L’observation photographique. Auto-analyse d’une enquête sur les gilets jaunes

DOI : 10.56698/chcp.506

Résumés

L’auto-analyse d’une enquête « photo-ethnographique » menée pendant un an sur le mouvement des gilets jaunes permet d’interroger les conditions de production des images, leurs statuts et les usages sociologiques qu’il est possible d’en faire. La première partie de l’article montre que l’utilisation de la photographie dans un cadre scientifique pose des problèmes relativement analogues aux autres méthodes dédiées à la production de matériel empirique. L’analyse de l’outil et de la pratique photographiques rappelle la double illusion d’une « neutralité » de l’observateur et d’une réalité prétendument « transparente » : le type d’appareil utilisé, les choix techniques qui précèdent la prise de vue et la relation nouée entre le photographe et le photographié façonnent sans doute autant le matériau produit que les hypothèses de l’enquêteur et les conditions de la rencontre avec les enquêtés.
Les contraintes du photographe, qu’elles soient pratiques, intellectuelles, morales, ne sont pas pour autant des obstacles à la connaissance. La photographie peut aussi ouvrir des opportunités pour accéder aux agents les moins disposés à jouer le jeu de l’enquête, et atténuer l’asymétrie de la relation enquêteur/enquêté. Surtout, parce que la production des images est toujours inscrite dans des rapports sociaux, les « mises en scène » conscientes ou inconscientes offertes au photographe peuvent être envisagées comme des révélateurs des ressources dont disposent les agents pour se valoriser et comme des indices de l’ethos qu’ils mettent en œuvre dans leur connaissance pratique du monde social. Ainsi, le cadre de la rencontre avec les gilets jaunes et la manière dont le photographe est perçu sont propices à la mise en lumière de certains enjeux de la mobilisation et de certains invariants de la culture des classes populaires mobilisées : la quête de respectabilité, le primat accordé à la vie collective, la centralité de la famille, ou encore la valorisation des valeurs de la virilité et de la force physique.
Contre certaines mystifications de la pratique photographique, l’article défend ensuite l’idée que la construction d’un corpus d’images pertinentes dépend peut-être moins des aptitudes du photographe sur « le terrain » que de son implication dans le travail d’editing, défini ici comme la phase de sélection, de développement et d’organisation des images. Souvent laissée dans l’ombre, cette partie du travail photographique occupe une place décisive dans la construction visuelle et sociologique de l’objet : la confrontation à l’ensemble du matériau apparaît comme le moment privilégié pour prendre conscience de la relation d’enquête et des prénotions que le photographe investit malgré lui dans la réalité étudiée. Les opérations relatives au choix et au développement des photographies sont l’occasion d’infirmer ou de confirmer ses hypothèses, d’en générer de nouvelles et d’élaborer une « grammaire » de l’image potentiellement ajustée à sa vision de l’objet, aux publics visés et aux finalités de son travail. En ce sens, l’editing rappelle aussi l’aporie de l’opposition entre esthétique et sociologie.
Pour approfondir la connaissance des déterminations de la pratique photographique et maîtriser l’inconscient historique, esthétique et académique que le « sociologue-photographe » engage inévitablement dans sa pratique, l’article plaide en conclusion en faveur d’une sociologie des sociologues, des photographes et de leurs publics.

Photographic Observation. Self-Analysis of a Fieldwork around the Yellow Vests”

The self-analysis of a “photo-ethnographic” fieldwork carried out for one year around the Yellow Vests movement allows to question the conditions of production of images, their status and the sociological uses that can be made of them. At first, the article shows that the use of photography in a scientific setting poses problems relatively similar to other methods applied the production of empirical material. Analyzing the device and the photographic practice urges to avoid falling into the trap of a twofold illusion: the observer’s “neutrality” and the so called “transparent” reality. The type of camera used, the technical choices preceding the shooting and the relationship established between the photographer and the photographed person undoubtedly shape the material produced as much as the hypotheses of the investigator or the conditions of the encounter with the respondents.
The constraints put on the photographer, whether practical, intellectual or moral, are by no means obstacles to knowledge. Photography can also open up opportunities for access to actors who are less willing to play the game of the inquiry as well as mitigate the asymmetry of the interviewer/respondent relationship. Above all, given that the production of images is always rooted in social relationships, the conscious or unconscious “staging”, which the photographer captures, can be seen as resources that actors may use to empower themselves. They are also clues to comprehend the ethos they employ in the social world. Thus, the framework of the encounter with the Yellow Vests and how the photographer is perceived are conducive to highlighting certain issues of the mobilization and certain invariants of the culture of the mobilized working classes: the quest for respectability, the priority given to collective life, the centrality of the family, or the value placed on of virility and physical strength.
In opposition to certain photographic practice mystifications of, the article proceeds by considering that the construction of a corpus of relevant images depends perhaps less on the photographer’s abilities in the “field” than on his or her involvement in the work of editing, defined here as the phase of selecting, developing and organizing the images. Often overlooked, this part of the photographic work occupies a decisive place in the visual and sociological object’s construction. The confrontation with the whole material appears to be the privileged moment to become aware of the investigative relationship and of the preconceived notions that the photographer unwillingly mobilizes when scrutinizing the reality. The operations related to the choice and the development of the photographs are the occasion
to invalidate or confirm hypotheses, to put forward new ones and to elaborate a “grammar” of the images potentially adjusted to the vision of the object, to the targeted public and to the work’s objectives. In this sense, the editing also recalls the aporia of the opposition between aesthetics and sociology.
In order to deepen our knowledge of photographic practice’s determinations and to master the historical, aesthetic and academic unconscious that the “sociologist-photographer” inevitably mobilizes in his or her practice, the article concludes by advocating a sociology of sociologists, photographers and their audiences.

Index

Mots-clés

méthodologie, auto-analyse, photographie, classes populaires, gilets jaunes

Keywords

methodology, self-analysis, photography, working class, yellow vests

Plan

Texte

En dépit du développement de la « sociologie de la sociologie » et, en particulier, de l’objectivation de la pratique de l’enquête1, l’étude des rapports entre photographie et sciences sociales reste relativement embryonnaire. Néanmoins, quelques chercheurs s’interrogent notamment sur le statut de « preuve » de la photographie2, proposent des méthodes d’analyse de l’image3, essayent de promouvoir de nouvelles « techniques » d’enquêtes (comme « l’interview photographique » ou la « photo-élicitation »4), tentent de classer les différentes approches photographiques afin de dégager les éventuelles spécificités de la « sociologie visuelle5 ». Malgré les efforts pour proposer un cadre méthodologique qui fasse consensus, force est de constater la persistance des réticences qui freinent encore son utilisation6. La diversité des courants théoriques en sciences sociales, celle des terrains d’enquête et des manières d’enquêter ne favorisent évidemment pas la discussion. Produire soi-même ses photographies ou utiliser celles des autres, les faire intervenir ou non dans la relation d’enquête, leur accorder une place secondaire ou première dans la restitution des résultats (en les envisageant comme un langage à part entière ou comme une simple « illustration ») : autant d’options qui font obstacle à toute tentative de généralisation.

On se propose de contribuer ici à la réflexion sur l’usage sociologique des images, à partir d’un corpus de photographies produit dans le cadre d’une enquête sur les gilets jaunes. Cette enquête, menée avec Thibault Cizeau et Lou Traverse, sociologues de formation, a duré environ un an. Outre le travail photographique qui m’incombait, notre enquête mobilisait les outils classiques de l’ethnographie : immersion « longue » (sur trois ronds-points différents), observations participantes, entretiens informels et entretiens approfondis, collecte de matériaux « indigènes », etc. Par ailleurs, la démarche se voulait indissociablement politique et sociologique : il s’agissait à la fois de soutenir cette mobilisation et d’étudier ses conditions de possibilité en enquêtant sur différents aspects (sa composition, l’organisation des ronds-points, les formes de politisation et d’action collective, les modalités de répression du mouvement, etc.) et sur les trajectoires biographiques des gilets jaunes mobilisés7. Dans cette perspective, la photographie semblait permettre à la fois de traduire visuellement (et d’expliquer à sa manière) « l’esprit » de ce mouvement, de comprendre et de faire comprendre le point de vue des enquêtés8.

Après avoir rappelé en quoi la photographie pose des problèmes analogues aux autres outils dédiés à la production de matériel empirique, je reviendrai sur la production du corpus d’images. J’essaierai d’expliciter en particulier quelques-unes des contraintes qui s’imposent au photographe en tentant de cerner leurs effets sur le matériau visuel produit. Loin de n’être que des obstacles à la connaissance, ces contraintes sont aussi révélatrices de la relation nouée avec les enquêtés, des ressources dont ils disposent et plus généralement des ethos qui sous-tendent leur connaissance pratique du monde social. J’évoquerai enfin quelques-unes des difficultés posées par « l’editing » c’est-à-dire par la phase de sélection, de développement et d’organisation des images.

Un outil d’objectivation « comme un autre »

La perspective sociologique porte à considérer la photographie comme un outil d’objectivation. Document pour l’histoire ou pour l’analyse du temps présent, la photographie fixe une réalité à un moment donné. Mais en raison des contraintes que l’outil impose au photographe et des choix qu’il opère en amont, puis au moment de la prise de vue, la représentation du réel correspond toujours à un point de vue particulier, sinon à une interprétation. La métaphore du « lampadaire » ou celle de la « boîte à outils » fonctionne aussi bien pour la sociologie que pour la photographie. De même que l’instrument utilisé par le chercheur (entretien, questionnaire, observation « directe », archives) détermine en partie ses matériaux et l’éclairage de certains aspects de la réalité, la photographie impose des contraintes et implique des partis pris qui ont des effets sur la représentation du réel. On sait, par exemple, que la focale utilisée détermine l’angle de champ et le rendu des perspectives. Selon la distance vis-à-vis du sujet et le choix du plan de netteté (la « mise au point »), elle offre ainsi la possibilité d’intégrer ou non certains éléments qui sont susceptibles de modifier le sens de l’image. La prédilection des photographes documentaires pour le grand-angle n’a rien d’anodin : il permet, en effet, d’intégrer plus facilement le contexte de la situation. De même, le contrôle de la vitesse d’obturation (le « temps d’exposition ») et des ISO (ce que l’on appelait autrefois les « ASA », la « sensibilité » du film) permet d’obtenir une image plus ou moins lumineuse, granuleuse et, surtout, de figer ou non les mouvements, changeant ainsi l’atmosphère d’une scène et l’attitude des corps, qui dépendent aussi de l’axe de prise de vue (plongée, contreplongée, etc.). L’ouverture du diaphragme de l’objectif permet encore de faire varier la profondeur de champ et d’isoler ainsi le sujet ou, au contraire, d’inclure l’environnement. Ces quelques paramètres, qui reviennent à « jouer » avec la quantité de lumière et les contraintes physiques de l’objectif, ont des effets immédiats sur la représentation du réel. De même que la couleur dépend toujours de la quantité et de la « qualité » de la lumière (« la nuit tous les chats sont gris »), le rendu des formes, des proportions, des perspectives, des textures, de la distance, du relief et du mouvement dépend de choix et de compromis dans un jeu avec des rayonnements lumineux (même lorsque ces « choix » sont délégués aux automatismes de l’appareil photographique utilisé).

En fait, indépendamment de l’appareil, la réalité ne se donne jamais à voir sans médiation. Comme les autres organes sensoriels, l’œil s’éduque et la vision n’est ni instantanée, ni fluide. C’est parce que l’œil est un outil capable de balayer l’espace très rapidement, d’adapter son angle de champ et de faire le point quasi instantanément9 qu’on oublie que notre perception ordinaire du réel correspond le plus souvent à un ensemble d’images assemblées par notre cerveau à une vitesse fulgurante. Celui-ci reconstruit une sorte de « panoramique » et ne se prive pas non plus de dissimuler les objets indésirables. Sans qu’on en ait conscience, le cerveau remplit une fonction de « post-traitement » de l’image et y intègre les autres sens qui permettent d’appréhender le réel (l’ouïe, l’odorat, le toucher, voire le goût), autant de dimensions sensorielles absentes de la photographie et qui expliquent en partie la déception du photographe lorsqu’il entend « reproduire » la réalité. Alors que notre culture nous apprend à anticiper des interactions, des déroulements d’actions, des manipulations d’objets, etc. et nous permet d’appréhender le réel comme un ensemble de séquences, la pratique intensive de la photographie apprend au contraire à le « fixer », c’est-à-dire à le décomposer. En ce sens, ce que l’on appelle de manière un peu snob « l’œil du photographe », n’est souvent rien de plus que sa capacité à anticiper. La difficulté de photographier des univers étrangers dont on ne maîtrise pas les codes ou les frustrations des photographes de rue lorsqu’ils jugent avoir manqué le moment « décisif » le rappellent à leur manière.

Par ailleurs, l’histoire sociale du photographe façonne son regard, ce qu’il juge pertinent de fixer ou de mettre en valeur. Qu’elle soit posée ou non, qu’elle fasse ou non l’objet d’une négociation, la photographie implique toujours une « sensibilité », sinon des « questions » socialement et historiquement situées, même si la conscience de l’« intention » au moment de la prise de vue n’est sans doute formulée que par les photographes qui intellectualisent le plus leur pratique ou qui la subordonnent à des objectifs précis10. En fait, ce que l’on juge digne d’une prise de vue et d’un déclenchement est toujours un regard produit d’une histoire, de lectures, de goûts et d’aversions photographiques et, plus généralement, des enjeux esthétiques, politiques, sociaux, dans lesquels le photographe est pris. La remarque vaut a fortiori pour un sujet aussi « politique » que les gilets jaunes, où la production et la diffusion d’images prennent place de facto dans une lutte pour la représentation et l’interprétation du mouvement. Elle s’applique aussi bien à la photographie « documentaire », qui prétend à « l’objectivité », à la photographie sociale « engagée », qui assume ses partis pris11, qu’à la photographie la plus « pure » (« l’art pour l’art ») dont les productions dépendent des contraintes du champ artistique et notamment du pouvoir des intermédiaires culturels (critiques d’art, galeristes, journalistes spécialisés, etc.) qui orientent les productions12. Les mythes du « créateur incréé », de « l’originalité » ou de « la singularité de l’œuvre » font écran à la perception du système de contraintes qui déterminent les pratiques photographiques.

De même, lorsque qu’il s’agit de photographier des personnes et/ou des situations sociales, la rencontre entre le photographe et le sujet photographié est toujours inscrite dans un rapport social. C’est pourquoi les problématiques du photographe sont proches de celles du sociologue, qui souhaite accéder aux représentations et aux pratiques des enquêtés. Tous deux sont tributaires de ce que les agents acceptent de leur livrer. Et c’est souvent l’implication sur le terrain, la connaissance préalable du sujet et l’habitus du photographe qui lui permettent de produire des images pertinentes. Entre autres facteurs, les conditions de la rencontre, la « présentation de soi » et de son travail, la complicité nouée au fil du temps, la négociation de sa place au sein du groupe, le contexte de la prise de vue et les usages socialement admis de la photographie pour le sujet photographié13 sont déterminants. Autrement dit, comme le note Gérard Mauger, le « champ du photographiable » se délimite à mesure que s’établit la relation entre le photographe et ceux qu’il photographie, de la même façon que le « champ du dicible » se définit dans le cadre évolutif de la situation d’enquête.

L’idée d’une observation in situ qui serait véritablement « transparente », grâce à des techniques de « neutralisation » de la situation d’enquête, semble aussi largement illusoire : la « présentation de soi » de l’enquêté dépend, en effet, de la représentation qu’il se fait de l’enquêteur (et de la situation d’enquête)14. Dans le cas d’une recherche s’appuyant exclusivement sur « l’observation directe » pratiquée incognito, il faut néanmoins s’interroger sur les effets de la présence de l’observateur sur le déroulement de la situation observée15. Par ailleurs, cet idéal d’un réel qui serait saisissable par l’observateur sans perturbation extérieure repose implicitement sur le présupposé de pratiques « authentiques » (ou d’une parole « sincère ») alors même qu’elles s’inscrivent toujours dans un système de relations particulières (qui n’est pas seulement « local »). Si la présence de l’appareil photo invite à la « mise en scène » de l’enquêté, les autres méthodes n’échappent pas davantage à cette critique. Les demandes que font certains enquêtés d’éteindre parfois le magnétophone (« off record ») rappellent en creux que l’enquêté n’oublie jamais complètement la situation d’enquête : ses tentatives pour contrôler ses propos visent à contrôler son image.

Seule, peut-être, la difficulté de garantir l’anonymat du photographié (à moins de flouter son visage) soulève un problème particulier, lorsqu’on compare l’usage de la photographie aux autres outils du sociologue. La prolifération des images dans le monde social s’accompagne, en effet, d’un mouvement paradoxal : la pratique de la photographie s’est considérablement banalisée et démocratisée (ce qui facilite son utilisation dans des univers variés), mais on assiste simultanément à une crispation relative autour du « droit à l’image16 ». Parce que les groupes sociaux sont inégalement disposés à résister à l’objectivation, et parce que l’usage d’une photographie est toujours ambigu et incertaine (spontanément perçue comme une représentation fidèle de la réalité, elle est aussi manipulable), la pratique photographique peut apparaître au photographié comme une pratique suspecte, sinon compromettante. Lorsque le photographe souhaite diffuser publiquement ses images sans perdre la confiance de ceux qu’il photographie, son travail implique souvent une forme d’adaptation, sinon de soumission aux attentes supposées du photographié. Il doit donc savoir s’abstenir de déclencher, accepter de « perdre » des photos et réfléchir sérieusement à son editing, quitte à ne jamais diffuser certaines images. La situation est un peu différente lorsqu’on appréhende des pratiques à travers des discours et qu’on les retranscrit a posteriori. Mais la garantie formelle de l’anonymat ne lève pas pour autant toutes les censures des enquêtés. La possibilité d’accéder à certaines pratiques reste tributaire de la capacité de l’enquêteur à faire accepter sa présence et à gagner la confiance sur le terrain17.

En définitive, les difficultés que semble souvent poser la photographie (éventuel « parti pris » du photographe au moment de la prise de vue, risques de « trucage » au moment du développement, impossibilité d’anonymiser, obligation de respecter le « droit à l’image », etc.) s’avèrent souvent de faux problèmes. Si l’on admet que « le point de vue crée l’objet », la photographie n’est qu’un simple outil interposé entre les pratiques des enquêtés et le regard du chercheur18 (toujours situé et orienté par un ensemble de déterminations sociales). L’analyse de la situation d’enquête est donc un préalable nécessaire à l’intelligibilité des matériaux produits.

La production d’un corpus d’images

La relation nouée avec les gilets jaunes illustre à la fois les contraintes qui pèsent sur la production d’un corpus d’images et les opportunités qu’ouvre la photographie pour négocier sa place, gagner la confiance et accéder aux agents les moins disposés à « jouer le jeu » de l’enquête. Au-delà des dispositions des enquêteurs19, il faut souligner que les conditions de la rencontre sont déterminantes dans la production du matériel empirique. C’est comme soutiens affichés au mouvement que nous sommes partis à la rencontre des gilets jaunes de l’Oise et que nous avons participé pendant un an à la mobilisation. Ces conditions font que l’enquête ne s’est présentée comme telle qu’au bout de plusieurs mois, lorsque nous avons décidé de compléter nos observations par une série d’entretiens auprès des familles. Alors que nous ne disposions initialement d’aucun contact parmi les gilets jaunes et que nous étions identifiés par la plupart d’entre eux comme des « journalistes », cette démarche a rencontré très peu de refus. Les impératifs liés à la mobilisation (notamment l’importance de l’amplifier) et le partage d’un ensemble d’activités (manifestations, réveillon, barbecues, tractages, discussions, etc.) facilitent le travail du sociologue sur le terrain. Du fait de l’absence de groupes d’interconnaissance préalablement constitués et dans la mesure où la recréation de solidarités à l’échelon local était un des enjeux de cette mobilisation, notre intégration aux ronds-points où nous enquêtions était facile. Le sentiment de « fraternité retrouvée », si souvent souligné par les protagonistes, jouait en notre faveur.

La photographie a également fonctionné comme une monnaie d’échange efficace pour nous faire accepter. La diffusion régulière sur les réseaux sociaux de photoreportages après nos passages sur les ronds-points nous a permis de gagner rapidement la confiance des gilets jaunes tout en créant un sentiment de dette réciproque. Si nos textes et nos photos visibilisaient leurs actions, portaient leur parole et témoignaient de facto de notre intérêt pour leur combat et leurs conditions d’existences, nous nous sentions également redevables de la confiance accordée, notamment lorsque nous les suivions dans des actions de « désobéissance civile » ou lorsqu’ils se livraient en racontant leur histoire dans le cadre plus intime de leurs foyers. De ce point de vue, la distance sociale, souvent supposée problématique, entre le monde des chercheurs et celui des classes populaires, peut être utilisée comme un levier pour enquêter. Face à un traitement médiatique très tôt défavorable aux gilets jaunes et principalement focalisé sur les manifestations du samedi dans les grandes villes20, la présence régulière d’un photographe qui venait spécialement de la région parisienne pour « couvrir le mouvement » représentait une opportunité de visibiliser les actions des manifestants. Autrement dit, apparaître comme des « journalistes sympas » auxquels il est possible de faire confiance (« eux, disent la vérité », répétaient-ils souvent) permettait d’utiliser à notre avantage le différentiel de capital scolaire et social, tout en atténuant l’asymétrie de la relation entre enquêteur et enquêté.

À condition d’être pratiquée de façon « bienveillante », c’est-à-dire en respectant les usages sociaux qui en sont faits dans le milieu considéré, la photographie peut remplir une fonction de revalorisation symbolique, répondant ainsi à un autre enjeu de la mobilisation des gilets jaunes. Outre qu’elle est propice à l’échange et permet, le cas échéant, de lever les réticences des plus enclins à vivre l’enquête comme une « situation d’examen », son utilisation dans le cadre d’un mouvement social contribue indirectement à rétablir la dignité du sujet photographié. C’est cette hypothèse qui permet de rendre compte des faibles résistances qu’ont opposées à l’enquête les gilets jaunes rencontrés sur les ronds-points ou dans le cadre plus anonyme et éphémère de la manifestation. Confronté à un mouvement souvent vécu avec fierté (parce qu’il est à l’origine d’une forme de réappropriation de la parole publique et exprime une demande populaire de respectabilité21), le sociologue photographe se voit implicitement chargé « d’immortaliser », de saisir « pour l’histoire » ou la « postérité » la participation aux événements.

De ce point de vue, l’outil utilisé n’est pas sans effet sur le sujet photographié. Le matériel employé est un marqueur social qui contribue à définir la façon dont le photographe est perçu, la place qu’on lui assigne et donc ce à quoi il peut ou non accéder. La préférence des photographes de rue pour un matériel léger et discret, le « retour » du reflex argentique dans les manifestations (très en vogue chez les étudiants et la petite bourgeoisie culturelle qui y voient sans doute une façon de se donner des airs d’« artisans » ou de « puristes ») ou encore le reflex numérique imposant, équipé de gros « télézooms », que l’on rencontre chez les reporters professionnels, sont sans doute associés à des habitus de photographes différents et influent sur les attitudes à leur égard22. Si nous avons essuyé peu de refus de prise de vue, tout porte à croire que c’est aussi parce que mon matériel imposant et lourd participait indirectement à la revalorisation symbolique des enquêtés : « on a notre reporter attitré », « celui qui vient spécialement de Paris » (avec toute l’ambiguïté de l’origine « parisienne »). Encore fallait-il que les deux autres enquêteurs puissent neutraliser les réticences de ceux qui associent ce type de matériel au « monde des autres », c’est-à-dire au monde des riches, des journalistes des médias dominants, voire à la figure du paparazzi prêt à d’éventuels « sales coups » pour obtenir une image23.

La façon de photographier faisait sans doute aussi écho à la manière dont les gilets jaunes vivaient leur participation au mouvement. Il est difficile de parler de ses images. Si leur construction n’échappe pas à une prétention à la distinction (a fortiori chez les plus « intellectuels » des photographes), il me semble néanmoins que la production de photographies « réalistes » et « descriptives » qui esthétisent modérément le sujet en utilisant des procédés relativement simples comme le noir et blanc (qui renforce la dimension historique du moment) a été une des clefs de l’accueil chaleureux reçu sur le terrain. Ces images faisaient souvent l’objet d’une réappropriation par les gilets jaunes : construction de diaporamas pour les groupes Facebook afin de souder le « collectif », demande des fichiers originaux pour les faire tirer et les encadrer, utilisation et recadrage sans complexe d’images trouvées sur mon site pour les transformer en « avatars » sur les réseaux sociaux24, etc. Bref, si globalement ces images ont « plu » aux gilets jaunes, c’est sans doute parce qu’au-delà de la complicité nouée au fil des mois et de la fonction qui m’incombait (j’étais chargé d’« immortaliser » leur participation à un  grand mouvement de révolte, vécue avec fierté), le style de ces photographies correspondait à leurs goûts, en particulier à leur rejet de l’ésotérisme et du formalisme25. Comme le note Bourdieu, « l’esthétique des différentes classes sociales n’est, sauf exception, qu’une dimension de leur éthique ou mieux de leur ethos et si les spectateurs les moins cultivés de notre société sont si fortement enclins à exiger “le réalisme de la représentation”, c’est entre autres raisons parce que, étant dépourvus de catégories de perception spécifiques, ils ne peuvent appliquer aux œuvres de culture savante un autre chiffre (i.e. un code pour interpréter) que celui qui leur permet d’appréhender les objets de leur environnement quotidien comme doté de sens26. »

De même, mettre en valeur des moments de l’existence jugés « importants », comme ceux qui consacrent les valeurs familiales (les enfants), l’unité du groupe (les fêtes) ou encore les nombreuses actions menées pendant le mouvement (comme les blocages, les marches, les manifestations) fait écho aux usages de la photographie en milieu populaire. Ces « choix » rappellent sa fonction de solennisation et d’éternisation des temps forts de la vie collective en même temps qu’ils participent à la construction d’une mémoire collective27. Ils reflètent aussi la priorité que les gilets jaunes accordent à l’action plutôt qu’aux discussions (souvent perçues comme une perte de temps) et aux aspects pratiques plutôt qu’aux questions idéologiques et politiques. Si notre corpus d’images a un côté « album de famille » qui correspond assez bien à l’esprit de cette mobilisation, c’est aussi parce que le cadrage (souvent au grand-angle et frontal) respecte une façon de se mettre en scène dans ces milieux que je ne voulais ou ne pouvais pas bousculer, pour conserver leur confiance28. Parce qu’un des enjeux de ce travail était de soutenir symboliquement le mouvement, les images reflètent non seulement ce que sont les gilets jaunes, mais aussi ce qu’ils voudraient être, la trace qu’ils souhaitent laisser à la postérité. En choisissant certaines compositions et postures (plus ou moins héroïques, viriles, ou au contraire attendrissantes quand il s’agit des enfants et de la famille), je me suis sans doute laissé imposer une esthétique populaire et un symbolisme qui correspond assez bien à la façon dont les gilets jaunes vivaient cette mobilisation et dont ils se seraient eux-mêmes représentés. En somme, l’habitus du photographe s’adapte aussi en partie aux personnes photographiées et en particulier à l’idée qu’il se fait de leurs attentes. Ce que les photographes appellent le « respect » des personnes photographiées conduit pratiquement à se plier à la mise en scène de soi du sujet photographié, c’est-à-dire à se soumettre aux règles de l’étiquette sociale qui lui est propre. Le photographe occupe alors une position de « passeur », au service du groupe, chargé implicitement de porter son « message ».

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Élodie avec son fils sur le bord de la route évoque aisément la figure classique de « la mère et l’enfant » qui symbolise la famille, la protection, etc. La photographie remplit ici une fonction allégorique en même temps qu’elle fait écho à la centralité des valeurs familiales en milieu populaire.

▪ Crédits : Brice Le Gall. Tous droits réservés.




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Les photographies de fête transposent les rites du culte domestique, en montrant le rapprochement des corps, en éternisant les grands moments de la vie collective, en renforçant la cohésion du groupe, en affirmant le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité, en transformant les « bons moments » en « bons souvenirs ».

▪ Crédits : Brice Le Gall. Tous droits réservés.

Les censures du photographe au moment de la prise de vue sont essentielles pour comprendre la façon dont se construit un objet sociologique à partir d’images. Bien que souvent vécue et décrite sur le mode de « l’intuition », la prise de vue recouvre en pratique de multiples décisions « infraconscientes » qui résultent de l’interprétation du contexte et de la relation nouée avec le sujet. Ces décisions expliquent notamment que les longues sessions sur le « terrain » constituent souvent des moments épuisants et que la présence d’un second enquêteur offre des opportunités d’images impossibles à réaliser en tête à tête avec son sujet. Comme lors d’un entretien approfondi, qui impose autant que possible l’écoute des mots et l’observation des corps des enquêtés, la prise de vue suppose d’être simultanément rigoureux et souple dans son rapport au sujet, d’anticiper les interactions, d’accepter de se laisser surprendre (en abandonnant par exemple un personnage ou un cadrage pour un autre) et surtout de trouver la bonne distance (physique et sociale) par rapport à son sujet, quitte à ne pas déclencher. Ces tensions au moment de la prise de vue ne sont pas seulement liées aux objectifs intellectuels ou esthétiques que se fixe le photographe. De façon plus réaliste, elles reflètent sans doute la nécessité pratique d’euphémiser la violence que renferme l’objectivation photographique afin de préserver la relation avec le sujet.

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Un binôme sur le terrain : alors que Thibault Cizeau conduit l’entretien avec Romain, le photographe peut se faire plus discret et capturer le regard admiratif que porte la mère sur son fils. La photo aurait été impossible à réaliser sans la présence du sociologue.

▪ Crédits : Brice Le Gall. Tous droits réservés.

Les dispositions du photographe pour mettre à l’aise l’enquêté ou se faire oublier ne sont évidemment pas sans effet sur la possibilité de constituer un corpus d’images pertinentes. S’interdire de déclencher dans certaines situations montre que l’acte de photographier suppose souvent un accord tacite du sujet, a fortiori dans les espaces clos et quand le photographe est amené à revoir ses enquêtés. Pratiquement, lorsque cet accord n’est pas formel, il prend la forme d’une négociation qui passe par le langage des corps (des sourires, des clins d’œil, des hochements de tête, des déplacements dans l’espace, etc.) si bien qu’il est difficile de fixer une frontière nette entre la photographie « mise en scène » et la photographie « spontanée ». Sauf lorsque le photographe est dissimulé ou travaille avec de longues focales (« à la sauvette » ou « au jugé »), dans la plupart des situations, le sujet sait qu’il est photographié, il sent la présence de l’objectif et cherche à contrôler sinon à mettre en scène son image. Il s’agit donc d’une « collaboration », même si elle ne dit pas son nom29.

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Paris, place d’Italie, le 16 novembre 2019. La manifestation qui marque l’anniversaire du mouvement des gilets jaunes ne partira jamais. Sur place, du matériel de chantier sert de munitions pour affronter les forces de l’ordre qui ont encerclé les manifestants. Les trois personnes ci-dessus savent très bien qu’elles sont photographiées (plusieurs regards et sourires ont été échangés avant la prise de vue), mais jouent le jeu attendu par le photographe en mimant la désolation.

▪ Crédits : Brice Le Gall. Tous droits réservés.

La présence du photographe sur le terrain ne produit pas que des artéfacts : pour comprendre que la photographie puisse être recherchée, acceptée ou concédée par le photographié, il faut inscrire la relation dans un jeu social où le photographié entend donner à autrui l’image de soi la plus favorable possible. Dans ces conditions, on peut envisager les « mises en scène » conscientes ou inconscientes offertes au photographe comme des révélateurs des ressources dont disposent les agents pour se valoriser et, plus généralement, comme des indices de l’ethos qu’ils mettent en œuvre dans leur connaissance pratique du monde social. Sur notre terrain, la récurrence des scènes suggérant l’importance accordée à la vie collective, à la solidarité, à la force physique et aux valeurs de virilité, ou encore à la volonté de « s’en sortir », rappelle autant l’instrumentalisation réciproque du photographe et du photographié que des valeurs structurantes de l’ethos populaire.

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Sur le rond-point de Chevrières, c’est paradoxalement au moment le plus froid de l’hiver que la sociabilité a été la plus intense. Plusieurs fois par semaine, les gilets jaunes se retrouvent autour du brasero. Moments d’accueil, d’écoute, d’entraide, ces réunions leur permettent d’éprouver cette « fraternité retrouvée » et de se rattacher à une longue histoire de la solidarité.

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John (chauffeur routier, 24 ans) crache du feu devant la caserne des pompiers de Compiègne. Pendant plusieurs minutes, la foule applaudit les pompiers avant qu’ils ne fassent retentir leur sirène. Une façon pour les gilets jaunes de saluer l’aide apportée durant les manifestations et de rendre hommage à l’un d’eux, récemment tué dans un incendie. Une manière également pour John de mettre en scène sa force physique et, à travers lui, celle du groupe.

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Michel, ancien ouvrier à la retraite, récupère depuis quelque temps la ferraille abandonnée pour arrondir ses fins de mois : « On y trouve de tout, ça te fait un petit peu d’argent, ça va des boîtes de conserve aux plaques métalliques, en passant par les fils électriques, les vieux outils et les ustensiles de cuisine. » Comme s’il voulait témoigner de sa volonté de « s’en sortir » tout en faisant passer le message de ses difficultés, il m’emmène spécialement dans le jardin pour photographier sa « récolte ».

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L’editing : moment de réflexivité et de production d’une grammaire de l’image

Une production photographique est rarement homogène. Elle rassemble généralement des images qui ont des statuts différents : des photos « pour la mémoire », pensées comme des instruments de travail, d’autres se voulant « esthétiques », dont la dimension documentaire est faible, des images intimistes, etc. L’editing, c’est-à-dire la phase de sélection, de développement et d’organisation des photographies qu’on choisit de diffuser est donc cruciale. Elle fait également écho à la pratique sociologique. Alors que la prise de vue est le moment où le photographe est guidé par son « sens pratique » et où s’interpose souvent un « voile émotionnel » entre lui et la réalité30, la découverte des images sur son ordinateur est celui où il prend conscience de ce qu’il a enregistré. L’analyse du matériau saisi grâce à la photographie rectifie ou conforte sa vision du monde et peut l’amener à rechercher ultérieurement de nouvelles prises de vues, exactement comme la transcription d’un entretien ou l’exploitation d’une enquête par questionnaires peut donner lieu à des découvertes et générer de nouvelles hypothèses. Mais cette phase du travail offre aussi au photographe la possibilité d’être réflexif sur sa démarche, de clarifier ses intentions, notamment en réfléchissant aux principes qui le conduisent à supprimer ou sélectionner certaines photos. Dans une perspective historique ou sociologique, la sélection des images n’est évidemment pas seulement guidée par des considérations esthétiques. L’identification de scènes jugées « signifiantes » ou de cas « exemplaires » pensés comme « idéaltypiques » ne peut se faire qu’à travers des hypothèses et au regard de l’ensemble des images produites. Ce sont elles qui déterminent la possibilité pour le photographe de raconter « son » histoire, de développer son point de vue sur le sujet.

Le « développement » de l’image, ce que certains appellent le « traitement » (ou plutôt le « post-traitement »31), est aussi important dans la mesure où il permet d’intervenir sur le sens que le photographe entend donner à son image et, en définitive, sur l’interprétation qu’en fera son public. Grâce aux logiciels de photographie, les opérations qui étaient réservées auparavant à quelques tireurs professionnels sont aujourd’hui à portée de main des amateurs. Tout le monde ou presque peut intervenir sur l’image, la modifier et donc se donner une chance de contrôler la réception de son travail. L’importante résolution des fichiers numériques autorise, par exemple, des recadrages qui peuvent changer radicalement l’interprétation de la photo. Bien que la photographie ne soit qu’un point de vue particulier sur le réel dépouillé du son, de l’odeur, du toucher et du goût (bref, de toutes les sensations qui façonnent notre interprétation ordinaire du réel), une bonne maitrise du développement permet, dans une certaine mesure, de restituer les sens à travers lesquels une scène a été vécue. Les photographes de mode utilisent une palette d’outils numériques pour tenter de réveiller ces sensations à travers leurs images. Par exemple, les logiciels permettent de jouer aisément sur la texture de la peau (le toucher) en accentuant la sensation de rudesse ou de douceur des visages et des corps. De même, en jouant sur les micro-contrastes, sur la clarté de l’image ou en utilisant des outils de « suppression des défauts », certains éléments peuvent être atténués voire entièrement gommés. Les silhouettes peuvent aussi être amincies ou tassées, etc. Le son d’une scène qu’on perd nécessairement à travers la photographie peut être suggéré, dans une certaine mesure, par le grain de l’image, des déformations ou le traitement « agressif » de certains éléments. En convertissant son fichier en noir et blanc, en désaturant les couleurs ou en travaillant avec soin la lumière (par exemple avec du vignettage ou des filtres), le photographe peut mettre en valeur certaines expressions et guider le regard vers les zones les plus pertinentes de l’image, etc. Les logiciels de photographie offrent des possibilités presque infinies. S’ils ne permettent pas tout, ils aident à construire ou reconstruire une atmosphère présente ou non dans la scène initiale. Travailler avec ces logiciels de façon sociologique, c’est ainsi clarifier son intention et assumer son interprétation pour tenter de réinjecter a posteriori dans l’image tout ce que le passage de la scène vécue à la photographie figée, plate, muette, sans odeur et sans texture a fait disparaître. L’objectivation sociologique peut ainsi passer paradoxalement par une accentuation ou une exagération de certains détails de la réalité.

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Paris, place de l’Étoile, 1er décembre 2018. L’intensification des effets des gaz lacrymogènes au moment du développement renforce l’ambiance de chaos.

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Cette phase de développement et de sélection des images ne s’effectue pas non plus en « apesanteur ». Lorsque les personnes photographiées sont amenées à revoir le photographe, elles imposent sans le savoir un contrôle silencieux sur la façon de traiter et de sélectionner leur image. J’ai pu en prendre conscience avec les gilets jaunes. Dans la mesure où les corps présentent souvent les stigmates de la pauvreté, nous avons, par exemple, sciemment écarté des photographies dont nous présumions (peut-être à tort) qu’elles seraient perçues comme dévalorisantes ou dégradantes par les intéressés et qui, à coup sûr, auraient semblé « misérabilistes » aux classes dominantes. Ces choix ont parfois fait l’objet de longues discussions avec Lou et Thibault : chacun se voyait contraint, en effet, d’exprimer son impression, d’en donner une interprétation, de clarifier ses hypothèses, d’expliciter ses préjugés et ses présupposés, de penser l’image dans une série qui compose un chapitre et surtout en fonction des différentes interprétations sociologiques qu’il nous semblait important d’avancer. Dans l’editing, c’est donc la construction de l’objet qui est en jeu, une construction qui implique de « bricoler » avec ses censures, ses affects, ses impératifs sociologiques et, bien sûr aussi, avec les limites objectives des photographies qui imposent parfois de décontextualiser une image parce que sa composition ou une attitude peut s’avérer plus pertinente pour illustrer une idée. En ce sens, le travail d’editing s’apparente étroitement à la phase d’écriture, lorsque le chercheur organise ses idées et présente à son lecteur, avec plus ou moins de rhétorique et d’artefacts, les traits de la réalité qu’il juge pertinents pour fonder son analyse, c’est-à-dire, en définitive, sa vision du monde.

Il est difficile d’expliciter davantage les opérations que le sociologue est amené à réaliser lorsqu’il entend écrire avec la photographie. L’écriture sociologique avec les images n’est pas fondamentalement différente de celle qui utilise des mots. Au même titre qu’il n’existe pas de bons ou de mauvais schèmes conceptuels (leur capacité d’élucidation du réel dépend des matériaux empiriques auxquels on les applique), il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » image. Tout dépend des questions qu’on lui pose, du public auquel on s’adresse et in fine du contexte social et historique dans lequel on la présente. Par ailleurs, la même image présentée isolément ou dans une série prend un sens différent.

On peut affirmer toutefois que la tension souvent soulignée entre considérations esthétiques et sociologiques est largement un faux problème. Une image présente toujours une dimension esthétique (influencée notamment par son époque) et on peut toujours mettre cette esthétisation au service d’une démonstration sociologique, en particulier lorsqu’elle consiste à révéler l’habitus du photographié, son univers matériel et symbolique, etc. Dans la mesure où les corps, les gestuelles, les visages portent les marques d’une condition sociale, les techniques photographiques (lors de la prise de vue ou en post-production) qui visent à « idéaliser » certains aspects de la réalité peuvent être envisagées comme des outils scientifiques qui permettent de mettre en relief « la culture » d’un agent, la façon dont ses conditions d’existence ont été incorporées. La construction de l’image est mise au service de la construction théorique, exactement comme l’analyse factorielle ou la sélection de cas « idéaltypiques » ne sauraient être tenues pour des représentations fidèles et exhaustives de la réalité, mais sont des outils qui permettent de penser les différences et les proximités entre les groupes sociaux ou les variations au sein d’une même culture.

Ce que Nietzsche appelait « le dogme de l’immaculée perception », « fondement de la représentation romantique de l’expérience artistique »32 est probablement le principal obstacle à une écriture sociologique à base d’images. Parce que la photographie est un objet culturel qui peut livrer des significations différentes selon la grille d’interprétation qui lui est appliquée, il y a de multiples écarts (donc aussi des malentendus) entre l’intention du photographe, le sens objectif de sa photographie et l’interprétation qu’en font ses différents publics. Non seulement l’information donnée par l’image peut faire l’objet d’expériences sensorielles différentes, mais cette information ne se réduit jamais à son sens littéral. De façon latente ou implicite, il existe tout un réseau de significations sous-jacentes (la connotation) qui ne sauraient se réduire à l’intention esthétique de l’auteur33. Autrement dit, le risque d’ethnocentrisme qui consiste à considérer une manière de percevoir comme naturelle et universelle alors qu’elle n’est qu’une interprétation parmi d’autres possibles est au cœur des problèmes posés par l’editing : il est illusoire de penser que certaines images seraient « immédiatement lisibles et interprétables ». Face à ce problème, le photographe n’a guère d’autres solutions que d’anticiper les interprétations possibles de son image et de tenter d’en livrer le code à travers une légende ou un commentaire34. Ce travail peut consister à expliciter en langage verbal ou graphique le point de vue du photographe sur son sujet (« d’où il parle »), à reproduire des propos des sujets photographiés (tenus ou non dans l’interaction35) ou encore à traduire ses concepts sociologiques dans un langage accessible au plus grand nombre.

Conclusion : pour une sociologie des sociologues, des photographes et de leurs publics

Les recommandations ou les mises en garde de certains sociologues révèlent une approche naïve de l’image, lorsqu’ils soulignent par exemple le danger d’un « point de vue théorique » du photographe sur le terrain, le risque de « trucage » de la photographie ou encore lorsqu’ils distinguent les images « mises en scène » des images « prises sur le vif »36. Prisonniers de l’illusion qu’il existe une image authentique, leur posture n’est guère différente de celle du sociologue qui, en tentant de travestir son habitus ou de réduire la distance sociale qui le sépare de ses enquêtés, présuppose l’existence d’une parole « sincère » donc « plus vraie ». De même, en relativisant l’importance des catégories de perception et d’analyse à travers lesquelles le « sociologue-photographe » saisit, sélectionne puis développe les facettes du réel qu’il juge pertinentes, certaines approches de l’image s’articulent mal avec la pratique de l’enquête de terrain puisqu’elles font passer au second plan les formes de censure et d’autocensure du photographe et le rôle central de la relation d’enquête dans le processus de production et de sélection des photographies.

Pour assumer complètement la dimension socio-historique de la pratique photographique et tenter de révéler les déterminations qui pèsent à la fois sur le rapport que le photographe entretient à sa pratique et sur celui que le sujet photographié entretient à la photographie, deux voies complémentaires s’ouvrent aux « sociologues-photographes ». La première – classique, relativement admise, mais rarement pratiquée – consiste non pas à se livrer à l’introspection comme je l’ai fait ici faute de mieux, mais à situer ses pratiques photographiques et sociologiques dans les champs de la photographie et de la sociologie37. La connaissance des usages sociaux de la photographie devrait être actualisée : c’est notamment par la comparaison des pratiques photographiques dans le temps et dans l’espace social que les photographes pourront prendre conscience de ce qu’ils engagent, souvent sans le savoir, dans leur façon de photographier et de sélectionner leurs images. La même remarque vaut pour la sociologie des sociologues et des anthropologues, qui est le plus souvent laissée de côté au profit d’une conception de la « réflexivité » focalisée sur la biographie du chercheur (son « rapport aux enquêtés ») plutôt que sur une analyse du champ académique, des contraintes qui pèsent sur les façons de mener sa recherche en fonction des modes, de son statut, de son laboratoire, de ses intérêts politiques, ou encore des débouchés éditoriaux de sa production dans le champ littéraire et médiatique38. La seconde voie consisterait à ne pas séparer la sociologie des producteurs (photographes et sociologues), celle des intermédiaires culturels (galeristes, critiques photographiques, revues scientifiques, etc.) et la sociologie des publics, en explorant plus avant la réception des œuvres photographiques selon les milieux sociaux. La combinaison des apports de la sociologie de la culture, de l’art, des sciences est sans doute exigeante mais elle donnerait une chance au « sociologue-photographe » de maitriser l’inconscient historique, esthétique et académique qu’il engage inévitablement dans sa pratique et qui le rend aveugle aux impensés de sa propre pensée.

1 En France, voir en particulier la revue Genèses et sa rubrique « Savoir-faire » qui, depuis les années 1990, contribue activement à la réflexivité

2 Ce sont les historiens qui ont probablement le plus développé la critique de « l’authenticité » de la représentation et des théories « 

3 Voir par exemple la contribution de Vincent CARDI, « Les photographies des sociologues, un corps à corps fécond » [En ligne], Sociologie visuelle et

4 Sur ces techniques, voir notamment COLLIER John et Malcolm, Visual Anthropology : Photography As a Research Method, Albuquerque, University of New

5 Aux États-Unis, voir les travaux de Becker et Harper, parfois considérés comme fondateurs de la « sociologie visuelle ». BECKER Howard S., « 

6 Sur ce point, voir les remarques d’Albert PIETTE dans « La photographie comme mode de connaissance anthropologique », Terrain [En ligne], n° 18

7 Parce que nous étions conscients du risque d’ethnocentrisme, l’approche par les « récits de vie » s’est imposée à nous comme un moyen supplémentaire

8 Notre démarche s’inspirait beaucoup de celle déployée dans La misère du monde, où les auteurs s’efforçaient de « rendre raison » du point de vue de

9 Il ne lui manque que la possibilité de rapprocher ou d’éloigner un sujet mais il reste possible de « zoomer avec ses pieds ».

10 Le photoreporter Abbas expliquait en substance que lorsqu’il prenait une photo, il ne réfléchissait pas, qu’il n’avait pas le temps d’avoir des

11 Comme les photographes rassemblés en France autour de l’AEAR et de l’APO, qui revendiquaient explicitement la non-neutralité de l’image. Voir

12 Il en va de même dans le champ sociologique où l’autonomie du chercheur n’est que relative : même si les règles font l’objet d’une lutte, le

13 La définition du « public » et du « privé » n’a évidemment rien d’universel. Elle varie selon les contextes historiques et sociaux. Dans nos

14 Voir MAUGER Gérard, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, n° 6, « Femmes, genre, histoire », décembre 1991, p. 125-143.

15 Voir ARBORIO Anne-Marie, « L’observation directe en sociologie : quelques réflexions méthodologiques à propos de travaux de recherches sur le

16 Sur le plan juridique, la liberté d’information et d’expression artistique autorise le photographe à prendre n’importe quelle image dans un espace

17 Par ailleurs, même si l’anonymisation tend à devenir systématique dans le champ scientifique, elle ne garantit pas pour autant son autonomie. Si on

18 Exactement comme le magnétophone « enregistre » la parole des enquêtés.

19 Bien qu’aucun des trois enquêteurs dont il est ici question ne soit issu des classes populaires, notre jeunesse (relative), un ensemble de réflexes

20 À partir des émeutes du 1er décembre 2018, la plupart des chaînes d’informations en continu se focalisent sur les violences des manifestants et sur

21 Ainsi peut-on comprendre qu’au cours des premiers mois de mobilisation, le sentiment le plus souvent exprimé chez les « primo-manifestants » soit

22 Doisneau décrivait déjà les reporters de presse comme des « grands braillards, grands buveurs, physiquement très résistants » et « toujours en

23 Dans bien des situations, le matériel léger et discret (ni « tape-à-l’œil », ni trop « distingué ») présente des avantages et maximise les chances

24 Offrir ses photographies, accepter qu’elles soient utilisées, voire détournées sans autorisation, fait partie d’une attitude générale qui permet de

25 Ce qui est ignoré voire méprisé dans le champ de la photographie artistique suscite souvent des émotions chez le « grand public » (comme la photo

26 BOURDIEU Pierre, « Éléments d’une théorie sociologique de la perception artistique », Revue internationale des sciences sociales, vol. 20, n° 4

27 Voir BOURDIEU Pierre (dir.), Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 40 sqq.

28 Comme le note Gérard Mauger, ces poses frontales et souvent centrales offertes au photographe révèlent une physionomie sociale et morale qui, «

29 Il en va de même pour la photographie animalière où la présence du photographe est tolérée à condition que son attitude sur le terrain soit

30 Ce « voile émotionnel » est régulièrement évoqué par les photographes de guerre pour justifier leurs images lorsqu’elles choquent le public par

31 Le choix du format d’enregistrement d’une image (JPEG, RAW, TIFF, etc.) correspond à une interprétation de la réalité (donc à un « traitement »)

32 Voir BOURDIEU Pierre, « Éléments d’une théorie sociologique de la perception artistique », op. cit, p. 644.

33 Mobilisant Panofsky, Bourdieu distingue d’une part, « la couche primaire des significations » qui porte sur la compréhension des qualités « 

34 Comme le note Bourdieu, « la lisibilité d’une œuvre pour un individu particulier est fonction de l’écart entre le code (plus ou moins complexe et

35 Comme c’est le cas, par exemple, dans la « BD photographique » de Vincent JAROUSSEAU, Les Racines de la colère, Paris, Les Arènes, 2019.

36 Ces mises en garde sont formulées notamment par François Cardi, qui se livre par endroits à une relecture de Howard S. Becker qui s’embarrasse peu

37 En d’autres termes, ce qu’il s’agit d’objectiver, ce n’est pas l’expérience vécue du sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité

38 Pourtant, toutes ces contraintes façonnent autant sinon plus ce que le chercheur peut voir ou ne pas voir, montrer ou ne pas montrer, dire ou ne

Notes

1 En France, voir en particulier la revue Genèses et sa rubrique « Savoir-faire » qui, depuis les années 1990, contribue activement à la réflexivité méthodologique sur l’enquête de terrain.

2 Ce sont les historiens qui ont probablement le plus développé la critique de « l’authenticité » de la représentation et des théories « essentialistes » de la photographie. La revue Études photographiques, aujourd’hui disparue, y a consacré plusieurs articles. Voir par exemple GUNTHERT André, « Une illusion essentielle. La photographie saisie par la théorie », Études photographiques [En ligne], n° 34, 2016, p. 32-51, URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3592.

3 Voir par exemple la contribution de Vincent CARDI, « Les photographies des sociologues, un corps à corps fécond » [En ligne], Sociologie visuelle et filmique. Carnet du RT 47, 2016, URL : https://rt47.hypotheses.org/category/colloque-international-2016/interventions/les-photographies-des-sociologues.

4 Sur ces techniques, voir notamment COLLIER John et Malcolm, Visual Anthropology : Photography As a Research Method, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1986 ; HARPER Douglas, « Talking about pictures: a case for photo elicitation », Visual Studies, vol. 17, n° 1, 2002, p. 13-26 ; ou encore LEÓN-QUIJANO Camillo, « Une ethnographie visuelle du genre à Medellín. Photographie et pratiques urbaines », Les Annales de la recherche urbaine, n° 112, 2017, p. 116-125, disponible en ligne sur Persée : https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_2017_num_112_1_3245. Signalons aussi que, depuis quelques années, Florence Weber et Jean-Robert Dantou proposent aux étudiants de l’ENS un atelier mêlant pratique de la photographie et approche ethnographique.

5 Aux États-Unis, voir les travaux de Becker et Harper, parfois considérés comme fondateurs de la « sociologie visuelle ». BECKER Howard S., « Sociologie visuelle, photographie documentaire et photojournalisme », Communications, n° 71, 2001, p. 333-351. HARPER Douglas, Good Company: a Tramp Life, New York, Routledge, 2016. En France, voir notamment la revue Images du travail / Travail des images, animée par des sociologues et des historiens de l’université de Poitiers, le groupe de recherche réuni autour de Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand du centre Pierre-Naville à Evry, qui œuvre activement à l’institutionnalisation de la « sociologie visuelle et filmique », ainsi que le « manifeste » du RT 47 de l’Association française de sociologie, « Quatorze propositions pour une sociologie visuelle et filmtique », en ligne ici : https://rt47.hypotheses.org/manifeste/quatorze-propositions-pour-une-sociologie-visuelle-et-filmique.

6 Sur ce point, voir les remarques d’Albert PIETTE dans « La photographie comme mode de connaissance anthropologique », Terrain [En ligne], n° 18, 1992, p. 129-136, URL : https://journals.openedition.org/terrain/3039 ; CHAUVIN Pierre-Marie et REIX Fabien (dir.), « Sociologies visuelles. Histoire et pistes de recherche », L’Année sociologique [En ligne], vol. 65, n° 1, 2015, URL : https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2015-1-page-15.htm ; MARESCA Sylvain, La photographie, un miroir des sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 1996.

7 Parce que nous étions conscients du risque d’ethnocentrisme, l’approche par les « récits de vie » s’est imposée à nous comme un moyen supplémentaire pour contrôler une focalisation excessive sur les questions proprement « politiques ». Nos guides d’entretiens faisaient ainsi une large place aux rapports à l’école, au travail, à la famille et, plus généralement, à l’ethos et aux « styles de vie » des classes populaires auxquelles appartenaient les gilets jaunes rencontrés sur le terrain.

8 Notre démarche s’inspirait beaucoup de celle déployée dans La misère du monde, où les auteurs s’efforçaient de « rendre raison » du point de vue de l’enquêté, c’est-à-dire d’en restituer les raisons d’être et la nécessité. Voir BOURDIEU Pierre (dir.), La misère du monde, Paris, Éditions du Seuil, 1993. Sur l’opposition rituelle entre « expliquer » et « comprendre » voir notamment la conclusion du livre, intitulée « Comprendre ».

9 Il ne lui manque que la possibilité de rapprocher ou d’éloigner un sujet mais il reste possible de « zoomer avec ses pieds ».

10 Le photoreporter Abbas expliquait en substance que lorsqu’il prenait une photo, il ne réfléchissait pas, qu’il n’avait pas le temps d’avoir des émotions. Il ajoutait qu’une réflexion précède néanmoins la prise de vue et qu’une réflexion sur sa finalité lui succède.

11 Comme les photographes rassemblés en France autour de l’AEAR et de l’APO, qui revendiquaient explicitement la non-neutralité de l’image. Voir notamment AMAO Damarice, EBNER Florian et JOSCHKE Christian (dir), Photographie, arme de classe : photographie sociale et documentaire en France, 1928-1936, Paris, Centre Pompidou, Éditions Textuel, 2018.

12 Il en va de même dans le champ sociologique où l’autonomie du chercheur n’est que relative : même si les règles font l’objet d’une lutte, le sociologue ne peut pas s’en affranchir.

13 La définition du « public » et du « privé » n’a évidemment rien d’universel. Elle varie selon les contextes historiques et sociaux. Dans nos sociétés, on peut schématiquement distinguer quatre types d’espaces : des espaces publics et anonymes (comme la manifestation de rue), des espaces semi-publics (comme les gares, les musées, les entreprises), des espaces privés (le domicile), des espaces intimes (la chambre à coucher).

14 Voir MAUGER Gérard, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, n° 6, « Femmes, genre, histoire », décembre 1991, p. 125-143.

15 Voir ARBORIO Anne-Marie, « L’observation directe en sociologie : quelques réflexions méthodologiques à propos de travaux de recherches sur le terrain hospitalier », Recherche en soins infirmiers [En ligne], vol. 3, n° 90, 2007, p. 26-34, URL : https://www.cairn.info/journal-recherche-en-soins-infirmiers-2007-3-page-26.htm.

16 Sur le plan juridique, la liberté d’information et d’expression artistique autorise le photographe à prendre n’importe quelle image dans un espace public. Jusqu’à présent, la principale limitation concerne la diffusion, en particulier lorsque le sujet photographié estime que l’image porte atteinte à sa dignité. Sur ces questions et pour de nombreuses études de cas juridiquement documentées : voir VERBRUGGE Joëlle, Droit à l’image et droit de faire des images, 2e éd. augmentée, Écuelles, Éditions KnowWare, 2017. Voir aussi le blog de l’auteure, Droit & Photographie : la photographie sous l’angle juridique, URL : https://blog.droit-et-photographie.com/.

17 Par ailleurs, même si l’anonymisation tend à devenir systématique dans le champ scientifique, elle ne garantit pas pour autant son autonomie. Si on peut voir dans cette pratique une façon de se protéger et de protéger les enquêtés contre les usages malveillants qui pourraient être faits de leurs propos, elle conduit souvent aussi à appauvrir l’intelligibilité d’un « cas », à priver le lecteur du caractère cumulatif des connaissances et, en quelque sorte, à renoncer à un espace scientifique autonome, c’est-à-dire préservé des enjeux ordinaires du monde social. Sur la problématique de l’anonymisation : cf. ROUX Sébastien, « Le Caisne Léonore, Un inceste ordinaire. Et pourtant tout le monde savait », Genre, sexualité & société [En ligne], Analyses et comptes-rendus, 2016, URL : https://journals.openedition.org/gss/3619.

18 Exactement comme le magnétophone « enregistre » la parole des enquêtés.

19 Bien qu’aucun des trois enquêteurs dont il est ici question ne soit issu des classes populaires, notre jeunesse (relative), un ensemble de réflexes de « bon sens » comme une attitude ouverte, l’utilisation d’un langage « simple et direct », la pratique de la « vanne », le fait de substituer la bise à la poignée de main, le tutoiement au vouvoiement, etc., jouaient en notre faveur. Mais il ne faut pas surestimer l’importance de ces dispositions ni alimenter une « mystique du terrain » qui conduit souvent à héroïser les enquêteurs et à « exotiser » les classes populaires.

20 À partir des émeutes du 1er décembre 2018, la plupart des chaînes d’informations en continu se focalisent sur les violences des manifestants et sur les « dérapages » des gilets jaunes.

21 Ainsi peut-on comprendre qu’au cours des premiers mois de mobilisation, le sentiment le plus souvent exprimé chez les « primo-manifestants » soit celui de vivre un moment « exceptionnel » ou « historique ».

22 Doisneau décrivait déjà les reporters de presse comme des « grands braillards, grands buveurs, physiquement très résistants » et « toujours en groupe ». Il les appelait les « pelotons d’exécution de l’actualité » et les distinguait des « boutiquiers » qui possédaient leur commerce dédié à la photographie d’identité, de mariage ou de communion. Il faudrait mener l’enquête pour identifier ces habitus de photographes et réfléchir à la façon dont leur matériel et plus généralement leurs manières de photographier (avec plus ou moins de discrétion, d’assurance, de virilité, etc.) sont préalablement ajustés aux contextes et aux sujets photographiés. De même que la propension à se laisser photographier dépend assez étroitement des représentations que le sujet se fait du photographe et des usages socialement admis de la photographie dans son univers, la propension du photographe à investir certains sujets et certains registres photographiques n’est pas distribuée au hasard. Pour un exemple qui permet de comprendre ce que la manière de filmer doit à la fois aux propriétés sociales du cinéaste amateur, à la manière dont il est perçu et à son ajustement au « contexte » de la prise de vue, voir SORIANO Éric, « Un ajustement postcolonial. À propos de Gilles Dagneau et des années calédoniennes du Gendarme Citron », Journal de la Société des Océanistes [En ligne], n° 148, 2019, URL : https://journals.openedition.org/jso/10517.

23 Dans bien des situations, le matériel léger et discret (ni « tape-à-l’œil », ni trop « distingué ») présente des avantages et maximise les chances d’être perçu comme un « amateur sympa » à qui on ne peut pas refuser une image. Adopter une posture de « touriste » s’avère souvent un avantage lorsqu’il s’agit de photographier des inconnus dans la rue, exactement comme un étudiant, apprenti sociologue, peut jouer de sa jeunesse pour faire parler ses enquêtés.

24 Offrir ses photographies, accepter qu’elles soient utilisées, voire détournées sans autorisation, fait partie d’une attitude générale qui permet de gagner la confiance des sujets photographiés. Sur le terrain, montrer quelques images sur l’écran arrière de son appareil remplit la même fonction et permet dans certains cas de faire baisser la tension.

25 Ce qui est ignoré voire méprisé dans le champ de la photographie artistique suscite souvent des émotions chez le « grand public » (comme la photo animalière ou de paysage, très appréciée dans les milieux populaires et dans la sphère économique de l’espace social, mais relativement dépréciée dans les espaces de consécration artistique).

26 BOURDIEU Pierre, « Éléments d’une théorie sociologique de la perception artistique », Revue internationale des sciences sociales, vol. 20, n° 4, 1968, p. 639-664.

27 Voir BOURDIEU Pierre (dir.), Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 40 sqq.

28 Comme le note Gérard Mauger, ces poses frontales et souvent centrales offertes au photographe révèlent une physionomie sociale et morale qui, « faisant front » et demandant à être regardée « de front », exprime une forme de « fidélité à soi » et de « simplicité » qui est valorisée dans les milieux populaires. Voir LE GALL Brice, CIZEAU Thibault, TRAVERSE Lou, Justice et respect. Le soulèvement des Gilets jaunes, Paris, Syllepse, 2019, p. 10.

29 Il en va de même pour la photographie animalière où la présence du photographe est tolérée à condition que son attitude sur le terrain soit appropriée (peu de bruit, pas de mouvement brusque, respect d’une distance minimale, etc.).

30 Ce « voile émotionnel » est régulièrement évoqué par les photographes de guerre pour justifier leurs images lorsqu’elles choquent le public par leur violence. La neutralisation des émotions au moment de la prise de vue est pourtant un phénomène très général qui s’applique à de nombreuses situations. En un sens, l’appareil « filtre » la réalité et permet au photographe de la mettre à distance. Non seulement il confère une position relativement « extérieure » aux enjeux de la scène photographiée, mais surtout les décisions techniques et esthétiques que le photographe doit prendre au moment de la prise de vue occupent l’essentiel de son attention. Ainsi peut-on comprendre que le rapport à un paysage, par exemple, soit subjectivement différent selon qu’on se propose ou non de le photographier. Au demeurant, le photographe est comme le sociologue sur le terrain : ce sont des êtres un peu « louches » dans leur rapport aux autres. Ils regardent simultanément dans plusieurs directions, ils participent sans s’impliquer complètement, ils sont certes à l’intérieur du groupe, mais aussi à l’extérieur. Enfin, ils ont, l’un et l’autre, la prétention de se distinguer par leurs productions.

31 Le choix du format d’enregistrement d’une image (JPEG, RAW, TIFF, etc.) correspond à une interprétation de la réalité (donc à un « traitement ») dans la mesure où chaque format est associé à un algorithme spécifique chargé de décoder l’information. Ainsi une image dite « brute » enregistrée dans chacun de ces formats n’aura pas tout à fait le même rendu. Si le format JPEG est utilisé le plus souvent malgré ses couleurs vives, c’est essentiellement en raison de son poids numérique plus faible, qui le rend plus adapté à la diffusion des images sur Internet.

32 Voir BOURDIEU Pierre, « Éléments d’une théorie sociologique de la perception artistique », op. cit, p. 644.

33 Mobilisant Panofsky, Bourdieu distingue d’une part, « la couche primaire des significations » qui porte sur la compréhension des qualités « expressives » de l’œuvre que nous pouvons pénétrer sur la base de notre expérience existentielle et, d’autre part, « la couche secondaire des significations », déchiffrable à partir d’un savoir transmis de manière littéraire et qui dépasse « la simple désignation des qualités sensibles de l’œuvre ». À l’intérieur de cette couche secondaire, il faut distinguer « les thèmes ou concepts » qui se manifestent dans des images, des histoires ou des allégories, mais aussi « le sens ou le contenu intrinsèque » de l’œuvre que « l’interprétation iconologique ne peut saisir qu’à la condition de traiter les significations iconographiques et les méthodes de composition comme des “symboles culturels”, comme des expressions de la culture d’une époque, d’une nation ou d’une classe ». Il existe ainsi chez Bourdieu et Panofsky des appréhensions plus ou moins parcellaires, sophistiquées, raffinées ou totales d’une œuvre qui ne sauraient se confondre avec le sens qu’y met. Voir BOURDIEU Pierre, « Éléments d’une théorie sociologique de la perception artistique », op. cit., p. 643 sqq.

34 Comme le note Bourdieu, « la lisibilité d’une œuvre pour un individu particulier est fonction de l’écart entre le code (plus ou moins complexe et raffiné) qu’exige l’œuvre, et la compétence individuelle, définie par le degré auquel le code social est maîtrisé. […] Pour accroître la lisibilité d‘une œuvre d’art […] on peut (ainsi) soit abaisser le niveau d’émission, soit élever le niveau de réception. La seule manière d’abaisser le niveau d’émission d’une œuvre consiste à fournir en même temps que l’œuvre, le code selon lequel elle est codée, cela dans un discours (verbal ou graphique) dont le code est déjà maitrisé (partiellement ou totalement) par le récepteur, ou qui livre continument le code de son propre déchiffrement, conformément au modèle de la communication pédagogique parfaitement rationnelle ». Cf. BOURDIEU Pierre, « Éléments d’une théorie sociologique de la perception artistique », op. cit., p. 649 sqq.

35 Comme c’est le cas, par exemple, dans la « BD photographique » de Vincent JAROUSSEAU, Les Racines de la colère, Paris, Les Arènes, 2019.

36 Ces mises en garde sont formulées notamment par François Cardi, qui se livre par endroits à une relecture de Howard S. Becker qui s’embarrasse peu de nuances. Selon lui, Becker aurait exprimé « les conditions devant être réunies pour qu’un corpus photographique puisse servir de données de recherche. La première serait de veiller à ce que le cliché n’ait pas subi de manipulations qui en modifient fondamentalement le sens. La seconde est que le corpus photographique ne soit pas soumis à des impératifs commerciaux (publicité, mode, presse). La troisième condition serait que le photographe n’ait pas sélectionné les événements à photographier, qu’il n’y ait pas chez lui de forme de censure et enfin qu’il n’ait pas de point de vue théorique qui le rende aveugle à ce qu’il voit » (cf. François CARDI, dans Sociologie visuelle et filmique, Carnet du RT 47, URL : https://rt47.hypotheses.org/author/cardi). En fait, la lecture des travaux de Becker révèle un point de vue plus nuancé. Dans la plupart de ses écrits, il ne cesse de relativiser les oppositions entre les différents genres photographiques et il souligne notamment que la non-validité d’une affirmation scientifique au sujet d’une image ne dépend pas de la construction de l’image en tant que telle mais des questions qu’on pose à la photographie. Voir BECKER Howard S., « Les photographies disent-elles la vérité ? », Ethnologie française [En ligne], vol. 37, n° 1, 2007, p. 33-42, URL : https://www.cairn.info/journal-ethnologie-francaise-2007-1-page-33.htm.

37 En d’autres termes, ce qu’il s’agit d’objectiver, ce n’est pas l’expérience vécue du sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité, donc les effets et les limites, de cette expérience. Voir BOURDIEU Pierre, « L’objectivation participante », Actes de la recherche en sciences sociales [En ligne], vol. 5, n° 150, 2003, p. 43-58, URL : https://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2003-5-page-43.htm.

38 Pourtant, toutes ces contraintes façonnent autant sinon plus ce que le chercheur peut voir ou ne pas voir, montrer ou ne pas montrer, dire ou ne pas dire…

Illustrations

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Élodie avec son fils sur le bord de la route évoque aisément la figure classique de « la mère et l’enfant » qui symbolise la famille, la protection, etc. La photographie remplit ici une fonction allégorique en même temps qu’elle fait écho à la centralité des valeurs familiales en milieu populaire.

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Les photographies de fête transposent les rites du culte domestique, en montrant le rapprochement des corps, en éternisant les grands moments de la vie collective, en renforçant la cohésion du groupe, en affirmant le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité, en transformant les « bons moments » en « bons souvenirs ».

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Un binôme sur le terrain : alors que Thibault Cizeau conduit l’entretien avec Romain, le photographe peut se faire plus discret et capturer le regard admiratif que porte la mère sur son fils. La photo aurait été impossible à réaliser sans la présence du sociologue.

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Paris, place d’Italie, le 16 novembre 2019. La manifestation qui marque l’anniversaire du mouvement des gilets jaunes ne partira jamais. Sur place, du matériel de chantier sert de munitions pour affronter les forces de l’ordre qui ont encerclé les manifestants. Les trois personnes ci-dessus savent très bien qu’elles sont photographiées (plusieurs regards et sourires ont été échangés avant la prise de vue), mais jouent le jeu attendu par le photographe en mimant la désolation.

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Sur le rond-point de Chevrières, c’est paradoxalement au moment le plus froid de l’hiver que la sociabilité a été la plus intense. Plusieurs fois par semaine, les gilets jaunes se retrouvent autour du brasero. Moments d’accueil, d’écoute, d’entraide, ces réunions leur permettent d’éprouver cette « fraternité retrouvée » et de se rattacher à une longue histoire de la solidarité.

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John (chauffeur routier, 24 ans) crache du feu devant la caserne des pompiers de Compiègne. Pendant plusieurs minutes, la foule applaudit les pompiers avant qu’ils ne fassent retentir leur sirène. Une façon pour les gilets jaunes de saluer l’aide apportée durant les manifestations et de rendre hommage à l’un d’eux, récemment tué dans un incendie. Une manière également pour John de mettre en scène sa force physique et, à travers lui, celle du groupe.

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Michel, ancien ouvrier à la retraite, récupère depuis quelque temps la ferraille abandonnée pour arrondir ses fins de mois : « On y trouve de tout, ça te fait un petit peu d’argent, ça va des boîtes de conserve aux plaques métalliques, en passant par les fils électriques, les vieux outils et les ustensiles de cuisine. » Comme s’il voulait témoigner de sa volonté de « s’en sortir » tout en faisant passer le message de ses difficultés, il m’emmène spécialement dans le jardin pour photographier sa « récolte ».

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Paris, place de l’Étoile, 1er décembre 2018. L’intensification des effets des gaz lacrymogènes au moment du développement renforce l’ambiance de chaos.

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Citer cet article

Référence électronique

Brice Le Gall, « L’observation photographique. Auto-analyse d’une enquête sur les gilets jaunes », Condition humaine / Conditions politiques [En ligne], 2 | 2021, mis en ligne le 20 juin 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues.mshparisnord.fr/chcp/index.php?id=506

Auteur

Brice Le Gall

Brice Le Gall est photographe et doctorant au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP-EHESS). Avec Lou Traverse et Thibault Cizeau, il a mené une enquête photographique et sociologique qui a donné lieu à la publication de Justice et Respect, le soulèvement des Gilets jaunes (Syllepse, 2019). Il travaille par ailleurs sur l’enseignement supérieur, les classes sociales, les transformations de la culture académique et termine actuellement une thèse sur les usages sociaux des études économiques et l’emprise de la gestion. Son travail de photographe a été exposé dans différentes galeries, au CNRS et dans plusieurs festivals. Certaines de ses images ont été nominées, primées ou publiées dans la presse spécialisée (National Geographic, Photo, Niepcebook).

Brice Le Gall is a photographer and PhD candidate at the Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP-EHESS). In collaboration with Lou Traverse and Thibault Cizeau, he conducted a photographic and sociological investigation that resulted in the publication of Justice et Respect, le soulèvement des Gilets jaunes (Syllepse, 2019). He also works on higher education, social classes, transformations of academic culture and he is currently completing a thesis on the social uses of economics and the increasing power of management. His photographic work has been exhibited in various galleries, at the CNRS and in several festivals. Some of his images have been nominated, awarded or published in the specialized press (National Geographic, Photo, Niepcebook).