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T.J. Demos,Return to the Postcolony : Specters of Colonialism in Contemporary Art, Sternberg Press, Berlin, 2013, 176 pages.

Romain LOUVEL
juillet 2014

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.881

Index   

Texte intégral   

1Vivre avec nos fantômes ?

2Return to the Postcolony traite de la critique postcoloniale dans l’art contemporain, sous l’angle d’une pratique réinventée du documentaire filmique et photographique. T. J. Demos, critique et historien de l’art, présente pour cela les œuvres de cinq artistes, respectivement Sven Augustijnen, Vincent Meessen, Zarina Bhimji, Renzo Martens et Pieter Hugo, auxquels il consacre à chacun un chapitre. L’auteur s’interroge principalement sur l’ « Aesthetics of the ghostly », ou esthétique de la présence fantomatique, par laquelle les artistes investissent la question du postcolonialisme en Afrique. Le documentaire est, selon lui, un mode à même d’évoquer au mieux la relation entre une volonté de faire histoire via l’impression d’immédiateté qu’offre l’image et le témoignage, et, le phénomène d’amnésie qui caractérise le contexte politique actuel vis-à-vis du passé colonial. Dès lors, une question centrale se pose à l’auteur : comment l’esthétique d’une chose invisible prendrait-elle forme dans l’image ?

3L’analyse s’ouvre sur Spectres, du Belge Sven Augustijnen, réalisé en 2011. Avec ce documentaire, T. J. Demos donne un aperçu complet de ce qu’il entend par esthétique de la présence fantomatique. Il guide le lecteur vers les indicateurs formel et intentionnel du spectre qui hante le sujet du film : le rôle de la Belgique dans l’assassinat du premier ministre Patrice Lumumba en 1961 au Congo. Les éléments de montage, les choix esthétiques et les séquences du film présentées dévoilent avec quelle persévérance l’individu est capable de substituer son point de vue subjectif à la considération d’une possible histoire objective. L’artiste estompe ainsi la frontière qui sépare la réalité et son interprétation en entrecroisant documents d’époque et dramatisation du sujet. L’auteur voit dans cette posture artistique la marque du documentaire performatif, qu’il attribue aussi au travail de Vincent Meessen dans la vidéo Vita Nova qui accompagne l’exposition My Last Life en 2009. Il est question ici d’une enquête sur le passé colonial qui entoure la famille de Roland Barthes à partir de ses propres analyses sur la construction des mythes dans la presse. Il analyse ensuite le film Yellow Patch de Zarina Bhimji en 2011, pour lequel il souligne une approche poétique et émotionnelle forte, centrée sur ce qu’il appelle « un cinéma de l’affect » (p. 72). Zarina Bhimji offre une image en prise avec les lieux hantés par le sinistre destin des Indiens en Ouganda, après le putsch d’Amin1. Puis nous découvrons le travail de Renzo Martens qui tente de faire reconnaître la pauvreté comme une ressource économique. Au lieu de l’abandonner aux mains des agences de presse occidentales, il forme une équipe de reporters locaux et enseigne ainsi aux « pauvres » la manière de bénéficier de ce potentiel. Son documentaire Enjoy Poverty réalisé en 2009 montre les actions que Martens mène en République Démocratique du Congo, sur fond des controverses que suscite le point de vue de l’artiste lorsqu’il interpelle le pouvoir financier et politique avec une question : à qui appartient la pauvreté ? Selon T. J. Demos, le problème du spectacle de la misère et de son esthétisation révèle chez Martens les fantômes du néocolonialisme économique qui sévit. Il est le principal responsable de l’indigence en Afrique, mais aussi le principal bénéficiaire, par le biais de la médiatisation documentaire et humanitaire compatissante, laquelle engendre des bénéfices du côté de l’occident. Ainsi, Renzo Martens déplace la critique institutionnelle vers une réflexion critique des conditions de production des images de l’art et des médias. Il dévoile par quoi la pauvreté est générée et par qui elle est consommée. L’auteur achève son étude sur le travail photographique de Pieter Hugo. Cet artiste sud-africain s’intéresse aux membres appartenant à des groupes sociaux marqués par leur lieu de vie, leur travail ou leur condition d’existence. Il réalise des portraits en situation où se superposent un tableau dégradant de l’Afrique et celle de son potentiel humain, ou le désastre écologique et l’extraordinaire diversité créative de la survie. Selon T. J. Demos, de cette vision ironique et dystopique émerge le fantôme du néocolonialisme associé à une économie monstrueuse, voire mortelle. Pieter Hugo présente d’ailleurs quelques images de la série Enugu, produites au Nigeria en 2008 avec les studios Nollywood de Lagos, studios enfantés dans l’enfer d’un capitalisme néolibéral des plus sauvages. La figure du monstre qui s’y déploie dans la plupart de leurs productions est ici réinvestie par le photographe sous l’angle d’une allégorie qui met en scène des acteurs grimés dans un environnement quotidien. Là encore se confondent puissance de l’imaginaire et misère de la réalité, vie et mort, passé et présent.

4Le sous-titre de l’ouvrage, Specters of Colonialisme in Contemporary art, renvoie à la rémanence du colonialisme que restituent les artistes dans cette approche nouvelle du documentaire. Dans ses analyses, l’auteur rend compte d’une esthétique de la « négation des apparences » (p. 13) qui, selon lui, fonde la « poétique du spectre » (p. 9) qu’il désigne très formellement dans chacune des œuvres étudiées. La présence « non avouée » des injustices du passé durant toute la période de la colonisation continue de hanter les générations actuelles et, d’une certaine manière, nous informe également sur les dysfonctionnements de notre présent. Le passé colonial nous hante encore, nous dit l’auteur, car il ne fait pas vraiment partie du passé.

5Empruntant le concept à Jacques Derrida, T. J. Demos engage une « hantologie » qui vise à lever le voile sur les fantômes du passé, notamment lorsqu’ils se manifestent dans un grand désaveu ou par le rejet des responsabilités politiques. Ce qu’on pourrait appeler une « mémoire fantomatique » correspond à la fabrication d’une histoire qui tend à minimiser le colonialisme en brouillant les limites entre réalité et fiction, document et interprétation. Le spectre se terre à l’ombre des discours et des représentations médiatiques. La démarche documentaire des artistes exposés dans ce livre s’attache pourtant elle aussi à entrecroiser les faits objectifs avec les impressions subjectives. Elle imprime la marque d’un regard sensible porté sur une histoire menacée par l’oubli, mais elle révèle certains mécanismes qui conduisent à cette perte de mémoire. Car la question du colonialisme est ici posée dans sa continuité. L’auteur rappelle que la naissance du postcolonialisme coïncide avec le moment même où la Banque Mondiale et le FMI infligent un processus de libéralisation économique agressif, lequel s’abat pour ainsi dire sur tout le continent africain en le précipitant dans la misère.

6L’ouvrage, très documenté, se réfère à de nombreuses études, dont celles d’Achille Mmembe qui s’impose aujourd’hui comme une référence importante dans la théorie sur le postcolonialisme. Par ailleurs, T. J. Demos marque son attachement à la philosophie des sciences d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour, ainsi qu’au livre intitulé Ghostly Matters : Haunting and the Sociological Imagination de l’écrivaine Averty Gordon (2008). En effet, le point commun de ces auteurs réside dans le doute épistémologique qu’ils émettent au sujet de la séparation entre les sciences modernes et l’animisme prémoderne. Cette référence permet à T. J. Demos de soutenir le caractère critique et novateur de la pratique du documentaire exercée par les artistes dont il parle. Ceux-ci ne la réduisent pas à un simple outil de présentation de faits dits objectifs. Ils l’exploitent plutôt comme le lieu d’une esthétique au sein de laquelle pourrait circuler une « matière fantomatique » tournée vers une réalité fantasmée ou rêvée, vers l’émotion d’un vécu ou d’un sentiment, et vers la part d’ombre de notre existence. Il s’agit moins de documenter le passé que d’admettre les troubles de notre présent. De là, T. J. Demos insiste pour la reconnaissance des fantômes de l’histoire refoulée afin de réactualiser le problème non résolu du colonialisme. La lecture de cet ouvrage nous incite donc à penser l’« esthétique fantomatique » d’une façon plus large. Toutefois, l’approche exclusive sur la pratique du documentaire ne permet pas explicitement de l’envisager. Non seulement le passé nous hante, mais il est probable qu’il influence nos manières de faire. Il serait alors intéressant de reconnaître aussi les fantômes que nous engageons dans une pratique documentaire. Cela revient à penser différemment nos activités de production de la connaissance et des représentations.

Notes   

1  En août 1972, un an après son coup d’État militaire, le général Amin annonce à la radio nationale l’expulsion sous trois mois de toutes personnes d’origine asiatique (environ 80 000 issus de l’immigration indienne du 19e siècle). Ceux qui ne purent quitter le pays restèrent illégaux, prenant constamment le risque de se faire arrêter, torturer, voire assassiner (on estime à 5000 le nombre de victimes).

Citation   

Romain LOUVEL, «T.J. Demos,Return to the Postcolony : Specters of Colonialism in Contemporary Art, Sternberg Press, Berlin, 2013, 176 pages.», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Métamorphoses digitales : Expérimentations esthétiques et construction du sensible dans l’interaction humain-machine, mis à  jour le : 21/07/2014, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=881.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Romain LOUVEL

Romain Louvel est artiste plasticien et chercheur en arts plastiques. Docteur qualifié en arts plastiques de l’Université de Rennes 2, il a travaillé avec l’association L’Âge de la tortue sur le projet européen Expéditions [http://expedition-s.eu]. Il collabore également avec le collectif Le Commun (atelier de recherche-expérimentation), à Montpellier [http://www.les-seminaires.eu/]. Il est chercheur associé au laboratoire Arts : pratiques et poétiques, à l’Université de Rennes 2. Site web : http://assortiment2.free.fr