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David Le Breton, Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur, Métailié, Paris, 2012, 167p.

Véronique MUSCIANISI
décembre 2012

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.593

Index   

Texte intégral   

« Je n’écris pas qu’avec ma main ; mon pied veut toujours être aussi de la partie. Il tient son rôle bravement, libre et solide, tantôt à travers champs, tantôt sur le papier »

(Nietzsche, 1950, p. 31, cté in Le Breton, 2000, p. 66).

1Une dizaine d'années après son Éloge de la marche (2000), David Le Breton poursuit le sillage de ce thème qui lui est cher dans Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur. C'est avant tout en marcheur passionné qu'il aspire à transmettre, sur le mode du récit d'expériences plus que de l'essai théorique, « la jubilation de marcher » (p.16). Il s'appuie pour ce faire sur ses propres souvenirs de marche mais également sur ses « compagnons de route » comme il les nomme : nous retrouvons ainsi les témoignages d'écrivains tels que Proust, Gracq, Lacarrière, Bouvier, Solnit, ou Bashô, mais aussi des historiens, sociologues et anthropologues tels que Corbin, Sansot, Leroi-Gourhan ou Segalen, et des philosophes comme Rousseau, Thoreau, Nietzsche, ou Benjamin. L'ouvrage se compose de vingt-deux sections dont les principales abordent le statut de la marche, la lenteur, la sensorialité, le paysage, les blessures, la marche en ville, les longues marches, la marche comme renaissance. Sans reprendre ici l'ensemble de ces entrées chronologiquement, nous aborderons trois axes saillants qui parcourent l'ouvrage : l'environnement de la marche, la rêverie et le cheminement intérieur, l'expérience sensible et charnelle de la marche.

2La marche ne peut s'appréhender en dehors du milieu qu'elle traverse, comme le précise Jean-Paul Thibaud : « Pour aussi élémentaire qu’elle soit, cette activité n’a de sens que rapportée à ses entours et articulée aux situations qu’elle mobilise. […] Si bien qu’étudier la marche nécessite d’intégrer l’environnement qui l’informe et spécifier les conditions à partir desquelles elle devient possible » (Thibaud, 2008, p. 63). Pour David Le Breton, la marche en ville, parce qu'elle permet de fréquenter des lieux familiers, constitue une pause, une respiration dans les activités quotidiennes, mais aussi une « forme d'hygiène » (p.108) qui favorise un temps de disponibilité à soi, et permet également un temps de sociabilité. Les fameuses descriptions rapportées des promenades en famille du jeune Proust, du côté de chez Swann comme du côté de Guermantes, rappellent que ces parcours réguliers construisent « une mythologie » (p.123) des lieux urbains propre à chaque marcheur : « Toute promenade est une odyssée minuscule » (p.111). Le marcheur urbain décrit dans l’ouvrage traverse ainsi les rues, arpente les quais, retrouve l'atmosphère particulière de chaque quartier, ses allées, ses ruelles, ses jardins publics ou halls de gare, il plonge dans la poétique de l’espace urbain qui se prolonge souvent dans l’imaginaire des noms de rue (p.123).

3Mais si la marche en ville constitue une entrée de l’ouvrage (p.115-127), ce sont les expériences en milieu naturel qui y sont principalement décrites – sans doute parce que la ville reste pour l’auteur « le domaine de l’homme pressé » (p.119). Il est ainsi fait référence aux longues marches en forêt, en montagne – qui implique un mode du détour plus que de la ligne droite (p.42) – ou encore dans le désert. L’auteur nous rappelle que le paysage ne se définit pas que géographiquement mais également par ses variations météorologiques et par sa lumière, en donnant notamment l’exemple du paysage méditerranéen (p.76). Le rapport au temps est aussi abordé, il se dilate ou se suspend durant la marche. Certains lieux préserveraient de manière privilégiée la trace du temps. Il en est notamment des milieux rocheux qui gardent « le souvenir de la mer » (Plossu, 1996, cité p. 80), l’empreinte dans leurs sillons des sédiments, coquillages et autres ammonites. L’espace peut ainsi plonger le marcheur dans une co-temporalité.

4S’il évoque la difficulté des longues marches et leurs blessures, les trois-quarts du livre traitent du plaisir de la marche – en tant qu’activité choisie – faisant ainsi l’éloge de la flânerie. Le Breton insiste, la marche n’est pas orientée vers un objectif ni une recherche de performance, elle est improductive, « inutile comme toutes les activités essentielles » (p.31). Privilégiant la lenteur, elle est un « acte de résistance » aux impératifs de vitesse et d’efficacité de notre quotidien. Le marcheur peut prendre son temps et renouer avec un rythme intérieur, celui du retour sur soi ou de l’égrenage de souvenirs, celui de la disponibilité à ce qui l’entoure. L’important n’est pas le but à atteindre mais le trajet parcouru. De même, il ne suffit pas de mettre un pied devant l’autre mais de s’accorder avec le milieu environnant. Aussi, dans un instant de disponibilité et de présence à soi et au panorama, le marcheur peut-il connaître un instant de plénitude, d’illumination, une sorte de satori comme pour le poète Rilke dans un jardin de Capri (p.88), ou un sentiment de communion avec le paysage comme pour l’écrivain John Haines (p.83) :

« J’écoutai le chant caillouteux de la rivière qui se divisait en bras un peu plus bas. Pendant un long moment, ce fut comme si je faisais partie intégrante de ce paysage avec ces îlots noirs et hirsutes, et ses pâles barres de sable, comme si rien ne me séparait de cette eau cuivrée, luisante, qui serpentait en s’assombrissant, ni de cette contrée lointaine qu’est la nuit » (Haines, 2005, p. 132).

5La marche peut également constituer un temps de ressourcement. La pensée y retrouve un nouvel élan, paliant ainsi à la rumination. Pour l’auteur, la marche est en ce sens « une manière de retrouver son centre de gravité après avoir été jeté à l’écart de soi par les évènements de la vie » (p.152). Le cheminement personnel est particulièrement bien rendu dans l’ouvrage avec l’expérience de Bernard Ollivier. Ce journaliste à la retraite et passionné des longues marches a fondé l’association Seuil. Cette dernière propose l’expérience de la marche à pied comme réinsertion sociale à de jeunes mineurs (Le Breton, Marcelli, Ollivier, 2012). Accompagné d’un adulte, le jeune part pour une marche de trois mois, sac au dos, avec son propre budget et équipement. Un projet similaire « chemin fais@nt » s’ouvre à des jeunes en libération conditionnelle. Equipés d’un appareil photo numérique et d’une micro-caméra, ils rédigent et transmettent sur leur parcours des comptes rendus via une plate-forme électronique destinés à leurs pairs restés en prison. Ces derniers sont amenés à faire le récit du marcheur qu’ils suivent (http://www.assoseuil.org/).

6Dans ses réflexions sur les techniques du corps, Marcel Mauss commença par se pencher sur la question de la marche. Il décrivait cette activité de la manière suivante :

« La marche : habitus du corps debout en marchant, respiration, rythme de la marche, balancement des poings, des coudes, progression le tronc en avant du corps ou par avancement des deux côtés du corps alternativement (nous avons été habitués à avancer tout le corps d’un coup). Pieds en dehors, pieds en dedans. Extension de la jambe » (Mauss, 1999, p. 380).

7Si Mauss n’est pas mentionné dans l’ouvrage, David Le Breton fait tout de même de l’engagement physique et sensible de cette activité la veine principale de son essai. Expérience charnelle, la marche est renouement avec son corps et la « chair du monde » (p.49). L’effort physique suscité, la fatigue ou les courbatures qui en émanent sont acceptés par le marcheur comme faisant partie de l’expérience. Sueur et travail musculaire sont ici sources de plaisir et de satisfaction personnelle car les conséquences d’une activité non contrainte et dont le marcheur est le seul initiateur. Plusieurs passages sont consacrés aux pieds, organes privilégiés du parcours, nous rappelant au tournant la formule de Tchouang-Tseu : « Bien que les pieds de l’homme n’occupent qu’un petit coin de terre, c’est par tout l’espace qu’ils n’occupent pas que l’homme peut marcher sur la terre immense » (p.37).

8« Art des sens » (p.51), l’auteur insiste sur le fait que la marche ne convoque pas que la vue mais les dimensions olfactives, auditives, tactiles, kinesthésiques mais aussi gustatives (la pause dans un café, ou le pique-nique) du marcheur. Le Breton rappelle également que la marche tend à « un dépaysement des routines sensorielles » (p.49). Le marcheur est soumis à des variations sensorielles, aussi subtiles soit-elles, immergé dans un milieu environnant qu’il découvre ou redécouvre. La curiosité, l’attention, et la disponibilité du marcheur lui permettent de déployer ses sens. Le paysage n’est pas devant lui comme un objet à contempler mais l’enveloppe, il constitue une atmosphère, « un halo sensoriel », « une cénesthésie » (p.71). Les lieux fréquentés par le marcheur concentrent ainsi des « constellations affectives » (p.124) différentes. L’humeur du marcheur participe également de l’environnement : « La relation au paysage est toujours une affectivité à l’œuvre avant d’être un regard. Chaque lieu manifeste ainsi un feuilletage de sentiments différents selon les individus qui s’en approchent et l’humeur du moment » (p.69).

9Reprendre un thème déjà traité sur le même ton constitue toujours un défi. À la place de certaines longues descriptions en milieu naturel, nous aurions ainsi apprécié que plus de pages soient consacrées à des thèmes à peine esquissés dans Éloge de la Marche (2000), notamment celui « des longues marches immobiles » (2000, p. 59). La marche en intérieur dans un espace réduit (dans une chambre, en cellule), permet un voyage minuscule géographiquement mais qui reste pourtant inépuisable comme en extérieur. Le travail de nombreux praticiens de techniques corporelles, par exemple (en danse, mime, théâtre, yoga, Tai-Chi Chuan etc.), s’appuie sur la marche dans l’espace relativement restreint d’une salle – si ce n’est même, pour certaines d’entre elles, sur l’action de marcher sur place – qui permet de décliner des variations de rythmes, de respirations, d’états, de manière infinie. De même, si la marche en tant que prédisposition à la méditation est évoquée par l’auteur, il faudrait préciser qu’elle constitue aussi une technique de méditation en elle-même (Doé de Maindreville, 2005).

10Sans l'affirmer directement, l'ouvrage constitue une mine de conseils ethnographiques sur l’observation minutieuse en marche. A ce titre est citée une formule de Lacarrière qui résume pour David Le Breton la figure du marcheur (p.46) : « le géographe des brindilles ou l’océanographe des flaques » (Lacarrière, 1990, p. 58). Or cette formule pourrait tout aussi bien définir l'activité de l'ethnographe attentif aux moindres détails. Toutefois, la question de la restitution de l’expérience de la marche aurait pu être développée. Le passage sur la difficulté d'écrire la marche et l'évocation d'autres modes de rendus de l'expérience que sont les photographies, les dessins ou les haïkus – section « Dire la marche » (p.64-67) – reste succinct. Il aurait également été intéressant de connaître le contexte d'écriture de l’auteur sur cette activité – dans un café en ville, lors d'une pause en randonnée, ou de retour chez soi ? sur un carnet, le bord d'un journal ou d’une carte ?

11Les recherches sur la marche intéressent enfin nombre de disciplines, à ce titre il faudrait mentionner, pour prolonger la lecture, des perspectives absentes dans l’ouvrage, telles que les travaux en urbanisme qui s’intéressent particulièrement à la (re)composition de la ville par la marche du piéton (Thibaud, 2008). De même, la perspective artistique – convoquée ici seulement par l’intermédiaire de la littérature et de la poésie – montre que la marche constitue une source d’inspiration pour nombre d’artistes. Le récent ouvrage dirigé par Danielle Méaux et Jean-Pierre Mourey (2011) consacre notamment un chapitre à la flânerie pédestre en renvoyant aux travaux de cinéastes, photographes, plasticiens, dont ceux de l’artiste Hamish Fulton, qui fait de la marche en milieu naturel une modalité de création artistique. Pour cet artiste, s’inscrivant dans le mouvement du Land Art : « No walk, no work » – Pas de marche, pas d’œuvre (Rekow, 2011, p. 206).

Bibliographie   

DOÉ DE MAINDREVILLE, Anne-Marie, « La marche méditative », in Etre debout, marcher, Revue Française de Yoga, N° 32, juillet 2005, p. 119-124.

HAINES, John, Vingt-cinq ans de solitude. Mémoires du Grand Nord, Paris, Gallmeister, 2005.

LACARRIÈRE, Jacques, Sourates, Albin Michel, Paris, 1990.

LE BRETON, David, Eloge de la marche, Métailié, Paris, 2000.

LE BRETON, David, MARCELLI Daniel, OLLIVIER, Bernard, (dir.), Marcher pour s'en sortir.Un travail social créatif pour les jeunes en grande difficulté, Ed. Erés, Paris, 2012.

MAUSS, Marcel, « Les techniques du corps », in Sociologie et anthropologie, P.U.F,Paris, (1950), 1999, pp. 363-386.

MÉAUX, Danielle, MOUREY, Jean-Pierre (dir.), Le paysage au rythme du voyage, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 2011.

NIETZSCHE, Friedrich, Le Gai Savoir, Paris, Gallimard, 1950.

REKOW, Lydie, « Hamish Fulton, Experience of walking and first-hand knowledge », in MÉAUX, Danielle, MOUREY, Jean-Pierre (dir.), Le paysage au rythme du voyage, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 2011, p. 193-211.

PLOSSU, Bernard, Le souvenir de la mer, Digne, Réserve géologique de Haute Provence, 1996.

THIBAUD, Jean-Paul, « Je, Tu, Il. La marche aux trois personnes », Urbanisme, n° 359, 2008, pp. 63-65.

Association Seuil : http://www.assoseuil.org

Citation   

Véronique MUSCIANISI, «David Le Breton, Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur, Métailié, Paris, 2012, 167p.», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Capoeiras – objets sujets de la contemporanéité, mis à  jour le : 16/12/2012, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=593.

Auteur   

Quelques mots à propos de :  Véronique MUSCIANISI

Véronique Muscianisi (Université Paris 8  Vincennes Saint-Denis,  MSH Paris Nord)