et terrible qu’est l’abstraction » (ibid.). Incorporés, ils sont condamnés, destinés à rester silencieux à moins que les corps retrouvent des dispositions analogues, lorsque ressurgit la lutte. C’est en somme cette oscillation entre puissance (collective, révolutionnaire) et impuissance (de l’expression individuelle) que Marwa racontait. Les situations de manifestation et d’insurrection semblent moins subvertir son positionnement de genre que l’accentuer : l’action du corps devient déterminante dans ces circonstances, au détriment du verbe. L’expérience révolutionnaire permet ce retour de l’Autre dans le domaine des savoirs – le sauvage, la femme, le corps, le populaire (Certeau, 1990, p. 235) –, marginalisé dans les « “textes” oraux » (Dakhlia, 1990) que les anciens communistes affectionnaient lorsqu’il s’agissait de relater le soulèvement de 1977 et le militantisme des années 1970.
Marwa a bien fait valoir que toute sa légitimité relevait de la pratique et de l’expérience. Le contexte né de l’insurrection de 2011 et l’occasion fournie par l’entretien ont permis à cette parole de se formaliser, au ressenti tout corporel de se frayer un chemin vers le dire, produisant sur moi, son auditrice, une sensation de densité. La pratique de l’histoire orale, a fortiori dans un cas comme celui-ci, où l’épaisseur sensible du dit informe sur un rapport à l’action politique, nous renvoie à la finitude du corps, unique réceptacle de ces traces : le rythme effréné du récit, l’absence de ponctuation, le souffle court, etc., donnent lieu à une prosodie de l’engagement toute singulière ; les mots employés ne portent que partiellement le sens de l’expérience que l’interlocuteur tente de partager.
Émotions révolutionnaires vs « mélancolie de gauche » : de corps et d’espoir
Sur un mode répondant aux canons des récits militants, le mari de Marwa a régulièrement livré ses analyses de la situation politique dans la presse partisane. Ces restitutions ordonnées, en dialogue avec les sources écrites relatives à 1977, font débuter l’histoire du soulèvement en 1967. Dans ces récits, l’insurrection est une réplique du séisme politique que représente la défaite contre Israël, cet événement sensationnel établi comme une scansion du temps dans les milieux sociaux les plus variés (Saad, 1996 ; Belli, 2001). Le soulèvement est analysé négativement, au prisme de la révolution organisée qu’il n’était pas, au regard de son potentiel inachevé. Les espoirs révolutionnaires de 1977 semblent subsumés dans les espoirs d’une époque, celle de l’avant 1967.
La figure de Nasser alimente une « mélancolie de gauche », un attachement émotionnel à une conception de la révolution historiquement située dans le passé, qui empêche les militants de saisir l’époque dans laquelle ils évoluent (Brown, 1999). L’attachement dont ont durablement fait preuve les syndicalistes à l’égard du syndicat unique n’en est qu’un exemple (Duboc, 2011 ; Beinin et Tyan, 2012). Arrimée au sentiment nationaliste arabe, la « mélancolie de gauche » est palpable chez les militants, porte-parole et théoriciens, des années 1970. Ils expriment l’inadéquation des protestations de 1977, ou de 2011, avec ce que devrait être une révolution. Cependant, qu’ils soient les plus audibles ne signifie pas que la « mélancolie » constitue le seul rapport émotionnel à la révolution de cette génération.
Les traces les plus visibles du soulèvement de 1977 occultent une agitation momentanée au profit de l’explication historique. Cette expérience de l’agitation ne se définit pas uniquement de façon négative ; elle ne se résume pas au manque de mots. La valorisation des discours subalternes dans les révoltes s’inscrit dans le prolongement des recherches menées par les subaltern studies à leurs débuts : raconter les modalités de la révolte tout en prenant en compte les rapports de domination opérant entre les manières de dire, dans la production des sources et dans leur réception, par des acteurs intermédiaires ou par l’historien (Spivak, 1988 ; Pouchepadass, 2000). Ma réflexion rompt cependant avec la logique aporétique des subaltern studies, puis des postcolonial studies, dans leur approche de la médiation : « l’impossibilité de comprendre, l’impossibilité de parler, l’impossibilité d’écouter » (Levi, 2007). Relevant moins d’« erreurs de méthode » (Bertrand, 2007) que d’un moment intellectuel, la description de l’intertextualité unissant les sources primaires, secondaires et les travaux d’historiens des révoltes était émancipatrice, car elle révélait la perpétuation de jugements de valeurs (Guha, 1993). L’administration de la preuve se resserrait cependant sur le langage, une tendance qui s’est renforcée avec la centralité de la théorie littéraire au sein des postcolonial studies.
Or si l’on écarte l’aporie, Marwa, à travers ces manières de dire – bien qu’elle en soit insatisfaite – renvoie surtout au vaste monde de l’expérience. Son corps agit sur le discours. En rupture avec un « textualisme » qui attribuerait à la source écrite, récit figé, un rôle primordial, ces paroles, parce qu’elles sont travaillées par le présent (plus encore que le propos de Walîd, relativement stabilisé), permettent d’enrichir une histoire des espoirs portés par la génération de Marwa, depuis les années 1970 jusqu’à nos jours. Le caractère fluide de la source orale permet la réflexion des espoirs passés dans le présent, ce qui en fait une source privilégiée pour l’histoire des espoirs révolutionnaires.
En conclusion, le contexte de l’insurrection de 2011 combiné au thème de nos entretiens, le soulèvement de 1977, a mis en valeur un propos sur la capacité d’agir qui se manifeste dans ces moments particuliers. Ces témoignages ont restitué la surprise suscitée par l’événement révolutionnaire, voire par tout événement, qui remet en question les analyses systématiques et stabilisées de ses observateurs. Au cœur des récits de Walîd B. se trouve un rapport épique à l’événement qui affecte les corps, les ballotant d’une péripétie à l’autre. Avec Marwa M., la densité du récit tient beaucoup à la présence du corps sensible, dans sa précipitation, et à sa manière d’invoquer le présent insurrectionnel pour appuyer son propos sur le passé.
J’ai proposé de questionner les rapports de domination entre les registres de discours (épique vs tragique), les objets du discours (théorie vs expérience) et les locuteurs (rapports de genre, statut dans le milieu militant) et de penser les possibilités offertes par le fait de prendre au sérieux ce qui est habituellement dévalorisé. Telles des lucioles (Didi-Huberman, 2009), ces éléments de désordre deviennent des indices de l’expérience historique même. En effet, l’enquête dont cet article est issu a consisté à produire des sources orales à propos de l’histoire d’une insurrection passée alors que se déployait au présent une situation insurrectionnelle. Elle a ainsi permis de révéler l’importance d’un désordre révolutionnaire au sein de la source elle-même. Ce désordre s’est exprimé dans la rupture avec le style « textualiste » dominant dans les témoignages, d’inspiration journalistique, ordonné, qui est valorisé comme un critère de qualité, de fiabilité. Or c’est souvent vers les acteurs considérés comme légitimes, parce que capables de produire ce type de récits, qu’est renvoyé prioritairement l’historien au cours de son enquête. J’ai décelé dans les récits de Walîd et Marwa une homologie entre la forme du récit et l’expérience de l’événement. Laissant de côté l’ambition explicative, ils montrent un désir de raconter l’action insurrectionnelle, avec sa temporalité saccadée chez Walîd et un sentiment de puissance chez Marwa. Il ne s’agit pas de considérer qu’il existe une homologie systématique entre récit et légitimité militante, mais que le désordre dans la source (qu’elle soit écrite ou orale) constitue un indice qui met sur la piste de l’expérience sensible de la révolte et, plus généralement, d’expériences bouleversantes et violentes. Or cela suppose que l’on porte un regard oblique sur l’autorité exercée par le textualisme sur les acteurs et les historiens dans l’attention qu’ils portent aux sources, et ne concerne pas que les sources orales, mais tous types de sources.
Cette réflexion ne constitue qu’une étape dans l’analyse des sources rassemblées lors d’une enquête classique, conduite en prenant des notes, parfois à l’aide d’un magnétophone, auprès de militants, donc encore trop liée à la forme du texte ordonné. Pour saisir le désordre révolutionnaire, en rendre compte, une autre méthodologie pourrait être mise en œuvre dans la production des données, et des formes de restitution alternatives pourraient être employées, s’inspirant de ces « autres » manières de raconter, allant du nouveau roman aux dispositifs scéniques élaborés par des artistes qui se sont confrontés au fracas de l’événement.