Un intérêt croissant pour les low-tech, ou « technologies basses » est né de la prise de conscience des problématiques écologiques et environnementales, et du souhait de développer de nouveau des objets techniques qui soient à la fois plus simples, fiables et économes en ressources comme en énergie (Bihouix, 2014). Le retour à des technologies basses est même présenté comme une nécessité par les penseurs de la sobriété et de la frugalité (Bornarel, Gauzin-Müller et Madec, 2018). Si l’attention portée aux low-tech est souvent présentée comme récente, elle s’inscrit pleinement dans la continuité des recherches sur les énergies dites « alternatives » (Jarrige et Vrignon, 2020) et les « technologies appropriées », qui ont été particulièrement actives dans les années 1970, notamment aux États-Unis. Entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, des ingénieurs, des architectes, des chercheurs ou de simples bricoleurs préoccupés par les enjeux écologiques et environnementaux ont encouragé le recours à des techniques qui puissent être comprises et mises en œuvre par le plus grand nombre (Mortensen, 2012).
En Europe et aux États-Unis, cet intérêt pour les technologies appropriées apparaît surtout dans les publications liées à la contre-culture, notamment après le premier choc pétrolier, en 1973 (Maniaque-Benton, 2014). L’expression « technologie appropriée » a d’abord été utilisée dans une perspective d’assistance aux pays en voie de développement dès le milieu des années 1960, avant d’être reprise dans les milieux de la contre-culture à partir du début des années 1970. Cependant, elle est rapidement tombée en désuétude à la suite du contre-choc pétrolier, du fait du désintérêt pour les enjeux environnementaux qui apparaît au milieu des années 1980 (Gaillard, 2022). Cette période est en effet marquée par un net recul de l’intérêt pour les énergies renouvelables (le solaire, l’éolien) en Europe et aux États-Unis (Jarrige et Vrignon, 2020), qui se traduit par une importante baisse des publications consacrées à ces sujets.
L’attention portée aux « technologies appropriées » apparaît donc de courte durée si l’on s’attache à la seule utilisation de cette expression. Mais la brièveté de cet épisode contraste avec l’ambition initiale des promoteurs de ces technologies : très divers, ils ont cependant en commun le souhait de proposer de nouveaux critères de choix technologiques qui permettent de réorienter l’évolution des techniques considérées comme dominantes. Ils cherchent avant tout à développer ou à repenser des procédés et des objets techniques qui soient mieux adaptés aux contraintes et aux possibilités des zones rurales ou défavorisées, et qui puissent fonctionner à partir des sources d’énergie renouvelable disponibles localement (solaire, éolienne, hydraulique…). Leurs arguments reposent sur une critique des conséquences sociales et environnementales de la globalisation de certaines techniques, qui résulte souvent de choix politiques délibérés (Gaillard, 2022). Les théoriciens des low-tech, ainsi que certains penseurs des techniques (Rey, 2014) font aujourd’hui le même constat, qui constitue presque un lieu commun de la littérature consacrée à l’Anthropocène.
Notre hypothèse est que la notion de « technologie appropriée », aujourd’hui peu mobilisée, recouvre une pensée originale des techniques, dont l’intérêt contemporain pour les low-tech n’hérite que partiellement : alors que le terme low-tech décrit d’abord un ensemble de techniques basses ou simplifiées (par opposition à la high-tech), sans référence au milieu où elles sont mises en œuvre, le concept de « technologie appropriée » considère d’abord la relation entre un type de technique et le contexte politique, social ou écologique plus général dans lequel elle s’intègre. Pour les penseurs des technologies appropriées, chaque contexte singulier doit conduire au développement de techniques spécifiques, correspondant aux possibilités locales (ressources, savoir-faire…). L’objet de cet article est de comprendre pourquoi certaines technologies inventées, améliorées ou simplement redécouvertes durant les années 1970, ont été présentées comme « appropriées ». Son but est ensuite de s’interroger sur la nature de cette « appropriation », en essayant de comprendre en quoi une technique pourrait être « appropriée » à une culture ou à un milieu naturel. Pour ce faire, nous nous concentrerons sur le cas des techniques appropriées appliquées au captage et à la transformation de l’énergie solaire, en nous appuyant sur des sources primaires qui proviennent essentiellement d’Europe et des États-Unis.
« Technologie appropriée » ?
Dans son ouvrage Paper Heroes (1980), l’architecte canadien Witold Rybczynski retrace à la fois la généalogie de la notion de « technologie appropriée » et l’histoire de ce qu’il présente comme un « mouvement pour la Technologie appropriée » (désigné par le sigle TA)1. Il attribue l’invention de ce terme à l’économiste d’origine allemande Ernst F. Schumacher (1911-1977), auteur de Small is Beautiful, ouvrage publié en 1973 devenu un best-seller, où il plaide pour un retour à une économie plus modeste et centrée sur les besoins essentiels des individus et des communautés (Schumacher, 1978). C’est en 1963, après avoir observé les conséquences souvent désastreuses de la mécanisation en Inde et en Birmanie, que Schumacher propose les termes de « technologie intermédiaire », puis de « technologie appropriée », afin d’imaginer des alternatives aux techniques occidentales introduites plus ou moins brutalement dans les pays en voie de développement (Rybczynski, 1983). L’auteur affirme que les techniques traditionnelles de ces pays peuvent être facilement améliorées plutôt que remplacées par les techniques occidentales industrielles, considérées comme beaucoup plus performantes, mais nécessairement importées et disruptives. Pour Schumacher, l’enjeu consiste à développer des techniques qui soient d’un niveau de performance « intermédiaire » entre la tradition et l’industrie, afin qu’elles restent « appropriées » au contexte et aux savoir-faire locaux (Schumacher, 1978).
Sa critique de la technique occidentale s’inscrit dans la lignée des travaux de Jacques Ellul, d’Ivan Illich, de Murray Bookchin, mais aussi du mouvement initié en Inde par Mohandas Gandhi (Rybczynski, 1983). Elle le mène à fonder, en 1966, l’Intermediate Technology Development Group (Groupe pour le développement de la technologie intermédiaire), qui sera à l’initiative de nombreuses conférences internationales consacrées à cette thématique. Pour Schumacher, une technologie pouvait être présentée comme « intermédiaire » ou « appropriée » dans la mesure où elle contribuait à créer de l’emploi en zone rurale, en mobilisant autant que possible une main-d’œuvre et des ressources locales, afin de favoriser l’autonomie d’une communauté (Rybczynski, 1983). En ce sens, une technologie est dite « appropriée » quand elle s’intègre dans un contexte social, culturel et environnemental sans le bouleverser. Dans l’idéal, chaque société ou groupe devrait posséder des technologies appropriées qui correspondent à ses particularités.
Contrairement à l’idée selon laquelle les « TA » sont le fait de techniciens, ingénieurs ou simples bricoleurs, cette expression a d’abord été forgée et utilisée par des personnalités politiques, qui souhaitaient réorienter le développement des techniques dans les pays en développement en s’appuyant sur des critères essentiellement sociaux et économiques2. Dès la fin des années 1960, des ingénieurs, des inventeurs ou des bricoleurs œuvrent concrètement au développement de ces techniques sans pour autant les conceptualiser comme « appropriées ». Il faut attendre le début des années 1970 pour que certains, parmi les ingénieurs et inventeurs, commencent à faire indirectement référence à la notion de « technologie appropriée » qui circule dans des publications consacrées aux énergies alternatives, et notamment à l’énergie solaire, et qu’ils en viennent ainsi à théoriser ces techniques.
Dès le début des années 1970, en France comme aux États-Unis, les recherches sur les énergies alternatives vont se multiplier, notamment pour parer à la dépendance des pays occidentaux aux énergies fossiles importées et à la fragilité des systèmes énergétiques centralisés (Jarrige et Vrignon, 2020 ; Lopez, 2014 ; Borasi et Zardini, 2007). Le projet de développer des technologies appropriées dans les pays en voie de développement, essentiellement théorique, va alors rencontrer les espoirs de nombreux ingénieurs, architectes et inventeurs occidentaux, souvent associés à la contre-culture (Moorcraft, 1973 ; Nicolas, Traisnel et Vaye, 1974).
À partir du début des années 1970, la notion de technologie appropriée ouvre des perspectives et fédère les aspirations à l’autonomie (Lopez, 2014), notamment énergétique, des habitants des pays en voie de développement comme des pays industrialisés. Des techniques de construction initialement destinées aux populations pauvres des zones tropicales sont réintroduites en Europe et aux États-Unis. Par exemple, certains systèmes de climatisation naturelle, développés par l’ingénieur américain Harold Hay pour des constructions à bas coût en Inde, seront ensuite testés en Californie après le premier choc pétrolier (Gaillard, 2022). Les dispositifs de captage de l’énergie solaire sont alors présentés comme les technologies appropriées les plus prometteuses et leur diffusion concentre les débats autour de l’appropriation de ce type de technique.
Les techniques de captage solaire : un exemple de technologie appropriée
Pour étudier la notion de technologie appropriée, parmi celles dont l’emploi est largement encouragé au début des années 1970, les technologies qui visent à capter l’énergie solaire, conçues pour satisfaire les besoins de chauffage domestique, constituent un cas d’école intéressant. Largement utilisés au Japon et en Floride au début du xxe siècle (Butti et Perlin, 1980), les chauffe-eau solaires avaient été progressivement abandonnés avec la généralisation de ceux utilisant le gaz. Au début des années 1970, des plans de chauffe-eau solaires plus ou moins simples à fabriquer sont de nouveau et systématiquement diffusés dans les revues alternatives et les manuels consacrés à l’utilisation de cette source d’énergie. Les modèles les plus élémentaires peuvent être fabriqués à partir d’un caisson en bois recouvert d’un simple vitrage, à l’intérieur duquel passe un tuyau peint en noir, enroulé en spirale, où circule l’eau (Nicolas, Traisnel et Vaye, 1974). Un autre modèle, très diffusé pendant cette période, est le chauffe-eau solaire appelé « boîte à pain » (breadbox) : il s’agit d’une boîte en bois horizontale dont les ouvertures servent de réflecteurs, contenant un ballon rempli d’eau, peint en noir et recouvert d’un double vitrage (Baer, 1975 ; Anderson et Riordan, 1976).
Parmi les autres techniques de captage solaire, les chauffe-eau sont présentés comme la technologie appropriée par excellence. Les modèles les plus élémentaires sont conçus de telle sorte que chacun puisse les fabriquer avec des matériaux simples à trouver et assez peu de compétences techniques. En réalité, la conception de ces chauffe-eau solaires, comme les autres techniques appropriées diffusées pendant cette période, requiert des connaissances de base en physique afin de les dimensionner correctement, et la diffusion de ces connaissances fait l’objet de manuels spécifiques (Chareyre, 1978). Les chauffe-eau solaires que l’on peut fabriquer répondent cependant à un besoin facile à identifier et offrent une alternative crédible aux chauffe-eau conventionnels dont le fonctionnement repose sur l’utilisation de ressources fossiles. Enfin, ils représentent un premier pas vers l’autonomie énergétique et l’utilisation à l’échelle individuelle ou communautaire du « gisement solaire » plus ou moins bien réparti sur les territoires (Gaillard, 2021).
Pour toutes ces raisons, les promoteurs de ce type de technique insistent particulièrement sur la décentralisation permise par l’utilisation directe de l’énergie solaire. Comme les tenants des technologies appropriées, ils s’opposent à un mode de gestion centralisé de l’énergie solaire qui s’est développé parallèlement, notamment après le premier choc pétrolier, et qui était encouragé par des acteurs industriels importants. C’est le cas d’un projet utopiste du début des années 1970, porté par l’ingénieur Peter Glaser et la NASA aux États-Unis, qui consistait à mettre en orbite autour de la Terre des satellites géostationnaires munis de cellules photovoltaïques et capables de transmettre sur Terre l’énergie électrique produite, via un puissant faisceau de micro-ondes sans intermittence (Moorcraft, 1973). Ce projet très spéculatif avait néanmoins bénéficié de généreuses subventions du gouvernement américain (Baer, 1975). Pour ses principaux détracteurs, il s’agissait d’une forme de privatisation de l’énergie solaire encouragée par des lobbys industriels et militaires (Baer, 1975).
L’opposition entre une vision centralisée de l’utilisation de l’énergie solaire, encouragée par certains acteurs industriels, et une approche décentralisée, défendue par la majorité des tenants des technologies appropriées, apparaît nettement dans les différentes conférences consacrées à cette énergie, comme en témoigne l’architecte Colin Moorcraft. Elle semble voir le jour entre la conférence des Nations unies sur les nouvelles sources d’énergie (Rome, 1961) et celle intitulée « Le solaire au service de l’homme » qui a eu lieu au siège de l’Unesco (Paris, 1973) :
« Alors que la conférence de Rome était un événement inestimable, mais peu spectaculaire, qui mettait l’accent sur les applications à faible coût de l’énergie solaire pour les personnes dont la principale alternative est souvent l’absence d’énergie, la conférence de Paris était un spectacle prétentieux qui mettait beaucoup trop l’accent sur le maintien des habitudes énergétiques inutilement importantes d’une minorité3. » (Moorcraft, 1973, p. 634.)
Il poursuit :
« Alors que la recherche sur l’énergie solaire était autrefois en grande partie le terrain de jeu des rêveurs (des amateurs de gadgets compulsifs) ou des pragmatiques à la recherche de solutions simples à des problèmes simples (comment chauffer de l’eau dans une société sans système électrique, ni système national de distribution de carburant), elle est devenue le domaine des poids lourds. […] Des sommes ridicules seront dépensées pour centraliser puis disperser une source d’énergie qui est dispersée en premier lieu pour transformer la chaleur en bonne vieille électricité et la retransformer en chaleur (ou, mieux encore, l’utiliser pour évacuer la chaleur des bâtiments4). » (Moorcraft, 1973, p. 634.)
Dans cette citation, les « rêveurs » et les « pragmatiques » désignent les bricoleurs, architectes, ingénieurs ou designers, souvent proches de la contre-culture, qui travaillaient au début des années 1970 à développer et à diffuser les techniques conçues pour faciliter l’utilisation directe de l’énergie solaire. Moorcraft regrette que ces innovations mises en avant au début des années 1960 aient été reléguées par la suite au profit de techniques de captage centralisé, qu’il estime non seulement coûteuses, mais peu efficaces, dans la mesure où elles multiplient les conversions d’une source d’énergie en une autre. L’idée que l’énergie solaire constitue une source d’énergie uniformément répartie est un lieu commun de la littérature de l’époque sur ce sujet (Gaillard, 2021). C’est pourquoi la volonté de convertir l’énergie solaire en énergie électrique dans de grandes installations centralisées, pour la distribuer ensuite via des lignes à haute et basse tension, a été vivement critiquée (Wright, 1978). Contre « les applications élaborées, à grande échelle et à faible rendement, qui dépendent de matériaux et de techniques de transformation sophistiqués5 » (Moorcraft, 1973, p. 634), les partisans des technologies appropriées vont promouvoir les systèmes de captage décentralisés et adaptés aux besoins domestiques. Alors que l’énergie solaire suffit à assurer le chauffage domestique, les technologies de conversion en puissance électrique et la mise en place d’un réseau électrique de redistribution de cette énergie, initialement répartie, sont perçues non seulement comme superflues, mais aussi comme des sources de déperdition des gisements. Au cours de cette période influencée par le mouvement de la contre-culture, les thèses de Moorcraft vont trouver un écho dans les travaux de nombreux ingénieurs et architectes, comme ceux de l’ingénieur américain Steve Baer et, plus largement encore, chez l’ensemble des architectes qui essaient de promouvoir les techniques passives de chauffage et de rafraîchissement, dont le fonctionnement repose sur une utilisation exclusive et directe de l’énergie solaire.
Les technologies appropriées : une nouvelle géographie des techniques
L’autonomie et la décentralisation des systèmes énergétiques portées par les promoteurs de l’énergie solaire et des technologies appropriées trouve, comme nous venons de le voir, sa justification dans la physique, c’est-à-dire l’économie de l’énergie. Mais ces notions peuvent aussi être interprétées du point de vue politique. L’historienne Fanny Lopez note que l’autonomie énergétique, d’une part, est souvent présentée comme un moyen d’échapper au contrôle réel ou fantasmé de grands groupes industriels, représentés en France par EDF, et qu’elle répond, d’autre part, à une critique des programmes nucléaires civils (Lopez, 2014). Il est vrai que la plupart des ingénieurs, architectes et inventeurs du mouvement des « technologies appropriées » s’opposaient à ce qu’on nomme aujourd’hui les « macrosystèmes techniques » (Gras, 1997), c’est-à-dire aux infrastructures et aux réseaux qui maillent un territoire tout en imposant un mode de gouvernance centralisé, à l’image du réseau électrique américain étudié par l’historien Thomas Parke Hughes (Hughes, 1993). Pour eux, ces macrosystèmes accaparaient le gisement solaire initialement réparti, et ne pouvaient s’accompagner que d’une forme centralisée de gestion de la ressource, c’est-à-dire d’un contrôle politique et économique des gisements d’énergie. Ces convictions expliquent qu’ils aient exclusivement défendu les utilisations directes et domestiques de ce gisement d’énergie.
Au reste, la volonté de décentralisation s’appuie aussi sur des raisons d’ordre géographique qui rappellent l’ambition initiale des promoteurs des technologies appropriées. En effet, l’adéquation d’une technique aux ressources matérielles, écologiques et climatiques du lieu où elle doit être implantée était pour eux fondamentale, en particulier après le premier choc pétrolier (Rybczynski, 1983). Par exemple, les cuiseurs solaires développés par l’ingénieure Mária Telkes avaient été conçus pour être fabriqués avec des matériaux dépendant des ressources locales (argile, osier…) et devaient permettre d’exploiter le gisement solaire abondant des zones tropicales sèches pour répondre au besoin de cuire des aliments (Telkes et Andrassy, 1978). Bien que ce cuiseur solaire n’ait pas toujours été adopté par les populations attachées à un mode de cuisson traditionnel (Peyturaux, 1968), il était possible de l’adapter aux ressources disponibles localement.
L’ambition de concevoir des techniques appropriées aux ressources climatiques disponibles était au centre des recherches sur les techniques solaires passives. Si l’on considère la répartition du gisement solaire, certaines régions sont nettement plus favorisées pour ce qui est de l’ensoleillement et il paraît évident qu’un capteur adapté au rayonnement solaire direct est plus approprié à un climat local montagneux et sec qu’à un climat de fond de vallée humide et moins ensoleillé (Gaillard, 2021). Certains ingénieurs et architectes, parce qu’ils avaient conscience de cette répartition hétérogène des différentes énergies renouvelables, souhaitaient concevoir et diffuser des techniques qui puissent s’adapter aux ressources énergétiques locales. Steve Baer l’affirme ainsi, en 1975 :
« Les réponses aux problèmes énergétiques sont différentes selon les régions du pays. Certains endroits bénéficient d’un ensoleillement abondant, d’autres de l’énergie éolienne ou géothermique ou de l’énergie hydraulique. D’autres parties du monde sont dépourvues de sources d’énergie et doivent importer du charbon, du pétrole, du gaz ou de l’électricité. L’un des traits les plus dangereux de notre gouvernement, de nos ingénieurs et de nos hommes d’affaires est l’obligation de trouver des solutions nationales ou mondiales6. » (Baer, 1975, p. 21.)
Baer insiste ici sur le fait que la répartition des ressources naturelles est inégale à l’échelle nationale et internationale. Selon lui, l’hétérogénéité fondamentale des milieux naturels et de leurs qualités s’oppose aux projets qui consistent à généraliser une solution technique à l’ensemble d’un territoire considéré comme homogène. Selon Baer, il existe même une tendance politique à vouloir normaliser les solutions techniques, qui se traduit par le rejet des techniques appropriées aux possibilités climatiques locales. Il l’explique ainsi :
« Un système de chauffage est inintéressant pour les ingénieurs s’il n’a d’application que dans le Sud-Ouest. Ils se sentent obligés de voir grand, et travailler sur des produits répondant à des problèmes locaux spécifiques est une humiliation. Comme c’est absurde ! Un tel raisonnement conduirait un homme à refuser d’acheter des chaussures parce qu’elles ne sont pas adaptées à sa tête ou à ses mains7. » (Baer, 1975, p. 21.)
Baer avait justement développé des techniques solaires passives de chauffage et de rafraîchissement adaptées aux possibilités climatiques des régions d’altitude très ensoleillées du sud-ouest des États-Unis (notamment du Nouveau-Mexique). À la différence des ingénieurs qu’il accuse, et qui ressentent comme une « humiliation » le fait de concevoir une technique adaptée aux ressources locales spécifiques, il souhaitait au contraire promouvoir la diversité des techniques solaires passives, en empruntant des arguments aux tenants des technologies appropriées. Baer estimait que les spécificités de chaque climat régional incitaient au développement de techniques solaires passives adaptées. Dans l’idéal, il y aurait autant de techniques appropriées que de climats régionaux identifiés.
Il ressort de ses propos, et plus généralement des recherches sur les techniques solaires passives des années 1970, que l’appropriation de ce type de technique était essentiellement pensée en termes géographiques (Van Dresser, 1977). Chaque milieu singulier devait donner lieu au développement de techniques appropriées aux ressources qu’on y trouve. Des publications ont notamment été consacrées à la cartographie de ces ressources : c’est le cas de l’Atlas opérationnel des technologies appropriées pour l’État du Texas publié en 1978 par le Center for Maximum Potential Building Systems (CMPBS), un groupe de recherche spécialisé dans l’architecture solaire passive implanté à Austin, au Texas. Cet ouvrage établit un diagnostic des ressources climatiques et géologiques de l’État, et préconise l’emploi de techniques appropriées en fonction de la géographie de ces ressources (CMPBS, 1978). Il montre notamment la répartition des sols argileux utiles à la fabrication de briques de terre crue ou de murs en pisé. D’autres cartes illustrent la répartition du gisement solaire et préconisent l’emploi de différentes techniques solaires passives en fonction de l’ensoleillement ou de l’humidité de l’air. Cet atlas synthétise parfaitement l’ambition des promoteurs des technologies appropriées qui travaillaient sur les techniques solaires passives. Il vise à mettre en adéquation des ressources identifiées avec certaines de ces techniques.
Si l’adaptation d’une technique aux pratiques culturelles ou sociales d’une communauté restait difficile à évaluer, la pertinence qu’il y avait à l’utiliser en fonction des qualités climatiques et géographiques d’une localité pouvait être évaluée sur des bases objectives en fonction des ressources qu’elle mobilisait. Bien que Rybczynski affirme qu’il « n’est pas possible de définir a priori des critères d’appropriation » (Rybczynski, 1983, p. 136), du point de vue géographique, il est tout à fait possible d’évaluer le degré d’adéquation d’une technique. En ce qui concerne les techniques solaires passives, certains types de serre ou de capteur à air vont être mieux adaptés au captage du rayonnement solaire diffus des climats tempérés humides, tandis que d’autres seront plus appropriés au climat méditerranéen, où l’ensoleillement direct est abondant (Hurpy et Nicolas, 1981 ; Gaillard, 2021). Dans ce cas, les critères d’appropriation peuvent être objectivement définis a priori et concernent la performance de ces techniques par rapport au gisement solaire disponible.
Conclusion : l’actualité des technologies appropriées
Ces débats des années 1970 peuvent paraître anachroniques compte tenu de l’effacement du concept de « technologie appropriée », que la notion de « low tech » tend à remplacer aujourd’hui. À travers l’exemple de l’énergie solaire, nous avons essayé de montrer que l’ambition des promoteurs des technologies appropriées n’était pas seulement politique. Il s’agissait de repenser la distribution géographique des techniques en fonction de leur adéquation aux ressources matérielles, écologiques et climatiques du lieu où elles doivent être implantées ou utilisées. Selon les promoteurs de ces technologies, la répartition de ces ressources devrait correspondre à la distribution des techniques. Ces sujets sont toujours d’actualité à l’heure où les politiques de transition énergétique sont souvent pensées à l’échelle nationale et négligent les singularités climatiques des différentes régions de la France métropolitaine.
C’est pourquoi les recherches sur les technologies appropriées paraissent n’avoir rien perdu de leur pertinence. Leur conception invite d’abord à repenser la distribution géographique des techniques en fonction des potentialités climatiques ou matérielles des différents milieux. La conception de technologies appropriées serait une forme de « techno-géographie », pour reprendre un terme forgé par le philosophe Gilbert Simondon (Simondon, 1958). Elle consisterait à étudier les possibilités d’un lieu pour élaborer des techniques ou des objets techniques en adéquation avec les ressources qu’on y trouve. Cette perspective est éminemment actuelle si l’on considère, par exemple, l’impact du changement climatique sur la répartition de ressources aussi essentielles que l’eau. L’usage de cette ressource, dont la disponibilité va devenir de plus en plus inégale dans l’espace et dans le temps (Pörtner et Roberts, 2023), suppose de concevoir ou de d’actualiser des technologies appropriées aux contraintes et aux possibilités locales, souvent inspirées des techniques vernaculaires et traditionnelles (Laureano, 2005). Il ne s’agit pas seulement de raisonner en termes de high ou de low-tech, mais bien d’évaluer le degré d’appropriation des nouvelles techniques aux possibilités du milieu où elles doivent être implantées. En ce sens, le développement de technologies appropriées constitue toujours un horizon pour les concepteurs, qui doivent pouvoir rendre compte du caractère plus ou moins approprié des techniques ou des objets techniques qu’ils élaborent.