Jamais, peut-être, un conflit social n’a donné lieu à autant d’images, n’a été autant filmé que celui des gilets jaunes. L’infinie multitude des petits smartphones qui parsèment les rangs des manifestants en remplacement des appareils de prise de vue classiques en est l’une des preuves. Grâce à eux, les participants se font journalistes, grands témoins, éditeurs, distributeurs. Dans une diffusion sans limite sur les réseaux sociaux, ils multiplient les scènes qu’ils ont captées à l’instant même. Des pratiques nouvelles, des images inouïes, naissent de cet élan de modernité1.
Nul doute que la colère populaire des gilets jaunes aurait revêtu un caractère différent si les vidéos réalisées grâce aux téléphones portables, aux caméras GoPro, à la vidéoprotection des grandes villes n’avaient pas existé. Les protestataires seraient peut-être alors restés dans cette invisibilité, cette inexistence médiatique et politique qu’ils s’efforcent de fuir. Ainsi, qu’il s’agisse de traces matérielles ou de représentations mentales, les images jouent un rôle décisif dans ce conflit.
Il faut reconnaître que les représentations des gilets jaunes que se font la plupart de nos concitoyens, émanent dans une large mesure des images qui leur furent données à voir par l’intermédiaire des réseaux sociaux et des chaînes de télévision. Montées, séquencées, accompagnées de commentaires, de sons off ou synchrones, elles fabriquent l’histoire, installent l’empathie ou génèrent l’incompréhension. Pour rendre compte le plus fidèlement possible de la révolte, il faudrait éviter le sensationnalisme, multiplier les points de vue, sélectionner soigneusement les cadrages. Ce progrès même resterait insuffisant tant le simple choix d’une focale, d’une profondeur de champ, d’une gamme chromatique est porteur d’une écriture-image et constitue, à ce titre, un acte politique. L’affaire est sensible : le plus petit déplacement de caméra, la moindre nouveauté technique modifient le sens de ce réel que, naïvement, l’on croit voir (Debray, 1996-2004).
Loin de prétendre à l’exhaustivité, cet article vise à offrir des pistes de réflexion sur le statut de ces images d’amateurs et de professionnels liées au mouvement des gilets jaunes. Les exemples sont choisis dans le laps de temps qui s’est écoulé entre la manifestation inaugurale du 17 novembre 2018 et l’installation du confinement lié à la pandémie de coronavirus, le 16 mars 2020. Ces dates restent arbitraires. D’une part, les prémices du mouvement furent nettement visibles dès le début de l’année 2018. D’autre part, le confinement du printemps 2020 ne marque pas, loin de là, la fin de la révolte des gilets.
L’enquête de terrain qui a donné lieu à cet article a consisté à suivre le plus précisément possible le déroulement des faits, tout en réalisant des prises de vue lors de manifestations parisiennes. La participation à ces longues marches, la fréquentation ponctuelle des ronds-points de Nemours et de Montargis, ont facilité les dialogues, nourris et libres avec les acteurs du mouvement. Un apport complémentaire à cette recherche, qui procède d’un effort d’équilibre et de justesse, émane du croisement des points de vue exprimés depuis les sites numériques d’hébergement de photos et vidéos (Flickr, YouTube), les réseaux sociaux (Facebook, Snapchat, Instagram, Twitter), les chaînes de télévision françaises de service public (France 2, France 3, Arte), les chaînes d’information en continu (BFMTV), les chaînes étrangères émettant en France (Sputnik2), ainsi que les médias alternatifs (Mediapart, Le Média TV, LVSL). De fait, l’insurrection vue par le filtre de telle chaîne de télévision, de tel quotidien, de tel emplacement de caméra, de telle modalité technique revêt, chaque fois, un caractère spécifique.
Ces enquêtes prennent appui sur des lignes théoriques relatives à une phénoménologie de la perception (Merleau-Ponty, 1945), à une « rematiérisation » de l’image (Dagognet, 1999 ; Sicard, 1998), à une génétique de la photographie (Sicard, 2015), à une médiologie (Debray, 1996-2004).
Malgré la mise en garde bien connue du peintre Magritte3, les photographies et vidéos sont couramment reçues comme transparentes, sans matérialité, dans une confusion entre contenu et contenant, signifié et signifiant. La photographie, le film d’une manifestation sont présentés comme traces parfaites de la manifestation même, comme si, non fabriqués par des mains humaines, ils émanaient d’une épiphanie, d’une transcendance.
Dissocier le référent – le mot est emprunté au vocabulaire de la linguistique (Kerbrat-Orecchioni, 1980, p. 34-37 ; p. 175-176) – et le médium lui-même, vecteur à la fois transportant et transformant, n’est certes pas facile. « On dirait, souligne Roland Barthes (1980), que la photographie emporte toujours son référent avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse ou funèbre, au sein d’un même monde en mouvement […]. » Pour parler schématiquement, prendre la pleine mesure de l’emprise des divers points de vue humains dans ces représentations « photo-graphiques » du monde n’est pas aisé. « Seuls, ajoute Roland Barthes (1980), des professionnels peuvent le faire ».
Cet article propose de relever le défi. Il s’ancre dans la pratique du terrain, mais reste le fruit d’une expérience théorique visant à déconstruire la croyance dans la similitude entre l’image et le référent. En rematérialisant les photographies et les vidéos, en en faisant des objets fabriqués et non simplement des « images », des doubles, il vise à leur rendre leur dimension anthropologique.
Les photographies des petits smartphones, celles des appareils de presse à longue focale, celles encore des caméras de surveillance sont des objets fabriqués. Elles jouent ainsi le rôle de « fétiches » contemporains, au sens où l’entend Bruno Latour (1991). Le mot renvoie au terme portugais fetiçao, donné par les colons aux objets de culte des peuples dits « primitifs ». Nous savons que ces objets sont façonnés par des êtres humains. Cela ne nous empêche pas de les faire parler au nom d’une entité supérieure, d’une transcendance. Nous fabriquons tous des objets que nous faisons parler au nom d’une nature. Les images modernes liées au mouvement des gilets jaunes sont, de ce double statut, une parfaite illustration. Nous savons bien qu’elles sont fabriquées selon des processus créatifs précis, mais nous les faisons parler en surgissement d’une apparition.
Ces remarques soulèvent d’importants enjeux liés à la réception des images, notamment des images télévisuelles. Ignorer la part du médium, c’est conférer aux images un caractère objectif qu’elles n’ont pas. Les conséquences de telles erreurs d’interprétation prennent d’importantes proportions lorsque ceux qui reçoivent les images sont nombreux.
Nous, spectateurs du journal télévisé, visiteurs d’expositions, lecteurs de livres de photographie, amateurs de films documentaires ou de fiction, nous ne voyons pas – et ne savons pas voir – les cadrages, les points de vue, les déplacements de caméra… qui donnent toute son sens à la scène photographiée ou filmée (Sicard, 2015).
Ce fait est d’autant plus grave que les images nous sont données comme les doubles objectifs du réel.
Pour prendre un exemple simple : une manifestation captée depuis les rangs des gilets jaunes revêt une teneur bien différente de celle du même événement photographié, filmé depuis les lignes des forces de l’ordre. Nos opinions, nos points de vue de spectateurs en ressortent le plus souvent diamétralement opposés.
Pour sortir de cette impasse, il importe de se projeter dans « l’avant-image » (Sicard, 2015) afin de reconstituer au mieux les processus individuels et institutionnels de création des vidéos et photographies.
L’exercice consiste ici à revisiter les scènes imagées de l’actualité en faisant resurgir le « tableau » et sa dynamique de fabrication, ses auteurs ; à mêler les faits et la croyance dans les images, à développer, comme le dit Latour (1991), une « anthropologie symétrique ».
Une relecture de la notion de représentation est ainsi proposée. La position d’autorité du commentateur, mais aussi celle de l’image en soi sont mises en question (Sicard, 2015).
On ne trouvera donc pas ici l’analyse par un observateur tout puissant d’une illustration achevée, mais une prise en compte de l’image en train de se faire, dans la dynamique de ce mouvement créatif. S’il est question de « photographie », le terme est entendu au sens large d’une transformation d’une couche sensible par la lumière aboutissant à un fait social de vaste ampleur avec, pour effet, une mise en image du monde, de son installation en « fétiche » façonné, mais développeur de croyances. Le concept de « photographie » inclut ici les images de la vidéo.
Une série d’enquêtes réalisées à l’origine selon l’ordre chronologique des événements liés au mouvement des gilets jaunes vise à faire resurgir les problématiques d’image. Il s’agit, indépendamment de leur objet, d’accéder à ce qu’elles masquent : les auteurs eux-mêmes, les dispositifs techniques et institutionnels qui sous-tendent ces images, les gestes, les mouvements et les corps, le travail de l’œil, de la main, les collaborations visant à leur émergence et leur circulation.
L’étude ci-dessous s’articule en huit paragraphes déclinant divers statuts de ces images.
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Les images des gilets jaunes créées par les artistes témoignent d’une volonté d’agir politiquement, c’est-à-dire d’une forme d’engagement.
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Les « autovidéos » (ou selfies vidéo) des militant-e-s relèvent d’un dispositif leur permettant de prendre la parole, tout en s’adressant à l’infinie multitude de leurs concitoyens (Debray, 2018 ; De Biasi, 2018).
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Les images, modernités forgées par nos contemporains, constituent des archives de l’époque, le passé d’un futur en quelque sorte.
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Des signes visuels très simples, créés, organisés, efficaces renvoient à des causes lointaines, moins immédiates du mouvement.
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Le créateur des images, entraîné par ces courants de modernité, prend en charge les dispositifs mêmes de production des images. Il les « invente ». Le médium fait partie du message.
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Les outils numériques ouvrent la voie d’un détournement des images, c’est-à-dire d’une déstabilisation de leur fonction analogique.
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Les décrochages du portrait officiel du président de la République effectués par les militants façonnent un nouvel ordre symbolique.
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Les images sont aussi des armes. Prendre pleinement conscience de leur force et de leur pouvoir pourrait orienter la révolte vers de nouvelles voies.
Ces questions relatives aux images, à leurs statuts et leurs usages sont, de fait, extrêmement mouvantes, étroitement liées à la survenue d’événements internes ou externes au mouvement, parmi lesquels les événements sociaux ou politiques, les évolutions techniques, la sortie d’un livre ou d’un film…
Les photographies, les vidéographies sont des objets techniques à triple valeur : symbolique, documentaire et matérielle. C’est à ces divers titres, indépendamment de leur objet, qu’elles interviennent dans les représentations de la révolte, organisant tant son présent que son devenir.
1. Les images comme engagement artistique
De nombreux livres portant sur le mouvement des gilets jaunes ont aidé l’écriture de cet article alors même que la question des images y est très rarement évoquée.
Font exception à cette règle les bandes dessinées, les romans-photos et les livres de photographie. Ainsi, de nombreux artistes – illustrateurs, dessinateurs de presse, auteurs et photographes – ont trouvé dans l’expression visuelle les outils d’une participation active et dynamique au mouvement. Ne sont mentionnées ici que les publications antérieures au printemps 2020.
Le projet dessiné intitulé Bulles jaunes4, réalisé dans les Côtes-d’Armor par une auteure graphiste souhaitant rester anonyme, vise à redonner la parole – et donc toute leur humanité – aux participants du mouvement. Présenté par son prénom, chacun transmet là ses préoccupations, évoquant par le graphisme sa propre situation. Il s’agit de s’adresser « à ceux… qui ne comprennent pas, qui ne se sentent pas concernés […] »5. Ce projet de bande dessinée bénéficie d’un site Internet où sont publiés les notes et brouillons, dans l’attente de dessins6. Ces derniers sont rendus rapidement accessibles sur le Web, avant la parution au format papier.
Sentant l’urgence d’intervenir, les dessinateurs font exploser, ici ou là, les frontières de la représentation. Ainsi, les auteurs belges Maryse et Jean-François Charles7 ont délaissé un temps la bande dessinée pour la réalisation en volume d’une crèche « « gilets jaunes » grandeur nature, sur le rond-point de Gouy-lez-Piéton (Région wallonne, province de Hainaut).
Le livre photographique de Brice Le Gall, Thibault Cizeau et Lou Traverse, Justice et respect : le soulèvement des Gilets jaunes, rend hommage aux militants. Ils apparaissent en pleine action. Les photographies ont été réalisées principalement dans l’Oise et la Picardie. Tirées en noir et blanc, dûment sélectionnées, retravaillées, elles visent elles aussi à conférer une dignité aux acteurs du mouvement, ponctuant jusqu’à la fin du mois de juin 2019 une chronologie des événements. Pour Brice Le Gall (2019) « toute écriture sur le monde social est normative. Elle renferme sa part d’affect et, parfois, d’aspiration à un changement. […] Prendre une photographie et choisir de la diffuser est une démarche éminemment politique, même si certain.es ont la naïveté ou font semblant de l’ignorer. »
Une mention particulière doit être réservée au « roman-photo » de Vincent Jarousseau, Les Racines de la colère (2019), troisième volume d’une série de portraits réalisés lors d’une enquête de deux années, à Denain, petite ville des Hauts-de-France située dans le Valenciennois. Les propos de quelques habitants ont été enregistrés puis soigneusement retranscrits. L’ouvrage a le mérite d’avoir été conçu avant la naissance du mouvement des gilets jaunes et d’en accueillir les prémices. Il se penche sur la vie quotidienne de ces habitants « qui ne marchent pas ». Travail de terrain, non dogmatique, il souligne les fractures de notre société relatives tant aux budgets familiaux qu’à la vie collective, aux loisirs, à la culture, au monde du travail. Il montre comment les petites villes des périphéries, nids de précarité et d’invisibilité, ont alimenté la révolte. L’ouvrage, à distance des ronds-points et des manifestations de rue, mais si proche d’eux, se présente aussi comme une réflexion sur le rôle et la fonction des images.
L’occupation des ronds-points, la construction et la destruction de leurs cabanes par les autorités administratives furent, quant à elles, l’objet de plusieurs films documentaires. En écho à J’veux du soleil de Gilles Perret et François Ruffin, diffusé en salle dès le mois de février 2019, Fin du moi, début du nous, qui porte sur le groupe de gilets jaunes d’Alby-sur-Chéran, fut diffusé par la Région Auvergne-Rhône-Alpes en avril 2019. Il s’agit, là encore, d’apporter un contrepoint aux propos soutenus par les médias dominants, en témoignant de la richesse et de la profondeur du mouvement, de la détermination de ses acteurs.
Le Rond-point de la colère fut, lui, réalisé par six documentaristes8 à partir d’images filmées sur le rond-point d’Aimargues dans le Gard, depuis les débuts de son occupation jusqu’à la destruction de ses installations.
Anne Gintzburger a réalisé elle-même six documentaires9 donnant la parole aux Femmes en jaune rencontrées sur les routes et les ronds-points de France.
Le film documentaire de Nolwenn le Fustec, Cette semaine où les Gilets jaunes ont fait vaciller l’État, relate l’incendie de la Préfecture de Haute-Loire. Il a été diffusé sur
France 2.
Philippe Bazin, auteur d’une réflexion sur la photographie critique documentaire, a projeté en 2019 un montage en fondu enchaîné de ses photographies réalisées à Saint-Nazaire, durant l’assemblée des assemblées, intitulé Jaune Horizon10.
Enfin, David Dufresne est l’auteur d’un film documentaire d’une durée de 1h 26 min, diffusé sur les écrans de cinéma, Un pays qui se tient sage. Le film, élaboré à partir de vidéos d’amateurs obtenues grâce aux smartphones, traite la question des violences policières. Il en accompagne les images d’une réflexion sur la violence légitime, conduite par des historiens, des avocats, des sociologues, des manifestants dont certains ont été victimes de blessures. L’œuvre bouscule délibérément les frontières entre images d’amateurs et de professionnels.
Tous ces films, ces photographies, façonnent et instituent l’image du mouvement pour les temps à venir.
De nombreux dessins et fresques de rue, expressions d’un street art dynamique, ont éclos parallèlement aux contestations de rue. La Liberté guidant les gilets jaunes, fresque directement inspirée de l’imposant tableau peint par Delacroix en 1830, montrait une Marianne énergique brandissant le drapeau tricolore sur une barricade escaladée par quatre défenseurs du peuple, qui ne sont pas armés de fusils mais vêtus de gilets réfléchissants. Œuvre du street artist Pascal Boyart, signée PBOY, cette très longue fresque, réalisée au début du mois de janvier 2019, au 160 rue d’Aubervilliers à Paris11, connut un grand succès. Aujourd’hui disparue, mais amplement copiée, diffusée sur les réseaux, elle marquera les mémoires.
L’année suivant sa dégradation, les vingt-cinq artistes du collectif Black Lines réalisent au même endroit, rue d’Aubervilliers, une longue fresque monochrome. Intitulée Hiver jaune, elle met en scène le boxeur Christophe Dettinger, alors en détention provisoire pour avoir frappé des gendarmes. Créée le 20 janvier 2019, cette nouvelle œuvre sera censurée quatre semaines plus tard, à son tour recouverte d’une peinture grise faisant disparaître toute référence aux gilets jaunes. Inlassables, les graffeurs reprendront le travail pour un Hiver jaune 2 de 100 mètres de long sur les murs de la rue de la Poterne-des-peupliers et du pont Kellermann, dans le treizième arrondissement parisien12. Le boulevard tout proche sera rebaptisé « Zineb Redouane », du nom de cette dame tuée le 4 décembre 2018 par une grenade lacrymogène à son domicile marseillais, alors qu’elle fermait ses volets. Réalisée le 24 février 2019, la fresque Hiver jaune 2 sera détruite, elle aussi recouverte de peinture grise, le 20 mars suivant.
D’une manière très générale, les fresquistes se sont efforcés de créer des images de lutte et d’espoir porteuses d’humanité, rendant hommage dès qu’ils le pouvaient aux blessés de la rue. L’humour ne fut pas absent de ces travaux.
L’artiste Nadia Vadori-Gauthier a, quant à elle, choisi la danse. Vêtue de noir, elle ondule au sein d’une foule de manifestants en gilets jaunes, alors que des poubelles flambent sur le boulevard. Un ami tient la caméra. La vidéo est diffusée sur la plateforme Vimeo13. « Il s’agit, dit-elle, d’un acte de résistance poétique […]. [Ce 8 décembre 2018] j’ai fait dix danses. Trois le matin, lorsque les forces de l’ordre empêchaient les gilets jaunes d’accéder aux Champs-Élysées. Une quatrième, une fois les barrages de sécurité passés. Trois sur les Champs-Élysées alors que les manifestants couraient pour échapper aux grenades lacrymogènes. Par la suite, j’en ai fait une huitième, et une neuvième dans les nuages de gaz, vers Saint-Augustin puis à Saint-Lazare, vers 16 heures, où quelque chose flambait sur la chaussée. Des gens filmaient avec leurs téléphones. Pendant que je dansais, le Starbucks à ma gauche a été attaqué. »
Le 15 décembre 2018, conduites par l’artiste luxembourgeoise Deborah de Robertis, cinq jeunes femmes, seins nus, vêtues de sweats rouges à capuche formant bonnets phrygiens, font face aux gendarmes sur l’avenue des Champs-Élysées. Le photographe Valéry Hache, de l’Agence France Presse, immortalise le face-à-face stoïque de l’une de ces Marianne révolutionnaires avec une jeune femme gendarme. L’image fut l’objet de controverses. Elle suscita l’admiration de nombreux internautes. D’autres cependant s’interrogèrent : « Laquelle convient-il d’admirer ? »
2. Des autovidéos comme expression politique
Les militants devaient rapidement s’emparer du couplage « smartphone-réseau social Facebook ».
Le 27 octobre 2018, Jacline Mouraud, militante du Morbihan, diffuse une « auto-audio-vidéo »14. S’exprimant face caméra, elle s’adresse directement au président de la République : « J’ai deux petits mots à dire à Monsieur Macron et son gouvernement. […] Ce matin, j’ai regardé la télé comme tout le monde. J’apprends qu’on veut nous mettre des taxes supplémentaires à l’entrée des grandes villes. Je me suis dit : “C’est trop !” » Jacline Mouraud dénonce la traque aux conducteurs, la hausse du prix des carburants, la chasse aux véhicules diesel. La séquence deviend rapidement virale. Une vingtaine de jours plus tard, elle a été vue plus de 5 millions de fois. Le 8 novembre, en une seule demi-journée, elle recueille 70 000 vues supplémentaires.
Le 24 octobre 2018, Ghislain Coutard, chauffeur routier habitant l’Aude, se filme lui aussi en autovidéo. Depuis la cabine de son camion, il appelle les automobilistes mécontents à déposer leur gilet sous leur pare-brise : « […] un petit code couleur pour montrer que vous êtes d’accord avec nous »15. Cette vidéo l’instituera au sein du nouvel espace technique de circulation des images « inventeur des gilets jaunes ». Ghislain Coutard affinera plus tard et rétrospectivement son analyse : « L’utilisation d’origine [du gilet] était de le sortir en cas de danger… J’ai vu que les finances de tous les français étaient en danger. C’est parti de là, tout bêtement. »
Les autovidéos seront utilisées à intervalles réguliers par les têtes de file des gilets jaunes afin de défendre, paradoxalement, l’égalité de tous et l’horizontalité du mouvement. Le direct des présentateurs et des envoyés spéciaux de la télévision fut ainsi contrefait au sein de dispositifs techniques originaux dont leurs auteurs se sont emparés avec une aisance remarquable.
Le 24 mars 2019, face caméra, les yeux plongés dans ceux de ses interlocuteurs, Thierry Paysant, secouriste niçois, s’empare de son smartphone pour témoigner. Encore ému, il raconte la journée du 23 mars, accusant un haut gradé d’avoir arrêté l’équipe des street medics qui s’apprêtait à prodiguer les premiers soins à Geneviève Legay, militante communiste pacifiste. Victime d’une charge de police, sa tête avait violemment heurté un plot de sécurisation du tramway. « Je vois les medics. Je leur dis : “Planquez-vous, planquez-vous !” Les forces de l’ordre chargent. On était loin de la manif. On va et on se met contre un mur. Quatre gendarmes ou flics se mettent autour des filles et les protègent. […] Et là, qu’est-ce qui se passe ? Quelqu’un qui vient, un gendarme ou un CRS, disant : “Laissez passer les medics, laissez passer les medics ! Une dame s’est fait très mal, elle est tombée, saigne de la tête.” Les gendarmes nous ouvrent la porte. Et là, il y a un type avec un casque blanc et une écharpe tricolore… Il nous a empêché d’y aller et nous a mis en garde à vue direct. Cette dame, elle était en sang. Même en temps de guerre, on n’arrête pas les secouristes. Les mecs nous ont mis les menottes. Ils avaient honte. Tous les medics étaient titulaires de leur diplôme : des formateurs, des moniteurs, des pompiers, des hospitaliers. On n’était pas là pour s’amuser, mais pour aider les gens. Si un flic était tombé, on y serait allé pour pouvoir aider. On était neuf, on n’a pas dit de slogan, on n’a rien dit… » S’adressant à ses invisibles auditeurs, Thierry Paysant ajoute, ému : « Tu peux partager, partager à bloc ! »
Geneviève Legay fut atteinte de fractures du crâne, du rocher et de trois côtes. Aujourd’hui, elle est toujours suivie pour problèmes psychologiques et conserve des troubles de la vue et de l’odorat, certainement dus à un coup de matraque.
Le 28 décembre 2019, lors de l’acte 59 du mouvement, Jérôme Rodrigues est blessé à l’œil alors même qu’il était en train de filmer16.
Le 24 janvier 2020, c’est encore par autovidéo, regard face caméra, que s’exprime, amer, le militant Éric Drouet, qui fut l’un des premiers à appeler aux manifestations en 2018 : « Désolé, c’était ma dernière manifestation aujourd’hui. Vous n’obtiendrez jamais rien. Remerciements à tous les gilets jaunes. […] C’est un magnifique mouvement qu’on a lancé tous ensemble. Le premier acte, je m’en souviendrai toute ma vie ! […] Ça va être ma dernière vidéo que je fais en public. Le seul conseil que je peux vous donner, c’est de rester anonyme. N’essayez pas de vous mettre en avant : c’est assez risqué. »
Le live video, expression de la modernité, s’offre comme accès direct aux émotions – joies, souffrances, regrets et mises en garde – des militants. Il donne lieu parallèlement à l’invention de dispositifs cinématographiques stupéfiants. Nous assisterons ainsi au déroulement d’une réunion au sein même du bureau d’un ministre ; à des prises de parole de témoins s’exprimant face caméra auxquelles nous n’aurions jamais eu accès sans l’usage de selfies vidéo ; à l’effrayant basculement du regard d’un militant frappé en pleine face par une grenade ; à d’inimaginables violences policières…
Ainsi, le 27 novembre 2018, le ministre de la Transition écologique et solidaire, François de Rugy, les secrétaires d’État Brune Poirson et Emmanuelle Wargon, reçoivent les gilets jaunes Éric Drouet et Priscillia Ludosky dans les bureaux du ministère. Ils n’ont accepté de dialoguer qu’avec deux militants. Éric Drouet pose discrètement son smartphone sur la table et filme en live l’entretien durant une heure et demie, le diffusant simultanément en direct sur la page Facebook La France en colère : les gilets jaunes, enthousiastes, « accèdent » ainsi, virtuellement, au bureau du ministre, assistent à distance à l’entretien. Le ministère n’a pas été informé de cette prise de vue. Soucieux de ne pas envenimer l’affaire, un proche du ministre, ignorant du rôle des médiums et des dispositifs, affirme que « cela ne pose aucun problème, car ce qui a été affirmé durant le rendez-vous est complètement assumé publiquement ».
En sortant, Éric Drouet annonce sur son Facebook Live, face caméra, les yeux dans ceux de ses auditeurs : « Concrètement, aujourd’hui, il ne s’est rien passé. Il n’y a pas d’avancée. Il n’y a rien du tout. On a très bien compris que, pour eux, rien n’allait changer. » Il appelle les gilets jaunes à manifester sur les Champs-Élysées le samedi 1er décembre, pour l’acte 3.
3. Au carrefour d’une évolution sociale et d’un syndrome technique, l’image comme modernité
Le mouvement des gilets jaunes a opposé deux axes visuels : celui, concret, matériel, des gilets aux bandes réfléchissantes, des cabanes, des ronds-points et des manifestations de rue ; celui, virtuel, des prises de vue par caméras et smartphones, des circulations d’images et de textes sur les réseaux sociaux.
L’usage de Facebook, particulièrement intense durant cette première année du mouvement, a permis une large diffusion en direct d’images – photos et vidéos – captées grâce aux smartphones et aux caméras embarquées. Ce live photo résulte de mises au point techniques récentes, apparues dans les années 2015-2017, combinant les réseaux sociaux et les appareils de prise de vue.
Il faut noter qu’entre 2011 et 2018, l’utilisation des smartphones, permettant la réalisation de photos et de vidéos, a connu, en France, une ascension fulgurante17, supplantant celui des « téléphones portables » classiques. La part des Français disposant d’un tel appareil est passée de 17 à 75 %. Cet élan de modernité, mené par les entreprises multinationales d’origine américaine et sud-coréenne Apple et Samsung, a gagné quasiment toutes les catégories sociales. L’année précédant la naissance du mouvement des gilets jaunes a vu, ainsi, l’usage à grande échelle de smartphones performants, liant une belle définition des images à une grande capacité de stockage, et l’intégration du Facebook Live.
Nombreuses sont aujourd’hui les personnes disposant d’une caméra haute définition miniature, douée d’un son de qualité leur permettant de tenir le rôle de réalisateur ou producteur de films. Le nouvel environnement technique, très populaire, dont ces outils sont la tête de file, a généré ici ou là une foule de séquences nouvelles, d’images « jamais vues », révélant à la fois la richesse créative du mouvement des gilets jaunes et des réalités insoupçonnées, au premier rang desquelles, les humiliations et violences venant des « gardiens de la paix ».
De la sorte, le smartphone live s’est fait l’outil et l’enjeu d’une société mobile, fluide, horizontale, sans hiérarchie, ignorante des corps intermédiaires, où chacun communique facilement avec tous, où l’adresse directe aux plus hauts responsables de l’État n’apparaît plus impossible.
En 2011, le mouvement Occupy Wall Street dénonçant les abus du capitalisme financier s’inspirait des « printemps arabes » tunisiens et égyptiens et du mouvement des Indignés espagnol. Il dut son retentissement à une utilisation nouvelle, de vaste ampleur, des réseaux sociaux, à leur effet « boule de neige sociale ». Dans ce sens, et même si les photos et vidéos ne circulaient pas encore pleinement, Occupy Wall Street peut être considéré comme un précurseur du mouvement des gilets jaunes.
Le 13 juillet 2011, le magazine de contre-culture Adbusters lance en ligne un appel à occuper le pôle financier de Wall Street, le 17 septembre suivant. Des centaines de personnes se rassemblent à Manhattan, dans le parc Zuccotti. Les Indignés de Wall Street se multiplient ensuite rapidement.
Le 11 septembre 2011, le mouvement regroupera 1 000 manifestants à New-York, dans le quartier de Wall Street. Un mois plus tard, il s’étendra à plus de 1 500 villes de 82 pays, dont Paris18. Des manifestations massives seront organisées jusqu’en mai 2012.
Le réseau Twitter, créé cinq ans plus tôt, amplement utilisé par le mouvement, use des hashtags (« mots-dièses19 ») comme marqueurs. Afficher tous les tweets comportant un même mot-dièse permet de prendre la mesure des opinions du moment et, dès lors, d’inciter les internautes à réagir, à communiquer sur un sujet précis. Ces appels se popularisent par viralité20. Les utilisateurs sont, quant à eux, identifiés par le symbole @ suivi de leur identifiant unique. La topologie des échanges Twitter peut ainsi être connue, analysée21. Les militants d’Occupy Wall Street ont pris conscience que le réseau Twitter constituait un outil politique remarquable.
Ainsi, les appareils d’une circulation numérique rapide et facilitée des dialogues entre manifestants se sont mis en place parallèlement à la contestation de masse. Cette coévolution entre les instruments numériques et les manifestations populaires anticipe le développement simultané des vidéos directes, interactives et celui de la révolte des gilets jaunes au cours des années 2017-2018.
Il serait vain de vouloir figer les analyses. Au fur et à mesure de la progression du mouvement, de novembre 2018 à mars 2020, le matériel de prise de vue n’a cessé d’évoluer, conduisant à modifier en retour le regard porté sur l’insurrection.
Grâce à de petites caméras portatives, caméras-piétons fixées sur le casque des journalistes, les manifestations ont pu être filmées en de très longs plans-séquences, parfois d’une durée de plusieurs heures. Pour l’acte 47, le 5 octobre 2019, le youtubeur Djemadine a vidéographié une manifestation toulousaine de gilets jaunes et diffusé en live une vidéo de près de cinq heures enrichie d’un chat participatif 22. Le jeudi 9 janvier 2020, ces prises de vue de très longue durée lui ont permis de capter une séquence emblématique de la question des violences policières : celle d’un policier faisant tomber une manifestante à l’aide d’un croche-pied. La vidéo est devenue virale. Elle a fait la Une des Journaux télévisés, obligeant le Premier ministre à réagir. Loin d’être figés, les dispositifs images sont, eux aussi, profondément évolutifs.
Ainsi, l’usage de perches et de stabilisateurs a donné naissance à des images de plus en plus sophistiquées. Prenant leur distance vis-à-vis du seul point de vue humain, ces caméras flottent au-dessus des foules, s’immiscent même, de temps à autre, au sein des forces de l’ordre pour filmer l’arrestation musclée d’une manifestante, puis rejoignent le bitume pour capter l’image d’une voiture incendiée. La vidéo de longue durée, réalisée par Line Press lors de l’acte 70 du mouvement, le 14 mars 2020, est caractéristique de ces évolutions de l’écriture image23. Sa haute qualité technique lui confère cependant un statut ambigu : quittant l’espace du document, elle gagne pour nous, spectateurs, celui de la fiction. Destinée à la vente et la promotion commerciale internationales, destinée à satisfaire le spectateur à la recherche de sensations fortes, cette vidéo oppose de manière radicale et binaire les exactions des manifestants (dégradation des biens) à celles des forces de l’ordre (violences infligées aux personnes).
Ces images sont à confronter avec la couverture de la même manifestation réalisée par Thibault Izoret Masseron, journaliste à Figaro Live24. L’auteur filme et photographie simultanément. Les images en mouvement sont réalisées depuis une caméra embarquée fixée sur son casque. Les photographies, en noir et blanc, sont quant à elles, obtenues depuis un appareil reflex tenu à bout de bras. Elles seront intégrées aux images couleurs du film lors du montage. Le résultat est de belle facture.
La comparaison des prises de vue réalisées par divers opérateurs (amateurs, journalistes de télévision…) lors d’un même événement est, de fait, riche d’enseignements. Elle remet en cause cette pseudo-transparence des images à laquelle les spectateurs adhèrent volontiers, en rendant manifeste la part des médiums humains, techniques, institutionnels.
4. Signes et prémices visuels du mouvement
Des signes visuels potentiellement considérés après coup comme des prémices du mouvement nous orientent vers les facteurs de surdétermination. Loin des causes immédiates, apparentes, de la révolte des gilets jaunes, ils en révèlent les origines plus lointaines, multiples, profondes.
À Périgueux, le 27 janvier 2018, dix mois déjà avant la manifestation du 17 novembre 2018, plusieurs centaines de manifestants se dirigeaient vers la Préfecture et les ronds-points en vue de protester contre la vie chère, les taxes liées à l’automobile et la limitation de la vitesse à 80 km/h sur les routes. Certains avaient revêtu leur gilet jaune réfléchissant. L’événement, filmé en vidéo par des participants, fut relayé sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram, illustrant la remarquable conjonction liant la démocratisation des outils audiovisuels et la colère populaire.
Le 29 mai de cette année 2018, Priscillia Ludosky, usant de son smartphone, publie en ligne une pétition sur le site Change.org intitulée « Pour une baisse des prix du carburant à la pompe ! », aidée d’Éric Drouet et de Maxime Nicolle. L’intérêt manifesté à cette pétition par la presse papier25, sera l’une des principales raisons de son succès. De nombreux « événements Facebook » résonneront en écho. Le million de signatures sera dépassé à la fin du mois de novembre.
La journée du 17 novembre 2018 signe plus précisément l’acte de naissance du mouvement social. Marquée par les revendications relatives au coût des mobilités forcées pour les personnes habitant loin des centres-villes, elle focalise l’attention sur les traceurs de l’automobile, lieux et faits révélateurs de sa double présence effective et symbolique dans le paysage humain. Il est ainsi appelé au blocage des routes, des péages, des dépôts pétroliers. Occuper les ronds-points, y construire des cabanes, c’est également s’emparer de lieux emblématiques de l’urbanisme français qui en compte plus de 40 000, dénoncer le vide démocratique et le gaspillage écologique et financier qui ont présidé à leur élaboration. Au soir de ce 17 novembre 2018, le ministère de l’Intérieur compte 287 710 manifestants sur 2 034 points de rassemblement26.
Le gilet de couleur jaune fonctionne en prélèvement indiciel : il est une part matérielle de l’univers tant concret que symbolique des automobilistes. Équipé de deux à quatre bandes réfléchissantes, il fonctionne en réponse à la voiture et à ses phares. Vêtement de haute visibilité rendu obligatoire au début des années 2000, il est à la fois signe de détresse et de danger, appel au secours, mais aussi facteur de ralliement, de solidarité, de fraternité, de reconnaissance réciproque. Grâce à lui, les invisibles se font audibles. Au cours du mouvement, la couleur jaune prendra peu à peu son autonomie : de signe indiciel, elle se fait symbole. Des personnes seront placées en garde à vue pour simple port d’un GVH27 dans leur sac à dos. Le 14 juillet 2019, sur les Champs-Élysées, des ballons de baudruche jaunes seront crevés par des policiers et des gendarmes exaspérés. La couleur jaune deviendra paradoxalement dangereuse à porter. Les rassemblements presque totalement jaunes en 2018, dans les débuts du mouvement, se teinteront peu à peu de couleurs sombres. En 2020, alors que les manifestations se poursuivent, seules subsistent, çà et là, quelques taches de couleur. Le jaune, remarque Michel Pastoureau (2019) est peu présent dans la vie quotidienne. Trop voyant, il peut apparaître, lorsqu’il est porté en vêtement, comme une provocation s’opposant aux palettes retenues et sobres des quartiers chics. Il affirme alors une présence.
Déclassé au xvie siècle lors de la réforme protestante, il serait aujourd’hui l’affirmation d’une solidarité et d’une fierté collective, une manière de se situer « contre », marquant la volonté de se battre. Le dos des gilets jaune fluo, devenu surface d’inscription, mêlera le texte et l’image, permettant à chacun d’affirmer son individualité, son originalité, tout en soulignant la profonde unité du mouvement. Ces inscriptions externalisent la profonde humanité du mouvement, l’extrême diversité de ses participants, de leurs histoires propres. En janvier 2020, le collectif Plein le dos publiera symboliquement 365 photos de ces dos jaunes28, mais nombreux sont les photographes amateurs qui constituent leur collection personnelle. On y trouve pêle-mêle des questionnements lourds de sens (« Dans quel monde Vuitton ? »), des réponses aux accusations injustes (« Anti capitaliste, anti raciste, anti homophobie, anti transphobie »), des expressions de tendresse (« Pour ma fille, je t’aime, maman »), des marques d’engagement (« Médecin en soutien aux Gilets jaunes »), des cris de désespoir et d’amertume (« Jo le taxé » ou encore « Tout pour Notre-Dame, rien pour les Misérables »), l’héritage, enfin, des drames de la mutilation (« Borgne to be free »).
5. L’invention de dispositifs visuels et l’extension des luttes
D’autres modalités d’usage des images, totalement nouvelles, seront mises en œuvre, proposant du « jamais vu ».
Le 30 novembre 2018, sur le site d’hébergement vidéo YouTube29, les gilets jaunes de Commercy (Meuse), au nombre d’une vingtaine, réunis devant un micro, appellent à l’organisation, partout en France, d’assemblées populaires (Farbiaz, 2019). La scène, remarquable, est filmée en extérieur, diffusée sur les réseaux sociaux. Les participants, vêtus de leur gilet appellent à des comités populaires, « partout en France »30 et manifestent leur refus de représentants élus.
Mais, plus encore, ils incarnent visuellement une démocratie participative en se relayant les uns les autres, face à l’objectif, pour la lecture d’un texte rédigé en commun.
Le 30 décembre 2018, un mois après leur premier appel, les militants de Commercy, invitant à poursuivre le mouvement, adressent sur YouTube leur second appel à « tous les gilets jaunes, toutes celles et ceux qui ne portent pas encore le gilet, mais qui ont quand même la rage au ventre31 » Ils engagent à « enfiler le gilet sans crainte ». Le dispositif est calqué sur celui du premier appel : chacun vient à son tour prendre la parole pour la lecture d’un texte rédigé en commun. La scène se déroule en intérieur, devant deux micros, sous une guirlande de petits gilets jaunes en papier. L’une des participantes porte un bonnet de Noël.
L’heure, cependant, est grave : il faut former des assemblées citoyennes dans lesquelles les décisions seront prises collectivement. « Depuis Commercy, nous appelons à organiser une grande réunion nationale des comités populaires locaux. […] Ensemble, créons l’assemblée des assemblées, la Commune des communes […] ». Et pour conclure les militants s’écrient : « Vive le pouvoir au peuple, par le peuple et pour le peuple ! »
Le 9 janvier 2019, l’assemblée générale de Commercy est filmée. La vidéo est diffusée en ligne, en direct, reprise par Mediapart. Quelques jours plus tard32, le groupe de Saint-Nazaire répond en live à ces militants de Commercy qu’ils ne connaissent guère que par écrans interposés.
Les échanges et dialogues vidéos, conduits à plusieurs, entre deux groupes de gilets jaunes situés sur des terrains éloignés (ici, à Commercy et Saint-Nazaire), installent un
espace de débat entièrement nouveau, différent de ceux que proposait jusque-là Internet, ses courriels et ses chats.
Le 26 et le 27 janvier 2019 a lieu, à Commercy, l’assemblée des assemblées, encore nommée « ADA ». Elle s’inspire de l’agora33 et de l’ekklèsia34 grecques. Réunissant près de 75 délégations venues de l’ensemble du pays, elle vise à initier le plus grand nombre de personnes à la démocratie directe et participative. Des heures de vidéo et de documents audio seront enregistrées, en partie décryptées, en vue de produire un document que les participants souhaitent le plus fidèle possible à la réalité des échanges.
Un appel à volontaires est lancé pour achever d’analyser ces enregistrements. Les vidéos seront, elles, rapidement disponibles sur la chaîne YouTube des gilets jaunes de Commercy et la page Facebook de l’assemblée des assemblées, à l’intention des participants35.
D’autres ADA suivront, notamment à Saint-Nazaire (ADA 2, les 5, 6 et 7 avril 201936), Montceau-les-Mines (ADA 3, les 29 et 30 juin 201937), mais aussi à Montpellier (ADA 4, les 1er, 2 et 3 novembre 201938), Toulouse (ADA 5, les 6, 7 et 8 mars 202039). Conçue et mise au point par les gilets jaunes de Toulouse, l’ADA TV a permis de médiatiser l’événement : « par nous-mêmes, en toute transparence, radicalité et horizontalité », disent-ils. Les assemblées et ateliers, les réalisations de films ont eux-mêmes été filmés. Ces images et commentaires sont disponibles en ligne40. Ils permettent de mesurer la grande sensibilité du mouvement aux images, mais aussi la défiance des gilets jaunes vis-à-vis des grands médias et, parfois, de ceux qui ne portent pas le gilet.
Le 1er décembre, lors de l’acte 3 des manifestations des gilets jaunes, des images de violences, captées sur les Champs-Élysées, sont diffusées sur la chaîne YouTube par de nombreuses sociétés de production (Line Press41, CLPress42, Thao Neth43, LDC News Agency44, Hors-Zone Press45, Le Média46, etc.). Les scènes sont filmées tantôt du côté des forces de l’ordre, tantôt du côté des manifestants. On y voit des tirs de grenades lacrymogènes, des policiers formant des nasses et bloquant l’avenue à l’aide de barrières, un jeune gilet jaune molesté alors qu’il clame « je n’ai rien fait », des policiers manifestant leur colère, des jets de projectiles offensifs, des canons à eau ; en retour, des voitures et des poubelles incendiées. L’émeute urbaine se focalise autour de l’Arc de Triomphe : les manifestants s’emparent des barrières de protection, lancent des pavés, lèvent le poing et chantent La Marseillaise autour de la tombe du Soldat inconnu. Les policiers chargent. Attaqués à leur tour, ils reculent. Au sein du Burger King, avenue de Wagram, les manifestants, gazés, se font violemment matraquer. Les vidéos live seront diffusées en direct. Elles joueront plus tard en faveur des manifestants. On entend le journaliste de HZ (collectif Hors-Zone) s’écrier : « Vous n’avez pas à me frapper ! C’est parce que j’ai filmé, c’est pour ça ? »
Une lecture attentive de ces séquences vidéo conduit, dans un retour aux faits et en s’éloignant temporairement de la dimension symbolique des images, à évaluer le rôle de la prise de vue, celui du montage dans l’adhésion au mouvement ou, à l’inverse, son rejet. Lorsque le vidéaste se situe derrière la première rangée de policiers ou de gendarmes, il fait corps avec eux, ne serait-ce que parce qu’il a obtenu l’autorisation, implicite ou explicite, d’être présent à cet endroit. Face à eux, les manifestants gilets jaunes semblent lointains. Dans cette configuration, les spectateurs des images ont le sentiment d’être directement menacés par leurs projectiles.
Lorsque le vidéaste se trouve du côté des manifestants, la réception du film est bien différente. Les policiers et les gendarmes forment une masse anonyme, menaçante, porteuse de grenades lacrymogènes et d’armes dangereuses dites « sublétales » ou « de force intermédiaire » : lanceurs de balles de défense (LBD), grenades à main de désencerclement (GMD) et grenades lacrymogènes instantanées GLI-F4 contenant une charge explosive de TNT. Pour le spectateur des images, la menace émane alors des forces de l’ordre ; les manifestants semblent une cible, presque des proies. Ce sont des victimes.
En sept mois, par le décompte des « mutilés pour l’exemple47 », effectué à l’occasion de la manifestation du 2 juin 2019, nous saurons que 24 personnes ont été éborgnées, 5 amputées d’une main, une aura perdu un testicule, deux auront été privées d’odorat, une vingtaine auront été blessées au visage et aux pieds48.
6. Détournements et déplacements d’images
Il apparaît clairement que la manière de filmer, de choisir un point de vue et, de toute évidence, de sélectionner les séquences d’un montage oriente la position du spectateur pour ou contre le mouvement. Les éventuels commentaires des journalistes font le reste. « Toute photographie, dit Denis Roche (2007), dit et désigne, en la sous-entendant, la présence implicite de l’appareil photo. » Il faudrait ajouter celle du photographe, celle du monteur-sélectionneur d’images, celle des institutions pour lesquelles ils travaillent.
Les perspectives écrasées des téléobjectifs utilisés par les journalistes professionnels nous placent, telles que nous les recevons, au cœur même des bris de vitrines, des incendies de poubelles ou de voitures. Ainsi, vous tombez des nues en regardant le journal de 20 heures : tout Paris, toute la France semblent à feu et à sang. L’effet est effrayant. Vous étiez présent rue de Rivoli, vous preniez vous-même des photos à l’aide d’un banal 50 millimètres. Certes, une vitrine a été brisée. Vous avez vu les lanceurs de pavés habillés de noir. Mais la manifestation pacifique a poursuivi son chemin tout en les ignorant. Il n’y eut, de fait, rien de spectaculaire.
De légers détails – en premier lieu sa légende – peuvent modifier radicalement le sens d’une image. Déplacer un document, une séquence est une tricherie facile à accomplir. Des photos ou vidéos anciennes, antérieures au mouvement ont été, ici ou là, par les uns ou par les autres, présentées comme les illustrations de manifestations en faveur des gilets jaunes. Les images sont parfois plus sérieusement retouchées : une veste colorée en jaune suffit à « prouver » la présence d’un militant en un endroit où il ne devrait pas être.
Mais les fake pictures peuvent révéler des détournements aux enjeux plus problématiques encore.
Les spectateurs du 19/20, le journal télévisé de France 3, le 15 décembre 2019, ont vu à l’écran une pancarte brandie par la foule des gilets jaunes sur laquelle était inscrit un seul mot : « Macron ». Le manifestant Jean-Baptiste Reddé, connu sous le pseudonyme « Voltuan », saisira quelques jours plus tard le Conseil supérieur de l’audiovisuel pour protester contre la retouche de la photo : « J’ai porté plainte auprès du CSA à propos de la censure pratiquée par France 3 Week-end concernant mon slogan “Macron dégage”. » France Télévisions présentera des excuses pour avoir retouché ce texte, mais Voltuan ne renoncera pas à son intention de porter l’affaire devant les tribunaux pour diffusion de fausses nouvelles, atteinte à l’œuvre d’art et censure49.
Confrontés à la diffusion de vidéos mettant en cause des policiers, certains chercheront le moyen de contrer ce police bashing. En 2020, suivant en cela la proposition d’un sénateur formulée l’année précédente, celle du syndicat de policiers Alliance, exprimée dès 2018, et l’étude conduite par le ministère de l’Intérieur50, un député déposera une proposition de loi visant à sanctionner toute « diffusion par quelque moyen que ce soit, et quel que soit le support, de l’image des fonctionnaires de la police nationale, de militaires, de policiers municipaux ou d’agents de douanes » dans l’exercice de leurs fonctions. Cette proposition d’amendement à la loi de 1881, apparue aussitôt comme une menace pour la liberté d’informer, n’ira pas au-delà du simple dépôt à l’Assemblée. Le jeudi 10 septembre 202051, cependant, le nouveau ministre de l’Intérieur annonçait sa volonté de contraindre les chaînes de télévision et les médias sociaux au floutage des visages des forces de l’ordre. La prise de vue resterait cependant autorisée car, disait-il, « personne ne pourra[it] empêcher les gens de filmer […] ». Le ministre revenait ainsi sur la circulaire du ministère de l’Intérieur de 2008 signalant que « les policiers ne bénéficient pas de protection particulière en matière de droit à l’image ». Fait nouveau : il proposait, en outre, d’autoriser la diffusion dans l’espace public des vidéos réalisées par les caméras-piétons de la police. L’usage de ces dernières, minuscules outils de prise de vue fixés à la boutonnière, soulève, à l’évidence, de nombreuses questions éthiques et juridiques.
7. Décrochage des portraits
Décrocher le portrait officiel du président de la République, le retourner, faire brûler son effigie et, d’une manière générale, attenter aux symboles de la République, sont des crimes de lèse-majesté punis sévèrement. Le décrochage d’un portrait présidentiel – qui n’est pas, quoique l’on puisse en penser, « juste une image » –, peut être puni de 75 000 € d’amende et de 5 ans d’emprisonnement.
L’image, ici, relève à la fois de l’indice, de l’icône et du symbole (Tiercelin, 1993 ; 2013). Comme toute photographie, elle est indice, échantillon du réel, prélèvement direct car effectué par les rayonnements électromagnétiques de la lumière émise par l’objet ou réfléchie par lui. Mais elle est aussi icône tant elle ressemble à la réalité qu’elle figure, participant ainsi à la création d’un monde parallèle, le plan des images. Elle est enfin symbole, renvoyant, pour les uns, à une République à respecter, pour les autres, à un pouvoir à abattre. Mais son statut, l’importance qui lui est accordée diffèrent selon le spectateur.
Le 2 mars 2019, Anne-Sophie Trujillo Gauchez, militante de l’ANV-COP2152 décroche le portrait d’Emmanuel Macron à la mairie de Jassans-Riottier, dans l’Ain. C’est le début de toute une série de décrochages de l’image officielle dans les écoles et les mairies. Le mur dénudé est salué par les militants pro-climat : « Ce mur symbolise le vide de la politique actuelle du gouvernement, face aux urgences climatiques et sociales. » Les portraits décrochés seront déplacés sur un chantier pour dénoncer le « bétonnage inutile ». Un clip sera tourné à cette occasion, parodiant les vendanges du mois de juillet 2050, quand le réchauffement aura avancé la date du mûrissement des raisins. L’objectif de 125 portraits décrochés sera dépassé dès le mois de juillet.
Les décrocheurs seront impliqués dans de multiples procès à Bourg-en-Bresse, Orléans, Bordeaux… dont l’issue sera variable d’un tribunal à l’autre. Les procès de Strasbourg et de Lyon se solderont par des relaxes. À Strasbourg, les juges estimeront qu’il n’y avait pas d’élément intentionnel puisque le maire de la commune concernée avait été mis au courant et avait donné son accord tacite. À Lyon, deux décrocheurs de portrait officiel seront relaxés au bénéfice de l’état de nécessité pour motif légitime d’urgence climatique.
Le 21 décembre 2018, à Angoulême, au tout début du mouvement, un pantin à l’image du président de la République est décapité, puis brûlé à l’issue d’un procès fictif. Cette mise à mort d’une image a été filmée. La vidéo circulant sur les réseaux sociaux est vite parvenue au gouvernement. Trois gilets jaunes ont été mis en examen pour « outrage et incitation au crime ». Ils ont été placés sous contrôle judiciaire pour « « provocation à la commission d’atteinte à la vie » du président de la République, « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique », « déclaration incomplète ou inexacte de manifestation ».
Le 22 décembre, le porte-parole du président de la République tweete : « Donc, “on” lynche des policiers, “on” chante la quenelle de Dieudonné à Montmartre, “on” reprend les codes des années 30 pour renverser la République, “on” décapite l’effigie du président. Derrière ces “on”, un seul visage lâche, raciste, antisémite, putschiste. Stop. »
Le lendemain, 23 décembre, contrevenant à l’indépendance de la justice, le Premier ministre tweetera, quant à lui : « Un simulacre de décapitation du chef de l’État… des agressions d’une violence inouïe contre des policiers… des gestes antisémites en plein Paris… Il est hors de question de banaliser de tels gestes qui doivent faire l’objet d’une condamnation unanime et de sanctions pénales. »
En mars 2019, les avocats des trois gilets jaunes incriminés à Angoulême demanderont la suspension du contrôle judiciaire et leur démise en examen, un certain nombre de dispositions du code de procédure pénale n’ayant pas été respectées.
Les interventions télévisuelles du président de la République feront, quant à elles, l’objet de nombreuses analyses et controverses, montrant, s’il en était besoin, le haut niveau de l’intérêt porté aux images par les téléspectateurs et les usagers des réseaux sociaux.
Le 1er décembre 2018, depuis le sommet du G20, en Argentine, le président de la République française fait référence aux violences qui ont eu lieu ce jour même dans la capitale française. Il évoque les gilets jaunes. « Aucune cause, dit-il, ne justifie que des forces de l’ordre soient attaquées ou que l’Arc de Triomphe soit souillé […]. Ce qui s’est passé aujourd’hui à Paris n’a rien à voir avec l’expression pacifique d’une colère légitime. »
Le 10 décembre 2018, il parle de nouveau aux Français. Assis derrière son bureau de l’Élysée, le visage figé, les yeux rivés sur son prompteur, les deux mains posées à plat, les doigts écartés, il fait des propositions : augmentation de 100 € par mois du revenu des travailleurs au Smic, annulation de la CSG pour les retraités gagnant moins de 2 000 € par mois, cession des impôts et des charges pour les heures supplémentaires. Il annonce enfin la tenue d’un débat à l’échelle nationale, mais refuse de rétablir l’impôt sur la fortune. Les images de cette intervention officielle susciteront de très nombreux commentaires sur les réseaux sociaux. Le moindre geste, la moindre expression du visage donneront lieu à commentaires et interprétations. Jamais peut-être, une séquence d’images n’a été scrutée avec autant d’attention.
Trois semaines plus tard, le 31 décembre 2018, cette fois, c’est debout – « en marche » – dans son bureau de l’Élysée, que le président de la République adresse ses vœux à la Nation française. On devine derrière lui une grande toile de l’artiste américain Shepard Fairey53, auteur du poster Hope de la campagne présidentielle de Barack Obama en 2008. L’œuvre a été créée au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Elle montre le visage d’une Marianne entouré de fleurs et des trois mots « Liberté, égalité, fraternité ». Certains internautes verront, dans l’œuvre et le pentagramme qui y figure, des symboles maçonniques. D’autres, une volonté de toute puissance comme en témoignerait le seul choix de l’artiste connu sous le pseudonyme « Obey ». Le tableau de Shepard Fairey sera brandi dans les manifestations par les gilets jaunes eux-mêmes. En référence aux manifestants éborgnés par les forces de l’ordre, la Marianne aura, dès lors, un œil barbouillé de rouge54.
Le Président dénonce : « Que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où, comment ? – et, n’étant en fait que les porte-voix d’une foule haineuse, s’en prennent aux élus, aux forces de l’ordre, aux journalistes, aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels, c’est tout simplement la négation de la France. »
De nombreux internautes ont répondu à ces propos diffamatoires, certains par des images de tendresse et de solidarité entre gilets jaunes, ainsi légendées : « La voici, notre haine55 ! »
8. Les images comme combat
5 janvier 2019, acte 8. Ce jour-là, lors de la manifestation parisienne des gilets jaunes, Christophe Dettinger, ex-champion de France des poids lourds-légers, frappe à coups de poings un gendarme sur la passerelle Léopold-Sédar-Senghor, à Paris. Il est identifié grâce aux caméras de surveillance. La scène est filmée, par ailleurs, par la société de production Line Press.
Quelques heures avant de se rendre de lui-même dans un commissariat, Christophe Dettinger s’exprime à l’image sur la page Facebook d’un membre de sa famille. Il y diffuse une autovidéo et tente d’expliquer son geste : « À force de se faire taper, de se faire taper, de se faire taper, je me suis fait gazer. Oui, j’ai voulu avancer sur les CRS. J’me suis fait gazer avec mon ami et ma femme. À un moment, la colère est montée en moi. Oui, j’ai mal réagi, mais je me suis rendu. Je voulais vous dire ça. Demain matin, je me rends en garde à vue s’ils ne m’ont pas chopé avant. Peuple français, gilets jaunes, il faut continuer. Pacifiquement, mais continuer le combat… » Lors des débats de la 23e chambre correctionnelle du tribunal de Paris, le 13 février 2019, de nombreuses vidéos tournées par les caméras de surveillance ou par des journalistes seront diffusées en boucle dans la salle d’audience sur grand écran, au ralenti, en accéléré, en marche avant, en marche arrière, sans le son, « quasiment hypnotiques », dira le journaliste du Point. On y voit Christophe Dettinger boxer et rouer de coups de pied deux gendarmes des forces mobiles. La scène est inimaginable : les représentants des forces de l’ordre sont projetés à terre.
Pour le tribunal, il s’agit de savoir si la défense de Dettinger et de ses avocats est audible. Le boxeur assure avoir été témoin de violences policières et s’être porté au secours d’une personne, juste avant ces coups qu’il regrette. Maître Henri Leclerc, avocat du boxeur, ajoutera, quant à lui, le son aux images. Il a entendu des gilets jaunes s’adresser ainsi aux gendarmes : « Laissez-nous passer, faites pas les cons, les mecs, il y a des mères de famille, on est comme vous… »
En réponse à la diffusion des images émanant de la Préfecture de police et relatives à l’affaire Dettinger, des vidéos créées par smartphone circulent. Elles ont été réalisées lors du même acte 8 à Toulon, par des gilets jaunes. On y voit un policier, commandant divisionnaire décoré de la Légion d’honneur, Didier Andrieux, frapper à poings nus un gilet jaune sur le capot d’une voiture.
L’avocat du policier a révélé une autre vidéo : deux heures et demie plus tôt, le policier aurait été frappé par des gilets jaunes. La stratégie, désormais, est ancrée. Afin d’éviter qu’une seule séquence d’images ne conduise à des interprétations radicales, naïves et dangereuses, il s’agit de retrouver la mémoire de ce qui s’est passé juste avant l’acte de violence incriminé.
Christophe Dettinger sera condamné à un an de prison ferme aménageable en semi-liberté et 18 mois de sursis avec mise à l’épreuve. En réaction, des manifestants se masqueront le visage.
D’autres combats par les images auront lieu, conduits notamment par des journalistes professionnels, soucieux de vérité. Ils donneront lieu à des reconstitutions réalistes en 3D de scènes de violence symbolique et physique faisant polémique.
La séquence des lycéens agenouillés (le 6 décembre 2018) et deux terribles mutilations – à Bordeaux, le 12 janvier 2019, et Paris, le 16 novembre 2019 – feront l’objet de tels travaux.
Ce matin du 6 décembre à 11h45, 200 jeunes, pour la plupart mineurs, manifestent devant les lycées Edmond-Rostand et Saint-Exupéry de Mantes-la-Jolie. La manifestation a été décidée la veille, organisée grâce aux réseaux sociaux. Des casseurs se sont mêlés aux lycéens. La rafle de la police a lieu au hasard ; les policiers sont armés, casqués, cagoulés. Les adolescents arrêtés, pacifiques dans leur grande majorité, sont placés à genou, dans une position angoissante et dégradante, parfois pendant des heures. L’ensemble, qui fait songer à une scène de guerre, sera filmé par un membre des forces de l’ordre. 151 lycéens, pour beaucoup mineurs, seront ensuite placés en garde à vue. Le commissaire de Mantes dira : « Moi, je ne fais pas de l’image ». Sous-entendu : « Je suis dans le vrai, le concret, le solide. Je ne donne pas dans l’analyse et l’interprétation. »
La scène des jeunes à genoux, les mains croisées sur le cou et, pour certains d’entre eux, le front appuyé contre le mur, a été filmée par un membre des forces de l’ordre. Elle a circulé dans le monde entier sur les chaînes de TV et les réseaux sociaux. La vidéo s’accompagne d’un commentaire off cynique, prononcé par une voix masculine : « Voilà une classe qui se tient sage. On va montrer ça à leurs profs, ils n’ont jamais vu ça. » Elle a suscité des tollés dans le monde entier. La seule faute reprochée à la police, dans un premier temps, sera la réalisation de cette vidéo.
Les journalistes de France 2 effectueront un important travail de recherche et d’assemblage d’images qu’ils présenteront au début du mois de février 2019. 975 photos, 20 heures de vidéos et une heure d’images d’archive ont ainsi été analysées, montées. Elles sont issues de caméras de surveillance, de prises de vue de presse, d’infographies, de vidéos d’anonymes, d’entretiens filmés. Les journalistes travailleront ainsi pour le magazine Complément d’enquête56 durant huit jours, enrichissant le reportage initial au sein d’une contre-enquête. La nasse des policiers et gendarmes, l’arrestation des lycéens seront reconstituées avec précision. Il s’agissait là, pour les journalistes, de montrer comment un travail d’enquête précis peut modifier la perception qu’ont les téléspectateurs d’un événement. De fait, cette séquence des lycéens à genoux avait pu choquer mais s’effacer rapidement de nos mémoires. La reconstitution précise montrant et démontrant la stratégie haineuse des forces de l’ordre, la très longue durée de la séquence au cours de laquelle les jeunes ont dû rester agenouillés, l’âge de la majorité d’entre eux – la plupart étaient mineurs et le plus jeune avait 12 ans – soulevaient la question de l’illégalité des agissements de la police.
À Bordeaux, le 12 janvier 2019, lors de l’acte 9, Olivier Béziade, manifestant et pompier volontaire en Gironde, est gravement blessé lors de la manifestation des gilets jaunes alors qu’il ne présentait aucune menace. Les photos et vidéos, rassemblées par l’équipe vidéo du journal Le Monde, contrediront les discours officiels. Alors que le ministre de l’Intérieur affirme que « l’usage du LBD est strictement encadré », un live montre en direct une double attaque illégale, certainement par LBD40 et, quasi simultanément, par une grenade de désencerclement. Atteint à la tête, l’homme s’écroule. Le nom d’Olivier Béziade s’ajoute à la longue liste des blessés recensés par le journaliste, écrivain et réalisateur David Dufresne57.
Les journalistes ont effectué une « enquête vidéo très précise58 ». Par l’analyse de centaines de photos et de vidéos – d’amateurs, de journalistes, mais également issues d’une caméra de surveillance, ils sont parvenus à reconstituer en 3D la scène selon plusieurs points de vue. Nous savons désormais que le cortège des gilets jaunes a gagné la place de la Comédie à Bordeaux, puis qu’il a ralenti. La tête du cortège s’est alors immobilisée. Les manifestants ont reflué par la rue Sainte-Catherine. L’un d’eux a lancé un projectile en direction des forces de l’ordre qui ont émis deux sommations avant de charger. Olivier Béziade a été le dernier à prendre la fuite. Il s’agissait de sa première participation à une manifestation : « Je revendiquais mon droit de gagner plus pour dépenser plus et faire vivre ma famille correctement. »
Un agent de la BAC a alors effectué un tir de LBD40 qui n’a pas atteint le manifestant. Un second policier a lancé une grenade lacrymogène. Olivier Béziade a arrêté sa course et regardé derrière lui. À ce moment, « je vois mon tireur », dira-t-il. Ce second agent de la BAC a effectué un tir de LBD. Touché à la tête, le manifestant s’est écroulé face contre sol. Ses mains, ne répondant plus, n’ont pu le protéger. Un quatrième policier a alors lancé en l’air – ce qui est illégal – une seconde grenade de désencerclement. Olivier Béziade a été victime d’un traumatisme crânien, d’une hémorragie et de multiples fractures du crâne. Les commerçants du quartier et les street medics se sont précipités à son secours. Les pompiers sont arrivés plus de dix minutes après le tir. Le blessé a dû être plongé dans un coma artificiel durant quatre jours, puis immobilisé durant trois mois à l’hôpital. « Pendant un an, dira-t-il plus tard, toute ma vie a été arrêtée. […] J’étais cloîtré chez moi, je ne pouvais pas sortir. » Il souffre aujourd’hui d’irréversibles séquelles neurologiques.
La restitution précise de la scène par les images montre que n’ont été respectés ni le principe de nécessité, ni celui de proportionnalité. Il apparaît clairement que les policiers n’ont pas porté secours au blessé. Ils ont refusé d’appeler les pompiers, arguant du fait qu’ils « ne pouvaient pas ». Le policier susceptible d’avoir effectué le tir de LBD40 a été mis en examen le 8 janvier 2020.
Le 16 novembre 2019, à l’occasion du premier anniversaire de l’acte 1 du mouvement, un rassemblement de gilets jaunes est programmé place d’Italie. À 14 h 41, un manifestant pacifique, Manuel Coisne est brutalement atteint à la face par un tir de LBD. Le projectile percute le plancher osseux de son orbite gauche, lui ouvre l’arcade et le globe oculaire. Il perdra son œil.
La soigneuse reconstitution en 3D des événements ayant précédé le tir funeste par le journal Le Monde a permis d’en déterminer l’origine59. Plusieurs vidéos ont été synchronisées grâce aux bruits de la rue. Il est ainsi possible d’observer la scène sous plusieurs points de vue, de corréler l’atteinte à la personne avec le tir à 15 degrés60 d’un lance-grenades, d’apporter les preuves que plusieurs fautes ont ici été commises. Le tir aurait dû être effectué avec un angle de 45 degrés. Le choix d’un dispositif de propulsion à retard, permettant d’atteindre des cibles situées à 100 mètres, a été dangereusement utilisé alors que le manifestant se trouvait à une trentaine de mètres.
Le journaliste Arthur Carpenter, après avoir visionné pendant des heures des vidéos réalisées par les manifestants eux-mêmes et des extraits des caméras de surveillance, a identifié le CRS qui, de manière non réglementaire, a tiré une grenade avec un angle insuffisant de 15 degrés contre un manifestant situé à 55 mètres alors qu’elle devait être tirée en cloche contre des cibles situées à plus de 100 mètres.
Manuel Coisne a porté plainte pour violence volontaire en réunion par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné une infirmité permanente. Le 22 novembre 2019, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire. Maître Arié Alimi, avocat du manifestant, a réclamé le départ du préfet de police de Paris.
Dans l’affaire de Mantes-la-Jolie, dans celle de Bordeaux où fut blessé Olivier Béziade, dans celle de la place d’Italie à Paris où Manuel Coisne perdit un œil, les vidéos anonymes issues des smartphones, les images journalistiques, les extraits des caméras de surveillance, collectés, rassemblés, analysés par des journalistes d’investigation ont, chaque fois, permis de croiser les points de vue et par là même d’obtenir des preuves certaines du déroulement des événements.
Du mois de décembre 2018 au mois de mars 2019, en quatre mois de manifestations des gilets jaunes, le journaliste indépendant David Dufresne61 a recensé 540 tweets de signalement transmis sous le mot-clé « Allô, Place Beauvau », pour chaque personne blessée par les forces de l’ordre. Ce sont les images de manifestants mutilés circulant sur les réseaux sociaux qui l’ont conduit à s’intéresser aux blessures, aux insultes, menaces et arrestations dégradantes, à dénoncer, non seulement les violences policières, mais encore le silence des médias. David Dufresne n’a cependant recensé que les violences pour lesquelles il disposait de preuves manifestes en images. Ces dernières sont généralement issues de smartphones d’amateurs utilisateurs de réseaux sociaux62. Les « simples » récits oraux n’ont pas été retenus. Les travaux de David Dufresne ont ainsi fourni les outils d’une sensibilité accrue vis-à-vis des violences faites aux personnes. L’afflux des spectateurs dans les salles de cinéma projetant son film, Un pays qui se tient sage suffirait à le prouver.
Conclusion
Le mouvement des gilets jaunes est concomitant de l’apparition de nouveaux procédés de création et d’utilisation des images dans la seconde moitié des années 2010. La circulation rapide et en direct d’images animées aisément réalisées conforte et renforce le développement horizontal d’un mouvement sans leader, sans représentant.
Certes, les images ne sont pas à confondre avec la réalité, mais elles sont souvent reçues comme des témoins directs des faits, y compris dans les palais de justice où elles sont de plus en plus présentes.
Leur manipulation, liée à l’usage de logiciels dédiés et aux réceptions naïves, facilite la multiplication de fake pictures trompeuses. Mais il n’y a nul besoin de retouche pour faire agir les images dans le sens souhaité. Une focale adaptée, un point de vue choisi, un cadrage parfaitement dessiné, un montage bien pensé suffisent.
Ainsi les images s’opposent aux images. S’affrontent alors les dégâts matériels (poubelles incendiées, vitrines brisées) et les violences commises à l’encontre des personnes (humiliations, blessures et mutilations), les vues réalisées depuis les rangs des forces de l’ordre et depuis ceux des manifestants ; les longues focales des téléobjectifs et les courtes focales des smartphones individuels que les manifestants s’apprêtent à brandir à tout instant pour, simplement, témoigner. Le journaliste David Dufresne a pris pleinement conscience de l’effet de la multiplication des petits téléphones preneurs de vue sur l’opinion : « Nous avions jusqu’ici une vision policière des émeutes. De tout temps, la presse et les caméras étaient situées derrière les policiers pour être protégées. Donc le spectateur « recevait les pavés ». Aujourd’hui, il peut encore les recevoir : BFM est toujours là – mais il peut aussi recevoir les coups de LBD, de matraque. […] Cette guerre des images rétablit la réalité63. »
L’une des forces du mouvement des gilets jaunes est de s’être emparé des outils de production et de diffusion des images, d’avoir compris, avant tous, que la parole, l’expression présentes sur des supports légers mais multipliés, individuellement maîtrisés, sont plus efficaces et insaisissables que jamais. Échappant aux contrôles, cette dissémination est garante de liberté. Victor Hugo avait eu l’intuition de ce pouvoir de fragmentation du médium. Commentant la naissance de l’imprimerie à caractères mobiles à la Renaissance, il remarquait que, sous forme de manuscrits, la pensée était en danger permanent, mais qu’imprimée, multipliée, elle devenait plus forte. Résolument moderne, il écrivait64 : « […] elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air […]. Maintenant, elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace. » Il en est de même avec la multiplication et la viralité des images de smartphones : les gilets jaunes, passés maîtres dans l’art de la fluidité se sont ouvertement lancés sur le terrain d’une compétition avec les grands médias télévisuels.
Ainsi co-évoluent techniques et mouvements populaires.
De récentes technologies d’image sont susceptibles de faire évoluer nos points de vue et opinions. Les reconstitutions 3D, évoquées ci-dessus, utilisées dans la dénonciation des violences commises par les forces de l’ordre, mais aussi les drones – le mot anglais désigne les faux-bourdons. Aéronefs sans pilotes, ils nous plongeront dans un monde fictionnel, fascinant, quasi enchanté, nous invitant à prendre de la hauteur. En revanche, ils serviront inéluctablement d’engins de contrôle et de surveillance.
L’usage des images est une chose, la conscience qu’il serait possible d’en maîtriser collectivement la production en est une autre. Les mouvements populaires pourraient bénéficier de cette intelligence en élaborant, par exemple, en toute lucidité, les archives susceptibles d’écrire leur histoire et d’ouvrir la voie d’un monde futur.