En novembre 2021, je devais me rendre en Haïti pour la dernière étape d’une recherche anthropologique sur les modes informels de régulation des conflits et l’interrelation entre justice d’État et justice extrajudiciaire, mais la situation sécuritaire s’est dégradée au point que j’ai dû renoncer à y aller. Bon nombre de mes amis de la diaspora haïtienne se sont eux aussi résignés : ils passeraient les fêtes loin des leurs. Pourtant, depuis plus de quinze ans, la création d’une force de maintien de la paix, suivie d’une présence onusienne censée renforcer l’état de droit, devrait stabiliser le pays. Comment en est-on arrivé là ?
Ce texte est né d’une profonde insatisfaction vis-à-vis des analyses habituelles et d’un désir de donner à entendre une autre version de l’histoire récente. Pour comprendre un peu mieux la situation, il nous faut, d’une part, démêler les discours qui justifient des formes de violence spécifiques au nom de la paix et, d’autre part, porter un regard critique sur les prises de position culturalistes qui dépeignent la violence et l’anarchie en Haïti comme des caractéristiques à la fois culturelles et endémiques. En effet, la souffrance qu’endure sa population n’est ni fortuite ni propre à la culture de ce pays. L’intervention étrangère y est pour beaucoup. Or, une certaine rhétorique de la paix, encouragée principalement par l’ONU et les grandes puissances, masque les pratiques et les responsabilités des nations et des organismes engagés sur l’île. L’extrême instabilité politique et la violence qui minent Haïti aujourd’hui ne sont pas accidentelles. Au contraire, bien que la politique intérieure soit fortement marquée par une culture de la prédation et une mauvaise gestion, le désordre a été largement entretenu, si ce n’est engendré, par des forces coercitives internationales1.
Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui ?
Une force de maintien de la paix
Haïti est connue pour avoir supporté la présence de l’une de forces onusiennes de maintien de la paix les plus importantes et longues de l’histoire. Moins de quatre ans après la chute de la dictature des Duvalier, les Nations unies se sont mises à occuper le terrain institutionnel et géographique haïtien. Entre 1990 et 2000, les missions se sont enchaînées. Il y a d’abord eu le Groupe d’observateurs des Nations unies pour la vérification des élections en Haïti (ONUVEH), puis la Mission civile internationale en Haïti (MICIVIH). Parallèlement, le Conseil de sécurité a déployé la Mission des Nations unies en Haïti (MINUAH), suivie par la Mission d’appui des Nations unies en Haïti (MANUH). Celle-ci a laissé place à la Mission de transition des Nations unies en Haïti (MITNUH), à laquelle a succédé la Mission de police civile des Nations unies en Haïti (MIPONUH), avant que la Mission civile internationale d’appui en Haïti (MICAH) ne prenne le relais. À la suite du coup d’État de 2004 contre Jean-Bertrand Aristide, le Conseil de sécurité a jugé l’État haïtien en faillite et envoyé la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), forte de plusieurs milliers de Casques bleus. Cette présence coïncide avec la mise en œuvre par l’ONU d’une nouvelle stratégie, qui prend la forme d’offensives contre-insurrectionnelles menées conjointement par la police et l’armée. Alors que les missions sont généralement déterminées par le chapitre VI, « Règlement pacifique des différends », de la Charte des Nations unies, la MINUSTAH est désormais prioritairement réglée par le chapitre VII, « Actions en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression », lequel stipule que le Conseil de sécurité « peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales ». Désormais, la guerre sert la paix.
À ce titre, la MINUSTAH marque un tournant par rapport aux missions précédentes : (1) elle est la première mission de maintien de la paix spécifiquement désignée comme une force de stabilisation ; (2) elle est la première dont les activités ne concernent pas un conflit armé en cours ; et (3) elle est la première à avoir été sommée de faire usage des nouvelles méthodes, non contre les parties armées d’un conflit, mais contre des groupes de civils étiquetés par les instances dirigeantes comme des « gangs » ou des « criminels »2. Cette nouvelle formation discursive « gangstérise » – donc criminalise – des jeunes hommes des bidonvilles. Elle justifie une intervention musclée : des hommes armés et des blindés sont déployés dans les zones stratégiques et des raids d’une intensité rare sont menés dans des quartiers qui étaient par ailleurs des bassins importants d’électeurs pro-Aristide. Au cours de l’un des premiers raids, le 6 juillet 2005, environ 1 400 hommes lourdement armés pénètrent à l’aube dans les bidonvilles de Cité Soleil pour déloger ou tuer des présumés « chefs de gangs ». Durant les douze heures de ce qui a été nommé l’« Opération Poing de Fer » (Operation Iron Fist), la force de maintien de la paix a tiré pas moins de 22 700 cartouches et lancé 78 grenades dans un des quartiers les plus densément peuplés du monde, faisant au moins 20 morts parmi les civils et en blessant plusieurs dizaines d’autres3. Ce n’est qu’un des nombreux raids menés par la MINUSTAH entre 2004 et 2007 qui ont conduit, au nom de la paix, une force multinationale considérée comme provisoire à occuper Haïti.
La première phrase de la UN Peace Operations Year Review de 2004 est pourtant la suivante : « L’année 2004 témoigne d’une montée spectaculaire des opérations de paix de l’ONU, ce qui élargit les perspectives pour en finir avec les conflits et fait naître l’espoir de la paix pour les pays minés par la guerre. » Apparemment d’autant plus enthousiaste que le prix Nobel de la Paix a été attribué en 2001 aux Nations unies et à Kofi Annan « pour leur travail en faveur d’un monde plus organisé et plus pacifique4 », cette publication fait l’apologie des missions de l’ONU supposément couronnées de succès en Namibie, au Cambodge, au Salvador, au Mozambique et au Timor-Leste. Haïti devait suivre.
Cependant, en Haïti, la présence onusienne va durer. À chaque échéance, le Conseil de sécurité proroge le mandat de la MINUSTAH. Après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, il décide d’augmenter le contingent militaire et policier (qui compte désormais 8 940 soldats et 3 711 policiers)5. Le mandat est encore prolongé deux fois, avant que sa levée définitive ne soit fixée au 15 octobre 2017. Les chars d’assaut et les hélicoptères quittent alors l’île et on ne voit plus de patrouilles de Casques bleus dans les rues. Un mandat laissant place au suivant, le Conseil crée simultanément une nouvelle entité, la Mission des Nations unies pour l’appui à la Justice en Haïti (MINUJUSTH). Celle-ci doit mettre en œuvre le plan stratégique de développement de la police nationale et « aider le gouvernement haïtien à renforcer les institutions de l’État de droit6 ». En 2019, le Conseil de sécurité change encore une fois l’appellation de la présence onusienne en Haïti, et remplace la MINUJUSTH par le BINUH, le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti. Son mandat est initialement de douze mois, à compter d’octobre 2019. Mais, la pandémie de Covid-19, l’extrême instabilité politique et l’assassinat de l’ex-président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, convainquent le Conseil de sécurité de proroger encore plusieurs fois le mandat du BINUH, et ce jusqu’au 15 juillet 2023. Cela fera trente-trois ans que des coalitions de forces internationales occupent Haïti.
La rhétorique de la paix
Les mandats officiels des missions successives en Haïti, en dépit de leurs variations, concernent tous la construction d’une souveraineté étatique suffisamment solide pour assurer un environnement socio-économique protégé et stable. C’est ce qu’on appelle, dans le jargon onusien, « la consolidation de l’État ». Cette manière de voir l’ONU comme garante de l’état de droit découle directement du concept d’« État failli » que les experts appliquent aux pays dont ils jugent qu’ils ont perdu la souveraineté sur leur territoire, leur légitimité à prendre des décisions, qu’ils considèrent comme inaptes à garantir les services publics minimaux et à dialoguer sur la scène internationale. En s’appuyant sur de tels critères, ces experts passent sous silence le rôle joué dans cette « faillite » par les acteurs internationaux. De plus, ils portent un regard réducteur et simpliste sur une question complexe, qui exige une analyse contextuelle et nuancée.
En effet, la vision qui découle d’un discours prenant comme standard les critères de développement de l’OCDE échoue à considérer les spécificités sociologiques, politiques, et urbaines locales. Cette ignorance patente du terrain favorise ainsi l’application violente de plans de paix. Plus encore, en justifiant la tutelle onusienne, un tel discours légitime l’intervention extérieure.
Les notions d’« état de droit » et de « maintien de la paix » sont omniprésentes, répétées à outrance dans les publications officielles des agences internationales, privées ou bilatérales comme l’ONU, l’International Peace Institute, l’United States Institute of Peace ou le Crisis Group, ainsi que dans un nombre important d’articles académiques et de rapports7. Elles sont souvent accompagnées d’un vocabulaire conquérant et de justifications relevant d’une rhétorique missionnaire. En partant du postulat que le problème haïtien serait la culture endémique de la violence qui règne dans ce pays, l’état de droit est généralement vu comme l’unique moyen de parvenir à le « pacifier » ou le « stabiliser ». C’est seulement ainsi qu’Haïti parachèverait sa transition démocratique, entamée en 1986 après vingt-neuf ans de dictature. Mais, comme le gouvernement haïtien est jugé par la communauté internationale incapable de mener cette transition lui-même, il se doit d’accepter « l’aide » qui lui est imposée.
Cette rhétorique prend aujourd’hui plus que jamais la forme d’une promotion de l’état de droit, lequel est supposé garantir les droits humains, permettre la bonne gouvernance, la transition démocratique et stimuler l’économie de marché8. Ces avancées, soumises à la condition d’adopter une économie de marché, ne cachent pas son lien avec les valeurs néolibérales. Il n’est probablement pas anodin que la Banque mondiale ait été l’un des premiers organismes à utiliser ce langage censé encourager les investissements. Prenons l’exemple de la politique commerciale menée par Bill Clinton dans les années 1990 : en réformant l’attribution de subventions au secteur du riz américain et en signant un contrat d’exportation avec Haïti, Clinton a submergé le marché local de marchandise à prix cassé, ruinant la plupart des petits planteurs haïtiens9. D’autres « partenariats » hautement profitables pour les États-Unis prévalent aujourd’hui encore, au point que le site du gouvernement américain fait la promotion des « opportunités commerciales » en Haïti sous la forme d’un guide10. Ainsi, l’implantation de l’état de droit apparaît comme le cheval de Troie qui fait passer habilement les lois stimulant le marché international et sécurise les intérêts des corporations étrangères, en particulier nord-américaines. Pourtant, il n’y a là rien de nouveau : on sait déjà que l’ingérence des grandes puissances favorise avant tout leurs intérêts commerciaux, et non celui des communautés locales, quitte à saccager la production et le commerce locaux11.
Au cours des deux dernières décennies, le vocabulaire de l’État social, de la solidarité, de l’égalité économique, de la justice sociale, a fait place à celui de l’État de droit, de la stabilisation et de la sécurité. Les institutions financières internationales, les fondations privées, les ONG et les agences de l’ONU parlent toutes d’une même voix lorsqu’il s’agit de promouvoir la paix : l’unique chemin est celui menant à un État de droit, parce que celui-ci est vu comme la ligne de défense par excellence contre l’anarchie. Il apparaît également comme le meilleur moyen de consolider les privilèges des puissants, mais cela est soigneusement passé sous silence.
Ce parti pris se nourrit d’une vision manichéenne, qui oppose le gouvernement, la justice et la police aux « entreprises criminelles ». Le quartier général de l’ONU et le Département des opérations de maintien de la paix, de concert avec l’élite bourgeoise port-au-princienne, ont ainsi défini le cadre discursif et interprétatif qu’il fallait donner à la problématique : la stabilité d’Haïti est menacée par ce qu’ils appellent des « gangs ». Et, simultanément, on voit proliférer des rapports et des articles académiques, parfois rédigés par d’anciens cadres de l’armée ou de l’administration américaine, visant à décrire avec autorité ce qu’ils perçoivent comme une internationalisation des activités criminelles de ces « gangs »12. Leurs interprétations servent à légitimer un discours qui dépeint ces groupes comme des agents de déstabilisation majeurs et une menace insurrectionnelle pour l’ordre mondial. Ils sont devenus les nouveaux terroristes à combattre. Au cœur de ces écrits, il y a une morale : on trouve d’un côté les gentils et de l’autre les méchants. Et bien sûr, l’État de droit est supposé garantir que le pouvoir revient aux gentils.
Cette manière extrêmement réductrice, mais redoutablement efficace de concevoir le problème a pour effet de promouvoir une certaine conception de la paix. Celle-ci dérive directement de l’idée hobbesienne selon laquelle la loi tire sa suprématie de sa capacité indépassable à prévenir la guerre de tous contre tous. Cette logique est claire : la loi garantit l’ordre, l’ordre assure la sécurité, et la sécurité la stabilité ; celle-ci mène à la paix, et la paix facilite la transition vers une nation démocratique, prérequis d’un commerce international avantageux. Or la criminalisation de certaines franges de la population sert aussi de levier de légitimation à une militarisation des missions de maintien de la paix. L’action offensive des Casques bleus contre les « gangs » a été officiellement intégrée au mandat de la MINUSTAH en 2006. Mais alors qu’elle était initialement chargée de prévenir la guerre civile, une série d’allégations et d’enquêtes ont révélé les crimes commis par ses soldats et par la police : corruption, abus sexuels, atteintes sexuelles sur mineurs, arrestations et détentions illégales, exécutions sommaires, torture, violations de propriété, revente illégale d’armes à feu, incendies volontaires, trafic de drogue et faux témoignages. En outre, à la suite de négligences d’un bataillon népalais, qui a déféqué dans un affluent de l’Artibonite, près de 7 % de la population a été infectée par le choléra, qui a fait plus de 10 000 morts13. À ce jour, l’ONU n’a toujours pas dédommagé les Haïtiens pour les torts causés. Dès lors, cette rhétorique de la paix n’est-elle pas un écran de fumée ? Alors qu’ils condamnent et disent combattre la criminalité en faveur de l’état de droit, les soldats de l’ONU et la police haïtienne ont enfreint un nombre incalculable de lois et bon nombre de leurs actes sont pénalement répréhensibles. On peut donc se demander si ce n’est pas l’intervention étrangère elle-même qui contribue à perpétuer, voire déclenche la violence et le chaos qu’elle prétend combattre.
La justice et la police au centre des préoccupations
La police et le système judiciaire sont majoritairement perçus par les promoteurs de la paix comme des institutions jouant un rôle clé dans la réalisation du projet libéral. En effet, les divers organismes onusiens ont profondément modelé le paysage institutionnel haïtien. À la suite du démantèlement de la police duvaliériste et de la démobilisation des Forces Armées d’Haïti (FAd’H), et conjointement à l’effort de désarmement puis de dissolution des milices parallèles, la Police nationale d’Haïti (PNH) a été créée en 1995, sous la tutelle de la MINUSTAH. Aujourd’hui encore, elle est entraînée, supervisée et développée avec l’assistance de diverses agences étrangères. Toujours sous la mainmise de la MINUSTAH, en 2007 est créé le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), dont le mandat consiste principalement à nommer les magistrats, à gérer les fonds et le matériel, à recevoir les doléances de ses membres, ainsi qu’à fournir les informations et les recommandations nécessaires à la bonne marche de la magistrature. L’École de la magistrature, prévue par la Constitution de 1987, n’a quant à elle acquis son véritable statut légal qu’en décembre 2007, sous la conduite de la MINUSTAH. Ce modelage des institutions haïtiennes par l’ONU est manifeste jusque dans la loi elle-même, puisque la réforme du Code pénal et du Code de procédure pénal, initiée sous le mandat de la MINUSTAH, a concrètement été supervisée par la MINUJUSTH, qui a assisté le CSPJ dans la rédaction des textes.
Sur le terrain, disons-le, c’est un fiasco. Néanmoins, Haïti est un État-nation pris depuis longtemps dans un système-monde, et n’a guère d’alternative. De ce point de vue, il est indéniable que certains des changements décrits constituent un progrès vers un système plus démocratique. Ce sont là des questions importantes dont il faut se soucier, mais où en est-on aujourd’hui ?
Les effets délétères du maintien de la paix
Le dimanche 23 janvier 2020, Frédéric, mon hôte haïtien et ami boulanger, est allé à Port-au-Prince. Depuis son village de la vallée de l’Artibonite, il s’y rend habituellement pour son commerce. À cause d’une fièvre, je suis resté au village. Tout au long de la journée, Frédéric me donne de ses nouvelles, ainsi qu’à sa femme, Angeline : la situation est tendue en ce premier jour de carnaval. D’abord rue de la Réunion, un groupe d’hommes cagoulés et lourdement armés sème la panique. Ensuite, au centre-ville, une manifestation de policiers qui revendiquent le droit à former un syndicat dégénère. Une fusillade géante éclate dans plusieurs zones entre des policiers en civil cagoulés, des militaires et de jeunes hommes des quartiers environnants. Peu après, le Premier ministre décrète le couvre-feu. Le lendemain, les rues sont vides. Des volutes de fumée noire s’élèvent un peu partout. Les transports publics ne circulent presque plus et les habitants se terrent chez eux. Frédéric trouve tout de même une mototaxi pour se rendre à la station de bus, mais sur la route, son chauffeur et lui sont arrêtés par des barricades de pneus enflammés et des hommes en armes. Ce sont des militants qui manifestent contre le gouvernement de Jovenel Moïse. La moto se fraie un passage. Frédéric parvient à prendre son bus, mais est stoppé à la sortie de Cité Soleil. Au bout d’intenses et longues négociations, le chauffeur paie son droit de passage. Frédéric arrive enfin au village, sain et sauf, mais au terme d’un voyage harassant.
En avril, alors que je suis de retour chez moi, Frédéric me raconte au téléphone que le bus d’un ami commun a été arrêté par un groupe armé sur la route allant du village à Port-au-Prince. Après avoir dépouillé les passagers, les membres du groupe s’en sont pris à notre ami chauffeur. Il est mort par balle et trois passagers ont été blessés. En mars, un ami d’enfance de Frédéric, devenu petit entrepreneur à Port-au-Prince, a lui aussi été tué lors d’une tentative de kidnapping. Frédéric a une voix éteinte. Le fardeau est lourd.
Quelques mois plus tard, on entend Mario Andrésol, ex-capitaine des FAd’H et ex-commandant en chef de la PNH, prôner une réponse militaire intransigeante face aux « gangs »14, alors qu’une faction dissidente de la PNH, en formant le groupe Fantom 509 – lequel milite pour un syndicat de la police – s’est elle-même constituée dans le style des « gangs ». Que penser du fait qu’Andrésol préconise l’aide logistique et les tactiques contre-insurrectionnelles importées des États-Unis, de France, du Canada, du Honduras, du Salvador et de la Colombie, après avoir révélé dans la presse qu’une partie des membres de la police, ainsi que le président de l’époque lui-même, Michel Martelly, étaient impliqués dans le trafic de cocaïne provenant de Colombie15 ?
Officiellement, l’agenda de la MINUSTAH concernant la mise en place de la PNH est essentiellement d’ordre technique, tactique et logistique, son but étant avant tout d’entraîner des hommes avec un nouveau matériel d’intervention. Lorsque la PNH a été créée, la MINUSTAH a insisté pour y incorporer d’ex-soldats des FAd’H et paramilitaires. En 1987, peu après la chute de la dictature, le même mécanisme de reclassement avait déjà eu pour conséquence d’incorporer d’anciens tontons macoutes au nouveau gouvernement. Dans les années 2000, les membres de groupes actifs dans les années 1990, ont non seulement été réarmés et remobilisés, mais se sont vu offrir une nouvelle carrière policière. De toute évidence, cela a eu pour conséquence de fragiliser dès sa création une police censée veiller à la sûreté d’un État démocratique, de saper la légitimité de la PNH aux yeux d’une grande partie de la population et d’étendre la corruption. La bataille rangée du 23 avril 2020 a sans doute résulté de cette recomposition délétère des forces de police.
Et que dire de Jimmy Chérizier, alias Barbecue, un ancien policier formé par les agences mandatées par l’ONU, devenu le chef de la première coalition de « gangs » à Port-au-Prince, le G9 an Fanmi e Alye (le G9 Famille et Alliés) ? Depuis le 6 février 2019, Chérizier fait l’objet d’un mandat d’amener pour assassinat et association de malfaiteurs. D’après plusieurs rapports d’associations de défense des droits humains, il serait également impliqué dans des massacres de civils, dont celui dit de « La Saline », le 13 novembre 2018, où plus de 70 personnes ont perdu la vie et plus de 400 maisons ont été incendiées16. Avec le temps, il s’est même renforcé. Depuis octobre 2021, le G9 contrôle une grande partie des ressources et des voies de communication de la capitale, dont le terminal de Varreux, principal point d’acheminement du pétrole et des biens d’importation, sans être inquiété par les autorités. Comment est-ce possible ?
À l’instar de la police, le système judiciaire ne voit toujours pas son fonctionnement s’améliorer. Au contraire : les barricades sur les routes, l’absence de coordination entre police et justice, l’intimidation, le trafic d’influence, les retards de salaires, la mauvaise gestion bureaucratique, l’accès restreint au carburant et l’hyperinflation, entre autres, nuisent à son bon fonctionnement. De nombreux tribunaux tombent en désuétude ou sont simplement abandonnés parce que des groupes armés en interdisent l’accès. Alors que des enquêtes sont en cours, il arrive régulièrement que les greffes soient cambriolés et que les pièces à conviction ainsi que les minutes des procédures disparaissent. Plus grave encore, ces dernières années de nombreux juges, avocats ou greffiers ont été blessés ou ont succombé sous les balles. Ont notamment été assassinés le bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince, Me Monferrier Dorval, l’huissier Jean Fenel Monfleury ou du juge suppléant Antoine Luccius.
On devrait donc se demander quels sont les effets des réformes et des transformations imposées au nom de la paix. Il est clair que l’ONU a contribué à accentuer les dynamiques qu’elle s’était pourtant donné comme objectif de changer. Plus encore, la présence étrangère est pour une large part à l’origine de la formation des groupuscules puissants et extrêmement violents qui sont devenus des acteurs incontournables de la vie politique, économique et sociale haïtienne. Les politiques de « consolidation de l’État de droit » ont aussi rendu Haïti encore plus dépendante du commerce extérieur et favorisé une inflation qui est aujourd’hui source d’insécurité alimentaire pour plus de la moitié de la population. Il devient dès lors difficile de ne pas voir derrière cette rhétorique de la paix une pratique de la guerre. Le discours onusien en faveur de la démocratie et de la paix dans le monde semble bien être une vitrine qui détourne l’attention des multiples manières dont les forces internationales ignorent ou combattent la société civile, en particulier sa frange la plus défavorisée, et contribuent à accroître la violence autant que les inégalités. Sans doute, comme l’écrit Jake Johnston dans une tribune récente, « la bataille d’Haïti n’est[-elle] pas finie17 », mais il est permis d’espérer qu’il y ait une autre voie que la bataille pour apaiser les cœurs désireux d’horizons plus sereins. L’angoisse qui se loge dans le quotidien de Frédéric, de sa femme Angeline et de leurs enfants lorsque qu’il doit accomplir une tâche aussi ordinaire que d’aller acheter de la farine à la capitale, n’est pas vivable. Ils aspirent à faire partie d’une communauté qui puisse un jour s’affranchir de cette violence.
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REMERCIEMENTS
Je remercie chaleureusement Claude Welscher, Basile Despland, Sophie et Benoît Kaelin, Simon Dubois, Alexis Rapin et Doris Niragire Nirere pour leurs retours critiques et généreux.
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ACKNOWLEDGEMENTS
I warmly thank Claude Welscher, Basile Despland, Sophie and Benoît Kaelin, Simon Dubois, Alexis Rapin and Doris Niragire Nirere for their critical and generous feedback.