« Parce qu’un peuple en arme jamais ne sera réduit en esclavage ! »
Bolsonaro, 2020.
Alors que dans les années 2000 le Brésil incarnait, à côté d’autres nations sud-américaines comme le Vénézuela, l’Argentine, l’Équateur ou la Bolivie, le renouveau de la gauche à l’échelle mondiale, à la fin des années 2010, ce pays bascule brutalement de l’autre côté du spectre politique. En octobre 2018, Jair Messias Bolsonaro, député fédéral de l’État de Rio de Janeiro depuis 1990, surtout connu pour ses saillies homophobes, misogynes et racistes1, remporte le second tour des élections présidentielles en attirant sur son nom 58 millions d’électeurs, dans un pays qui en compte 147. Il met fin à une période marquée par quatre victoires consécutives de la gauche sociale-démocrate, portée par le Parti des travailleurs (PT) et son chef charismatique, Luiz Inácio Lula da Silva, ancien ouvrier syndicaliste. Élu en 2002 et en 2006, ce dernier quitte le pouvoir en 2010 avec une popularité avoisinant les 90 %2, non sans avoir intronisé sa successeure, la ministre Dilma Rousseff, qui remportera deux fois les élections présidentielles. Après avoir désigné une ancienne militante d’extrême gauche, torturée par la police politique du régime militaire (1964-1985), pour diriger le pays, les Brésiliens optent pour un capitaine de réserve, partisan notoire de la dictature. « Ils auraient dû fusiller 30 000 corrompus, à commencer par le président Fernando Henrique Cardoso ! », avait-il déclaré dans un entretien télévisé en 1999.
On pourrait voir dans ce revirement une anomalie transitoire. Jair Bolsonaro aurait profité d’une conjoncture favorable, en raison de la crise économique et politique que le pays subit depuis le début des années 2010. En juin 2013, d’importantes manifestations éclatent dans les grandes villes, motivées d’abord par la hausse du prix des transports en commun, mais dont les revendications vont bientôt s’étendre à d’autres thèmes, comme la lutte contre la corruption et la défense des services publics. Ces manifestations affectent durablement la popularité de Dilma Rousseff, réélue de justesse en 2014 avec 51,6 % des voix. À peine vient-elle d’entamer son second mandat que la présidente se heurte à la plus grave crise financière depuis le début des années 1990 : entre 2015 et 2016, le PIB brésilien recule de 6,8 % ; le taux de chômage, de 4,8 % en 2014, atteint 12,7 % de la population active en 2017. En contradiction avec ses promesses de campagne, Dilma pratique des coupes drastiques dans le budget de l’État. Au même moment, l’opération « Lava Jato », impulsée par la police fédérale, met à jour un vaste système de corruption au sein de la compagnie d’État Petrobras. De 2015 à 2018, le Brésil vit au rythme des révélations, amplement médiatisées, qui ébranlent l’image du PT. Des mouvements à droite de l’échiquier politique, d’inspiration libérale et conservatrice, apparus dans le sillage des manifestations de juin 2013, exigent la destitution de la présidente. D’importants rassemblements ont lieu dans les grandes villes. Incapable de conserver sa majorité au Parlement, Dilma Rousseff perd son mandat le 31 août 2016. Le 12 juillet 2017, le juge fédéral Sergio Moro condamne Lula à neuf ans de prison pour corruption et blanchiment d’argent.
Toutefois, personne ne s’attendait à ce que Bolsonaro capitalise sur cette crise. Fin août 2018, l’un des principaux instituts de sondage, Datafolha, lui attribue 26 % des intentions de voix pour le premier tour des élections présidentielles, qui doit se tenir début octobre ; Bolsonaro totalisera finalement 46 % des suffrages exprimés, 17 points devant Fernando Haddad, son rival de centre gauche, pourtant adoubé par Lula. L’ancien président lui-même ne prenait guère au sérieux la candidature de Bolsonaro. « Je ne crois pas qu’il va se présenter. Et s’il se présente, il n’a aucune chance. Les gens ont honte de voter pour quelqu’un de si réactionnaire », affirmait-il en juillet 20173. Des militants du PT avec qui j’ai pu discuter à Rio de Janeiro quelques mois avant les élections m’expliquaient craindre surtout la candidature de Geraldo Alckmin, du Parti social-démocrate brésilien (PSDB), leur adversaire traditionnel depuis les années 1990. À Rio de Janeiro, qui a pourtant donné la victoire à Dilma Rousseff en 2014, Bolsonaro concentre 58 % des suffrages dès le premier tour.
La crise ne suffit pas à expliquer la force de Bolsonaro. À vrai dire, l’élection présidentielle de 2022 a définitivement enterré l’hypothèse d’une anomalie historique. Alors que le PIB brésilien n’a toujours pas récupéré son niveau de 2014 et que le taux de chômage reste supérieur à 8 %, Bolsonaro rassemble 43 % des voix au premier tour et 49 % au second. La crise sanitaire non plus n’a pas eu raison de lui, bien qu’il soit ouvertement covidosceptique et réfractaire à la vaccination. Avec près de 700 000 morts, le Brésil de Bolsonaro apparaît pourtant en deuxième place au classement des pays qui ont enregistré le plus grand nombre de décès imputables au Covid-19, derrière les États-Unis et devant l’Inde. Cette sinistre performance n’a pas empêché Bolsonaro de réunir un million de voix supplémentaires au second tour de la dernière élection présidentielle, par rapport à celle de 2018. Alors que de nombreux scandales ont entaché son gouvernement, causant le départ de plusieurs figures populaires comme le juge anticorruption Sergio Moro lui-même, nommé ministre de la Justice, le parti de Bolsonaro, le Parti libéral, constitue désormais la première force au Parlement et au Sénat. Pour de nombreux militants de gauche, l’élection de Lula fin 2022 a donc laissé un goût amer. S’appuyant sur plusieurs sondages, ils rêvaient d’une victoire dès le premier tour, qui aurait relégué Bolsonaro aux oubliettes de l’histoire. Leur champion devra finalement composer avec un Parlement très à droite et des militants bolsonaristes très mobilisés, notamment parce que, à l’instar de leurs collègues trumpistes, ils ne reconnaissent pas la légitimité de la dernière élection.
Comment expliquer cette persistance du phénomène bolsonariste, en apparente contradiction avec la trajectoire de la démocratie brésilienne depuis la chute du régime militaire en 1985 ? De nombreux chercheurs en sciences sociales ont déjà avancé plusieurs pistes. Sur le plan politique, Bolsonaro a en effet su agréger des forces auparavant dispersées : des militaires qui souhaitent réaffirmer le rôle de l’armée dans la société, des fondamentalistes chrétiens, des représentants du complexe agro-industriel critiques vis-à-vis de la réforme agraire et du droit de l’environnement, des capitaines d’industrie, des professions libérales qui s’estiment lésées par les politiques sociales de la gauche4. Sur le plan sociologique, le vote Bolsonaro a été l’expression d’une révolte, masculine notamment, contre les promesses non remplies d’ascension sociale5. Je voudrais proposer ici une autre hypothèse : la persistance du phénomène bolsonariste tient aussi à sa mise en œuvre d’un certain imaginaire démocratique, profondément enraciné dans l’histoire brésilienne. Autrement dit, il existe une justification démocratique au vote Bolsonaro.
Je m’appuie pour cela sur deux enquêtes de terrain. La première porte sur les représentations de la démocratie au sein de l’électorat bolsonariste. Organisée dans le cadre d’un cours de master sur l’anthropologie de la démocratie et du populisme, donné au premier semestre de l’année 2021 à l’Université d’État de Campinas, cette enquête a été menée par des étudiants, qui se sont entretenus avec des électeurs de leur entourage. Dans ce cours, nous nous sommes aussi intéressés aux discours de Bolsonaro lui-même. La seconde enquête, que j’ai conduite entre 2014 et 2016 dans le cadre de mon doctorat, ne portait pas spécifiquement sur le bolsonarisme, mais sur les politiques d’urbanisation dans un quartier pauvre de Rio de Janeiro. Sur mon terrain, j’ai cependant pu constater la montée du vote bolsonariste : au second tour des élections présidentielles de 2018, il représentait 72 % des voix. Surtout, j’ai dû admettre que, pour nombre de mes interlocuteurs, voter Bolsonaro n’impliquait aucune rupture avec l’ordre démocratique : il s’agissait au contraire de retrouver une capacité d’action sur le jeu politique. Je n’ai toutefois pas d’autre ambition ici que d’esquisser une hypothèse : aucune des deux enquêtes sur lesquelles je m’appuie n’a une quelconque prétention à la représentativité.
1. La liberté contre l’État
Alors que les chercheurs en sciences sociales présentent souvent Bolsonaro comme une figure autoritaire, l’enquête réalisée par les étudiants du département d’anthropologie de l’Université de Campinas au premier semestre 2021 montre que ses électeurs placent la liberté au centre de leurs valeurs politiques. Il faut dire que cette enquête coïncidait avec le point culminant de la pandémie de Covid-19 : le débat faisait alors rage entre les partisans du lockdown, de la fermeture des commerces et du couvre-feu, visant à ralentir la propagation de la maladie, et les défenseurs de « l’économie », qui craignent les effets de ces mesures sur l’emploi et la pauvreté. Les opposants au lockdown se recrutent parmi les supporters du président Jair Bolsonaro – lui-même y est hostile. Aussi, parmi les électeurs interrogés, beaucoup se disent favorables aux mesures de contention, voire à la vaccination, mais rejettent le lockdown, au nom de la « liberté ».
S’agit-il d’une conception purement économique de la liberté ? Il est vrai que les électeurs de Bolsonaro, surtout ceux qui gagnent plusieurs fois le salaire minimum, dénoncent souvent le poids excessif des impôts et les multiples contraintes bureaucratiques qui pèsent sur le secteur marchand. Toutefois, Bolsonaro leur apparaît également comme le seul défenseur de la liberté politique. Ce sont les progressistes qui incarneraient la vraie menace. « On vit en démocratie, mais c’est pas facile », raconte Alfredo.
« Parce qu’il y a encore plein de mouvements au Brésil qui veulent le socialisme, et le socialisme n’est pas démocratique. Les pays qui sont socialistes sont des pays où peu de gens ont le contrôle de tout. Contrôle de ce que les gens mangent, où ils vont, ce qu’ils regardent, et ça c’est pas démocratique. Et notre lutte aujourd’hui, c’est pour maintenir la démocratie qu’on a, pour maintenir notre président parce que dans un régime socialiste, il n’y a pas de démocratie. Comme à Cuba, si quelqu’un quitte Cuba sans l’autorisation du gouvernement et ne revient plus, il est menacé. Donc notre lutte consiste à maintenir notre démocratie, cette liberté d’aller et venir, de se former, d’exprimer son opinion, mais avec respect bien sûr. »
Les opposants à Bolsonaro, y compris certains de ceux qui dénoncent son autoritarisme, pourraient se reconnaître dans cette défense des libertés de circulation et d’expression. Cependant, contrairement à la gauche brésilienne, Alfredo n’oppose pas la démocratie libérale à la dictature militaire des années 1964-1985, mais au socialisme, incarné par le proche voisin cubain. Il faut dire que depuis les manifestations de juin 2013, des mouvements libéraux de droite, profitant du ressentiment à l’égard du PT et s’appuyant sur un corpus d’auteurs libertariens, propagent sur les réseaux sociaux la thèse d’une antinomie entre la gauche, forcément communisante, et la démocratie. Ils n’hésitent pas à présenter Adolf Hitler en homme de gauche et le nazisme comme un sous-produit du communisme6. En voyage officiel en Israël (!), Bolsonaro lui-même se fera l’écho cette contre-histoire, affirmant n’avoir « aucun doute » sur l’appartenance du régime nazi à la gauche7.
De façon générale, la défense des libertés civiques fait partie des thèmes qui lui sont chers. À l’occasion d’une réunion interministérielle, enregistrée en cachette par Sergio Moro en avril 2020, Bolsonaro, qui s’exprime sur son intention de flexibiliser le port d’arme et sur les résistances du Congrès et du Tribunal suprême fédéral, s’emporte :
« Pourquoi je veux armer le peuple ? Parce que je ne veux pas d’une dictature ! Et faut qu’on s’y mette. Qui n’accepte pas mes étendards, la famille, Dieu, le Brésil, le port d’arme, la liberté d’expression et le libre marché n’est pas dans le bon gouvernement […]. Je veux tout le monde armé ! Parce qu’un peuple en arme ne sera jamais réduit en esclavage ! »
Au cours de la même réunion, Abraham Weintraub, idéologue du bolsonarisme, alors ministre de l’Éducation, tient le même discours.
« J’ai connu le président il y a trois ans. Pendant ces trois ans, j’ai rien demandé, même pas essayé de me promouvoir. Je me suis fait avoir, à la fac. Des menaces de mort. C’est là que je me suis dit qu’il fallait lutter pour la liberté. Que je voulais pas être un esclave dans ce pays […]. Mais on est en train de perdre cette lutte pour la liberté. C’est ce que nous crie le peuple. Le peuple ne crie pas pour avoir plus d’État, plus de projets, le peuple crie pour plus de liberté […]. On discute avec des gens contre qui on devrait se battre. On n’est pas assez dur contre les privilèges, la taille de l’État. »
Bolsonaro et Weintraub opposent tous deux le « peuple », qui rêve de « liberté », à « l’État », suspect de vouloir réintroduire « l’esclavage ». On remarquera que cette opposition distingue le discours bolsonariste de la doctrine fasciste : « Le libéralisme place l’État au service de l’individu, écrivait Mussolini, pour le fasciste, tout est dans l’État, rien d’humain ou de spirituel n’existe en dehors de l’État8. » Elle prend un sens tout particulier dans l’histoire de ce pays, le dernier du continent américain à abolir l’esclavage en 1888. En effet, anthropologues, historiens et sociologues ont montré que la peur de retomber en esclavage, de la « captivité » (cativeiro), n’a jamais cessé d’habiter les Noirs et les pauvres. Plus généralement, les discours de Bolsonaro et Weintraub témoignent d’une perception amplement partagée, y compris au sein des classes populaires sur lesquelles j’ai personnellement enquêté : l’État incarnerait le pôle autoritaire et prédateur de la société. « Parce que le Brésilien, Thomas, il se fait voler tout le temps ! », m’expliquait César, technicien de 50 ans habitant la banlieue de Rio, qui est un partisan enthousiaste de Jair Bolsonaro, mais aussi un admirateur de Lula.
« Mon père travaillait, plantait du riz en bord de rivière, transportait du bétail, mais se faisait voler en permanence parce qu’il était analphabète ! Le commerçant du coin, qui finançait la plantation, s’occupait des comptes et à la fin, il ne nous restait rien ! […] Au Brésil il y a une culture qui veut qu’on t’enlève jusqu’aux habits que tu portes. Comme avec le scandale de la Petrobras. »
César ne cessera de se radicaliser les années suivantes, en opposant systématiquement l’État et la liberté : il m’expliquera trouver anormale l’obligation faite par l’État d’attacher sa ceinture au volant, alors que cette règle ne s’applique pas aux transports en commun. On notera également que les scandales de corruption des années 2010 ont réactivé cette conception de l’État comme pôle autoritaire et prédateur de la société, alors même que depuis la Constitution de 1988 et l’élection de Lula en 2002, les politiques sociales ont pris une ampleur sans précédent dans la vie quotidienne des Brésiliens – à moins que cette extension de l’État ne soit précisément une cause de ce rejet.
Plutôt que d’assimiler le bolsonarisme au fascisme, ce qui nous incite à multiplier les analogies, souvent superficielles, avec une expérience historique au demeurant fort complexe, je soutiens, à l’instar des collègues déjà citées, qu’il est nécessaire de saisir d’abord son ancrage dans la société brésilienne actuelle. Cela me conduit à la question de la criminalité. En effet, de nombreux électeurs de Bolsonaro ont justifié leur vote par son ampleur. Si Bolsonaro passe à juste titre, aux yeux des progressistes, pour un adepte de la violence, jamais le Brésil n’a enregistré autant d’homicides que sous les présidences de Lula et Dilma Rousseff : entre 2001 et 2015, 700 000 Brésiliens sont morts assassinés, un chiffre qui rappelle étrangement celui des victimes du Covid. L’emprise des narcotrafiquants et des milices paramilitaires sur le territoire brésilien n’a cessé de s’étendre depuis le retour de la démocratie. Les politiques sociales n’ont absolument pas permis d’enrayer ce phénomène. Pour certains, voter Bolsonaro, c’est donc se donner les moyens de retrouver une forme de liberté – celle de « pouvoir sortir dehors, de ne pas avoir un trafiquant qui vous attend sur le pas de la porte, de ne pas être enfermé chez soi à cause des fusillades », pour reprendre les mots de Geraldo, un évangélique, gérant d’une entreprise de combustible, originaire d’un quartier pauvre9. À l’inverse, ces électeurs accusent la gauche de laxisme, voire de collusion avec le narcotrafic, en donnant pour exemple les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), guérilla marxiste convertie au trafic de cocaïne, qui entretient des contacts avec certaines organisations criminelles au Brésil.
2. La démocratie comme soumission à la majorité ethnoculturelle
Si les partisans de Bolsonaro le jugent plus à même de défendre la démocratie, c’est aussi parce qu’il incarne une certaine idée de la majorité. Je cite Amanda, l’assistante parlementaire d’un député bolsonariste :
« C’est ça, la démocratie : écouter ce que veut la majorité. Aujourd’hui, on vit la situation d’un pays démocratique où certaines valeurs de la minorité ou d’une certaine minorité doivent être acceptées comme si elles étaient vraies, valeurs que la majorité n’accepte pas, et ça, c’est pas démocratique. […] La société n’est pas préparée et ne veut pas de ces changements. Par exemple, permettre à quelqu’un de se marier avec un arbre. Dans notre société, c’est encore l’être humain qui se marie, qui vit, qui constitue une famille. On vit dans un pays qui est chrétien. Il faut donc comprendre que la majorité est chrétienne et que la majorité a ses valeurs. C’est ça, la démocratie : respecter la majorité. »
La démocratie comme gouvernement de la majorité ethnoculturelle : une conception qui n’est pas sans rappeler celle de Modi en Inde10. « La majorité est conservatrice », m’explique Eduardo, un électeur de Bolsonaro, pour qui le soutien des milieux artistiques – aux mœurs réputées dissolues – à la gauche démontrait l’écart existant entre cette dernière et le peuple, au sens de la majorité ethnoculturelle.
De surcroît, Bolsonaro a su personnifier le registre rédempteur de la démocratie. Selon Margaret Canovan11, politiste spécialiste du populisme, l’exercice de la politique en contexte démocratique s’articule autour de deux conceptions, l’une rédemptrice (la démocratie comme quête du salut collectif), l’autre sceptique ou pragmatique (la démocratie comme art de l’accommodement). Le vote en faveur de Bolsonaro participe souvent d’une véritable croisade morale. Au sens figuré : Bolsonaro doit « sauver le Brésil » de la « corruption », qui serait intrinsèque au PT, voire à la gauche en général. Au sens littéral également : pour Michelle Bolsonaro, l’épouse de l’ancien président, la victoire de son mari doit permettre de « faire venir le Seigneur Jésus dans le gouvernement », car « cette nation appartient au Seigneur12 ». « Les portes de l’enfer ne s’imposeront pas à notre famille, notre Église, notre Brésil », renchérit-elle à la veille des dernières élections13. On remarquera la convergence des imaginaires rédempteurs – démocratique et chrétien –, déjà à l’œuvre dans la catégorie de « corruption », convergence alimentée par l’attentat au couteau dont Bolsonaro a été victime en septembre 202114 .
Plus modestement, le vote Bolsonaro a signifié, pour certains, une transformation du rapport à la politique, une forme d’empowerment. C’est le cas d’Alessandro, chauffeur de VTC, électeur de Lula en 2002. En 2020, il m’avoue ne s’être véritablement intéressé à la politique qu’à l’occasion de la première campagne de Bolsonaro, qui lui semblait différente des autres. Faute de moyens, elle s’était déroulée essentiellement sur les réseaux sociaux ; elle avait mobilisé d’authentiques militants, et non des quidams payés pour se ranger sous la bannière du candidat, comme dans les partis traditionnels ; elle s’était faite sur des idées, et non sur des promesses d’avantages personnels. Alessandro oppose ainsi le vote Bolsonaro, un « vote conscient » (voto consciente), motivé par l’intérêt général, au « vote d’animal bridé » (voto de cabresto), le vote de celui qui se place dans la dépendance d’un homme politique afin d’en retirer des avantages matériels, et qu’Alessandro considère comme traditionnel dans le quartier où il habite. Son père, par exemple, votait pour le candidat qui promettait de goudronner la rue ou de lui procurer quelques sacs de ciment. Pour Alessandro, le vote Bolsonaro signifie donc une manière de se réapproprier la démocratie, après des décennies de « corruption » et de « clientélisme ».
Il est à noter que cette conception de la démocratie peut très bien s’accommoder de procédés autoritaires. « Vous pensez que Bolsonaro défend la démocratie ? », demande une étudiante à Jorge, électeur de Bolsonaro, qui lui répond, avec conviction : « Bien sûr qu’il défend la démocratie. Il ne propose pas un audit des urnes électroniques ? C’est ça, la démocratie. » L’étudiante insiste :
« Mais pour ce qui est de la question d’une intervention de l’armée ?
– Je pense que c’est la fonction de l’armée, lui répond Jorge, elle doit protéger la nation, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, il faut protéger la nation de tous ces corrompus, de tous ces gauchistes. »
D’autres électeurs de Bolsonaro soutiennent la même thèse : pour défendre la démocratie contre la gauche corrompue, il faut un coup d’État militaire15. Thèse qui semble paradoxale – l’autoritarisme comme moyen de préserver la démocratie – mais qui s’enracine, elle aussi, dans l’histoire brésilienne. Le tristement célèbre Acte Institutionnel n° 5 du 13 décembre 1968, qui marque le début des « années de plomb » au Brésil, affirmait vouloir « assurer un ordre démocratique authentique, basé sur la liberté, sur le respect de la personne humaine, sur la lutte contre la subversion et les idéologies contraires aux traditions du peuple, et sur le combat contre la corruption ».
3. Au-delà des préjugés progressistes
En conclusion, je voudrais revenir sur la difficulté que pose l’étude des concepts politiques bolsonaristes aux sciences sociales. En effet, concevoir une justification démocratique du vote bolsonariste nécessite d’aller à rebours de nos préjugés progressistes. Dans un article de 2021, les anthropologues Rosana Pinheiro-Machado et Lucia Scalco16 reviennent sur les protestations des milieux progressistes après la parution dans les colonnes d’El País d’une enquête sur les jeunes électeurs bolsonaristes, « Ni fascistes, ni manipulés : qui sont les “Bolsonaristes” de la banlieue de Porto Alegre ? » Ceux-ci les ont accusées d’avoir tenté, par leurs portraits, « complexes et ambigus », « d’humaniser les fascistes ». Les deux chercheuses répondent en contestant le présupposé éthique de leurs contempteurs : faire l’ethnographie d’un groupe n’implique pas d’adhérer à ses valeurs, ni même de les légitimer.
Je ne parle pas ici de « préjugés progressistes » pour dénoncer les positions de certains chercheurs au nom d’une science qui devrait se montrer politiquement neutre, ni pour discuter le bien-fondé des thèses qui attribuent un caractère fascisant au bolsonarisme, mais pour souligner les effets de ces positions et de ces thèses sur notre compréhension du monde. Pour des raisons personnelles, mais aussi professionnelles, les chercheurs en sciences sociales tendent à partager certaines convictions en matière de droits de l’homme, de respect des différences culturelles et de justice sociale. Comprendre les électeurs d’un homme politique qui s’en prend régulièrement à ces convictions ne va pas de soi. Et si c’était avec « l’Autre conservateur », the Conservative Other, que les chercheurs en sciences sociales faisaient désormais l’expérience de la plus grande distance socioculturelle, et non plus avec les classes populaires ou les nations autochtones17 ?
S’il est si difficile de surmonter ces biais progressistes, je crois que cela tient également au fait que ces convictions politiques, souvent, alimentent les vocations des chercheurs en sciences sociales – et réciproquement, la pratique des sciences sociales renforce ces convictions. Pour autant, de nombreux ethnographes ont prouvé que nous pouvons réaliser des enquêtes remarquables sur des populations dont nous ne désirons en aucun cas partager le mode de vie, à condition que nous restions le plus près possible de leurs pratiques dans nos descriptions. C’est pourquoi je défends la nécessité de prendre au sérieux, en tant qu’ethnographe, les discours politiques de « l’Autre conservateur », de la même façon que l’on prend désormais au sérieux les discours amérindiens sur l’animal et la place de l’homme dans le cosmos. Cela inclut la façon dont cet Autre conservateur s’approprie des notions que nous avons investies de valeurs progressistes – celles de liberté et de démocratie, par exemple. Il s’agit de suspendre notre conception normative de la démocratie, pourtant au centre de nos discussions sur l’engagement éthique et politique de nos disciplines, pour mieux « se laisser affecter » par d’autres conceptions. En refusant cette démarche, nous prenons le risque de mal interpréter l’efficacité du discours conservateur, au Brésil, mais aussi aux États-Unis et en France.