Cet ouvrage collectif codirigé par Tristan Loloum, Simone Abram et Nathalie Ortar poursuit un double objectif : d’une part, contribuer à la refondation d’une anthropologie politique de l’énergie, en revisitant notamment les travaux, d’inspiration foucaldienne, de Dominic Boyer sur le concept d’énergopouvoir (energopower) ; d’autre part, rassembler des études de terrain qui s’inscrivent peu ou prou dans ce programme intellectuel (désintriquer les infrastructures et les effets de pouvoir), en documentant et en discutant six cas, situés aussi bien dans les pays du Sud qu’au Nord et portant, d’un point de vue technologique, sur un large éventail de projets et programmes énergétiques (nucléaire, pétrolier, hydroélectrique, fondé sur la biomasse…). Disons d’emblée que ce livre répond en grand partie à cette double ambition. Il contribue ainsi à unifier un champ de recherche, à définir des problématiques communes. Cependant, sa portée rencontre, bien entendu, des limites et soulève des questions.
La teneur de son importante introduction est essentiellement théorique : une anthropologie politique, affirment les auteurs, doit débuter par une analyse des infrastructures énergétiques. Ils donnent un sens large, voire métaphorique, à la notion, qui désigne des structures matérielles de production, de transport et de distribution, mais aussi de consommation, et même des dispositifs discursifs de connaissance (p. 5). C’est en effet l’étude de ces infrastructures dans leur dimension matérielle autant qu’imaginaire – sont appréhendées leurs empreintes physiques et discursives (les idéologies, les savoirs et les promesses) –, qui permet de tracer les contours de l’État, des communautés locales, et de cerner les collectifs et les différentes relations de pouvoir qui se forment dans leur sillage. En optant pour une approche ethnographique, les différents contributeurs visent à mettre en évidence certains effets de pouvoir : ceux, hégémoniques, qu’ont les discours d’experts intriqués dans la matérialité technique et les institutions qui les portent, comme les résistances des groupes dominés qu’ils suscitent. Cela passe aussi par une analyse des différentes échelles de pouvoir qu’impliquent les projets énergétiques. Dans la plupart des cas étudiés, l’État national est le plus souvent au cœur des politiques énergétiques, qui se concrétisent par des projets locaux engageant de multiples acteurs. Les politiques nationales et la gouvernance des projets engagent aussi souvent des acteurs internationaux (d’autre États, des entreprises étrangères, des instances internationales comme l’Union européenne). Selon Loloum, Abram et Ortar, la description ethnographique et les approches par études de cas doivent s’attacher à mettre en évidence la diversité des arrangements sociotechniques, mais aussi des relations de pouvoir qui se créent autour de ces arrangements, en analysant les pratiques qui produisent les identités politiques, les ancrages territoriaux, les émotions collectives et les conceptions de l’avenir.
Dans le sillage de D. Boyer, les auteurs annoncent l’émergence d’une troisième génération de recherches en anthropologie politique de l’énergie, remarquant au passage que chaque nouvelle période est impulsée par une crise liée à une transition énergétique : celle qu’ont ouverte les usages civils du nucléaire aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, qui voit un usage concentré de l’énergie et superpose les figures du progrès technique et social ; celle qu’ont inaugurée les chocs et contre-chocs pétroliers des années soixante-dix, qui s’intéresse aux effets des pressions extractivistes exercées par les entreprises et des États modernes, notamment à leurs impacts environnementaux et sociaux sur les communautés indigènes ; et enfin celle que nous connaissons, avec ses multiples crises environnementales. Il s’agit désormais, en s’appuyant sur de nouveaux paradigmes (tournants épistémologique et ontologique) et armés d’une nouvelle panoplie analytique (issue principalement de la sociologie des sciences et des techniques), de suivre et d’analyser les effets de la prolifération de nouvelles technologies décentralisées et des formes de consommation alternatives de l’énergie dans une ère qui se veut post-carbone.
Mais quelles seraient, selon les auteurs, les spécificités d’une anthropologie politique de l’énergie, encore largement à construire ?
Leur projet consiste à initier un double mouvement, pour saisir en tenaille les deux faces de leur objet, c’est-à-dire, d’une part, à politiser l’énergie (en levant divers obstacles épistémologiques pour la penser comme objet politique) et, d’autre part, à montrer en quoi le politique est intimement lié aux questions d’énergie.
La première démarche est plus familière aux politistes puisqu’elle vise à décrire divers processus d’invisibilisation et de (dé)politisation des enjeux énergétiques, ce que Boyer désigne par le terme « energopolitics » et qui joue un rôle central dans le cas polonais étudié au chapitre iv, à travers la notion de productivité, prise à la fois dans un sens matériel et symbolique. Le discours des acteurs polonais, et notamment des acteurs étatiques, construit contre le système européen d’échange des quotas d’émission (ETS), porte notamment sur la nécessité de défendre la productivité nationale. Alexandra Lis montre que la question de la productivité est le principal obstacle contre lequel achoppe le projet de capture et de stockage de CO2 de Bełchatow ; c’est encore cette notion qui imprègne l’imaginaire des discours sur l’électromobilité en Pologne.
Cet ouvrage veut distinguer différentes catégories de dépolitisation : gouvernementales (traiter les enjeux dans des arènes sectorielles confinées, dominées par des experts1), sociétales (s’en remettre à la main invisible du marché) et discursives (la meilleure façon de régler un problème reste encore de décréter qu’il n’existe pas, comme l’a établi Schattschneider). Les auteurs montrent, par ailleurs, l’importance des obstacles sémantiques et conceptuels qui occultent la dimension politique de l’énergie, à l’œuvre dans la notion de transition énergétique : non seulement cette notion évoque une transformation graduelle, voire « douce » (à la différence d’une révolution), mais elle véhicule un impensé. L’idée d’une transition vers les énergies renouvelables, parce qu’elle redéfinit en creux l’énergie fossile comme immorale, risque en effet de masquer la permanence des mécanismes de domination « coloniaux » (dans les pays du Sud comme du Nord) – par exemple, dans la manière dont les élites politiques de l’Équateur appréhendent le développement de la partie amazonienne de leur territoire, notamment dans le cadre d’un grand programme hydroélectrique de transition, supposé réduire la dépendance au pétrole du pays (chapitre ii). À ce sujet, les auteurs rappellent qu’une transition énergétique ne s’accompagne pas nécessairement d’une transition politique, et qu’elle peut, au contraire, être prétexte à prolonger des configurations sociopolitiques préexistantes, et donc fortement marquée par la culture étatique nationale. D’ailleurs, comme l’avait montré Aurélien Evrard (2013), on croirait à tort que la transition vers les énergies renouvelables est synonyme de passage à un système décentralisé, ou qu’elle renouvelle profondément le système d’acteurs. Il convient alors de s’atteler à une description des pratiques ordinaires qui font les politiques publiques dans le domaine énergétique : le fonctionnement des infrastructures de production, l’organisation du travail, les dispositifs de consommation et l’appareil bureaucratique apparaissent comme des terrains d’observation privilégiés pour interroger la nature processuelle et distribuée de l’énergopouvoir.
Le second raisonnement, qui voit dans l’énergie le cœur battant du pouvoir moderne, est plus ambitieux, et sans doute plus audacieux, dans la mesure où il consiste à reprendre et approfondir la proposition de D. Boyer, qui fait de l’énergopouvoir à la fois le principal étai et le doublet conceptuel du biopouvoir. En effet, l’énergopouvoir est, semble-t-il, défini comme un type de pouvoir qui s’exerce sur la vie des corps et les populations par le truchement des infrastructures énergétiques (entendues ici au sens large) : « there could have been no consolidation of any regime of modern biopower without the parallel securization of energy provision and synchronization of energy discourse » (Boyer, 2014, cité p. 5). Une anthropologie politique s’attachera, dans cette perspective, à décrire le gouvernement indirect des conduites au moyen des instruments de la « conduite des conduites » (correspondant à la définition distribuée de l’État que les auteurs se sont donnée) : les politiques de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), l’actionnariat populaire, les projets artistiques, culturels et touristiques, et même la production de films deviennent des objets pertinents pour une telle enquête, qui va au-delà du champ des acteurs, de leurs stratégies et de leurs décisions pour s’intéresser aux connaissances et aux discours, mais aussi aux pratiques et aux émotions.
Dans ce livre, il s’agit aussi d’aller au-delà de l’énergopouvoir : d’une part, en constatant que le pouvoir sur les corps et les populations s’exerce parfois très directement par le recours à la force publique et la répression des mobilisations, comme le montre le cas d’une installation électronucléaire en Inde (dans le chapitre i, qui explore notamment la notion de « nécropolitique ») ; d’autre part, en explorant (comme le fait Coleman dans la postface) différents sens métaphoriques de l’énergie se distinguant de celui qui circule dans les sociétés d’Occident, et susceptibles de provincialiser la conception occidentale moderne de l’énergie en la contextualisant socialement et historiquement. Les auteurs rappellent ici, sur les traces de Scott (2008), que toute anthropologie du politique s’interroge sur ses marges, sur ce qui est maintenu aux « bords du politique » diraient Chateauraynaud et Debaz (2017). S’agissant de l’énergie, le réseau électrique apparaît comme un objet d’étude particulièrement adapté pour mettre au jour les modalités de l’infrapolitique. Au cours des xixe et xxe siècles, cette infrastructure a dessiné les territoires (Hughes, 1983) et, notamment, contribué à renouveler les stratifications territoriales et sociales à travers les divisions entre monde rural, urbain et banlieue, mais aussi contribué à recomposer des formes de l’État et des pouvoirs locaux (Poupeau, 2017). Le livre rappelle qu’elle a aussi servi de vecteur matériel et idéologique à la diffusion de modes de vie « modernes », à la conception d’une « vie bonne » faite de progrès et de confort, devenue bientôt emblématique de l’Occident, et dont E. Shove (2003) a montré toute la puissance pour structurer les pratiques de consommation énergétique mondiales.
C’est pourquoi les conflits autour des infrastructures énergétiques – par exemple les lignes très haute tension (Boy et Brugidou, 2009) ou les compteurs Linky (Danieli, 2018) – sont autant de brèches dans l’ordre social et politique où ces infrastructures surgissent littéralement, dans le paysage des habitants, à la fois comme objets matériels et comme problèmes, basculant du mode infrapolitique au politique. Il n’est donc pas étonnant que la capacité à se connecter, ou à se déconnecter du réseau (c’est-à-dire de son infrastructure physique, mais aussi de l’imaginaire d’une société centralisée et hiérarchisée, d’un flux d’énergie descendant et abondant), grâce à des moyens de production décentralisés ou diffus, apparaisse désormais comme possibilité de réinventer la société, en nourrissant un imaginaire des marges. Les auteurs remarquent toutefois que ces imaginaires alternatifs peuvent, selon les cas, être à l’origine d’un empowerment des citoyens ou nourrir des récits de futurs désirables, souvent nationaux, instrumentalisés pour occulter les problèmes politiques du présent.
Cette discussion – menée pour l’essentiel dans l’introduction et la postface – et les différents chapitres du livre, qui s’inscrivent peu ou prou dans le programme annoncé, ouvrent un certain nombre de pistes de réflexion. La première consiste à relever que les cas rassemblés ne permettent pas vraiment d’explorer la notion d’infrastructure énergétique et d’en approuver l’usage extensif. Ce sont quasiment tous de grands projets d’infrastructure ou d’aménagement, débouchant sur la description de politiques énergétiques au sens le plus classique du terme, en se focalisant sur les capacités de production. En ce sens, les travaux présentés dans cet ouvrage reflètent les cadrages habituels du secteur énergétique. Seul le chapitre vi, écrit par N. Ortar, qui porte sur les usages domestiques du bois de chauffage, mobilise une conception plus distribuée des infrastructures de la transition énergétique, s’attache à décrire des pratiques – y compris de consommation – à l’œuvre dans les politiques énergétiques et suggère l’importance du rôle du marché dans ces politiques (Dubuisson-Quellier, 2016, 2018 ; Garabuau-Moussaoui et Pierre, 2016). Toutefois, ce texte lui-même établit un lien entre ces pratiques, des choix d’équipement antérieurs (le programme nucléaire français et la « dépendance au sentier » qu’il est supposé induire pour l’ensemble du système énergétique) et des politiques publiques de soutien à la diffusion de certains d’entre eux (ici, l’achat de chaudière à bois efficace). Le chapitre consacré à l’Équateur, bien qu’il relie aussi les politiques nationales de gestion de la ressource pétrolière aux pratiques quotidiennes des peuples autochtones (notamment les déplacements en bateau ou en bus), ne développe pas davantage cet aspect particulier d’une étude plus large.
Ce cas illustre une des possibilités qu’offre une lecture latérale des contributions. Les textes de cadrage de l’ouvrage y insistent peu, mais le rôle de l’État est mis en lumière dans de nombreuses contributions. L’énergie est un enjeu et un projet national, voire nationaliste. Ce projet passe par des choix d’aménagement qui visent à tirer le meilleur parti des ressources nationales : espace géographique, frontières, sol, sous-sol, eau, bois… L’indépendance nationale et le développement sont les deux récits le plus souvent mobilisés. Le livre souligne notamment « l’hydronationalisme » qui irrigue certains programmes – l’hydroélectricité étant historiquement une des premières sources de production électrique, tandis que les barrages permettent également de gérer une ressource vitale. Par ailleurs, chaque chapitre prend soin de détailler les cadres de politiques publiques qui concernent le cas analysé, c’est-à-dire les programmes et instruments permettant la mise en œuvre de ces projets nationaux – le texte d’A. Lis concernant la Pologne (chapitre iv) est l’un des plus complets de ce point de vue. Ce sont ensuite les réactions locales aux projets d’infrastructures qui sont analysées, par exemple s’agissant des gaz de schiste aux Pays-Bas, étudiés par E. Moolnaar (chapitre v). Le souci de montrer les liens étroits entre le local et le national constitue ainsi l’un des points forts des études de cas présentées. Cependant, les études de cas décrivent assez peu les pratiques des porteurs de projets publics (administrations centrales, autorités locales, agences…) et privés (entreprises nationales ou internationales), sans que l’on sache s’il s’agit d’un choix méthodologique ou d’une simple question de format (l’étendue d’un chapitre étant par nature limitée).
Cet intérêt pour la mise en œuvre locale et les controverses liées à la territorialisation des programmes (que Boyer décrit dans son livre sur l’énergie éolienne au Mexique, paru en 2019, comme « speaking terroir to power »), peut aussi faire l’objet d’une lecture latérale. Plusieurs études de cas posent en effet la question des relations entre les centres de décision et les territoires concernés par les infrastructures. Elles sont généralement définies comme des rapports de domination entre centre et périphérie, entre des élites – généralement urbaines – et les populations concernées et affectées – rurales, autochtones... La notion de colonialisme interne semble se situer à mi-chemin du concept et de la catégorie locale dont le sens peut varier suivant les contextes (colonisation des terres d’Amazonie, gouvernement postcolonial en Inde, construction de barrages par des entreprises étrangères et exportation de l’électricité au Népal, exploitation du gaz de schiste dans une région rurale des Pays-Bas…). De même, le terme d’extractivisme parcourt le texte, pris dans un sens tantôt littéral (quand il est question du pétrole de l’Équateur, au chapitre ii), tantôt métaphorique. Sans nier l’existence de processus de domination, une autre lecture possible consisterait à analyser les efforts pour parvenir à des compromis dans le partage de la valeur, la recherche d’équilibre entre différentes parties du territoire et entre groupes sociaux à l’occasion de grands travaux d’infrastructure ou à travers eux. C’est ce qu’en France, on a longtemps désigné par la notion d’aménagement du territoire et que l’on pourrait définir au moyen d’expressions plus discrètes, comme celle d’ancrage territorial, ou encore à travers les politiques de RSE. On trouve pourtant trace de ce type d’activités dans le livre : on pense notamment au cas particulièrement original du développement de l’hydroélectricité au Népal, où les populations affectées par les projets sont encouragées à en devenir actionnaires, incitation qui rencontre un tel succès populaire que les travailleurs engagés sur ces chantiers réclament à leur tour le droit d’en devenir actionnaires, se disant « affectés » par leur engagement corporel dans leur travail (A. Lord et M. Rest, chap. 3). Cette mesure de dépolitisation – infrapolitique, donc – qui joue à la fois sur des outils de marché et sur le registre de la citoyenneté et de l’identité territoriale locale, se trouve pourtant repolitisée ici, illustrant les deux faces de l’énergopouvoir.
L’ouvrage a le grand mérite de proposer un programme stimulant pour l’anthropologie politique de l’énergie et de riches cas d’étude portant aussi bien sur les pays du Sud que ceux du Nord. Le lecteur pourra cependant juger le cadre théorique qu’il pose comme étant encore largement en chantier – le lecteur se perd parfois dans les discussions s’efforçant de dépasser le concept d’énergopouvoir. Et les cas présentés se focalisent pour l’essentiel sur les infrastructures de production, délaissant le plus souvent la question de la construction de marchés et de ses implications sur les pratiques de consommation. Ces remarques visent moins à contester la pertinence de ce programme qu’à relever son caractère inachevé, mais aussi prometteur : on ne doute pas que les auteurs de cet ouvrage – et bientôt leurs lecteurs – ne s’attèlent à le poursuivre.