Prologue
« Début du premier acte ». Communément, les suites de la formule s’incarnent sur des scènes de théâtre. On est habitué à y voir entrer les « acteurs », à reconnaître les personnages qui ont le monopole de l’agir et du dire et à y suivre la dramatique finement et clairement établie entre un début et une fin. Dès le commencement, on sait que ça va se terminer, que la fiction s’arrêtera après un dénouement positif ou tragique et que l’on pourra rentrer se coucher.
Or, le 17 novembre 2018, un « premier acte » s’est déplacé des plateaux artistiques aux places politiques et autres espaces publics. On a vu débouler des sujets qui, jusqu’à présent, ne semblaient pas avoir droit à la représentation. Ils ne correspondaient en rien aux caractéristiques de « l’acteur » tel qu’il sait endosser le bon costume et emprunter le bon registre d’énonciation depuis lequel se formulent les grandes causes à défendre et les hautes batailles à mener. Ils arrivaient de tous les côtés mais ne s’assemblaient pas n’importe comment pour autant. Ils ne provenaient pas des mêmes familles – intimes comme politiques - n’arboraient pas les mêmes drapeaux, n’avaient pas appris la même langue, et pourtant ils se parlaient et se reconnaissaient. Ils ne portaient pas le costume propre aux actes d’importance mais ils s’étaient approprié un costume impropre dont leur rassemblement improbable se mit à porter le nom : gilets jaunes.
Le premier acte de cette histoire qui commençait à s’écrire en dehors des carcans de la représentation allait très vite désordonner, au même titre que les vêtements et les justes figurations, les coordonnées de l’espace et du temps. Les gilets jaunes ne se réuniraient plus seulement sur les lieux emblématiques des places et des rues mais sur des lieux tout aussi impropres que sont les ronds-points. Ils n’occuperaient pas le temps politique dans la seule forme du rassemblement ponctuel qui ferait acte uniquement les samedis, mais ils réinventeraient ce temps en lui donnant la forme d’une durée. En tordant la ligne droite qui, après l’ouverture manifeste du rideau de l’événement, doit assurer le prolongement du début en sa juste fin, les gilets jaunes ont remplacé la dramatique de la demande sociale en dramaturgie d’un mouvement politique. L’enjeu n’était plus l’obtention de la réponse gouvernementale qui viendrait mettre un terme aux marches actées par les samedis. Les personnes mobilisées visaient d’ailleurs moins l’achèvement de l’acte que son extension au-delà des fins assignées en amont. Au drama – qui, en grec, renvoie à l’action considérée comme finie – s’ajoutait l’ergon qui noue à l’acte création et mouvement. La dramaturgie des gilets jaunes trouvait ses scènes non plus uniquement là où toutes les caméras, discours, micros étaient focalisés – le cœur des centres-villes, leurs places, leurs rues et leurs riches avenues –, mais dans quantité de zones plus reculées dont ils occupaient souvent les embranchements routiers. Là en effet le mouvement se prolongeait en même temps qu’il trouvait d’autres modes d’incarnation : non plus seulement celui des corps groupés qui marchent tous ensemble, mais celui de petites assemblées éparses, hétérogènes au sein desquelles bougeaient et se faisaient bouger des pensées, des idées et des représentations. Non, après les marches du samedi, on ne rentrait pas se coucher.
On se réunissait ailleurs et autrement pour faire durer l’énergie d’un rassemblement qui ne s’en tenait pas au rythme binaire que s’était mise à imposer, très tôt, la représentation des « agitations et répressions ». La police voulait le drama, la fin de tous les actes, mais la politique voulait la dramaturgie. Les actes ne disparaissaient pas ni ne se travestissaient en agitations mais en effet ils se convertissaient en puissance d’action continuée. Les acteurs improbables d’un théâtre sans représentation bâtissaient des cabanes, aménageaient des potagers en ces espaces pollués et sinistrés des ronds-points oubliés, construisaient de nouvelles formes et modalités d’assemblée... On ne cessait de se parler de tout, mais on ne le faisait pas n’importe comment. Les désaccords étaient acceptés pour être travaillés. Ni consensus forcé ni silence imposé, on se disputait et, de plus en plus, on se comprenait. En prolongement des samedis, dans les journées entières des dimanches et par un système de relais le reste de la semaine, on tenait le campement. Parfois, certains y passaient la nuit. Mais ceux-ci, comme les autres qui avaient définitivement renoncé à « rentrer se coucher », préféraient au sommeil de plomb et aux rêves ressassés sur fond de leur non-réalisation, les élaborations longues et concrètes des réalités que l’on voulait faire tenir.
Décentrement des dramatiques et autres centres dramaturgiques
Bien que les constructions dramatiques des cinq actes se soient vite vues abîmées par cette nouvelle dramaturgie, quelques « centres dramatiques » y ont vu et trouvé un puissant et revigorant intérêt. Plusieurs lieux se sont en effet moins sentis menacés par l’explosion d’un mouvement, que rencontrés au cœur de leurs préoccupations. Préoccupations politiques, mais aussi esthétiques ou, plus précisément, point de jonction entre esthétique et politique depuis lequel certains espaces artistiques se sont en effet sentis touchés. Ce fut le cas pour le Théâtre Nanterre-Amandiers où je suis, depuis mai 2018, dramaturge associée. J’y mène plusieurs actions dont l’une prend la forme de rencontres – le cycle « Mondes Possibles » – où j’essaie, précisément, de nouer esthétique et politique. Il ne s’agit pas d’y convier les seuls acteurs et auteurs de ce que l’on nomme, de loin, « théâtre politique » et encore moins de demander aux artistes de parler de « la politique » ou aux théoriciens politiques de parler des pièces de ces mêmes artistes. Il s’agit plutôt de réunir, autour d’une question ou d’un souci commun, des approches et des langages différents qui, chacun à sa manière, élaborent les conditions d’expérience d’un autre monde commun. Un monde, des mondes qui entrent en conflit avec le monde « policé », ordonné et représenté comme monde comme Un. Mondes cosmopolitiques, mondes interspécifiques et mondes d’alliances improbables s’y croisent et font se croiser metteurs en scènes, philosophes, anthropologues, spécialistes de littérature, activistes, acteurs associatifs, voisin.e.s du théâtre… Si politique il y a, ce n’est pas en tant qu’objet des différentes prises de parole, mais plutôt en tant que qualité qui ne se représente pas, mais s’éprouve comme un possible horizon reposant sur une conflictualité assumée.
La manière croisée dont je conçois ces rencontres expérimentales ne provient pas uniquement de mon intérêt propre pour le nouage des hétérogènes – nouage qui, pour être constitutif de l’expérience, se trouve au cœur de l’esthétique. Elle est aussi en lien direct avec le centre dramatique qui les accueille. Le Théâtre Nanterre-Amandiers se singularise sur la cartographie des centres dramatiques nationaux par l’attachement qu’il porte aux expériences plus qu’aux représentations. Les artistes qui s’y trouvent programmés écrivent moins des drames que d’autres mettent en scène que des dramaturgies qui reconfigurent les scènes. Au croisement de l’inscription plastique, de la création sonore, de la langue poétique, du langage chorégraphique ou de la parole publique, les invités de ce théâtre composent des expériences. Le carcan de la représentation, la mesure juste et ajustée de l’espace et du temps s’y trouvent très régulièrement explosés, renversés. Ce sont des formes improbables qui viennent occuper les plateaux et constituent la première matière des préoccupations de celles et ceux qui, croyant en cette manière de faire théâtre, décident de travailler à Nanterre-Amandiers. Et ce sont bien ces préoccupations qui ont aussi et peut-être d’abord été touchées par l’esthétique politique qui se dégageait des reconfigurations spatio-temporelles actées par la lutte des gilets jaunes et leur manière de s’assembler en périphérie des centres établis et en extension du temps propre à la manifestation.
Faire durer un toucher, lui donner de la place ou plutôt lui donner sa place en aménageant, à partir de la singularité du « toucheur », un espace capable d’en partager l’expérience : voici ce de quoi peuvent s’occuper les travailleurs du sensible que sont les dramaturges, metteurs en scènes, scénographes et plasticiens divers. C’est donc en assumant pleinement ce cadre et en s’installant dans le hall central d’un théâtre qui ne se travestit pas en théorie, que nous avons imaginé, comme une déclinaison spéciale du cycle « Mondes possibles », celui nommé « Des actes et des durées »1.
Faire place au théâtre des gilets jaunes
Le theatron, en tant que « lieu d’où l’on voit », demande à ce que l’on pense les conditions sensibles à partir desquelles on peut voir et percevoir ce qu’on nous présente sur scène. Les artisans du théâtre, et particulièrement d’un théâtre d’expériences plus que de représentations, ne s’intéressent jamais seulement à ce qui se voit – qui sont les acteurs ? quel est le décor ? quels sont les costumes ?... - mais à comment ça se voit. Comptent tout autant la position du regardant – frontale, de biais, en contre-bas... – que son accompagnement, son entourage et son voisinage interpersonnel. Le theatron considère le voyant en puissance de co-création alors que la theoria, en tant qu’elle est ce qui « fait voir », le considère comme celui dont elle peut et doit orienter le regard. Elle est pouvoir de vision et devient souvent prise de pouvoir sur les potentiels voyants. Bien que plusieurs théâtres aient organisé, sur leurs plateaux, des débats, des conférences d’analystes renommés, des temps de « parole aux artistes », on peut dire que depuis le 17 novembre, il y eut surtout beaucoup de théorie et bien peu de théâtres. Les diagnostics portés sur le mouvement se sont multipliés et ont circulé des écrans de télévision aux plateaux de théâtres en passant par les unes des journaux et les supports multiples de nouveaux médias créés spécifiquement pour rendre compte de « l’événement gilets jaunes ». Il fallait parler vite, saisir vite ce dont il était question dans cette succession des samedis, et épouser ainsi parfaitement non pas la temporalité épaisse du mouvement, mais le temps sans durée de l’urgence qui, particulièrement depuis 2015, ordonne tous nos é/États.
Or, dans cette dramatique que rythmaient majoritairement les actes, se confectionnait tout aussi rapidement la représentation caricaturale d’un mouvement de protestation qui n’aurait d’autre revendication que celle d’être « contre Macron ». Chaque samedi, les gilets jaunes faisaient événement, focalisaient les attentions et, dans leurs manifestations « contre le gouvernement », n’étaient plus perçus autrement que « tout contre » lui, collé à lui, voire absorbé par lui. Ainsi retenait-on principalement l’image binaire de la violence de la manifestation que venait réprimer la violence policière. Les forces de l’ordre, en effet, ordonnaient et mettaient dans le bon ordre la forme de la réponse violente que les « opposants » ne pouvaient plus que donner, une fois assignés à cette position. Se perdait ainsi, dans le champ des imageries dominantes et des théories qui s’affairaient à vite orienter la vision, tout ce qui évoluait en dehors du régime de la représentation. Autrement dit, pour un mouvement qui avait dès le début non seulement affirmé ce refus de la représentation, mais aussi œuvré à la constitution d’autres modalités de présentation et d’énonciation, c’est sa singularité-même qui se perdait.
Puisque c’est cette singularité qui, pour évoluer en dehors du régime représentatif, avait aussi fortement et directement touché le cœur politique et esthétique du théâtre Nanterre-Amandiers, c’est à elle que nous avons voulu donner place. Donner sa place ou une place que d’autres scènes, artistiques et politiques, ne lui laissaient pas forcément, y compris quand elles disaient lui « donner la parole ». Cette place depuis laquelle nous ne souhaitions pas que la parole soit donnée par les uns pour d’autres, mais tout simplement prise par chacun vers quantité d’autres, n’a pas été trouvée sur le grand plateau du théâtre ni dans la frontalité de la forme débat. Il ne s’agissait pas de réunir une fois de plus, face au public venu entendre la leçon, les artistes et intellectuels venus exposer leurs théories et/ou visions du mouvement. L’emplacement a plutôt été confectionné dans une sorte d’agora improvisée, accueillie dans le hall du théâtre et qui mettait les participants à égalité. Les frontières posées entre ceux qui savent et ceux qui apprennent, ceux qui disent et ceux qui écoutent étaient effacées pour donner lieu à une forme de circularité dans la distribution des paroles. Ce à quoi nous aspirions n’était pas de l’ordre d’une plus juste représentation du mouvement mais bien à la possibilité d’en rendre plus partageable l’expérience. Puisque celle-ci touche tout autant aux conditions du voir et de l’écoute qu’à ce qui est vu et entendu, nous avons œuvré à la double composition du partage d’expérience. C’est-à-dire qu’il nous a tout autant importé de choisir les intervenants qui ouvraient nos rencontres – moins en tant qu’experts du mouvement qu’en tant que sujets singuliers qui en faisaient l’expérience de manière très variée2 – que de veiller à ce que l’assemblée participante soit elle aussi parlante et variée.
Car, pour qu’il y ait expérience et pas seulement observation d’une imposante représentation – telle celle qui, dans le cas des gilets jaunes, semblait toujours plus en barrer la compréhension ajustée –, il ne suffit pas qu’une chose soit montrée ou qu’un message soit transmis. Pour qu’il y ait expérience, il faut œuvrer à ce que Spinoza, repris par Deleuze, nomme « la composition des rapports entre éléments hétérogènes ». Cette œuvre-là est d’autant plus importante qu’elle est à entendre sans la majuscule de l’Œuvre propre aux beaux-arts, mais dans l’humble forme des arts populaires. Elle est ce qui devrait circuler entre les diverses composantes d’un peuple, au sein de cet espace qui lui est propre parce que sans propriété : l’espace public. Or la séquence des gilets jaunes semble aussi être celle de la capture de l’espace public, moins par le mouvement que par ceux qui, à coup de matraques et de gaz lacrymogène, l’en incriminaient. Cette capture est constitutive de la transformation forcée de l’espace de la politique en espace purement policier. En configurant la scène des manifestations à partir du carcan d’une représentation qui les précède, la police du gouvernement a fracturé du dedans l’espace politique et ses possibilités. Car, bien que se passant à ciel ouvert et en plein cœur de l’espace public, les marches des gilets jaunes semblaient ne pouvoir être ni vues ni entendues ni débattues dans ce qu’elles étaient. Leur singularité était comme placée derrière un écran déformant qui empêchait qu’elle soit un tant soit peu discernée par quantité de citoyens qui, pour ne pas être mobilisés, pour ne pas forcément porter de gilets, n’étaient pas obligatoirement opposés au mouvement. Comment pouvaient-ils prendre réellement position en regard d’un mouvement sur lequel ils n’avaient pas droit – et pas de capacité – au regard ?
De la dramatique policière aux dramaturgies politiques
Bien que s’exposant sous leurs fenêtres, le mouvement des gilets jaunes tel qu’il entrait en acte les samedis, se montrait de moins en moins dans ce qu’il était et dans ce qu’elles et ils, qui le faisaient vivre, étaient. Les autres habitants des villes dont les rues étaient traversées et maculées de jaune, peu à peu, ne les voyaient plus. Ou du moins ne les voyaient-ils pas autrement que dans la configuration et mise en scène dramatiques de la violente manifestation. Ici, les gilets jaunes qui, pour la grande majorité, sont les n’importe qui du peuple de l’espace public, devenaient les « exceptions » qui accidentaient l’espace commun, qui bloquaient, avec les rues, toute la vie collective et qui violaient l’espace public. Or, n’est-ce pas au moment où un espace se trouve dépossédé de ce qui le fait – autrement dit, ici, dépossédé de l’hétérogène sans lequel il n’y a pas peuple –, n’est-ce pas au moment où est imposé, en son intériorité pénétrée, ce qui lui est radicalement opposé – non plus la politique du peuple mais la police qui le tue – qu’un espace peut-être dit violé ? C’est en tout cas dans cette violence imposée à l’espace public que nous a aussi semblé opérer la dramatique qui, pour être policière, privait les regardants de leur capacité d’éprouver. En tant que théâtre public, que lieu qui n’existe qu’à condition d’un public fait de regardants-éprouvants, nous étions aussi violentés. Mais le prolongement d’une violence subie ne prendrait pas la forme imposée de la réponse violente. Si réponse il y avait, elle ne se plierait pas à l’écriture imposée de l’espace et du temps ni à la froideur d’une qualité sans épaisseur. Elle ne serait ni urgente, ni placée en hauteur, ni formulée dans le registre de la « contre-violence ». À l’inverse, tordant elle aussi la dramatique pour se faire dramaturgique, elle préférerait à la logique défensive la création d’une dérive qui nouerait au mouvement des gilets jaunes un espace d’expérience qui s’en soucierait. Souci et soin pouvaient occuper et s’occuper autrement de cet espace public que les répressions ne faisaient que violenter.
Au théâtre, on dit que l’on « prend soin de son public ». Dans ce théâtre de Nanterre-Amandiers où allaient s’ouvrir « Des actes et des durées », nous voulions surtout prendre soin du public et de la sauvegarde de ce qui le rend possible. L’une des conditions d’existence du « public », de son espace et de son temps, repose sur la possibilité d’y faire l’expérience de l’hétérogène. Autrement dit, dans le cas de la représentation sèche et caricaturale des gilets jaunes, cette existence reposait sur ce qui devenait de plus en plus impossible. Rendre possible cet impossible en mettant en place la « composition des rapports entre hétérogènes » est donc devenu, pour le cycle « Mondes possibles » qu’héberge un théâtre public, une mission. Il nous fallait commencer par réunir cette variété constitutive de toute expérience et le faire en se souciant de tous les côtés de l’agora circulaire. Ainsi, en même temps que je recherchais des intervenants en m’éloignant souvent des noms et figures qui avaient déjà occupé tous les écrans dans le rôle d’expert du mouvement, en même temps que je veillais à contacter des interlocuteurs variés afin de rendre visibles les alliances improbables qui ont tissé cette singulière épaisseur de la durée des gilets jaunes, mes collègues chargées des relations avec le public, contactaient des sujets d’expériences diverses. Aux voisins plus concernés que sont les acteurs sociaux, les associations engagées pour le climat, le droit des personnes issues de l’immigration, l’accompagnement des familles défavorisées, ou que sont les étudiants très assidus à mes rencontres, s’ajoutaient les n’importe qui amenés à fréquenter ce théâtre pour des enjeux différents. Certains y mènent des ateliers avec leurs élèves, d’autres viennent simplement y déjeuner les midis, tandis que d’autres encore viennent pour la première fois le visiter lors des Journées du Patrimoine et n’y reviennent pas forcément pour suivre sa programmation. Toutes ces personnes, aussi variées soient-elles, et justement parce que variées, avaient été informées des rencontres que nous démarrions avec les gilets jaunes. Ce travail de communication est toujours fait par le théâtre, qu’il s’agisse des pièces ou des autres activités publiques. Or, pour les personnes recevant l’information de ces rencontres-là, l’invitation pouvait être entendue non plus comme celle de venir voir ou entendre un autre mais plutôt comme celle de pouvoir faire partie des parlants premiers. Car « gilets jaunes », certains des Nanterriens, certaines des Nanterriennes ou des Parisiennes et Parisiens, l’étaient.
Des subjectivités nouvelles, un public nouveau nous ont donc rejoints peu à peu et ce de manière grandissante. Les gilets s’invitaient les uns les autres et peuplaient toujours plus chacune de nos rencontres. Tandis que plusieurs personnes venaient nouvellement au théâtre des Amandiers, d’autres usagers plus habitués se sont trouvés déplacés dans leurs manières de le fréquenter. Ici, plus que la dramaturge ou les chargés des relations publiques, c’est le théâtre lui-même qui a agi en faveur de cette hétérogénéité de notre étrange assemblée. C’est lui qui a permis que, lors des rencontres que nous avons fait démarrer, comme en prolongement des samedis, les dimanches, nous nous trouvions en situation de toucher des spectateurs initialement « pas concernés » et qui se tenaient à distance du mouvement. À distance ou séparés de lui par l’écran caricatural qui en distribuait les imageries insuffisantes. Au moment où nous démarrions les rencontres – seulement en février et pas « immédiatement » en novembre du fait de ce même souci donné au temps – se tenait sur le grand plateau la reprise de La Réunification des deux Corées de Joël Pommerat. S’il est vrai que certaines pièces accueillies aux Amandiers sont jugées trop « expérimentales » par un certain public qui ne prend pas toujours le risque de venir les voir, celles de Joël Pommerat s’assurent toujours un public large et varié. Ainsi, celui qui s’est rendu au théâtre le 10 février, jour de la première rencontre, était composé de sensibilités – esthétiques comme politiques – très différentes. Il ne s’agissait pas seulement d’un public jeune ou intéressé par les créations « expérimentales » adhérant fortement au projet du théâtre comme à sa ligne artistique et esthétique. L’assemblée spectatrice couvrait un spectre très large et mélangé et rassemblait, dans le hall du théâtre, avant que les portes de la grande salle s’ouvrent, une communauté bigarrée.
Cette « bigarrure » d’occupants est une importante caractéristique du théâtre et de ce qu’il « peut » faire en soutien d’une mobilisation, et particulièrement de celle-ci. Réparer les expériences publiques consiste certes à créer ces rencontres où apparaît une hétérogénéité qui s’est trouvée annulée par le polissage forcé des représentations du mouvement. Mais la rencontre, pour qu’elle advienne, implique toujours au moins deux côtés. Il faut deux faces qui, ne se ressemblant pas, peuvent se découvrir et se discerner, intimement et réciproquement. Pourtant certaines manifestations nommées « rencontres » semblent avoir oublié cette différence constitutive qui rend possible leur existence. Plusieurs lieux et scènes ont aussi voulu faire place à des prises de parole plus directement issues de l’expérience du mouvement que ne le sont celles des spécialistes de sa théorisation. Mais il faut reconnaître que cette convocation des paroles engagées s’est souvent passée depuis des lieux eux-mêmes très engagés où se rendaient régulièrement des militantes et militants concernés, voire déjà convaincus. Ces lieux sont nécessaires, et certains ont permis de remarquables débats stratégiques ou des mises en perspective historique dont le mouvement a aussi besoin. Cependant, un autre de ses besoins reste celui de la mobilisation plus large, de la possibilité de toucher celles et ceux qui ne sont pas militants et qui, tout simplement, ne connaissent pas sa singularité. Que ce mouvement soit mieux exposé ou mieux parlé ne suffira jamais à modifier les perceptions si les percevants sont déjà du côté du mieux perçu. C’est ici que la bigarrure du théâtre public a un intérêt politique. Et c’est à cela que nous voulions contribuer avec les rencontres « Des actes et des durées ».
Interruption, redistribution, conversations
Décider de ne pas s’en tenir aux déjà convaincus, n’équivalait pas au fait de vouloir à tout prix convaincre celles et ceux qui ne l’étaient pas. Placer les rencontres au centre du théâtre n’avait pas pour enjeu d’imposer aux spectateurs variés de la pièce de Joël Pommerat un débat politique. Plus que d’obstruction ou d’imposition, il s’agissait surtout d’une possible interruption. Quand Jacques Rancière – avec le travail duquel nous entretenons un dialogue de longue date – dit que « la politique ne peut exister que dans un acte d’interruption, de dérèglement ou d’effraction »3, il désigne bien cette qualité de la perturbation qui redistribue les coordonnées de l’espace et du temps et peut faire bifurquer certains trajets. Une telle modification, pour engager les sujets déplacés, ne se produit jamais sous contrainte. Une situation surprenante, mais pas violente, la permet. Ainsi, les spectateurs variés qui venaient au théâtre assister à La Réunification des deux Corées, « pouvaient » rencontrer sur leur trajet l’agora multiple et multipliée du dedans où se tenaient les rencontres. Quelle que soit la distance qui les en séparait potentiellement, en étant là, ils étaient dans et de la rencontre. Ils la rendaient tout autant possible que celles et ceux qui étaient en train de parler. Ce jour-là, certains spectateurs avaient choisi de venir assister à ce moment précédant la pièce. Ils s’étaient organisés en ce sens. D’autres sentaient d’abord leur espace symbolique de « la visite au théâtre » désorganisé et ils acceptaient, ou non, de prolonger le déplacement. Les uns et les autres pouvaient venir s’asseoir sur les tribunes circulaires ou se contenter d’écouter les conversations en attendant d’aller assister au spectacle. D’un côté ou de l’autre du hall central, effleurant ou confirmant le déplacement, ils demeuraient dans ce même lieu du théâtre. Lieu d’où l’on voit et non où l’on veut faire voir, nos rencontres n’avaient pas la prétention de montrer la vérité cachée des gilets jaunes. En les organisant dans cette agora centrale et décentrée à la fois, nous avions simplement veillé à ce que puissent être entendues et perçues des paroles, des formes, des figures et des qualités du mouvement que d’autres scènes trop « contre » – au sens d’opposées ou de trop collées – ne parvenaient plus à laisser s’exprimer.
Il ne s’agissait plus de montrer, de justifier ou d’accuser l’interruption de l’ordre public et l’effraction du mouvement : cela est l’affaire de la représentation pas de la composition d’expérience. Le travail esthétique propre à ce théâtre pleinement public pouvait donc consister à passer du discours à l’acte, de la monstration à l’épreuve, de l’interruption représentée à celle actée, qui active et agite. En effet les composantes de la représentation du mouvement semblaient se trouvaient ici « agitées » comme on agite un produit solidifié pour en dissocier les composants. On n’y voyait plus « le gilet jaune » acteur ou victime de violence, on y rencontrait Thomas, cuisinier du théâtre, qui, venant assister à la première rencontre, en était devenu l’un des premiers intervenants. Si, pendant cette rencontre inaugurale, il parla longuement, en effet, des violences et des moyens de défense que devaient employer les manifestants pour se protéger, il introduisit aussi tout ce qui se construisait « en plus » de cela. Il ouvrit la question des durées mais, lui non plus, il ne fit pas qu’en parler. Il en fit une expérience partagée. À chaque nouvelle rencontre, il rapportait ce qui faisait non pas les blessures des gilets jaunes ni les seules faiblesses face au pouvoir en place, mais il ramenait les puissances. Elles se confectionnaient dans les assemblées de quartier, dans les bibliothèques partagées où l’on se faisait découvrir la pensée communaliste ou les luttes zapatistes, mais aussi dans les marches, même si « on s’en prenait plein la figure ». Ainsi remises dans un tel espace convivial de co-création des puissances politiques, ces marches du samedi venaient dé-figurer le portrait du manifestant violent, affublé d’une chasuble grossière et demeurant inaudible dans sa langue trop brutale telle qu’on la pré-attribue aux n’importe qui. L’intelligence collective propre au mouvement se laissait percevoir par un nombre croissant de spectateurs qui, pour beaucoup, venaient et revenaient pour se rapprocher de ce dont ils avaient été jusqu’alors très éloignés. Même et surtout si les actes s’étaient continuellement déroulés juste en bas de leurs fenêtres.
Alors que dans cette posture en hauteur ils voyaient défiler gilets jaunes, gilets noirs et gilets verts les uns à côté des autres, beaucoup ne percevaient que le bloc trop noir : le fameux black bloc. Mais d’autres aussi, dont les gilets jaunes eux-mêmes, ne percevaient ou plutôt ne vivaient souvent ces différentes couleurs que sur le mode de la juxtaposition. Certes, à côté des gilets jaunes venus de Commercy, pouvait se tenir le comité Adama qui, depuis le début, avait rejoint la lutte et dont certains membres arboraient aussi le gilet noir. À côté d’une gilet jaune de Montreuil pouvait se tenir le gilet vert d’une jeune militante d’Extinction Rebellion. Mais, bien que de couleurs différentes, ils et elles se tenaient liés comme les deux faces d’une même pièce de monnaie. Ils et elles ne s’étaient pas forcément rencontrés, ils et elles n’avaient pas forcément pu trouver les occasions de converser. Ils marchaient ensemble mais ne le faisaient pas dans ce régime singulier de la conversation, du conversare qui signifie « avancer en renversant ». Chacun pouvait demeurer à sa place, sous la couleur de son gilet, mais les identités n’étaient pas forcément renversées. Dans notre espace conversationnel nous essayions de contribuer à de tels co-déplacements en maintenant ensemble les deux sens du verbe « converser » : celui du latin conversare et celui de l’ancien français qui veut dire « vivre ensemble ». Nous vivions ensemble une expérience de renversement des identités pouvant faire apparaître des singularités : celle du mouvement comme celles de ses acteurs. La troisième rencontre de notre cycle fut à cet égard exemplaire. Pas parce qu’elle réunissait parfaitement les composantes du mouvement dans toute leur variété, mais parce qu’elle permit que ces composantes assemblées se mélangent pour mieux se séparer en effet. C’est-à-dire pour cesser de faire bloc, pour se discerner et se rencontrer vraiment.
Nous avions placé cette rencontre juste après ce dont les media parlaient beaucoup – la fin du « Grand Débat » –, mais surtout juste avant ce dont nous voulions parler : la nouvelle assemblée des assemblées, qui allait se tenir à Saint-Nazaire et qui, elle, signifiait toute autre chose qu’une fin. Elle offrait aussi l’incarnation d’une durée au sein de laquelle pouvaient se rendre visibles et audibles les longues élaborations de formes d’organisation nouvelles comme des manières de « reprendre le pouvoir sur nos vies ». Tel un écho annonciateur de ce qui se partagerait à Saint-Nazaire ou telle une miniature de ce qui composerait l’assemblée des assemblées, nous avions réuni le dimanche 24 mars, juste avant le début de la pièce de la chorégraphe Meg Stuart – au titre fort approprié : Built to last (« Construit pour durer ») – des gilets jaunes venant de Commercy, d’autres résidant à Montreuil mais prêts à partir pour Saint-Nazaire, d’autres qui s’organisaient à Nanterre, à Rungis, ou construisaient une cabane dans le vingtième arrondissement, des membres du comité Adama, plusieurs artistes, penseuses et penseurs déjà venus aux rencontres, rejoints par ce public de plus en plus varié. Nous voulions « donner à voir les alliances nouvelles entre des personnes qui, jusqu’à présent, ne se rencontraient pas ou ne luttaient pas ensemble ; rendre visible les articulations inédites entre des formes de lutte, d’organisation et d’action collectives qui, mises ensemble, dessinaient une nouvelle géographie politique4. » Mais sans doute avions-nous oublié, en formulant les choses ainsi, ce qui faisait pourtant notre singularité vertueuse : être au théâtre et non dans la théorie.
Touchés par cette hétérogénéité du mouvement qui sait en redistribuer les scènes et les scénographies, qui préfère à la centralité et verticalité du pouvoir le décentrement latéral des constellations où se regagnent des puissances, nous voulions en effet rendre ces puissances visibles. Pour cela j’avais pensé une circulation des paroles qui permettrait à chacun d’exposer sa manière de contribuer à la puissance de la lutte. Mais la conversation théâtrale ne s’en tient pas à cette organisation. Tout aussi vertical et circulaire soit-il, le cadre posé est forcément déjoué ou explosé du dedans par l’activation de la conversation. Et c’est tant mieux. C’est ce qui permet et a permis ce jour-là de passer de l’exposition des formes de lutte à une lutte des formes assumée, pour reprendre les termes d’une de nos invitées, Maria Kakogianni. Ce passage s’est produit grâce à ce que j’aurais envie d’appeler une « interpellation créatrice ». Ce fut celle de Youcef Brakni du comité Adama adressée à Jonathan, qui venait ce jour-là de Commercy. Ce dernier racontait comment, d’abord absente, la question de l’antiracisme était devenue très présente dans le manifeste rédigé après la première assemblée des assemblées. En évoquant cela, il permettait de briser l’une des représentations qui étaient données du mouvement : celle d’être raciste. En se réjouissant d’une telle inclusion, Jonathan se faisait le parfait représentant d’une de ces « alliances improbables » que nous voulions en effet montrer. Or, il ne s’agissait pas ici de représenter, il s’agissait d’éprouver ensemble ce qu’une alliance fait. Elle ne se réalise pas simplement en ajoutant une cause sous la forme sèche d’un tiret supplémentaire dans une liste. Elle se fait en tirant concrètement, matériellement, des ponts entre des luttes et des subjectivités séparées. Elle pouvait se faire comme Youcef le dit à Jonathan : « Vous pouvez faire plus que de nous signaler par une ligne dans un texte. Vous pouvez nous inviter à échanger avec vous. »
Échanger, se rencontrer, travailler la complexité des formes de lutte pour que la lutte partagée devienne une matière politique complexe et, de ce fait, plus résistante à la frontalité des répressions : voilà ce qui s’ouvrait comme suite possible de l’interpellation. Dans cet échange qui s’était passé en petit comité, les deux jeunes hommes avaient contribué à renverser les identités de la communauté à venir. Vivre ensemble Saint-Nazaire et les assemblées à venir, vivre ensemble nos rencontres qui tenaient à s’y articuler n’existerait que sur fond de ces renversements répétés. Fin de l’ordre qui donne force à la représentation policière des existences. Ouverture du théâtre mélangé des expériences politiques.
Le fond de scène, comme son premier plan, est et restera jaune.