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De la performance artistique prothétique au buzz médiatique. Entretien avec le tatoueur JC Sheitan

Axel Guïoux, Évelyne Lasserre et Paul-Fabien Groud
septembre 2019

DOI : https://dx.doi.org/10.56698/cultureskairos.1833

Index   

Texte intégral   

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JC Sheitan (© Lynn’Art photographer, 2016)

JC Sheitan est un tatoueur qui vit et travaille à Lyon au sein du salon Bad Grass Tatto Galery. En 2016, une vidéo postée sur les réseaux sociaux (disponible en suivant ce lien) le montre en train de tatouer de son bras droit amputé muni d’une prothèse artistique sur laquelle un dermographe a été installé. Cette vidéo a été abondamment relayée sur les réseaux sociaux, faisant de JC Sheitan le premier tatoueur-cyborg.

En avril, 2018, JC Sheitan a été invité à témoigner et à échanger sur ce buzz médiatique au Musée des Confluences de Lyon lors du colloque interdisciplinaire Corps et prothèses intitulé Du proche au lointain : les horizons prothétiques contemporains. Cet entretien s’inscrit dans la continuité de son intervention et des échanges développés avec les intervenants et publics lors de cette séance.

L’entretien a été conduit par Évelyne Lasserre (MCF en anthropologie - Université Claude Bernard Lyon 1 ; Laboratoire Environnement, Ville, Société - UMR 5600 - Université de Lyon /CNRS) ; Axel Guïoux (MCF en anthropologie ; Laboratoire Environnement, Ville, Société - UMR 5600 - Université de Lyon /CNRS) ; et Paul-Fabien Groud (Doctorant en anthropologie ; Laboratoire Environnement, Ville, Société - UMR 5600 - Université de Lyon / CNRS & ATER à l’Université Claude Bernard Lyon 1 - S2HEP - EA 4148)

1Evelyne Lasserre : Tout d’abord, peux-tu te présenter, ton histoire…

2JC Sheitan : Je suis JC Sheitan, je suis tatoueur. Il y a de ça deux ans et demi maintenant, avec Jean-Louis Gonzal, un sculpteur de la région lyonnaise, on a eu l’idée de greffer une machine à tatouer sur une prothèse, sur un morceau de prothèse qui me restait pour en faire une sculpture cinétique. Ce qui a eu pour effet évidemment que j’ai voulu porter cette prothèse est de tatouer avec. Ce qui s’est avéré être efficace et ce qui c’est aussi avéré être filmé et qui a fait un gros buzz sur internet. Par la suite, on a fait un deuxième prototype, plus axé ce coup-là sur le travail et sur la précision au niveau du tatouage. Du coup de la sculpture, on est passé à un objet d’ “augmentation” si on peut dire comme ça.

3Axel Guïoux : Justement, tu tatoues depuis combien de temps à peu près ?

4JC Sheitan : Cela fait 10 ans que je suis tatoueur, essentiellement sur Lyon et en France. Depuis deux ans et demi maintenant, grâce au buzz international qu’ont créé cette vidéo et cette prothèse, je suis tatoueur international donc je tatoue dans pas mal de pays du monde : Argentine, Brésil, Chine.

5Axel Guïoux : Selon toi, c’est vraiment le film, la petite séquence qui a tourné sur internet qui t’a fait rayonner comme cela ou c’est plus compliqué ?

6JC Sheitan : Disons que j’avais, au niveau de mon travail, de mon style de travail, un rayonnement assez local vraiment axé sur la France. L’avantage de cette vidéo qui m’a exposé au quatre coins de la planète c’est que beaucoup de gens se sont intéressés à mon travail. Clairement, c’est la prothèse qui m’a fait voyager aux quatre coins du monde et qui m’a permis d’exporter mon style de tattoo et mon style artistique.

7Axel Guïoux : Connaissais-tu Gonzal avant ?

8JC Sheitan : Oui. Gonzal et moi, on se rencontrait au détour de pas mal de conventions de tatouage parce que c’est un sculpteur qui est très présent et qui expose beaucoup dans les conventions. J’ai tout de suite accroché à son style diesel-punk, qui me parle bien, qui est du style Mad-Max avec le côté récupération, un peu rouillé, j’aime bien. On a bien accroché, on est devenu amis comme ça. Et puis, un jour, ça partait plus ou moins d’une blague : “est-ce que tu serais foutu de me sculpter un truc autour d’une prothèse avec une machine à tatouer au bout ?” et ça s’est créé comme cela.

9Paul-Fabien Groud : Peux-tu nous parler rapidement de ton handicap (ou non), enfin comment toi tu te définis ?

10JC Sheitan : Alors j’ai eu un accident quand j’avais dix ans qui a entraîné une amputation de ma main droite. Donc, oui techniquement, on va considérer que je suis en situation de handicap même si, pour être honnête, au jour le jour, ce n’est pas bien plus encombrant qu’un bras dans le plâtre. Je ne me sens pas vraiment en situation de handicap même si je suis reconnu en tant que tel par la société et par l’État. J’ai ma carte d’invalidité, je suis reconnu handicapé à 80 %, ce qui est ironique car une personne qui a perdu ses deux jambes est également reconnue à 80 % alors que ça n’est pas les mêmes difficultés au quotidien. Moi, des difficultés au quotidien, je n’en ai pas. Je fais du skate, du tattoo, de la moto, du surf. Ça ne m’a jamais trop emmerdé en fait. Au contraire, à chaque fois qu’il y avait un truc un peu casse-couilles, ça me mettait un petit challenge en fait. C’est un discours un peu connu et classique mais du coup, ça fout un petit coup de pied au cul quand même.

11Evelyne Lasserre : Tu as eu un appareillage rapidement après l’amputation ?

12JC Sheitan : Après l’amputation, j’ai dû être appareillé dans les huit-neuf mois qui ont suivi mais c’était de l’appareillage uniquement esthétique. C’est ce que l’on appelle les “prothèses esthétiques” qui donnent une très mauvaise illusion d’avoir deux mains sauf qu’en réalité tu as une main inerte qui attire plus le regard qu’autre chose. Cependant, je suis resté appareillé en fait pendant longtemps jusqu’à mes dix-huit ans quasiment, jusqu’au jour où ça m’a saoulé. En fait, je me suis dit que je n’avais pas besoin d’une fausse main, je suis comme ça et puis, de toute façon, les gens vont voir au bout d’un moment donc autant qu’ils le voient directement et c’est cool.

13Paul-Fabien Groud : On ne t’a pas proposé des prothèses myoéléctriques ?

14JC Sheitan : Si, justement, j’allais y venir. J’ai été équipé pendant très peu de temps, pendant six mois, d’une prothèse myoélectrique de chez Ottobock. Je ne sais pas trop comment elles sont faites aujourd’hui les myoléclectriques mais sur un adulte, c’est nettement moins encombrant que sur un enfant parce que mine de rien une myoélectrique, ça pèse super lourd et t’as toujours le souci des batteries qui sont difficilement intégrables dans une prothèse d’avant-bras. Après, pour être honnête, ça n’est, ni plus ni moins, qu’une pince articulée. T’as besoin de réfléchir même si c’est tout fait par de la captation musculaire. Ça n’est pas instinctif, t’as besoin de forcer les mouvements. Moi, j’ai l’avantage d’avoir été amputé et d’avoir encore les mouvements des muscles de ma main fantôme et c’est là-dessus que c’est capté mais ça n’est pas instinctif. Tu vois, si tu veux attraper un truc sur la table, il faut que tu réfléchisses quand même à aller le chercher. Alors que si vraiment, j’ai besoin de le tenir de la main droite, sans ma prothèse, je l’attrape avec ma main gauche et je me le cale dans le bras droit. Au final, je suis dix fois plus à l’aise sans appareillage myoélectrique qu’avec. Je suis dix fois plus à l’aise sans appareillage tout court.

15Paul-Fabien Groud : En revenant sur le buzz avec la prothèse de tatouage, tu nous l’as expliqué rapidement en introduction mais est-ce que tu peux nous raconter un peu plus en détails la chronologie et particulièrement sur le fait que la vidéo a fait le buzz en 24h.

16JC Sheitan : L’histoire de la vidéo, c’est simple, on était à la convention de tatouage le Tattoo motor show à Davézieux et Jean-Louis Gonzal est venu me voir lors de l’évènement et m’a livré cette sculpture en me disant “elle est faite, est-ce que tu veux la voir ?”. Je lui ai dit “bien sûr”. J’étais en train de tatouer à ce moment-là. Donc, il me sort la prothèse, je fais une pause dans mon tattoo puis inévitablement j’enfile ma prothèse et je regarde mon client et je lui dit : “tu sais quoi, on va faire un essai”. !. Donc, j’ai essayé de tatouer sur mon client qui était un pote à moi, je le précise, car il a été assez conciliant (rire). D’ailleurs pour l’ironie de la petite histoire, je devais faire une photo de son tattoo et il m’a dit : “tu ne filmes pas ma tête, je n’aimerais pas trop que l’on voie mon visage”. Bon, ça a un peu loupé parce qu’au final, j’ai porté la prothèse, j’ai fait un essai de tattoo avec et ça a été filmé par Jean-Louis Gonzal…

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(© Gonzal, 2016)

17Axel Guïoux : C’est Gonzal, qui a filmé ?

18JC Sheitan : Oui, C’est Gonzal qui a filmé avec mon portable et après on a posté ça sur ma chaine Youtube et à partir de là, ça a commencé à faire pas mal de vues et la page Facebook Steampunk tendancies s’est réappropriée la vidéo et l’a repartagée, et à partir de là, c’est devenu totalement incontrôlable. Les vues ont commencé à se compter par milliers, et très vite par millions.

19Axel Guïoux : Sur la vidéo, si on la décrit, tu es en train de tatouer des deux mains dont une avec la prothèse.

20JC Sheitan : Non, Je tatoue uniquement de la main droite avec la prothèse. Donc, la vidéo a commencé à faire un énorme buzz via le média Steampunk tendancies, qui touche beaucoup de monde. Après trois jours de postage de cette vidéo, je crois qu’on était déjà à quinze millions de vues ce qui était assez impressionnant. Donc, là effectivement, tous les médias relatifs au tattoo ou l’orthopédie, se sont retournés vers moi. J’ai été assailli de mails en tout genre. C’est à partir de là que c’est devenu compliqué en terme de gestion de mails même si ça s’est fait.

21Paul-Fabien Groud : Tu dis que t’as été assailli de mails, d’interviews, comment ça s’est passé précisément ?

22JC Sheitan : J’ai eu énormément de demande d’interviews. L’avantage que ça a eu, c’est qu’à un moment, je me suis rendu compte que les interviews tournaient toutes autour des dix mêmes questions. Et donc du coup, je m’étais fait un dossier où j’avais clairement écrit les questions, écrit les réponses et dès qu’on me demandait une interview, j’envoyais le dossier en expliquant que les questions évoquées vont tourner à peu près sur ces sujets-là, que voici mes réponses et que si vous avez besoin de précisions, vous me recontactez. Ça m’a fait gagner un temps fou parce que pendant un temps, c’était de l’ordre de trois à quatre heures de gestion de mails que je devais faire en rentrant car je continuais à tatouer.

23Evelyne Lasserre : C’était quoi les dix questions ? Les questions-types ?

24JC Sheitan : Les questions types : comment j’ai rencontré Gonzal ? Comment l’idée de la prothèse est arrivée ? Un peu tout ce que l’on est en train de décrire là maintenant mais de manière plus synthétique parce qu’en général il fallait que cela tienne pour des petits articles dans des revues sur le net, sans trop de détails, que ça soit clair et concis.

25Evelyne Lasserre : Il y a des questions que tu aurais aimé que l’on te pose et que l’on ne t’a pas posées ?

26JC Sheitan : Non, pas forcément. Tout était à peu près dit… Si, des fois, quand on ne me posait pas les questions, j’en rajoutais. Notamment, la chose qui était la plus “embêtante” c’est que beaucoup de gens écrivaient que je tatouais exclusivement avec cette prothèse alors que c’est totalement faux. Donc, très rapidement, je suis arrivé à expliquer que, non, la prothèse, c’est quelque chose que j’utilise très exceptionnellement. Aujourd’hui, pour être totalement franc, c’est quelque chose que je n’utilise plus du tout. C’était de la performance artistique uniquement. Malheureusement, certains medias, pour faire du buzz et pour écrire une belle histoire, ont expliqué que Jean-Louis Gonzal avait sauvé ma carrière suite à mon amputation pour que je puisse continuer de tatouer, ce qui chronologiquement parlant ne correspond à rien bien évidemment. Ce sont des médias qui ne m’ont jamais interviewé.

27Paul-Fabien Groud : Et sur le versant du buzz orienté tatoueur-transhumaniste, tatoueur-cyborgisé, tu as dû voir et lire des articles assez particuliers ?

28JC Sheitan : Pas forcément. J’ai lu des trucs assez empreints d’humour. Beaucoup de comparaisons avec Mad-Max, ce qui n’est pas pour me déplaire. Sur le côté transhumaniste, non, parce qu’en général les gens qui s’intéressent au transhumanisme et à l’humain augmenté sont des personnes relativement calées, qui savent de quoi ils parlent et qui comprennent très bien que ça n’est pas en greffant uniquement une machine à tatouer au bout d’une prothèse que l’on devient transhumain. Ça n’est ni plus ni moins qu’un outil accroché au bout de mon bras.

29Paul-Fabien Groud : On ne t’a donc pas qualifié d’homme augmenté ?

30JC Sheitan : On ne m’a pas emmené, moi, personnellement en tant que JC Sheitan avec la prothèse dans ce délire-là, mais on m’a demandé mon avis sur ce genre de chose, si j’avais un avis déjà là-dessus, ce que j’en pensais. Donc, en fait, oui, ça m’a emmené dans des cercles de discussions que je n’aurais peut-être pas trouvés ou pas attendus ou même pas recherchés. Ne serait-ce qu’au niveau de ma culture personnelle, ça fait longtemps que je ne suis plus appareillé, je m’étais un petit peu désintéressé de tout ça et du coup ça m’a un petit peu replongé là-dedans et ça m’a refait voir un petit peu ce qui se refait aujourd’hui en terme de prothèse d’avant bras et de prothèse tout court.

31Paul-Fabien Groud : Est-ce que ça t’a redonné envie de ressayer l’appareillage au quotidien ?.

32JC Sheitan : Pour le moment, non, puisque… En gros, si tu comptes l’ensemble des informations mélangées, quand on voit une vidéo sur une super nouvelle de prothèse main, c’est souvent très édulcoré. Après, je sais ce qu’il en est. On n’en est pas encore à la main instinctive. On est toujours au niveau de l’outil. C’est con mais quand tu prends une scie électrique pour couper du bois, ta scie électrique, il faut que tu réfléchisses à comment tu vas la poser, la mettre en route, couper ton bois et l’éteindre. Une main articulée, aujourd’hui, c’est un peu comme cela. Aujourd’hui on n’arrive pas encore à avoir une prothèse qui soit aussi efficace que ta main qui tient la scie. Pour moi aujourd’hui, l’avenir de la prothèse, je commencerais à me plonger vraiment dedans quand on arrivera à avoir des choses qui sont vraiment connectées sur des interfaces neuronales mais on en est très loin encore, vraiment.

33Axel Guïoux : Pour toi, la prothèse, c’est quelque chose de rajouté ?

34JC Sheitan : Oui, ça reste un truc encore archaïque de mon point de vue. Après, je ne connais certainement pas tout ce qui se fait, il y a certainement des projets qui sont dans les tiroirs et que l’on n’a pas encore vus, enfin j’espère, mais pour le moment, à mon sens, c’est encore très archaïque.

35Evelyne Lasserre : Précédemment tu parlais du membre fantôme, tu as toujours l’expérience du membre fantôme ?

36JC Sheitan : Je sens toujours ma main droite. J’ai l’avantage, à l’inverse de beaucoup de personnes handicapées amputées, de ne pas avoir de douleurs fantômes. Je n’ai aucune douleur. La seule chose que je ressens, c’est ma main droite comme si elle était prise dans un bloc de béton. Donc, elle est parfaitement immobile mais je peux forcer sur mes muscles quand même, je peux forcer sur les muscles de chacun de mes doigts. Après, les trucs un peu embêtants c’est que je peux prendre des crampes à certains de mes doigts ou à certains endroits de la main, ou des démangeaisons. Cependant, là, c’est juste un travail de retrouver la terminaison nerveuse sur mon moignon qui va correspondre à ce qui va me calmer. C’est du court-circuit nerveux si on veut.

37Axel Guïoux : Ça, tu le sens toujours ?

38JC Sheitan : Oui. Là, pendant que je te parle, j’ai ma main droite qui est posé à plat sur la table. J’ai presque envie de te dire, qu’au niveau de mes nerfs que j’ai au bout de mon bras, la fraîcheur de la table, je la sens à l’intérieur de ma main droite et pas forcément que sous mon bras. C’est très particulier à ressentir.

39Axel Guïoux : Ça revient, un peu à la question de Paul, mais comment tu as vécu le rapport à l’imaginaire lié à ta prothèse de tatouage ? Je me souviens dans des articles, marqué : “le tatoueur au bras bionique”, tu l’as vécu comment ça ?

40JC Sheitan : Au départ, avec beaucoup d’humour, après, vu que c’était très redondant, c’était un peu lourd en fait. Mais après l’humour est revenu quand même car j’ai beaucoup de détachement envers les choses et le monde qui m’entoure. Au bout d’un moment, je me suis dit, si vous avez envie de dire et de croire ça, et bien allez-y… Au final, ça ne me regarde plus. Puis dans tous les cas, je ne pouvais rien y faire.

41Paul-Fabien Groud : Et au niveau des réseaux sociaux, sachant que le buzz est venu avec les réseaux sociaux comme Youtube et Facebook, quel regard tu portes sur ces réseaux et leur efficacité à diffuser ce type de vidéo ?

42JC Sheitan : Je ne vais pas mentir, j’en garde un très bon regard et un très bon souvenir car ça m’a amené quand même, comme je l’expliquais, à exporter mon travail de partout, ça a montré mon travail et les images de mon boulot autres que les images de la prothèse et ça m’a ramené une clientèle qui ne se serait peut-être jamais intéressée à moi ou qui n’aurait peut-être jamais connu mon travail tout simplement. Ça m’a fait une pub de fou. Donc en soit, c’était très bien. Presque trop pendant un temps car j’ai été assailli de demandes. Je ne peux pas renier la pub que ça m’a clairement faite. Après, les gens ont bien compris, pour la plupart, que je ne travaillais pas avec ma prothèse. Il a fallu que j’explique quand même à deux ou trois clients qui venaient expressément pour ça que je ne travaille pas forcément avec la prothèse. Je leur disais que je pouvais tatouer, pour le fun, un petit bout du tatouage avec la prothèse mais qu’ils sachent que c’est de l’ordre de la performance artistique, presqu’une blague quoi.

43Paul-Fabien Groud : Qu’est ce que tu peux tatouer avec ta prothèse ?

44JC Sheitan : Techniquement, tout ce qui va être ultra précis, je vais le faire uniquement de la main gauche. Je pourrais me permettre de tatouer avec la prothèse des choses plus dans des dégradés de gris….

45Axel Guïoux : Des aplats ?

46JC Sheitan : Pas forcement car les aplats en tattoo c’est technique et très minutieux mine de rien. Mais plutôt des gris étirés, des ombrages. Après, comme je le dis après chaque interview, malheureusement, enfin pas malheureusement, il y a une vidéo qui existe où je suis en train de tatouer un portrait et dans la vidéo, je suis clairement en train de faire tous les volumes de l’intérieur du regard d’un œil avec ma prothèse. Donc, c’est un peu contradictoire avec ce que je viens de dire mais pareil ça reste de l’ordre de la performance mais c’est sûr que je suis beaucoup plus à l’aise de ma main gauche. Qui plus est, ma technique de travail au niveau de ma main gauche a évolué. On évolue constamment dans le tattoo. Aujourd’hui, ce que je fais de ma main gauche, je ne serais pas capable de le faire avec la prothèse.

47Evelyne Lasserre : À la base, tu es droitier ou gaucher ?

48JC Sheitan : Il y a 24 ans, j’étais droitier

49Axel Guïoux : Donc tu as développé une sorte d’ambidextrie ?

50JC Sheitan : Pendant très longtemps, je savais que je pouvais encore écrire de la main droite car via le membre fantôme, je savais le type de manipulation que je devais faire. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr quand même, je pourrai certainement jamais y répondre.

51Axel Guïoux : Tu as donc dû réapprendre alors ?

52JC Sheitan : Apprendre tout simplement. L’avantage, c’est que j’avais dix ans. Donc, t’apprends vite à cet âge là. Tu n’es pas trop conscient de la gravité des choses, c’est plutôt pratique.

53Evelyne Lasserre : Sais-tu comment Gonzal a vécu ce buzz de son côté ?

54JC Sheitan : Bien aussi, car ça lui a fait beaucoup de pub pour son travail de sculpteur. Après, il n’a pas eu la même médiatisation que moi malheureusement. Au niveau de tout le travail à l’international, c’est vrai que c’est un peu moi qui ai tiré beaucoup de bénéfices. Lui, il était extrêmement content parce que ça nous a fait passer dans pas mal de bouquins et revues.

55Evelyne Lasserre : Il en a fait d’autres prototypes de prothèses ?

56JC Sheitan : Non, il en a fait que deux pour moi.

57Evelyne Lasserre : Les deux sont de même style ?

58JC Sheitan : Il y en a une qui est vraiment dans un pur style mécanique avec des morceaux de machine de partout, qui pèse 1,4 kg et qui est un peu compliquée à utiliser. C’est pour ça que l’on a fait très rapidement un prototype n° 2, beaucoup plus fonctionnel, avec beaucoup moins de fioritures, ce qui permet aussi un nettoyage beaucoup plus rapide. La première clairement, je ne l’ai utilisée que deux fois car à nettoyer, c’était juste un cauchemar sans nom. L’asepsie là-dessus… J’étais obligé de la démonter en une quinzaine de parties pour pouvoir la passer dans un autoclave pour entièrement la stériliser. Le prototype n° 2 se démonte en trois parties, machine comprise, donc c’est nettement plus simple.

59Axel Guïoux : Il y avait donc déjà un problème technique dès le départ ?

60JC Sheitan : Oui en effet. Je me répète, la première prothèse, c’était vraiment une sculpture à la base. Aujourd’hui, elle est exposée dans mon shop en tant que sculpture. Les deux sont dans mon shop.

61Axel Guïoux : La deuxième aussi tu l’exposes ?

62JC Sheitan : J’ai eu une demande d’un musée à Chicago qui voulait nous les emprunter le temps d’une exposition et j’ai dit non. Non, elles sont chez moi, c’est moi qui les expose.

63Evelyne Lasserre : Pourquoi tu as refusé ?

64JC Sheitan : Je pense par peur qu’elles soient endommagées. Parce que j’y tiens et que ces prothèses, elles ont déjà fait le tour du monde mais avec moi.

65Axel Guïoux : Tu les vois comme une partie de toi ?

66JC Sheitan : Non, je les vois comme des objets que je n’ai pas envie de lâcher, comme si j’avais un tableau auquel j’étais extrêmement attaché. Enfin, pas comme un tableau car un tableau au musée, c’est sous verre, mais comme une sculpture assez fragile.

67Evelyne Lasserre : Elle fait un peu partie de toi, de ton histoire…

68JC Sheitan : Oui et qui plus est, ces prothèses sont équipées de machine à tatouer. Je ne peux pas envoyer la prothèse sans la machine à tatouer et il est hors de question que je me sépare de mes machines.

69Paul-Fabien Groud : Quand tu vas dans des conventions de tatouage tu l’emmènes toujours avec toi ?

70JC Sheitan : Ça dépend des conventions. Quand je suis invité sur des conventions expressément pour ça comme c’était le cas par exemple au Brésil, Chili, Chine et Argentine, oui bien évidemment et je la porte un petit peu pendant la convention et je tatoue un peu avec car il faut jouer le jeu aussi. Ça fait partie du show. Maintenant en France, non. Tous les organisateurs de conventions me connaissent, ils savent que je ne tatoue pas avec. Je ne les prends plus avec moi, ça ne sert plus à rien. Deux ans et demi plus tard, le buzz est clairement retombé. Aujourd’hui je veux que les gens viennent s’intéresser à mon travail, à mon imagerie au-delà du buzz.

71Paul-Fabien Groud : Donc là, en lien avec ce que tu évoquais tout à l’heure, tu penses que maintenant, c’est ton travail qui est reconnu ? La prothèse t’a certes fait connaître mais on ne vient plus de te demander de tatouer avec la prothèse ?

72JC Sheitan : Non, c’est fini. Et puis j’ai fait énormément de posts discréditant les articles qui disaient que je tatouais tous les jours avec. J’ai fait des posts simples en forme d’affiche qui expliquaient ce qu’était la prothèse, comment je l’utilisais et que ce n’était pas un outil de travail au quotidien. J’ai laissé faire les réseaux sociaux et les médias pour relayer et repartager tout ça.

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(© JC Sheitan, 2016)

73Paul-Fabien Groud : T’as décidé de prendre le problème à l’envers ?

74JC Sheitan : Exactement. J’ai profité sur la fin du buzz, d’avoir encore un peu de buzz pour refaire ces derniers posts-là pour faire une clôture. Pour moi, à mon sens, le buzz est terminé aujourd’hui. C’est très bien parce qu’il ne faut pas que ça dure et que ça tourne en désuétude. Ça a été marré, ça a été fun mais aujourd’hui passons à autre chose.

75Evelyne Lasserre : Est-ce que tu connais d’autres personnes qui sont amputées et qui sont venues te voir pour parler avec toi ?

76JC Sheitan : J’ai rencontré un tatoueur au Brésil, pareil, à qui il manque un bras et on a pu s’échanger des petites techniques. C’était plutôt intéressant.

77Evelyne Lasserre : Vous avez échangé concernant la prothèse ?

78JC Sheitan : Non, plutôt au niveau des techniques de tattoo et de travailler avec un bras. Au final, la prothèse, ça a été un vecteur de pleins de choses, ça été plus un vecteur, un médium qu’une finalité en soi. Je vois qu’en Argentine et au Brésil par exemple, car en Amérique latine j’ai eu beaucoup de reconnaissance ce qui était assez impressionnant pour moi, quand je discutais avec d’autres tatoueurs et que je leur expliquais que, non, je ne travaillais pas avec la prothèse, eux la prothèse, ils s’en foutaient. Eux, ce qu’il trouvait intéressant c’est que justement, que j’aie qu’une main et que j’aie persévéré dans ce boulot qui ne m’était pas destiné à la base. L’impact visuel, c’était la prothèse, le fond de l’histoire, c’était le fait de la résilience.

79Evelyne Lasserre : Par rapport à la résilience, ça aurait pu être plus l’objet qui aurait pu être investi alors que là, ça a été plus ta capacité à faire du tatouage qui a primé ?

80JC Sheitan : C’est exactement ça. C’est ma capacité à m’être intéressé à un boulot qui nécessite deux mains et que j’ai quand même voulu faire avec qu’une main et n’ayant compté que sur moi-même. Ça peut paraitre très prétentieux ce que je viens de dire, mais en même temps c’est la réalité et c’est ça qui a été reconnu en Amérique Latine. C’est là dessus que j’ai pu faire un pacte et que j’ai donné un peu de courage et d’envie à certaines personnes. Je n’aime pas trop la manière dont je viens dire les choses, j’ai l’impression d’être BHL au Congo (rires).

81Axel Guïoux : Quand tu travailles, ton bras droit, il te sert d’appui ?

82JC Sheitan : Mon bras droit, quand je travaille, il me sert à tendre la peau. La peau quand tu tatoues, normalement, tu la tends entre ton pouce, index et majeur essentiellement. Moi, en fait, je tends la peau en poussant avec mon bras et en posant la paume de ma main gauche et qui tire dans l’autre sens en fait. Donc, c’est toute une petite dextérité que j’ai apprise moi-même.

83Evelyne Lasserre : Il y a aussi une proximité au corps de l’autre qui n’est pas la même ?

84JC Sheitan : On va dire que j’ai 25 centimètres de plus proche. Mais encore, non, car tous les tatoueurs, quand tu regardes bien, ils travaillent très près de la peau.

85Axel Guïoux : Et ta main fantôme, comment fais-tu précisément quand tu tatoues ?

86JC Sheitan : Alors quand je tatoue, vu que je tends vraiment avec mon avant bras et donc la zone de mon coude, à ce moment-là, non, ma main fantôme, elle est contractée comme si je serrais mon poing. Je n’utilise pas la sensation fantôme à ce moment-là.

87Axel Guïoux : De même, j’avais une question, vis-à-vis de ton apprentissage de tatoueur. Comment ça s’est déroulé ? Tu dessinais déjà avant ?

88JC Sheitan : Je dessine depuis l’âge de trois ans.

89Axel Guïoux : Plus précisément, comment ça s’est déroulé, quand t’es passé à la machine, t’as appris dans les salons de tatouage ?

90JC Sheitan : À la base, j’étais allé voir quelques tatoueurs s’ils pouvaient m’apprendre à tatouer. J’ai eu des réponses négatives du fait que je n’avais qu’une main, ça leur paraissait très compliqué pour apprendre à tatouer, ce qui est en soi logique. Donc du coup, j’ai acheté mes propres machines et j’ai appris un petit peu tout seul, sur mes cuisses, sur des potes très conciliants à l’époque (rire). Après le milieu du tattoo, c’est un milieu que je fréquente depuis que j’ai quinze ans, j’ai toujours fréquenté beaucoup de tatoueurs qui m’ont donné, mine de rien, beaucoup de conseils. J’ai eu la chance d’être épaulé quand même par d’excellents tatoueurs lyonnais et de travailler à leurs côtés, ça aide quoiqu’il en soit. Au final, le plus dur dans le métier de tatoueur, ce n’est pas de tendre la peau correctement, c’est d’avoir un toucher de la peau avec la machine, de comprendre comment on crée, comment bien bosser quoi. Après moi, c’est juste de l’adaptation, c’est un peu d’improvisation mais ce n’est pas extrêmement compliqué. Ça ne m’a pas plus emmerdé que ça d’avoir qu’une main mais il est vrai que j’ai dû développer mes propres techniques de dextérité qui me sont bien personnelles en fait, tout simplement.

91Axel Guïoux : Et toi-même, tu as des apprentis ?

92JC Sheitan : Alors, j’ai ma femme en apprentissage. Mais heureusement, j’ai aussi mon associé l’Ours Tattoo et c’est lui qui lui a plus ou moins expliqué, donné les techniques de tension de la peau, etc.

93Evelyne Lasserre : Très jeune, dans ton entourage proche tu avais des tatoueurs pour t’accompagner ?

94JC Sheitan : Je suis passé sous les aiguilles à 18 ans et je suis passé de l’autre côté des aiguilles à 23-24 ans.

95Evelyne Lasserre : T’as donc commencé à te faire tatouer avant de tatouer ?

96JC Sheitan : Comme beaucoup de monde. Je me suis entrainé sur mes cuisses, sur les potes et j’ai eu l’énorme chance de rencontrer à l’époque un collègue, qui était un ami et qui est toujours un ami, Morgan Dubois, qui tenait un magasin et qui m’a laissé la possibilité d’apprendre dans son salon de Tattoo. Je lui avais expliqué que je n’avais pas envie de faire ça chez moi dans des conditions d’hygiène douteuses. Il m’a dit : “écoute, quand le salon est fermé, moi je te laisse les clés et tu peux venir travailler dans de bonnes conditions au niveau hygiène”.

97Axel Guïoux : Et tes premiers clients comment ils ont vécu les premières fois où tu les as tatoués ?

98JC Sheitan : Fatalement, les premiers clients dans ce milieu-là, c’est des potes de potes, donc c’est toujours des gens que tu connais. Et, puis petit à petit, c’est la qualité de ton boulot qui commence à être reconnue. Je n’ai jamais eu de soucis où de regard détourné par rapport à mon handicap. Si tant est qu’il y a certaines personnes qui craignent un peu de se faire tatouer par une personne qui n’a qu’une seule main mais eux je ne les ai jamais vus car ils ne viennent pas me voir.

99Evelyne Lasserre : Et tu fais quoi comme style de tatouage ?

100JC Sheitan : Alors mon style, c’est un bon mélange de réalisme et d’abstrait, essentiellement en noir et blanc avec des petites teintes de couleurs ou un aplat de couleur en arrière plan. Le mieux pour comprendre mon style, c’est d’aller voir sur les réseaux sociaux ce que je fais mais mettez des photos, un lien (ici) dans l’entretien car c’est difficile à décrire comme style.

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101Paul-Fabien Groud : Je voulais également te demander, qu’est-ce que t’as pensé quand nous, des anthropologues, sommes venus te voir à ton salon pour te demander si tu étais intéressé pour une possible communication dans un colloque sur Corps et prothèses au Musée des confluences à Lyon ?

102JC Sheitan : J’ai pensé que c’était plutôt cool en fait et pour une fois j’allais pouvoir donner mon point de vue sur le handicap et sur tout ce monde là et en ayant un peu de crédit.

103Paul-Fabien Groud : Vis-à-vis de notre intérêt sur la prothèse, la manière dont on essaie de questionner l’objet dans un sens assez large, du proche au lointain pour reprendre le titre de la journée, tu ne t’es pas senti perdu dans cette approche assez vaste ?

104JC Sheitan : Non. Il y a des intervenants que j’ai beaucoup appréciés, d’autres moins parce qu’on était sur des axes de discussion complètement différents. Moi, je venais effectivement pour discuter de la prothèse, discuter des situations de handicap dans la société. Pour revenir, sur ce que l’on disait au début de la conversation, le souci du handicap au sens large dans la société, c’est que l’on veut à tout prix le caser dans des boîtes qui ne fonctionnent pas. C’est ce que j’expliquais sur l’histoire du taux d’invalidité à 80 %. Être handicapé à 80 %, ça veut dire quoi ? ça n’a aucun sens et puis même, tous les handicaps que l’on ne va pas voir… La médiatisation du handicap est assez pourrie en fait dans notre société. Moi, je vais être médiatisé parce que j’ai un handicap visible sauf que moi, je ne suis pas du tout en galère par rapport à mon handicap, alors qu’il y a certains handicaps, ne serait-ce qu’une personne mal voyante, qui vont être beaucoup plus en galère que moi. Quelqu’un de malentendant par exemple, j’ai une amie, Valérie, qui est dans cette situation, sans un appareillage extrêmement onéreux et très peu remboursé, tu ne peux pas vivre en société, alors que moi je me passe totalement d’un appareillage alors que je suis considéré comme un handicapé, nécessitant des allocations des aides, etc. Il y a un moment où il n’y a pas de juste milieu, il n’y a pas de juste valeur pour chaque handicap.

105Axel Guïoux : C’est-à-dire qu’il y a une vison homogène du handicap ?

106JC Sheitan : On ne peut pas dire homogène, c’est une vision où l’on a décidé de mettre des cases et tout le monde dans cette case sera pareil et c’est complètement con au final car, ne serait-ce que moi, je suis amputé à 15cm en dessous du coude, si j’avais été amputé au-dessus du coude, mon handicap n’aurait pas été du tout le même. Je n’aurais pas eu le mouvement du coude qui m’aide à faire pleins de trucs et pourtant je serais exactement dans la même case. Je prends quelqu’un a qui il va manquer une jambe, quand tu es amputé sous le genou, ce n’est pas du tout la même problématique que si tu es amputé au-dessus du genou. Et ça, hélas, il n’y a pas de différence là-dedans.

107Paul-Fabien Groud : Par exemple, même pour toi, si tu avais été amputé au dessus du coude, tu n’aurais pas pu utiliser la prothèse pour tatouer ?

108JC Sheitan : En effet, ça aurait été nettement plus compliqué. Je pense que l’on n’aurait même pas imaginé un truc pareil.

109Axel Guïoux : Même ton boulot de tatoueur aurait été sacrément modifié ?

110JC Sheitan : Il aurait été sacrément modifié mais comme je le disais tout à l’heure, j’ai rencontré un tatoueur au Brésil, qui était amputé au-dessus du coude et qui s’en sort très bien. On se démerde. Tu sais, au final, le côté pathos que vont avoir les médias sur le handicap, il vient exclusivement des valides. C’est très rare de rencontrer une personne handicapée qui va te dire que c’est vraiment trop la galère, je suis dans la merde. Toutes les personnes en situation de handicap que je connais sont des personnes assez battantes et qui font pour la plupart beaucoup plus de choses que les valides.

111Axel Guïoux : Quand tu dis les médias, tu inclus aussi les réseaux sociaux ? Est-ce qu’ils nuancent un peu cela ?

112JC Sheitan : Oui, bien sûr ; je te dirais qu’ils nuancent un petit peu le truc. Mais là je vais faire un peu mon antisocial mais le public qu’il y a devant les réseaux sociaux, c’est le même public qu’il y a devant BFMTV. Donc les réseaux sociaux donnent à manger à leur public… Au final, par rapport au handicap, tu vas avoir plus de buzz sur des trucs comme moi j’ai fait “Ouahh, un tatoueur-cyborg !” que sur un mec qui a inventé une nouvelle prothèse auditive qui ne se voit pas et qui peut aller sous l’eau. Tu vois, ça au final, ça ne fait pas d’image, tout le monde s’en fout mais, par exemple, ma pote Valérie, elle adorerait avoir ça pour accompagner son gamin à la piscine. Mais bon, ça, ça ne va pas passer sur Facebook, du fait qu’il n’y a pas de clientèle pour ça.

113Axel Guïoux : Donc pour toi, ce n’est pas évident, car toi, ça t’a servi le côté spectaculaire et en même temps tu es assez critique…

114JC Sheitan : Oui, c’est pour cela que je dis que j’ai un double langage, un double regard dessus. Je ne peux pas nier la pub que cela m’a faite, clairement, cela serait très hypocrite de ma part. Après, cette pub, je ne l’ai pas contrôlée non plus. Je ne l’ai pas demandée non plus. Certes, j’en ai profité, autant battre le fer quand il chaud, mais ça m’a encore plus conforté dans ce que je vois souvent par rapport à la médiatisation qu’a le handicap aujourd’hui dans notre société.

115Evelyne Lasserre : Au musée de Confluences lors du colloque, tu nous avais amené d’autres prothèses, tu utilises quelles autres prothèses ?

116JC Sheitan : J’ai une prothèse pour surfer et une prothèse pour tatouer, et là j’en ai une autre qui est en fait une simple emboîture avec un pas de vis au bout pour pouvoir y greffer des outils ou différents types de crochets. Par exemple, quand je veux faire du VTT de descente, j’ai un truc qui va se greffer au bout.

117Paul-Fabien Groud : Tu parlais de faire de la moto tout à l’heure, tu utilises aussi ce type de prothèse pour la moto ?

118JC Sheitan : Pour la moto, j’ai une prothèse esthétique mais qui est renforcée et sur laquelle on m’a mis un gant de cuir de motard. Enfin, elle est plus du tout esthétique maintenant mais elle est vraiment faite pour faire de la moto, pour m’appuyer sur le guidon. Après en ce moment, je suis en train de me fabriquer un crochet à fixer au bout de mon emboîture pour pouvoir utiliser des suspentes de parapente.

119Paul-Fabien Groud : Tu les bricoles toi-même les prothèses ou tu passes par les prothésistes ?

120JC Sheitan : Je passe par un prothésiste qui aime bien mes idées. C’est-à-dire que je lui fais des plans et lui me les fabrique. Après, bien évidemment, il m’amène son expérience sur pas mal de systèmes et de moyens de fixation de la prothèse auxquels je n’aurais pas forcément pensé et qui existent. Donc c’est un bon travail de collaboration avec mon prothésiste.

121Evelyne Lasserre : C’était une prothèse de nage d’ailleurs que tu nous avais amenée au Musée des confluences ?

122JC Sheitan : Oui, c’était ma prothèse de surf qui est ni plus ou moins une nageoire mais qui se fixe sur mon bras et que je ne perds pas. En fait, même dans l’eau, je ne peux pas perdre la prothèse grâce à un système de ventouses avec un gros manchon qui fait joint sur mon bras.

123Evelyne Lasserre : Et là, c’est toi qui l’avais dessinée à la base ?

124JC Sheitan : Alors celle-ci, c’est la deuxième version d’un prototype. J’avais fait un premier prototype avec un système de palme articulé car c’est une prothèse pour surfer. Elle n’est pas faite que pour nager. Il faut que cette prothèse me serve également à me relever sur ma planche comme quelqu’un qui s’appuierait des deux mains. J’avais donc fait ce premier prototype qui ne marchait pas du tout mais au moins le premier prototype a pu nous amener sur le deuxième, quelque chose, encore une fois de vachement plus simple. Au final, très inspiré de la nageoire de tortue. Comme je l’explique souvent, la prothèse que l’on voit le plus dans les médias, qui sont les plus médiatisées au niveau de la prothèse de mains, c’est la prothèse qui va tenter de refaire une main. Au final, à mon sens, ça n’est pas ce qu’il y a de mieux à faire. Aujourd’hui, il y a certaines équipes qui se sont orientées vers un travail différent, qui va plus s’orienter vers une prothèse tentaculaire. C’est une prothèse qui va imiter une tentacule, voir une triplette de tentacules qui vont pouvoir s’enrouler autour des objets avec un système de constriction ou de ventouse également qui se lâche et se relâche et qui serait beaucoup plus pratique au final, car quand tu regardes bien ta main, c’est juste un poulpe, la main qui va s’enrouler de manière adéquate autour des objets. Tu regardes, pour les prothèses de jambe, pour avoir quelque chose d’efficace pour courir vite, il y a bien longtemps que l’on a oublié de refaire un pied. On a fait un gros ressort avec la lame de carbone. Pour la prothèse de membre, je pense qu’il faut s’orienter vers quelque chose de la sorte. Je pense que l’on est trop bridé sur la main de Terminator ou la main bionique dans Star Wars, il faut aller vers autre chose de beaucoup plus fonctionnel.

125Evelyne Lasserre : Autrement dit, beaucoup moins humanoïde ?

126JC Sheitan : Bien moins humanoïde. Dans la nature, il y a pleins d’éléments qui te montrent que la main d’un homme, elle est quand même bien limitée.

127Axel Guïoux : Tu ne crois pas que ça risque de créer un truc un peu monstrueux. C’est-à-dire, imagines-toi, tu te retrouves avec des tentacules ?

128JC Sheitan : Si, mais il faut savoir où l’on veut aller. Si tu veux aller à l’efficacité tu vas aller vers un humain “augmenté” quelque part, vers une main qui n’aura plus la forme d’une main, car au final, c’est très archaïque une main. Si tu reprends à la base tous les prothésistes qui ont essayé de faire une forme d’une main d’humain, la première chose qu’ils font, c’est de faire un poignet qui tourne à 360 degrés. Partant de ce principe-là, il faut arrêter de se voiler la face, il faut aller sur quelque chose de plus pratique. Si tu regardes toutes les prothèses “à pince” que l’on a comme les myoélectriques, on a trois doigts qui fonctionnent pour attraper et les deux derniers l’annulaire et l’auriculaire qui sont entraînés par le mouvement.

129Axel Guïoux : T’aurais envie de travailler avec ce type d’équipe de recherche ?

130JC Sheitan : À fond. Carrément.

131Axel Guïoux : T’as été approché par ce type d’équipe ?

132JC Sheitan : Pour le moment, pas vraiment mais si je pouvais avoir un mi-temps dans un atelier de recherche de prothèses, je serai refait. Petite annonce professionnelle ! (rire).

133Axel Guïoux : Tu continues à bosser avec Gonzal sur d’autres projets ?

134JC Sheitan : Pour le moment, non. Aujourd’hui, mon boulot a vraiment repris le pas sur tout ça. Gonzal et moi, on continue à se croiser de temps en temps. Je sais que Gonzal, il a fait une petite pause dans son boulot aussi. Ça fait un petit moment que l’on ne s’est pas contacté, il faut que je l’appelle d’ailleurs (rire), ça pourrait être pas mal mais je pense que l’on a fait le tour de la prothèse.

135Axel Guïoux : On pourrait aussi imaginer une autre collaboration qui mêlerait du dessin par exemple et qui tournerait la page de la prothèse ?

136JC Sheitan : Non, pas forcément car paradoxalement, j’adore le style et le travail de Gonzal mais ça n’est pas du tout ce que moi je fais en terme de création. On a deux univers qui sont assez différents qui peuvent très bien se marier car j’ai déjà fait un tattoo où j’ai tatoué une photo d’une de ses sculptures en reprenant un peu mon style et ça marche très bien mais je pense que notre collaboration aujourd’hui sur ce sujet là elle est terminée. Il y aura peut-être un nouveau chapitre dans le futur, je ne sais pas mais pour le moment on a clôturé l’histoire de la prothèse.

137Paul-Fabien Groud : Tu t’intéresses à l’évolution des prothèses faites par imprimantes 3D ?

138JC Sheitan : Oui, je me suis très vite intéressé à ça. Ce que j’ai bien aimé, c’est vu que les prothèses sont imprimées en 3D, le coût de la prothèse a été divisé par dix. Parce que tout simplement les prothèses imprimées en 3D ne sont pas remboursées par la sécurité sociale, donc on montre d’un coup ce que ça coûte une vraie prothèse, ça ne coûte pas 54000 balles donc il faut qu’ils se détendent un peu… Disons que ça, c’était un “petit pied de nez”. Si tu t’y connais un peu en matériaux, tu te rends bien compte que le prix auquel elle est vendue, il faut arrêter deux secondes. Je trouve que tout ce délire, pour pouvoir récupérer ton fichier numérique, en open source, que tu puisses le modifier à ta guise et l’imprimer comme tu veux c’est génial. Bon, après, tu as le coût de l’imprimante 3D et des matériaux car ça n’est pas n’importe quelle imprimante 3D qui peut imprimer des matériaux qui peuvent résister aux charges de poids d’une prothèse. Imprimer une prothèse de jambe par exemple, il faut une sacrée imprimante quand même mais ne serait ce que pour de la maquette ou du prototype de prothèse fonctionnelle, c’est génial. Allez-y les gars, continuez là-dedans. Tous les gars qui sont dans leurs garages à inventer des supers trucs.

139Paul-Fabien Groud : Sinon, est-ce que tu as quelque chose à rajouter par rapport à cet entretien ? Des éléments que l’on aurait pu oublier d’aborder ?

140Axel Guïoux : Tiens, tu n’as pas tatoué ton moignon ?

141JC Sheitan : Bah si carrément, il y a marqué “To be continued” (rire).

Citation   

Axel Guïoux, Évelyne Lasserre et Paul-Fabien Groud, «De la performance artistique prothétique au buzz médiatique. Entretien avec le tatoueur JC Sheitan», Cultures-Kairós [En ligne], paru dans Les numéros, mis à  jour le : 17/10/2019, URL : https://revues.mshparisnord.fr:443/cultureskairos/index.php?id=1833.

Auteur   

Axel GuïouxÉvelyne LasserrePaul-Fabien Groud